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REVUE
DES
DEUX MONDES
LX* ANNÉE. — TROISIÈME PÉRIODE
TOME XCVirj. — 1" MARS 1890.
Paris. — HaisOD Quaniin, L.-Henry M: y, directeur, 7, rue Saint-Benclu
KEVUE
DES
DEUX MONDES
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LX« ANNEE. — TROISIEME PERIODE
TOME QUATEE-YINGT-DIX-IUITIÈIE
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1890
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HONNEUR D'ARTISTE
PREMIERE PARTIE
I.
PIERRK \)E l'IERKKI'OiSr.
Un des noms les plus nobles de la vieille France, celui des Odon
de Picrrepont, était porté et bien porté, vers 1875, par le marquis
Pierre-Armand, dernier descendant mâle de sa famille, qui était
alors âgé d'une trentaine d'années. C'était un homme dont les
traits charmans et sérieux, la grâce virile, l'élégance correcte et
tranquille, évoquaient naturellement cette formule d'admiration ba-
nale : 11 a l'air d'un prince. — Il était difficile, en effet, de se le
figurer assis dans un bureau, mesurant de la soie dans un maga-
sin ou exerçant un métier quelconque, si ce n'est celui de diplo-
mate ou de soldat, qui sont deux métiers de prince. On avait vu,
du reste, le marquis de Pierrepont sous l'uniforme pendant a
guerre de 1870, 11 y avait fait preuve du plus brillant courage : puis
il était rentré paisiblement dans sa vie de Parisien et de dilettante,
un peu par goût et par défaut d'ambition, un peu aussi par com-
plaisance pour une tante qu'il avait et qui n'aimait pas la répu-
blique.
Cette tante, la baronne de Montauron, née Odon de Pierrepont
et plus que fière de sa naissance, était veuve : elle n'avait pas d'en-
fans et elle n'en était pas fâchée, cette circonstance devant lui
permettre de disposer en faveur de son neveu des biens considé-
rables qu'elle tenait de son mari : elle relèverait ainsi la fortune et
l'éclat un peu obscurcis de sa maison. Les Pierrepont, sans être
précisément ruinés, étaient tombés, en effet, depuis deux généra-
6 EEVUE DES DEUX MONDES.
lions, dans une situation qu'on pouvait appeler médiocre, au prix
actuel de la vie. Le jeune marquis n'avait retiré de la succession
de son père que quinze ou dix-huit mille francs de rente : c'était
assez pour assurer son indépendance; mais, même avec le léger
supplément que sa tante y ajoutait en guise d'étrennes, c'était peu
de chose pour un homme de son nom, représentant d'une iamille
de grands seigneurs. M™® de Montauron, qui avait elle-même un
revenu de près de quatre cent mille francs, aurait pu, sans doute,
ne pas attendre l'heure de sa mort pour redorer le blason de son
neveu; mais s'il y avait chez elle une passion plus forte que l'orgueil
de race, c'était l'égoïsme. Tout en souffrant dans sa fierté de la vie
un peu étroite du jeune marquis, elle ne pouvait prendre sur elle
de l'améliorer de son vivant en faisant le moindre retranchement à
son aisance personnelle. Elle avait alors cinquante-cinq ans. Cal-
culant ses chances d'après certaines statistiques mortuaires em-
pruntées à ses ascendans, elle comptait qu'elle avait encore, en
moyenne, une trentaine d'années à vivre. L'humiliation de voir le
dernier mâle de son nom réduit à une sorte de gêne pendant un si
long espace de temps lui était extrêmement pénible ; mais la pen-
sée de vendre son hôtel de la rue de Yarennes ou son château des
Genêts, ou n'importe quoi, pour lui venir en aide, lui était encore
plus insupportable. Pour concilier ces sentimens contradictoires et
pour enrichir son neveu sans se dépouiller elle-même, le seul expé-
dient possible était de lui faire épouser une belle dot. Tel était le
but que poursuivait ardemment M™^ de Montauron au moment où
commence cette histoire.
Elle aurait pu craindre que son beau neveu, comme elle l'ap-
pelait, lequel était tort apprécié dans le monde, et particulièrement
par les dames, ne se montrât peu disposé à quitter sa vie libre
et galante pour subir la contrainte du mariage. Mais on remarque
assez souvent que les hommes naturellement appelés, par leur sé-
duction personnelle, aux bonnes fortunes mondaines et aux con-
quêtes féminines, ne sont pas ceux qui y tiennent le plus. Assez
iudifférens à des succès trop faciles, ils n'ont, en général, ni la fa-
tuité, ni la fureur de galanterie de ceux qui doivent triompher de
la nature pour plaire aux femmes. On prêtait au marquis de Pierre-
pont, sur sa mine, beaucoup d'aventures; et, bien que sa discré-
tion n'en avouât aucune, il y en avait probablement bon nombre
d'authentiques. Mais, en réalité, ce n'était pas un Hbertin; il y avait
même chez lui un fonds de sérieux et de dignité que la vie de jeune
homme commençait à eîftiroucher.
Il s'expliquait un soir à ce sujet avec un de ses amis, le peintre
Jacques Fabrice, chez lequel il allait quelquefois, en sortant de son
cercle, prendre une tasse de thé et fumer une cigarette.
HONNEUR d'artiste. 7
— Mon cher, lui disait-il avec mélancolie, savez-vous ce qui
m'arrive? J'entre aujourd'hui dans ma trente et unième année.
— C'est un bel âge, dit le peintre, qui dessinait sous le large
abat-jour de sa lampe.
— C'est un bel âge, évidemment, reprit M. de Pierrepont ; c'est
l'âge où l'homme est dans le plein de ses facultés; mais, en même
temps, c'est une heure critique, une heure décisive dans la vie,
et surtout dans la vie d'un oisif et d'un simple dilettante comme
moi. Me voilà sur la ligne de faîte qui sépare la jeunesse de la ma-
turité... Si je me laisse glisser dans la maturité en y portant les
passions et les habitudes de la jeunesse, impossible de m'aveugler
sur l'avenir qui m'attend... Je crois avoir quelques notions d'hon-
neur et de bon goût... J'ai naturellement horreur de ce qui est
faux et bas... et cependant, malgré tout, si je m'abandonne au ha-
sard dans ce moment de crise, j'entrevois un avenir qui choque
toutes mes délicatesses natives... J'entrevois à l'horizon des amours
de décadence, une jeunesse artificielle s' obstinant contre tous les
avertissemens et toutes les humiliations de l'âge... de secrètes opé-
rations de teinture et de maquillage... quelque vieille maîtresse
légitimée in ext remis... . et mille choses du même genre auxquelles
des camarades tout aussi délicats que je puis l'être ont fini par se
résigner piteusement... Eh bien! mon cher, j'ai beau y réfléchir,
— pour échapper à ce fatal avenir, je ne vois encore rien de mieux
que la vieille coutume de nos pères...
— Ah! ah! dit Fabrice.
— Parfaitement! reprit Pierre, le mariage! Mon Dieu! le ma-
riage a certainement ses inconvéniens,ses tristesses, ses dangers...
Mais c'est encore le meilleur moyen que puisse trouver un homme
pour vieillir et mourir honnêtement sous ses cheveux blancs.
Le peintre soupira longuement sans répondre.
— Je vous demande pardon, dit Pierre. Ce sujet vous est pé-
nible. Je n'aurais pas dû l'oublier.
— M(>n expérience personnelle à cet égard est fort triste, assu-
rément, dit le peintre ; mais elle ne signifie rien. . , J'avais fait un ma-
riage de fou... Je ne regrette rien, d'ailleurs, puisque j'ai ma fille.
— Précisément, reprit Pierrepont : vous avez votre fille... Je
puis en avoir une aussi, et même un garçon... Ce sont là des affec-
tions, des distractions qui arrachent plus ou moins un homme à la
préoccupation exclusive de l'éternel féminin, et qui ont même une
certaine grâce bienséante dans l'âge mûr de la vie... C'est un joli
spectacle que celui d'un père encore jeune qui promène gaiement
ses enfans, le matin... Enfin, que voulez-vous, moucher!.. Vous
allez admirer ma candeur; — mais j'ai comme un vague désir
d'aimer, une fois en ma vie, une honnête femme...
8 REVUE DES DEUX MONDES.
Les yeux du peintre s'étaient détachés un instant de son dessin
pour se fixer, avec un air de sympathie un peu étonnée, sur les
beaux traits du marquis.
— Bref, dit-il, vous voulez essayer d'une seconde manière...
vous voulez savoir s'il n'existe pas, par hasard, un genre d'amour
d'une qualité supérieure à ce que nous appelons l'article de
Paris?..
— Exactement.
— Eh bien ! qu'est-ce qui vous manque pour réaliser ce rêve
honorable ?
— Une femme, dit Pierre.
— Mais il me semble qu'avec votre nom, vos relations, vos
perspectives... et vos avantages personnels, si j'ose m'exprimer
ainsi, vous trouverez une femme quand vous voudrez...
— Non pas quand je voudrai, mais quand ma tante voudra.
— Ne m'avez-vous pas dit que votre tante désirait vous marier
le plus promptement possible?
— Le plus richement possible, dit le marquis en appuyant avec
un peu d'amertume... Ma tante prétend que le mariage étant une
pure loterie, il faut s'assurer uniquement de la dot et s'abandonner
à la chance pour le reste... Ce n'est pas tout à fait mon avis...
Comprenez-moi bien, d'ailleurs... Je ne suis pas en situation de dé-
daigner les titres de rente... mais je voudrais pourtant que la
femme que j'épouserai m'ofïrît quelques autres garanties de bon-
heur et d'honneur... et même des garanties exceptionnelles... Vous
savez comment les jeunes filles sont élevées aujourd'hui... Ça fait
peur... C'est pourquoi mon mariage, bien que nous le désirions...
ma tante et moi, demeure très problématique... A propos, quand
venez-vous aux Genêts? Ma tante me demande, dans sa dernière
lettre, à quelle époque elle peut compter sur vous?
— A dater du 15 août, je serai libre et à ses ordres.
— Bravo!.. Vous ne l'avez jamais vue, ma tante, n'est-ce pas?
— Jamais... pas même en songe, dit le peintre.
— Je vous ai dit, je crois, que ce serait un portrait un peu... je
dirais presque ingrat...
— Je tâcherai de m'en tirer.
— Vous n'en aurez, au reste, que plus de mérite! Au revoir!
Et ils se quittèrent.
IL
FABRICE.
Y a-t-il dans l'art spécial du peintre, dans sa vie un peu cloîtrée
et solitaire, dans sa recherche perpétuelle d'une certaine beauté
HONNEUR d'artiste. 9
supérieure, quelque vertu secrète qui tend à élever sa personne
morale? Je ne sais; mais il semble qu'on trouve dans les ateliers
de peintres, plus souvent qu'ailleurs, ces esprits graves et doux,
ces cœurs simples, droits et fiers qui forment quelques-uns des
types les plus attachans de la nature humaine. Sans généraliser plus
que de raison cette observation, je ne crois pas qu'il existe au
monde d'âuies plus nobles que celles de quelques artistes que j'ai
connus.
L'origine de Jacques Fabrice était des plus humbles. Son père,
petit employé dans une des mairies de Paris, était mort jeune,
après avoir assez vécu cependant pour contrarier de tout son pou -
voir la vocation précoce de son fils pour les arts du dessin. Sa
mère travaillait chez elle pour un magasin de fleurs : douée d'un
instinct plus délicat, elle s'intéressait secrètement aux goûts de
l'enfant. Demeurée seule avec lui, elle fut vite au courant de
toutes les formes d'enseignement artistique que Paris peut offrir
aux pauvres et mit son fils en mesure d'en profiter. Vers sa quin-
zième année, Jacques commença à subvenir pour sa part aux frais
du ménage en peignant des enseignes dans les intervalles de ses
cours. On raconte que ce fut en le voyant décorer la façade d'une
guinguette de Meudon qu'un des maîtres peintres du temps se prit
pour lui d'un intérêt enthousiaste : non-seulement il le reçut dans
son atelier, où il le suivit avec prédilection, mais, deux ans plus
tard, il l'emmenait avec lui dans un voyage en Italie. La mère de
Fabrice eut la joie d'assister aux premiers succès de son fils, qui
lui devait en partie son talent et qui lui devait surtout les qualités
particulières qui caractérisent souvent les hommes élevés par une
mère veuve, ce mélange de douceur et de force qui rappelle d'une
manière touchante leur double rôle de protégés et de protecteurs.
Ce ne fut, toutefois, qu'après son admirable exposition au Salon
de 1S75 que la réputation de Jacques Fabrice éclata dans le public.
Elle n'était guère sortie jusque-là d'un cercle restreint de con-
frères, de connaisseurs et de marchands. Son travail lent et con-
sciencieux jusqu'au scrupule, son goût inquiet, son horreur de
l'à-peu-près, bref sa probité artistique, avaient assez longtemps
retardé l'éclosion définitive et lumineuse de son talent.
Il avait eu, de plus, à lutter, au début de sa carrière, contre
des chagrins presque accablans. Il s'était marié à vingt-deux ans,
par un coup d'imagination, avec la sœur d'un de ses camarades
d'atelier : c'était une assez jolie fillette, qui avait l'air d'un Greuze,
et qui était, comme la mère de Fabrice, ouvrière en fleurs. Il la
voyait travailler assidûment à sa fenêtre et elle lui paraissait l' image
même du bonheur et de la vertu domestiques. Il se fit une joie ro-
manesque d'associer sa voisine pauvre à sa fortune naissante. 11
10 REVUE DES DEUX MONDES.
l'épousa donc. Tout ce qu'une intelligence d'élite, tout ce qu'une
âme délicate peuvent souiïrir au contact permanent de la vulgarité
d'esprit et de la bassesse d'âme, il le souffrit auprès de cette mi-
gnonne créature. Incapable de comprendre les hautes ambitions de
l'artiste, elle lui reprochait sans cesse, avec des criailleries de mé-
gère, la lenteur de ses études et la conscience de son travail, s'ei-
forcant de le pousser à la hâtive production commerciale. Elle ame-
nait même^ en son absence, des marchands peu scrupuleux dans
son atelier et leur vendait des tableaux inachevés, au grand déses-
poir du malheureux artiste. Elle eut le mérite unique de mourir au
bout de sept ou huit ans, laissant une fille qui, heureusement, ne
ressemblait pas k sa mère.
Le jeune marquis de Pierrepont, dont le dilettantisme s'intéres-
sait presque également aux choses du sport et aux choses de l'art,
et qui était un bon juge des unes et des autres, fut un des pre-
miers à pressentir le grand avenir de Jacques Fabrice. Ils s'étaient
connus tous deux pendant le siège de Paris. Ils avaient fait partie
de la même compagnie dans un bataillon de marche, ils avaient
été camarades d'ambulance après le combat de Châtillon. A la suite
de ces relations, Pierrepont pénétra dans l'atelier de Fabrice; il se
fit,, dès ce moment, dans le monde, l'apologiste d'un talent encore
io-noré ou contesté. Il s'était formé ainsi entre eux une intimité
assez étroite et aussi confiante qu'elle pouvait l'être entre deux
hommes naturellement fiers et réservés, quel que fût, chez l'un
comme chez l'autre, le mouvement secret des passions.
Pierre de Pierrepont avait vainement essayé, pendant plusieurs
années, de décider sa tante, M™^ de Montauron, à faire faire son
portrait par Fabrice, dont il lui garantissait l'extrême mérite; il lui
insinuait qu'il serait honorable pour elle , et en même temps éco-
nomique, d'être une des premières à distinguer un artiste destiné
à une éclatante réputation.
— J'attendrai l'éclatante réputation, répondait-elle. Je n'aime
pas à essuyer les plâtres.
L'exposition de Fabrice en 1875, avec %^ Récréation an Couvent,
ses Lavandières de V Yvette et son Portrait de lady S.., dite la
Dame au Collier, fut un véritable triomphe, qui détermina M™® de
Montauron à céder enfin aux instances de son neveu et à favoriser
de sa protection un homme qui n'en avait plus besoin. Après en
avoir conféré avec Pierrepont, elle invita le peintre à venir, dans le
courant de l'été, passer quelques semaines à sa campagne des Ge-
nêts, où elle avait plus de loisirs qu'à Paris et où elle pourrait poser
pour son portrait avec plus de suite et de commodité.
En conséquence, Jacques Fabrice devait, comme nous l'avons vu,
se rendre vers la fin d'août au château des Genêts, dans le dépar-
UONNEUR d'artiste. 11
temeiit de l'Onie, pour y rejoindi-e le mart[iiis de PierrepoiU, qui
s'y rendit lui-même aussitôt après les courses de Deauville.
II L
BÉATRICE.
La baronne de Montauron, cliez laquelle nous introduisons
maintenant le lecteur à la suite du marquis de Pierrepont, était
une femme infiniment spirituelle, et d'une sensibilité nulle : elle
avait trouvé moyen cependant de se faire une réputation d'âme
généreuse en recueillant chez elle une jeune orpheline, parente
éloignée de son mari, laquelle lui servait de lectrice, de garde-
malade, et un peu de femme de chambre. Béatrice de Sardonnc
était la fille du comte de Sardonne, que ses écuries de courses
avaient à demi ruiné, et que des spéculations de bourse ache-
vèrent. 11 était mort, laissant sa fille avec mille francs de rente:
c'était la misère ou le couvent. M"^ de Montauron^ vieillissante et
maladive, songeait depuis quelque temps à s'attacher une demoi-
selle de compagnie pour alléger le poids de sa solitude et de ses
infirmités. Elle désirait que cette demoiselle de compagnie lût
distinguée, afin qu'elle fît honneur à sa maison : elle désirait
qu'elle eût un bon caractère (et il est certain que la pauvre demoi-
selle devait en avoii" besoin). Elle désirait enfin qu'elle fût jolie, afin
que sa présence lût un attrait pour les hommes, dont la baronne ai-
mait paiticulièrementla société. M'^*" de Sardonne paraissait répondre
dans la perfection à ces diverses exigences ; elle était très bien née,
d'une distinction plus qu'ordinaire, et fort jolie; — elle l'était
même un peu trop pour le goût de la baronne ; mais il {allait bien
lui passer quelque chose. — C'était une personne assez grande,
mais qui avait surtout grand air. Elle avait les épaules un peu hautes
des femmes de sa famille, les yeux d'un bleu noir, le teint légère-
ment olivâtre, avec deux fossettes qui s'entr'ouvraient au milieu
des joues quand elle souriait, ce qui était fort rare. Sa toilette était
naturellement très simple et uniforme : c'était presque toujours
une robe de soie noù'e, sans ornemens, — quelquefois, depuis la fin
de son deuil, une robe d'une soie mordorée qui moulait son buste
superbe, en jetant, à chacun de ses mouvemens, des reflets de
cuirasse. Elle était très silencieuse, ne parlant guère qae pour ré-
pondre avec une politesse brève aux questions qu'on lui adressait.
Elle obéissait aux ordres souvent morlifians et aux caprices tyran-
niques de la baronne avec une patience ou du moins un calme im-
pertm-bable : un pli vertical marqué entre les deux arcs de ses
sourcils, et qui s'accentuait quelque lois brusquement, pouvait seul
témoigner d'une secrète révolte contre sa situation presque servile.
12 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette belle créature, pleine de charme et de mystère, avait,
comme on peut le croire, de très nombreux et pas toujours de
très délicats appréciateurs parmi les jeunes ou vieux amis de la
maison. Sa décence grave, sa froide réserve, décourageaient vite
ces hommages suspects. Peut-être, dans l'ingénuité de son âme et
dans la conscience de sa beauté, avait-elle cru d'abord que
quelques-uns de ces hommages étaient dictés par un sentiment
sincère et des intentions honorables : mais avec sa prompte et
fine expérience de femme, elle n'avait pas tardé à reconnaître que
tous ces prétendans dont elle était assiégée prétendaient à tout,
excepté à sa main. Cette conviction, se confirmant jour par jour de-
puis deux ans qu'elle vivait chez M™^ de Montauron, avait ajouté
à la mélancolie de l'orpheline déchue un fond d'amer mépris.
Au surplus, quand elle n'eût pas été l'honnête fille qu'elle était,
M'^® de Sardonne avait, contre les entreprises plus ou moins équi-
voques dont elle pouvait être l'objet, une défense plus forte que
le mépris, plus forte peut-être que l'honneur même : — son cœur
s'était donné. — Il est bien rare qu'une jeune personne n'ait pas
choisi, même dès l'enfance, dans le secret de sa pensée, l'homme
qu'elle voudrait épouser, si son choix en pareille affaire devait dé-
pendre de son goût. Il y a presque toujours, en effet, dans son
entourage de famille ou de société quelque personnage de premier
plan qui répond particulièrement à l'idéal qu'une jeune fille peut se
faire d'un mari, c'est-à-dire d'un amant : car, pour cet âge heureux,
les deux mots sont encore synonymes. Béatrice de Sardonne avait à
peine douze ans qu'elle était déjà frappée de l'accueil exceptionnelle-
ment empressé qu'on faisait dans sa famille et dans son monde à un
jeune voisin de campagne qu'on retrouvait à Paris l'hiver. Il était
évident pour l'enfant que ses tantes, ses cousines, et sa chère mère
elle-même, s'agitaient plus que de coutume quand la visite du
jeune voisin était annoncée. La conversation, quelquefois languis-
sante à la campagne, même entre femmes, s'animait tout à coup.
Il était visible que l'approche de l'hôte attendu éveillait dans tous
ces cœurs féminins une effervescence agréable : on se mettait aux
fenêtres comme pour hâter son arrivée : enfin, quand Pierre de
Pierrepont apparaissait, avec son air de prince, faisant stopper son
cheval autour de la pelouse, les dames accouraient sur le perron
le front épanoui, pendant que M"* Béatrice, observant les choses à
travers le feuillage, sentait elle-même dans son jeune cœur une
certaine petite émotion proportionnée à son âge.
Les hnpressions de l'enfant, grandissant avec elle, avaient pris
d'année en année un caractère plus profond et plus réfléchi. Le
marquis de Pierrepont était pour tout le monde un type de galant
homme et d'homme charmant : mais il fut quelque chose de plus
HONNEUR d'artiste. l
9
pour Béatrice : car son éducation, ses goûts, ses préjugés même,
la disposaient à admirer plus que personne cette gracieuse figuio
de gentilhomme, cet être de luxe, qui semblait pétri d'une argile
de choix, et formé uniquement pour les occupations nobles et les
loisirs élégans, pour la guerre, la chasse et l'amour.
Les sentimens de M"® de Sardonne pour Pierre de Pierrepont
s'étaient ainsi développés peu à peu jusqu'à l'adoration, adoration
que la jeune fille gardait religieusement dans le plus profond
sanctuaire de son cœur, et dont Pierrepont ne se doutait guère,
ayant pour les fillettes de cet âge tout le mépris des hommes du
sien.
Béatrice avait environ seize ans quand ses parens, se voyant au
bord du goullre où les restes de leur fortune allaient s'engloutir,
se retu-èrent brusquement du monde, ne conservant de relations
qu'avec deux ou trois amis très particuliers. Le marquis de Pieri-e-
pont, après quelques tentatives infructueuses pour forcer la consigne,
s'était fait un devoir de ne pas insister. Il les perdit de vue jus-
qu'au jour où il apprit leur désastre définitif, et bientôt après, leur
mort. Il ne revit Béatrice qu'au moment où elle s'installa chez
W^^ de Montauron, en qualité de cousine pauvre, de demoiselle de
compagnie, et de cendrillon. Il était loin de soupçonner qu'il
eût été pour quelque chose, et même probablement pour tout,
dans le choix que M"^ de Sardonne avait fait de la maison de AP® de
Montauron de préférence au couvent ; mais il était d'un naturel
trop généreux pour n'être pas touché de cette infortune, se fût-
elle présentée sous une forme moins attrayante. On voyait qu'il
s'étudiait à relever par ses égards personnels la situation humihée
de l'orphehne : mais en même temps il semblait éviter avec efle
toute intimité, et il lui marquait même habituellement une réserve
voisine de la contrainte, soit qu'il se défiât d'elle ou de lui-même.
Tels étaient les rapports mutuels de ces deux personnages
quand Pierrepont arriva dans l'été de 1875 au château des Genêts,
où il précédait de quelques jours son ami Fabrice.
Les Genêts étaient une ancienne propriété patrimoniale des Pier-
repont, qui avait été vendue et en partie détruite pendant la révo-
lution. Après plus d'un demi-siècle, le baron de Montauron, sur
les instances de sa femme, dont il était le très humble serviteur,
avait racheté la terre à grands frais et restauré les bâtimens. Il ne
restait guère de l'ancien château qu'une belle tour carrée et cré-
nelée qu'on avait encadrée assez bizarrement entre deux masses
d'architecture moderne, — une vieille chapelle à befiroi qui formait
décor à l'entrée de la cour d'honneur, et de larges fossés qu'on
avait plantés en jardins. L'ensemble, malgré l'irrégularité, ne lais-
sait pas d'être imposant. De grandes avenues de hêtres, un parc
l/l REVUE DES DEUX MOJNDES,
et des bois traversés par un affluent de l'Orne, achevaient de don-
ner à cette habitation ce qu'il est d'usage d'appeler une apparence
seigneuriale.
j^me^g]yjontauron,c|ui avait horreur de la sohtùde, exerçait volon-
tiers aux Genêts pendant la saison une large hospitalité. Mais ayant
résolu que l'année 1875 verrait la fin des hésitations et du célibat
de son neveu, elle avait étendu cette année-là le cercle de ses invi-
tations et apporté un soin particulier à k confection de ses listes.
Elle y avait admis une proportion plus qu'ordinaire de jeunes filles
d€ la haute finance, tant française que cosmopohte, comptant sur
les intimités de la vie de château pour faire naître et mûrir les cir-
constances. En revanche, elle écarta autant que possible les jeunes
femmes et surtout les j'olies femmes, aiin de ne pas détourner
l'attention du néophyte sur des bagatelles secondaires.
Pierrepont trouva donc aux Genêts, pom* lui l'are accueil, une
demi-douzaine d'ingénues lort agréables à voir, et qui, malgré
leur ingénuité, paraissaient se rendi-e un compte assez 'exact de la
situation. Elles se comportèrent du moins comme si elles eussent
été dans le secret et dans k complicité de la baronne, rivahsant
entre elles, chacune à sa petite manière, pour faire prévaloir leur
candidature. Rien de plus naturel. Le fiancé qu'il s'agissait de con-
quérir n'était pas seulement un homme d'une rare séduction per-
sonnelle, il était l'héritier présomptif d'une grande fortune, et il dis-
posait d'une couronne de marquise, (^'était assez pour justifier le
déploiement de toilettes, de grâces, de candeur, d'étourderie ou
d Indiiï'érence afléctee, auquel les jeunes concurrentes s'étudiaient
avec émulation.
En conséquence, on ne s'emnuyait pas aux Genêts. Ces demoi-
selles avec leurs iamilles, quelques frères, quelques amis et voisins
y composaient une colonie très brillante et très vivante, qui se
livrait avec entrain à tous les divertissemens usités à la campagne :
promenades en voiture ou à cheval, parties dépêche dans la rivière
du parc en attendant l'ouverture de la chasse, laœn iemiis sur la
pelouse de la cour, jeux innocens, musique et sauteries le soir.
W^^ de Montauron, à qui le silence était odieux parce qu'il la faisait
pensera la mort, aimait tout ce mouvement autour d'elle : mais
elle y prenait personnellement peu de part, étant incommodée de
rhumatismes. De sa chaise longue où elle trônait avec une certaine
dignité de grande dame, tantôt dans son salon, tantôt sous un
bosquet de son parc, elle aimait à voir s'agiter devant elle toute
cette jeunesse et toutes ces élégances qui lui lormaient une petite
cour, à voir défiler les breaks et les mails pleins de toilettes somp-
tueuses et de rires éclatans.
Ce spectacle paraissait infiniment moins gai à M'^* de Sardonne.
UOxMNEUR d'artiste, 15
A part les très rares occasions où M""^ de Montauion se décidait à
monter en voilure et emmenait sa lectrice, elle la retenait près
d'elle à la maison sous prétexte de bienséance. La pauvre Béatrice
demeiu-ait donc étrangère à la vie de fête et de luxe qui s'étalait
sous ses yeux, et au milieu de laquelle elle sentait d' ailleurs que
sa mise simple et uniforme eût fait tache, et lui eût lait lion te. Elle
avait été élevée elle-même dans les loisii's de la haute existence, et
comme la plupart des jeunes filles de son monde, elle avait le
goût passionné et le culte un peu étroit des élégans plaisirs du
sport. C'était une âme noble, plutôt qu'un esprit supérieur; elle
était fière, mais nuhement philosophe, et son beau sourire à fos-
settes cachait quelquefois d'amères soufirances. Quand elle suivait
de l'œil les cavaliers et les amazones qui s'éloignaient sous le cou-
vert des avenues, son ù'ont restait pur, mais son cœur saignait.
L'arrivée de Pierrepont au château lui ménageait de plus cruels
supplices, et elle n'était pas, du reste, sans les avoir pressentis.
Car M™^ de Montauron avait eu ses raisons pour entretenii* sura-
bondamment sa lectrice de ses intentions et de ses prétentions ma-
trimoniales à l'égard de son neveu. — Béatrice, pour lui rendre
justice, ne conservait, depuis la ruine de sa famille, aucun espoir
de voir un jour ses sentimens partagés par le marquis de Pierre-
pont, et sanctionnés par le mariage. Sa raison lui disait qu'il était
à jamais perdu pour elle, qu'un miracle seul eût pu les unir. Mais
enfm, tant que Pierrepont n'était pas marié, le champ restait ouvert
au miracle: le rêve, dans son vague, gardait encore du charme...
Et maintenant, c'était bien fini. La douce chimère s'envolait pour
toujours. Il était trop évident pour Béatrice que l'événement si re-
douté était proche. Tout l'annonçait ; M""^ de Montauron, comme
elle le lui disait à elle-même, jouait cette fois le grand jeu, et le
jeune marquis s'y prêtait avec une bonne volonté dont le résultat
n'était pas douteux.
II est difficile d'imaginer pour une femme un martyre plus dur
et plus raffiné que celui qui fut alors imposé à M"® de Sardonne :
de brillantes rivales se disputaient le cœur et la main de l'homme
qu'elle aimait elle-même ardemment depuis son enfance, et elle
était contrainte d'assister à ce tournoi en spectatrice souriante.
IV.
CES DEMOISELLES.
Pierrepont était arrivé aux Genêts un lundi. Dans l'après-midi
du dùnanche suivant, il faussa compagnie aux hôtes du château,
qui étaient partis après le déjeuner pour la promenade et pour la
pêche, et se rendit lui-même à la gare la plus voisine pom' y
16 REVUE DES DEUX MONDES,
attendre Fabrice et le présenter à sa tante. Ils trouvèrent M"^® de
Montauron tricotant dans un immense salon à boiseries blanches, en
tête-à-tête avec quelques portraits de famille et avec M'^® de Sardonne
qui lui lisait un journal. Le peintre n'eut pas besoin d'y regarder à
deux fois pour se dire que, s'il avait eu le choix, ce n'était pas le
portrait de la baronne qu'il aurait fait. II n'avait pas cependant
beaucoup à se louer de l'accueil de la jeune fille, qui, sans se
lever, lui jeta un regard ennuyé et presque dur, et continua tout
bas la lecture de son journal, pendant que Fabrice échangeait
quelques phrases avec la maîtresse du château,
— Très heureuse, monsieur, de faire votre connaissance, dit la
baronne avec sa bonne grâce la plus choisie, et très fière d'avoir
mon portrait de votre main... Ce n'est pas un grand régal que de
portraiturer une vieille femme comme moi...
— Madame!...
— Mais vous peignez aussi le paysage... Il y en a de fort jolis
dans nos environs... Ce sera pour vous une consolation...
— Madame la baronne, je n'en aurai nul besoin...
— Est-ce que vous permettez à vos modèles de parler pendant
les séances?.. Ça ne vous dérange pas?..
— Pas du tout, madame... Au contraire... cela nous donne la
physionomie plus exacte.
— Ah! tant mieux!., car je suis très bavarde de mon naturel...
]N 'est-ce pas, Béatrice?
— Je ne m'en plains pas, madame, dit Béatrice, en souriant fai-
blement,
— Vous voyez, monsieur... elle ne s'en plaint pas, mais elle en
convient.
Un bruit de chevaux, accompagné d'un tumulte de voix et de
rires, annonça le retour de la cavalcade qui rentrait pêle-mêle
dans la cour avec la bande des pêcheurs. Trois ou quatre jeunes
femmes descendirent de cheval, et, soutenant d'une main la traîne
de leurs robes qu'on avait le bon goût de porter très longues dans
ce temps-là, escaladèrent les marches du perron, et vinrent pré-
senter leurs fronts à la baronne : d'autres, en légères et courtes
toilettes du matin, se précipitèrent à leur suite en agitant d'un air
de triomphe de petits filets de pêche qui répandirent dans le salon
une forte odeur de poisson et de fange.
— Ah! Dieu! quelle horreur! s'écria la baronne. — Béatrice,
vite mon flacon! — Et puis, ma chère petite, débarrassez ces de-
moiselles de leurs filets, et portez-les à la cuisine!
— Pardon, ma tante! dit le marquis de Pierrepont, en s' empa-
rant un peu vivement des filets : — J'y vais moi-même !
Fabrice, grand observateur, par instinct et par métier, remar-
HONNEUR d'artiste. 17
qua en ce moment que la lectrice pâlissait légèrement, et que, par
un efiet contraire, une teinte rosée envahissait brusquement les
pommettes de la baronne.
Comme Pierre, après avoir déposé les filets à l'office, le condui-
sait à l'appartement qui lui était réservé :
— Quelle est donc, lui dit Fabrice, cette jeune (ille qui lisait le
journal à votre tante?
— Une parente... M"® de Sardonne... Une fille pauvre que ma
tante a recueillie...
— Vous ne m'en avez jamais parlé?
— Non?., vraiment?., c'est possible... C'est que ça ne s'est pas
rencontré... Comment la trouvez-vous?
— Intéressante.
— Oui, n'est-ce pas? Elle est intéressante... pauvre fille!.. Voilà
votre petite installation, mon cher.
11 l'introduisit dans un appartement composé d'une chambre à
coucher et d'un petit salon, dont Fabrice loua beaucoup le confort
et l'agrément. Puis il le laissa s'habiller pour le dîner.
Dans la soirée, le peintre, que Béatrice intéressait de plus en plus
par sa mélancolique beauté et ses attitudes de reine captive, essaya
d'interroger de nouveau Pierrepont sur les antécédens, la situation
et le caractère de cette mystérieuse personne. Mais il n'insista
pas, s'apercevant aux brèves réponses du marquis que ce sujet
d'entretien lui était, sinon désagréable, du moins indillérent jus-
qu'à l'ennui.
— Ne vous occupez donc pas de la lectrice de ma tante, disait-
il en riant à Fabrice... Elle n'est nullement en question... Si vous
voulez être gentil pour moi, occupez-vous de ces demoiselles... —
Je vais vous présenter... Étudiez-les à loisir et vous me ferez part
de vos appréciations... Sous tous les rapports, j'ai grande confiance
dans votre goût et dans votre pénétration. . . Vous m'aiderez peut-être
à déterminer un choix auquel il laut bien que je me décide, si je
ne veux pas me brouiller avec ma tante... Vous voyez qu'elle a
convoqué toute la France et les deux Amériques... 11 ne faut pas
quelle en soit pour ses frais... Tâchez donc de lire dans les yeux
et dans les cœurs de tous ces jeunes sphinx... Si un peintre
n'était pas physionomiste, qui diable le serait?
— Mon cher ami, répondit Fabrice, vous ne sauriez vous adresser
plus mal... Je ne sais pas si tous mes confrères me ressemblent à
cet égard... mais pour mon compte je suis un détestable physiono-
miste, et je suis persuadé que presque toutes mes impressions
en fait de diagnostic psychologique sont fausses... Je ne sais pas
du tout ce qui se passe en réahtè dans l'âme de l'homme ou de la
TOME xcviii. — 1890. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
femme dont je iais le portrait... Je leur prête vraisemblablement
une foule de pensées, de passions, de vertus ou de vices auxquels
ils sont tout à fait étrangers... Voyez ce qui se passe pour nos mo-
dèles d'atelier ; des chanteuses de café-concert nous donnent des
têtes de vierges... des gamines qui n'ont pas deux idées dans le
cerveau, des têtes de muses... des ivrognes de barrière des figures
de saints et d'apôtres... C'est que toutes les physionomies sont
pour nous subjectives... Nous y voyons ce que nous y mettons,
ce qu'eUes nous inspirent... Les artistes, comme les poètes, je
suppose, sont des naïfs et des dupes, — et ils doivent l'être... —
Ils sont les plus mauvais juges qu'on puisse trouver des rapports
du physique avec le moral... Car, ils ne peignent pas ce qu-'ils
voient, mais ce qu'ils imaginent, d'après ce qu'ils voient... Ils ne
peignent pas la nature, ils peignent d'après nature, ce qui n'est
pas du tout la même chose !
— Mais alors, dit Pierrepont, ils ne font pas ressemblant!
— Pardon, voilà ce qu'il y a de curieux... ils font ressemblant!
Ils font même plus que ressemblant... parce qu'en reproduisant
fidèlement les lignes matérielles d'un visage ils en transfigurent
l'expression!.. C'est qu'il n'y a pas un visage humain qui n'ait sa
note poétique, sa paillette lumineuse pour qui sait la dégager...
Mais ne cherchez pas cette note ou cette paillette dans l'âme du
modèle... Elle n^y est pas !.. ou du moins on n'en sait rien... Elle
est dans l'œil du peintre, comme tous les mérites et toutes les
grâces d'une maîtresse sont le plus souvent dans l'œil d'un amou-
reux!.. Ainsi, cher ami, ne comptez pas sur mes lumières pour
vous guider dans vos délicates opérations... je craindrais vérita-
blement de vous égarer... Du reste, je ne demande pas mieux que
d'être présenté à ces demoiselles, quoiqu'elles me fassent une ter-
rible peur... Seulement je vous prierai de remettre la cérémonie à
demain.,, je me sens légèrement fatigué ce soir... Je suppose que
j'ai un peu abusé de l'excellente cave de M™^ votre tante... et
c'est ce qui vous explique la proUxité dont je viens de vous affli-
ger, et qui, vous le savez, ne m'est pas habituelle... Je n'aime pas
à bavarder sur mon art... Vous connaissez ma devise... que je vou-
di-ais voir affichée à la porte de tous les atehers : — Travaille et
tais-toi !
Sur ces paroles, Fabrice se retira discrètement au moment où
les danses commençaient. — Sa réputation croissante l'avait
mêlé fréquemment depuis plusieurs années au mouvement du
monde et des salons parisiens : mais comme la plupart des hommes
qui sont nés hors de ce milieu, et qui y ont été transplantés un peu
tard, il y sentait toujours un peu de gêne et d'inquiétude, et ne
s'y plaisait que médiocrement.
HONNEUR d'artiste. 19
Le lendemain, dès les premières heures de la matinée, M"^^ de
Montaiiron fit prier le marquis do Pierrepont de passer chez elle.
Quand il entra dans sa chambre, elle achevait son premier dé-
jeuner.
— Pas soulïrante, ma tante, j'espère? dit-il en baisant la main
qu'elle lui tendait.
— Non... je t'ai fait demander ce matin parce que nous ne
sommes jamais seuls dans la journée... et je désire causer un peu
avec toi... Assois-toi donc... Et d'abord, je suis très contente de
ton grand honnne... un peu gauche, un peu timide, mais c'est un
charme chez les gens de talent... Et maintenant parlons de choses
sérieuses... Où en sommes-nous?.. Que penses- tu de mes jeunes
filles?
— Mon Dieu! ma tante, j'en suis encore dans la période...
d'observation... Toute cette pléiade de johes personnes me cause
un certain éblouissement, vous comprenez?
— Soit ! Je ne te demande pas de te prononcer immédiate-
ment... .Mais enfin, depuis huit jours que tu vis dans leur inti-
mité, tu dois avoir déjà quelques impressions, quekfues prélé-
rences?..
— Ma tante, huit jours, franchement, c'est un peu court, pour
les connaître à fond.
— Et combien te faudi'ait-il de temps, suivant toi, pour les con-
naître à fond?
— Mais... quelques semaines, je suppose.
— Quelques semaines! s'écria la baronne... Ah! mon pauvre
garçon!., mais il te faudrait cent ans... et tu ne serais pas plus
avancé!.. Une jeune fille, mon cher, est tout ce qu'il y a de plus
impénétrable au monde... Le bon Dieu seul peut savoir ce qu'elle
deviendra, une fois mariée... et encore!
— Cependant, matante...
— Je sais ce que tu vas dire... et je te réponds d'avance qu'en
pareille aiTaii-e il n'y a que trois choses dont on puisse être à peu
près certain... à savoir : la famille, la dot, et la figure... Pour le
reste, il laut s'en remettre bravement à la Providence... attendu
qu'il n'est pas encore d'usage de prendre les femmes à l'essai
comme les chevaux... quoiqu'on annonce une loi sur le divorce...
ce qui serait un acheminement... Mais, voyons, pour sortir des
généralités, il me semble que, si j'avais été homme, j'aurais aimé
follement M'^^ d'Alvarez... Est-ce qu'elle ne te dit rien, M^" d'Al-
varez?
— Elle me dit trop, ma tante... Elle a la prunelle un peu trop
incandescente pour mon goût... Sauf votre respect, c'est Vénus
tout entière, et cœleru.
20 REVUE DES DEUX MONDES,
— Bah ! qu'est-ce que tu en sais? Il n'y a rien de trompeur
comme ces yeux-là.., tu devrais le savoir à ton âge !.. Les bleus
sont souvent les pires... Et cette adorable petite Américaine, miss
Nicholson... une figure d'ange avec trois millions de dot, — et des
espérances proportionnées!
— Elle est très bien, ma tante... Seulement elle marche comme
un garçon... et puis ne trouvez-vous pas qu'elle et son père ont
comme une vague odeur de pétrole?
— Quelle bêtise ! Enfin nous la réservons, miss Nicholson... et
cette autre délicieuse blonde, M^^ Lahaye !
— Très bien aussi j ma tante... Seulement son père vend du
vin... c'est ennuyeux !
— Oui, mais il en vend beaucoup ! — Et que dis-tu de W'' d'Au-
rigney... une pure beauté et si distinguée !
— Très distinguée, ma tante!.. Glaciale, par exemple...
— Ah! bon! glaciale, maintenant!.. Tout à l'heure, c'était Vénus
qui l'efïrayait... à présent, c'est le contraire ! Mais alors, mon cher
enfant, tu as peur de tout!.. Qu'est-ce que ça veut dire?
— Vous avouerez, ma chère tante, qu'elle a l'air d'un glaçon,
M"'' d'Aurigney ?
■ — C'est toi qui as l'air d'un glaçon!., je finirais par croire vé-
ritablement que c'est un parti-pris... un refus de concours...
— Mais, ma bonne tante, vous me demandez mes impressions^
je vous les donne loyalement...
— Oui, mais tu trouves des objections à tout et des objections
puériles les trois quarts du temps...
— C'est pour vous amuser un peu, ma tante...
— Mais ça ne m'amuse pas du tout, justement!.. Voyons, et
M"^ Chalvin... un peu en l'air,., peut-être... mais si élégante,
si charmante !
— Et si bien élevée, ma tante... j'entendais hier sa mère dire
d'elle en minaudant : — Ma fille a un excellent caractère... seule-
ment nous ne la contrarions jamais son père et moi... c'est un pe-
tit cheval échappé... quand on la contrarie, elle rue !
— Lanière est une oie, dit la baronne... mais ce n'est pas la
mère que tu épouserais... Enfin... j'arrive à la maîtresse perle de
mon écrin, M^^^ de La Treillade... Celle-là, je te défends d'y tou-
cher. . .
— Certainement, ma tante, je crois que c'est ce qu'il y a de
mieux dans la collection...
— Un visage de madone, reprit la baronne, et avec cela spiri-
tuelle, instruite, modeste... Son institutrice même est un type
exemplaire... une vraie periection ! — Apphque-toi particuhère-
ment à étudier celle-là, mon enfant, si tu veux m'en croire.
HONNEUR d'artiste. 21
— Je vous le promets, ma tante...
— Et maintenant, mon ami, laisse-moi un peu. J'ai à écrire.
Envoie-moi Béatrice.
Pierre lui baisa de nouveau la main et se retira... Il chargea une
femme de chambre qu'il rencontra dans l'escalier de prévenir
M"^ Béatrice que M""^ de Montauron serait bien aise de la voir, et
descendant quelques marches, il alla frapper à la porte de l'appar-
tement de Fabrice. C'était un rez-de-chaussée, ou plutôt une sorte
d'entresol qui s'ouvrait sur les anciens fossés transformés en par-
terres. Le peintre, qui devait commencer dans l'après-midi le por-
trait de la baronne, était occupé à préparer sa palette. Après s'être
assuré obligeamment que rien ne manquait au bien-être de son
hôte et ami, Pierrepont lui donnait quelques détails historiques et
archéologiques surle château des Genêts, quand il s'interrompit brus-
quement, en entendant des voix et des rires de femmes sous les fenê-
tres de l'appartement. Il s'approcha vivement de la fenêtre du petit
salon, qui était ménagé dans une tourelle d'angle et d'où l'œil do-
minait le fossé... Les persicnnes avaient été fermées par précau-
tion contre le soleil d'une chaude matinée d'août; mais à travers
les lames inférieures dont la disposition était presque horizontale,
Pierre put jeter un regard au dehors : se retournant aussitôt vers
Fabrice, il lui fit signe de garder le silence, et lui dit en souriant
et en contenant sa voix : — Je n'ai pas l'habitude d'écouter aux
portes, — ni aux fenêtres... mais ici vraiment la tentation est trop
forte... je vous dirai pourquoi...
— Ce que c'est que le mauvais exemple ! répondit Fabrice du
même ton, — et il s'approcha à son tour de la fenêtre. Il put aper-
cevoir alors les deux jeunes femmes dont on entendait les voix.
Elles étaient descendues, apparemment pour fuir le soleil, dans un
des petits jardins en sous-sol, et se promenaient en se donnant le
bras dans l'ombre des talus gazonnés et semés de rosiers. Elles
allaient et venaient sous les fenêtres aux persiennes closes, et leurs
paroles arrivaient distinctement aux oreilles des deux amis. L'une
d'elles, qui était brune, pâle et d'un visage angelique, disait à sa
compagne : — Gomme on est bien ici pour poliner, n'est-ce pas,
chère ?
— Oui, répondit l'autre qui était presque rousse, mais agréable,
et qui avait un léger accent anglais. — C'est délicieux... On voit
venir les indiscrets... continuez, chère, cela m'intéresse tant!
— Donc, reprit la première, cette Georgina Bacot, des Folies-
Lyriques, a des bontés pour mon frère, — qui en a également pour
elle, et qui va souvent dans les couUsses du théâtre... il s'y ren-
contre avec la bonne mère de^, Georgina, — qui a été elle-même
actrice autrefois... et mon frère nous contait l'autre jour à maman
22 REVUE DES DEUX MONDES.
et à moi, qu'il s'était trouvé la veille sur la scène pendant un en-
tr'acte avec la mère de Georgina... Elle regardait par le trou du
rideau... puis tout à coup elle se retourna vers mon frère, et lui
dit avec des larmes dans la voix : — 11 y a de ces choses qui flattent
une femme... croiriez-vous, monsieur, qu'il y a ce soir quatre de
mes anciens amans dans la salle... et tous sénateurs!
— Oh ! Marianne ! dit la johe rousse.
— Mais l'histoire du coiffeur est encore plus drôle, reprit Ma-
rianne.
— Oh! dites, chère, l'histoire du coiffeur!
Après une pause d'hésitation : — Non, ma chère Éva, dit Ma-
rianne en riant; — celle-là est vraiment trop forte pour vous !
— Je vous prie, chère !
— Eh bien! ce coiffeur, ma chère... mais non, décidément, ça
ne passe pas !.. Ce sera pour un soir où nous aurons pris un peu
trop de Champagne !
Elle cueillit une rose en passant, et la piqua dans son corsage, —
puis elle reprit : — Et ce peintre qui nous est arrivé hier, comment
le trouvez-vous, Éva?
— Il a de beaux yeux, et quelque chose de génial dans la phy-
sionomie ! répondit Éva.
— Manque de chic, dit Marianne en faisant la moue. — Parlez-
moi de l'ami Pierre... En voilà un qu'on aimerait à rencontrer le
soir au coin d'un bois !
— La rencontre ne serait pas sans danger, objecta Éva.
— Où il n'y a pas de danger, il n'y a pas de plaisir, répliqua Ma-
rianne... Je ne plains pas, par parenthèse, ma cousine d'Aymaret
qui lui a, dit-on, donné son cœur... et cœtera pantoufle !.. Je ne
sais pas si c'est vrai... mais je sais qu'ils se voient très souvent...
pour ceci, pour cela, ou pour autre chose!
— Elle n'est pas très heureuse avec son mari, la pauvre vicom-
tesse, n'est-ce pas, chère ?
— Quelle est la feimiie qui est heureuse avec son mari, ma bonne
Éva? Voyez le joli ménage des Laubécourt, que nous avons ici
présentement !
— C'est vrai... j'ai remarqué qu'ils se faisaient grise mine du
matin au soir...
— Et il paraît que du soir au matin, c'est encore pis, ma chère !
— Comment cela ! demanda Éva.
— Mais, ma chère, répondit Marianne, vous ne connaissez donc
pas la cause de leur mésintelligence?.. M. de Laubécourt aurait la
passion des enians, et W^^ de Laubécourt en a l'horreui-... et elle
a parfaitement raison suivant moi.
— Oh! pourquoi, chère?
HONNEUR d'artiste. 2â
— D'abord parce qu'il n'y a rien de gênant et d'encombrant
comme ces petits policliinelles-là pour une femme qui aime le
monde... ce sont de vrais empêcheurs de danser en rond... ensuite
parce que, quand on est jolie, on tient à le rester le plus longtemps
possible, — et les enfans, vous savez, sont des ruines de beauté.
— Comment, cela, Marianne?., mais il me semble...
Ici, Marianne baissa la voix pour lui répondre, et elle parut expli-
quer quelque grave mystère à son amie qui rougit légèrement.
— Ainsi, reprit celle-ci, après un peu de méditation, voilà pour-
quoi M. de Laubécourt a l'air si triste?
— S'il n'était que triste, ma chère... mais presque tous les soirs,
— dans leur chambre, — il fait à sa femme des scènes terribles !
— Dame... franchement!.. Et qu'est-ce que sa femme peut lui
répondre ?
— Elle lui répond : zut! dit Marianne. — Elles se mirent à rire
follement toutes deux, et comme la cloche sonnait le déjeuner, elles
s'éloignèrent pour regagner le petit escalier pratiqué dans le talus.
Avant même qu'elles eussent disparu, Fabrice, qui avait échangé
quelques regards d'édification avec Pierrepont pendant le cours de
ce dialogue, lui demanda avec sa manière calme :
— Quelle est cette jeune dame si gaillarde... cette Marianne?
— Mon cher, dit Pierrepont, ce n'est pas une dame, c'est une
demoiselle.
— Mâtin ! dit brièvement le peintre. — Et l'autre... Eva?
— C'est son institutrice.
— Mâtin! répéta Fabrice, avec force. — Et il se remit tranquil-
lement à préparer sa palette.
— Et comme vous allez forcément faire la connaissance de ces
demoiselles dans la journée, il est inutile de vous cacher que cette
Marianne si bien apprise s'appelle M"'' de La Treillade... j'ajoute
que ma tante me la recommandait ce matin même comme un mo-
dèle de toutes les vertus... Il est vrai que ma tante ajoutait qu'elle
était très instruite, — en quoi elle ne se trompait pas... Quand je
pense que j'aurais pu arrêter mon choix sur elle pour en finir, j'en
ai froid dans les os... Vous comprenez maintenant que j'aie mis
toute délicatesse de côté quand cette chance de me renseigner sur
les principes de M''* Marianne m'était offerte par le hasard... Je ne
m'enrepens certes pas... Allons déjeuner!
V.
VICOMTESSE d'aYIIARET.
Le premier mouvement de Pierrepont avait été d'aller reporter
toute chaude à M""^ de Montauron la conversation qu'il venait de
2Zi REVUE DES DEUX MONDES.
surprendre entre celle qu'elle appelait la maîtresse perle de son
écrin, et sa digne institutrice. Mais après y avoir un peu pensé, il
préféra différer cette communication et la réserver comme un ar-
gument dilatoire pour le moment où sa tante le presserait de nou-
veau de prendre une décision. Tourmenté d'hésitations et de per-
plexités dont le lecteur connaîtra bientôt la cause réelle, s'il ne l'a
pas déjà devinée, le jeune marquis, dans son irrésolution, désirait
avant tout gagner du temps. Il continua donc ce jour-là et les jours
suivans, de se mêler avec sa grâce courtoise aux passe-temps de la
colonie des Genêts, laissant croire à sa tante qu'il poursuivait, à
travers les jeux et les ris, de profondes études de caractères dont
en réalité il s'occupait fort peu.
Cependant, presque chaque jour, après sa sieste de midi, M"*® de
Montauron posait devant Jacques Fabrice, dans son grand salon
blanc, avec son griffon sur les genoux. Le plus souvent Béatrice
assistait seule à ces séances. Mais, s'autorisant de sa compétence
en matière artistique, le marquis de Pierrepont s'introduisait quel-
quefois dans le sanctuaire, où il semblait suivre avec un vif inté-
rêt le travail du peintre. Fabrice, dans ces occasions, était frappé
et touché du respect attentif qu'il témoignait à la lectrice de sa
tante. Il était le seul, parmi les familiers du château, qui la traitât
en égale, tous les autres, les femmes surtout, se modelant sur la
baronne pour prendre avec la pauvre Béatrice des airs de froide
supériorité ou de protection dédaigneuse. Fabrice remarquait que
la partie la plus pénible des fonctions de la lectrice lui était épar-
gnée tant que Pierre était présent : c'était lui qui se levait pour
donner un tabouret, placer un coussin, ouvrir une fenêtre, la re-
fermer, sonner un domestique, faire prendre l'air au griffon, —
pour satisfaire enfin à tous les caprices d'une \ieille femme
maladive, agitée, et d'un impérieux égoïsme. Mais la baronne pa-
raissait préférer de beaucoup les services de M'^*" de Sardonne à
ceux de son neveu : a Mon, ami, lui disait-elle, c'est très bien... je
te suis obligée... et M^^ de Sardonne aussi, je suppose... mais je
te dirai franchement que la main d'un homme est un peu lourde
pour toutes ces petites choses-là.... 11 n'y a que Béatrice pour me
mettre mon coussin dans le dos comme je l'entends... et sans dé-
ranger ma pose... n'est-ce pas, monsieur Fabrice?.. Et puis mon
cher enfant, je ne veux pas t' absorber... tu es un peu maître de
maison ici... et tu te dois âmes hôtes, qui sont aussi les tiens. Va
dune les retrouver... va, mon ami... tu me feras plaisir!.. »
De toutes les amies d'enfance de Béatrice, une seule, plus âgée
qu'elle de deux ou trois ans, lui était restée obstinément, et tendre-
ment fidèle. C'était cette vicomtesse d'Aymaret qui était la cousine
de M'^® de La Treillade, et dont cette jolie peste avait associé perfide-
HONNEUR d'aRTISTK. 25
ment le nom à celui du marquis de Pierrepont dans sa chronique
scandaleuse. M""*' d'Aymaret habitait pendant la saison le petit châ-
teau des Loges, qui était situé à deux kilomètres des Genêts. A la
campagne comme à Paris, elle passait rarement une semaine sans
faire une visite à Béatrice, bravant, pour remplir ce devoir d'amitié,
l'accueil assez froid de JVP^'de Montauron, qui redoutait vaguement,
d'après certaines apparences, que cette aimable personne ne fût un
obstacle au mariage si désiré de son neveu. Pierrepont, qui, à tort
certainement, n'avait pas une très haute opinion de la vertu des
femmes, vantait volontiers celle de M.^" d'Aymaret, et la baronne en
concluait, avec sa logique mondaine, qu'il était son amant.
Quoi qu'il en soit. M"** d'Aymaret était pour M"^ de Sardonne,
dans son profond abandon, une consolatrice et une confidente d'un
prix infini: devant elle seule Béatrice déposait quelquefois son
masque impassible et laissait couler ses larmes... Et cependant
même avec elle soncœur gardait son secret. Un jour, la vicomtesse
l'ayant trouvée tout en pleurs dans sa chambre à la suite d'une de
ces scènes mortifiantes que l'humeur de M"'*" de Montauron ne lui
ménageait pas, elle la pressa instamment de quitter la maison de
la baronne et d'accepter un asile chez elle. Béatrice hésita, puis
après un peu de rcilexifsn : « Merci, dit-elle, en l'embrassant; mais
excuse-moi : je suis encore trop lière, malgré tout, pour me faire
loger et nourrir par pure charité... Ici du moins, je suis bonne à
quelque chose... je remphs des devoirs... je rends quelques ser-
vices... je gagne mon pain... chez toi, je serais tout à fait une pa-
rasite!.. » — Comme son amie essayait affectueusement de vaincre
ses scrupules : — « Et puis, reprit Béatrice avec un triste sourire,
ton mari me ferait la cour ! »
M™^ d'Aymaret, qui connaissait bien son mari et qui le savait
prodigieusement capable de violer les saintes lois de l'hospitaUlé,
secoua la tête douloureusement et n'insista pas.
Le vicomte d'Aymaret, comme beaucoup de gens en ce monde,
n'aurait pas mieux demandé que d'être un parfait honnête homme,
sobre, régulier dans ses mœurs, et ennemi de la dame de pique.
S'il aimait le jeu, les femmes, et même le vin jusqu'à la débauche
et à la dégradation, c'est que c'était plus fort que lui. Les psycho-
logues le regardaient probablement comme une victime du déter-
minisme. Mais, pour le vulgaire, c'était simplement un drôle.
Il était d'un extérieur agréable et ne manquait pas d'esprit. Sa
femme l'avait beaucoup aimé ; mais il l'avait tellement méconnue, dé-
couragée et écœurée, qu'elle ne gardait plus envers lui d'autres sen-
timens que ceux de l'indifférence et du mépris. Elle en avait pour-
tant une sorte de pitié, comme d'un malade; elle se prêtait même
à la singulière manie dont il s'était avisé, et qui consistait à lui
26 REVUE DES DEUX MONDES.
confier, quelquefois en pleurant, ses pertes au jeu, ses amours, sa
détresse morale, et comment il avait besoin des femmes pour se
consoler des trahisons du jeu, et besoin du vin pour se consoler
des trahisons des femmes... On dira qu'elle avait bien de la bonté
de l'écouter. Mais il v a des femmes d'une bonté céleste.
jyjme d'Aymaret avait eu de cet indigne mari deux enfans, —
deux fils, dont elle s'occupait beaucoup, et sur lesquels elle pa-
raissait avoir reporté toutes ses affections.
C'était une des très rares femmes que le marquis de Pierrepont
eût sérieusement aimées. Il l'avait aimée pour le charme pur et en
quelque sorte lumineux de sa tête blonde, pour la grâce de sa dé-
marche, pour la clarté tendre de ses yeux, qui, comme ceux d'Hen-
riette d'Angleterre, semblaient toujours demander le cœur. Il
l'avait aimée encore pour son honnêteté et son attrait de fruit
défendu, un peu aussi, il faut l'espérer, par un élan de sympathie
vers une femme malheureuse, car il connaissait mieux que per-
sonne les tristesses de son ménage. II était du même cercle que
M. d'Aymaret, et il avait vu plus d'une fois sa femme, aux pre-
miers temps de leur mariage, venir l'y chercher le matin, les yeux
rougis par les larmes et l'insomnie.
Bref, il avait entrepris de la consoler. Il n'y avait pas réussi.
Fort étonné, et passablement mortifié d'abord de sa mésaventure,
il en avait pourtant pris son parti en galant homme et avait accepté
franchement l'espèce d'amitié réservée que cette charmante femme
lui avait franchement offerte. Depuis ce moment, ils avaient con-
tinué de se voir assez fréquemment sur le pied d'une camaraderie
confiante, enjouée et un peu ironique.
jyjme d'Aymaret, qui s'intéressait aux choses d'art, avait une ad-
miration enthousiaste pour le talent de Jacques Fabrice. Elle pos-
sédait quelques aquarelles datant de la première jeunesse du
peintre, et dentelle était justement fière. L'arrivée de Fabrice au
château des Genêts avait éveillé chez elle une vive curiosité.
L'homme lui plut par son air de modestie et de gravité mélanco-
lique. Toujours préoccupée de la situation si pénible et si précaire
de son amie Béatrice, elle se rappela qu'avant ses désastres de
famille, la jeune fille avait montré un goût assez sérieux pour la
peinture à l'aquarelle : elle se dit que Fabrice pourrait lui donner
quelques leçons pendant son séjour aux Genêts, encourager ses
dispositions et faire éclore les germes d'un talent qui assurerait
peut-être un jour à l'orphehne une existence indépendante. Béa-
trice, dans son amer découragement de toutes choses, accueillit
cependant cette idée avec un certain intérêt :
— Mais, dit-elle, comment lui demander cela, à ce monsieur?..
Je n'oserai jamais.
HONNEUR d'artiste. 27
— Tu pourrais, dit M""** d'Aymaret, prier M. de Pierrepont de
s'en charger?
— Non, dit Béatrice, M. de Pierrepont pourrait voir là quelque
chose de blessant pour sa tante.
— Je ne crois pas, reprit ^P® d'Aymaret, qu'il ait l'épiderme si
sensible à l'endroit de sa tante... D'ailleurs, nous ne sommes pas
forcées de lui développer tout notre plan... Il est naturel que tu
désires perfectionner tes petits talens quand tu en trouves l'occa-
sion... Veux-tu que je lui en parle, moi, au marquis?
— Tu m'obligeras.
Ce jour-là, la bande des invités était allée visiter, à quelques
lieues des Genêts, la station thermale deB... — Pierrepont, sous
prétexte de lettres d'affaires, était resté au château. Comme M^^d'Ay-
maret sortait du parc pour regagner les Loges à travers les bois
voisins, elle aperçut le marquis au bord d'une pièce d'eau qu'ali-
mentait la rivière du parc : il s'occupait de détacher la chaîne d'un
canot amarré à la rive.
— Comme ça se trouve! dit-elle, en agitant son ombrelle pour
lui faire signe d'approcher. J'ai à vous parler.
Il accourut.
— Entendre, c'est obéir, dit-il gaîment. Voyons!
— Eh bien ! voilà. Vous savez ou vous ne savez pas que Béatrice
peignait très johment l'aquarelle avant ses malheurs... Elle vou-
drait s'y remettre et prendre quelques leçons de M. Fabrice pen-
dant son séjour ici... Ça se peut-il, avec votre protection?
Pierrepont réfléchit pendant quelques secondes.
— Avec ma protection, non, répondit-il : avec la vôtre, oui, sans
aucun doute. — Je suis, bien entendu, tout à votre disposition et
à celle de M"* de Sardonne... Mais Fabrice étant mon invité et mon
hôte en ce moment, vous penserez certainement comme moi qu'il
y aurait un peu d'indiscrétion de ma part à lui demander un ser-
vice qui aurait l'air à demi imposé... Tandis que, si vous voulez
bien lui présenter vous-même votre petite requête pour votre
amie, ça prend tout de suite une autre tournure... Tenez, juste-
ment, j'embarquais pour aller le retrouver... 11 prend un croquis
au pied de la cascade, là-bas... Voulez-vous venir avec moi?
— En barque? dit M™^ d'Aymaret.
— En barque!.. Pourquoi pas?.. C'est à cinq minutes... Si c'est
le tête-à-tête qui vous effraie, il ne sera pas long... Nous en avons
vu bien d'autres, mon Dieu!.. Ça vous conduit à deux pas de chez
vous, d'ailleurs... Voyons, chère madame, confiance!., confiance!
— Allons! dit la jeune femme; et, s'appuyant sur le bras de
Pierrepont, elle sauta lestement dans la barque.
Pierre prit les rames, mit le canot en mouvement, le fit entrer
28 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la rivière et n'eut plus guère que la peine de le diriger, en
lui laissant suivre le courant, qui l'entraînait doucement.
Elle était charmante, cette petite rivière, à demi cachée sous le
feuillage des saules et des frênes qui bordaient ses deux rives.
On avait pratiqué seulement çà et là quelques éclaircies pour la
commodité des pêcheurs. Du reste, elle coulait silencieusement,
— sauf un léger clapotement de remous par intervalles, — sous
des arcades de verdure presque continues à travers lesquelles le
soleil jetait quelques notes dorées et tremblantes.
Après un premier temps de recueillement, Pierrepont interpella
brusquement la jeune femme de ce ton moitié sérieux, moitié iro-
nique, qui était d'usage entre eux :
— Madame d'Aymaret!
— Mon cher monsieur !
— Vous savez qu'on veut me marier?
— Mais... c'est assez clair!
— Eh bien!., décidément... je me dérobe... je suis absolument
découragé !
— Parce que?
— Parce que plus je vais, plus je me confirme dans la convic-
tion motivée qu'il n'y a plus d'honnêtes filles, ni par conséquent
d'honnêtes femmes !
— Vous dites?
— Je dis qu'il n'y a plus d'honnêtes femmes... du moins dans
notre monde... c'est une espèce disparue.
— Pardon! reprit M'^'' d'Aymaret, c'est à moi que vous osez
dire cela?
— Vous savez bien que je fais exception pour vous... Vous, vous
êtes née vertueuse... c'est votre conformation... Mais elle est
rare !
— Ah! très bien, s'écria M"® d'Aymaret. Voilà comme vous
nous jugez!.. Il n'y a pas d'honnêtes femmes!., et, s'il s'en trouve
une par hasard dont il vous soit impossible de mettre en doute
l'honnêteté, c'est qu'elle est née comme cela !.. c'est qu'il n'y a eu
pour elle ni tentation, ni lutte, ni mérite, ni rien!.. Ah! mon
Dieu, que cela est dur à entendre... et que ce sont là des juge-
mens légers... injustes... cruels!
— Chère madame ! . . murmura Pierrepont, un peu surpris de
l'accent pénétré de la jeune femme.
Elle poursuivit d'une voix contenue, mais vibrante :
— Je n'ai pas à trahir les secrets douloureux de ma vie... Tout
le monde les connaît... et vous mieux que tout le monde... Eh
bien ! vous savez si jamais une femme eut, pour se mal conduire,
de meilleures excuses que moi... Mais non! j'ai des enians... j'ai
HOKNEUR d'artiste. 29
mes deux fils... et j'ai voulu qu'on dise un jour: « Si le père
était un triste sujet... un pauvre fou... la mère était une hon-
nête... une digne créature!.. » Et cela m'a été facile, vous le
croyez... n'est-ce pas?.. Parce que j'étais née comme cela... née
pour n'aimer personne... incapable de passion, de faiblesse!..
Ah! mon Dieu! mon Dieu, vous croyez ça, vous !..
— Madame... dit Pierrepont avec un peu d'émotion et beau-
coup d'embarras, je serais trop fier si je pouvais penser un in-
stant... Mais je vous comprends mal sans doute...
— Non! reprit-elle avec la même vivacité presque emportée,
vous me comprenez très bien!., c'est devons qu'il s'agit!.. Vous
m'avez fait la cour... Je ne sais pas si vous m'aimiez... mais moi je
vous aimais... et je vous aime encore... et je vous le dis hardi-
ment... parce qu'il n'en sera rien de plus... parce que je veux
rester honnête... pour mes enfans... et aussi pour Dieu! Voilà!..
Jamais je ne serai votre maîtresse... mais jamais vous n'aurez une
amie meilleure que moi... Vous pouvez en être sûr!
Elle détourna la tête pour essuyer une larme du bout de son
gant.
— Donnez-moi votre main ! dit Pierrepont.
Elle lui tendit sa main; et, sans dire un mot de plus, il y posa
doucement ses lèvres.
11 y eut alors entre eux un assez long silence, troublé à peine par
le léger battement des rames dans l'eau : Pierrepont le rompit le
premier; et, essayant de reprendre leur ton d'enjouement habituel :
— En réalité, dit-il, vous êtes un peu cause des ennuis que
j'éprouve à propos de ce malheureux mariage... Si je ne vous
avais pas connue, je serais moins difficile !
Elle hocha la tête gracieusement sans répondre.
— J'aimerais, poursuivit-il d'un ton sérieux, à prendre une
femme de votre main.
— C'est beaucoup trop délicat! dit-elle... Je n'accepterai jamais
cette responsabilité... Je n'oserai jamais désigner personne à votre
choix... quand même les lèvres me brûleraient.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien.
— Vous pensiez à quelqu'un en disant cela ?
— A personne.
— Vous n'êtes pas sincère en ce moment !
— Non! — mais parlons d'autre chose, je vous prie!.. Est-il bon
enfant, votre Fabrice?.. Va-t-il être aimable pour moi,., croyez-
vous ?
— J'en jurerais. — Mais il faut que nous descendions ici... sans
quoi le courant nous entraînerait par-dessus récluse.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
La petite rivière se jetait en effet dans l'Orne, à peu de distance
en franchissant un barrage. La chute d'eau, dont un lond de ver-
dure sombre rehaussait les blancheurs, se divisait en deux cou-
rans, dont le principal faisait tourner la roue d'un moulin installé
sur la rive, dans une sorte de presqu'île. C'était un motif de pay-
sage que Fabrice achevait d'esquisser quand M""® d'Aymaret et
Pierrepont le rejoignirent.
Après quelques complimens de circonstance, la jeune femme,
toute rougissante, — elle rougissait pour un rien, — lui adressa
sa prière en faveur de Béatrice. Il l'accueillit avec simplicité et
bonne grâce :
— Il serait très heureux de donner des conseils à M"® de Sar-
donne, quoiqu'il eût un peu abandonné l'aquarelle... M"'' de Sar-
donne avait-elle déjà peint d'après nature ou seulement d'après
le modèle? — M™'' d'Aymai^et, rougissant encore, ne crut pas pou-
voir affirmer qu'elle eût peint d'après nature. — Et quelles heures
M"^ de Sardonne prélérerait-elle pour ses leçons?
Ici, M"^^ d'Aymaret interrogea Pierrepont de l'œil. — Je crois,
dit-il, qu'elle n'a dans la journée qu'une heure de libre,., c'est
celle où ma tante fait sa sieste après le déjeuner de midi.
— Parfaitement : nous choisirons celle-là.
En traversant la ri\ière près du moulin sur un pont rustique,
on se trouvait sur les domaines de M""^ d'Aymaret. Les deux
hommes l'accompagnèrent jusqu'à sa porte et revinrent ensuite
prendre la barque pour regagner le château. Chemin faisant, ils
s'entretinrent longuement de M"^ d'Aymaret, brodant à l'envi des
variations sur ce thème : — Quelle charmante femme ! — Ils ne
parlèrent ni l'un ni l'autre de Béatrice.
VI.
LE SECRET DE PIERRE.
Fabrice offrit le soir même ses services à M"'' de Sardonne, qui
paya son obligeance d'un de ces beaux sourires dont s'éclairaient
si rarement et si doucement ses joues brunes. Il désira voir quel-
ques-unes de ses ébauches qu'elle lui montra avec un peu de con-
fusion; elles étaient faites d'après nature et il ne les trouva pas
sans mérite. Il fut donc convenu qu'à partir du lendemain, après
le déjeuner et pendant la sieste régulière de la baronne, elle repren-
drait, sous la direction du peintre, ses études d'aquarelle.
Il était impossible de donner suite à cet arrangement sans de-
mander au préalable l'agrément de M"'® de Montauron. Ce fut Pier-
repont qui s'en chargea. Il y eut à cette occasion, entre la tante
et le neveu, une ombre d'escarmouche. La baronne flaira tout de
HONNEUR d'artiste. 31
suite sous la fantaisie artistique de sa lectrice une vague tentative
d'émancipation qui lui déplut. Elle ne pouvait opposer son veto à
cette lantaisie sans trahir trop ouvertement son jaloux despotisme.
Mais elle soulagea du moins son humeur par quelques objections.
— Il est plaisant, dit-elle, que M^'* Béatrice se permette de dis-
poser de son temps sans m'en prévenir !
— Pardon, ma tante, mais elle ne dispose que du temps que
vous lui laissez libre.
— Je puis avoir besoin d'elle à toute heure et à toute minute !
— Pas quand vous dormez, ma tante,., voyons!
— Prétend-elle que je l'héberge à perpétuité pour avoir le plai-
sir et l'avantage de la voir barbouiller du vélin!
— Elle n'a pas beaucoup de distractions, ma bonne tante,., et
celle-là est si innocente !
— Si innocente,., c'est une question! Je n'en suis pas du tout
sûre, quant à moi... Ce Fabrice est bien de sa personne... C'est
une espèce de beau ténébreux... Il a en outre le prestige du talent...
Crois-tu que ces tête-à-tête quotidiens entre le maître et l'élève
soient sans incon venions?
— Oui, ma tante, je le crois, — quand l'élève est M^'^ de Sar-
donne!
— C'est très bien ! reprit-elle : mais tu verras néanmoins que
nous aurons quelque désagrément de ce côté-là.
Ayant ainsi évaporé sa bile. M™** de Montauron parut accepter
avec résignation les leçons d'aquarelle. Chaque jour, en consé-
quence, à dater de ce moment, Béatrice, entre une heure et deux
li'^ures de l'après-midi, s'installait sur un pliant à côte de Fa-
bnoe pour dessiner ou peindre un coin de paysage ou d'architec-
ture. Par un sentiment naturel de bienséance, ils ne s'écartaient
jamais hors de la portée des fenêtres du château, trouvant au reste
les motils d'étude suffisans, soit dans le château lui-même, soit
dans ses alentours immédiats.
Cependant l'ouvt;. ture de la chasse, dans les premiers jours de
septembre, était venue apporter à la société réunie aux Genêts un
nouvel élément de divertissement et d'animation. Les jeunes
femmes de la colonie s'essayaient volontiers à ce genre de sport,
au grand désespoir et à la légitime terreur des chasseurs sérieux.
C'était Pierrepont, qui, sur la prière de sa tante, se faisait l'initia-
teur et le modérateur des jeunes chasseresses novices, et, en par-
ticulier, de Marianne de laTreillade, laquelle montrait beaucoup de
dispositions pour la chasse, comme d'ailleurs pour toutes choses.
Il faut même convenir que le jeune marquis s'occupait de Marianne
avec une sorte de prédilection depuis qu'il avait découvert que ses
grands yeux étonnés et candides cachaient des trésors de précoce
32 REVUE DES DEUX MONDES.
perversité. La vérité est que ce mélange piquant amusait son dilet-
tantisme.
M™^ de Montauron, qui était toujours aux aguets, l'œil bien
ouvert et les oreilles dressées, ne manqua pas d'entrevoir ces
apparences et de les interpréter au gré de ses désirs. Elle résolut
de saisir ce qu'elle regardait comme le moment psychologique :
elle manda son neveu un matin dans sa chambre à l'heure habi-
tuelle de ses audiences secrètes. Pierrepont s'y rendit, non sans
une assez vive anxiété; car il sentait qu'il allait être mis, comme
on dit, au pied du mur.
— Mon ami, lui dit la baronne d'un air épanoui, j'ai à peine
besoin de te demander si ton choix est fait. Ta manière d'être de-
puis quelque temps avec Marianne de la Treillade est, Dieu merci!
suffisamment significative, et je n'ai plus, j'espère, que des com-
plimens à t'adresser.
— Ma tante, répondit Pierrepont, je suis désespéré de vous
désabuser. Il est vrai que M'^® de La Treillade m'intéresse. J'ai
même pour elle de l'admiration, car, toute jeune qu'elle est, c'est
une comédienne de premier ordre... Mais je dois vous dire franche-
ment que je ne l'épouserai jamais.
— Comment! qu'est-ce que ça veut dire? demanda M"'^ de xMon-
tauron, qui était devenue fort rouge.
— Ma tante, voici : — il lui rapporta alors par le menu et sans
omettre aucun détail la conversation qu'il avait entendue un matin
sous les fenêtres de Fabrice entre Marianne de La Treillade et son
institutrice : — Si je ne vous ai pas conté cela plus tôt, sjouta-t-il,
c'est qu'il m'était pénible de vous infliger ce désenchantement.
Un instant étourdie sous le coup de cette révélation, M"'*^ de Mon-
tauron reprit bientôt courage, et d'un ton un peu aigre : — Je ne vois
là après tout, dit-elle, que des enfantillages,., des fanfaronnades de
fillette qui joue à lamadame,.. je parierais qu'elle n'en fera pas
moins une honnête et excellente femme.
— C'est possible ! dit Pierrepont, mais ce n'est pas moi qui en
ferai l'épreuve...
— Personne ne t'y force, mon garçon. — Mais si tu prétends
épouser une fille élevée dans une tour obscure, qui n'ait jamais
rien vu ni rien entendu autour d'elle et qui apporte dans sa
chambre nuptiale l'innocence de son berceau, tu es plus inno-
cent toi-même que je ne croyais.
— Ma tante, je ne pense réellement pas montrer une exigence
ridicule en demandant chez ma femme d'autres principes que ceux
de M"^ de La Treillade, pour qui les enfans sont des polichinelles
encombrans, des gêneurs et des ruines de beauté,., et quant aux
histoires scandaleuses, aux plaisanteries indécentes, aux sous-en-
HONNEUR d'artiste. 33
tendus erotiques dont ]\P® de La Treillade émaille ses conversations
aA-ec ses amies, je sais parfaitement que tout cela est fort à la mode
aujourd'hui entre femmes du monde et même, hélas! entre jeunes
filles... Mais, si je me marie, ce n'est pas pour entendre chez moi
les propos que j'entends chez les filles... Tout au contraire, c'est
pour ne plus entendre ce ton et ce langage dont je suis écœuré,.,
c'est pour respirer un peu d'air pur à mon loyer!
— Mon cher ami, répliqua assez doucement la baronne, car
l'accent sérieux et ferme de Pierrepont lui imposait, ces sentimens
te font honneur, assurément; mais, enfin, si tu as d'aussi fortes
préventions contre les jeunes femmes d'aujourd'hui, autant me dire
tout de suite que tu renonces au mariage... Car je te demande un
peu dans quelle partie du monde tu comptes trouver une fille qui
ne soit pas plus ou moins un mystère ?
— Ma foi ! ma tante, plutôt que de courir le risque d'épouser un
mystère, comme M"^ de La Treillade, je vous avoue que je préfé-
rerais cent fois entrer à la Trappe!., mais, enfin, s'il est certain,
comme vous me le disiez l'autre jour, qu'on ne peut prendre une
femme à l'essai, est-il donc impossible de rencontrer quelque jeune
fille qui ait fait en quelque sorte ses preuves... dont quelques cir-
constances particulières, — dont une éducation spéciale,., celle du
malheur, par exemple,., aient mis en lumière les mérites... et dont
le passé soit une garantie pour l'avenir?..
M""® de Montauron avait jeté furtivement sur son neveu un
regard équivoque, — et sa bouche mince se pinça plus que de
coutume quand elle lui répondit :
— Oui, sans doute, — cela peut se trouver,., mais je te ferai
observer que les filles élevées à l'école du malheur sont généra-
lement sans le sou.
— Ma tante, la dot est pour moi secondaire.
— Naturellement!.. Tu es si riche... et tu as des goûts si sim-
ples!., il est vrai que tu hériteras probablement de ma fortune,.,
mais tu me permettras de te rappeler que tu peux l'attendre long-
temps... Mon père est mort à quatre-vingt-cinq ans... Je puis donc
vivre encore une trentaine d'années... et je ne te cacherai même
pas que c'est mon intention...
— Ma tante!., dit Pierrepont d'un ton de grave reproche.
— Soit! j'ai tort, dit-elle... Toutes ces déceptions me donnent
de l'humeur... Nous en reparlerons... Va, mon ami! — Et Pierre-
pont se retira après lui avoir baisé les deux mains.
Demeurée seule, la baronne se leva de son fauteuil par un mou-
vement brusque et fit quelques pas dans sa chambre en respirant
à plusieurs reprises les sels de son flacon. Elle se livrait en même
TOME xcviii. — 1890. 3
34- REVUE DES DEUX MONDES.
temps à un monologue intérieur qui pouvait se traduire à peu près
en ces termes : — a Plus de doute! Il y songe!.. Je le soupçonnais
depuis quelque temps... Ses attentions pour elle,., son indifférence
distraite pour les autres,., ses atermoiemens perpétuels,., et pour-
tant je ne pouvais le croire capable d'une si absurde folie!., si ab-
surde... et si coupable!.. M'enlever cette fille, d'abord, qui m'est
devenue indispensable... et m'imposer ensuite la charge de leur
ménage,., car je les défie de vivre si je ne les aide pas!.. S'en-
teudeut-ils ?. . Sont-ils d'accord?.. Est-il encore temps de parer ce
coup?.. C'est ce qu'il faut savoir! »
Elle poussa le bouton d'une sonnette. Une femme de chambre
se présenta,
— Priez M^^ Béatrice de venir.
La baronne alla à sa toilette, mouilla son front et ses joues qui
s'étaient empourprés, et elle venait de se rasseoir, le sourire aux
lèvres, quand Béatrice entra :
— Asseyez-vouSi, ma chère petite. — Tai à vous parler,., oui,
j'ai à vous parler... Je vais vous ouvrir mon cœur tout bonne-
ment...
— Madame...
— Voilà, mon enfant!.. Cette nuit, je réfléchissais,., je pensais
à vous,., je craignais de ne pas être pour vous tout ce que je dois,
être,., tout ce que je veux être... Je suis une vieille femme souf-
frante,., c'est mon excuse... Vos soins, vos bons offices me sont
précieux, je ne m'en cache pas.., je serais malheureuse d'en être
privée.
— Mais, chère madame, je ne pense nullement...
— Je sais ce que vous allez dire,., vous ne pensez pas à me
quitter et j'en suis ravie... Cependant, s'il y a un défaut au monde
qui me soit antipathique et dont je cherche à me défendre per-
sonnellement, c'est l'égoïsme,.. et je me demandais cette nuit si
le prix, extrême que j'attache à votre présence et à votre compa-
gnie ne risquait pas de me rendre égoïste à votre égard... Aussi,
ma pauvre enfant, j'ai voulu vous dire que je ne prétends nulle-
ment confisquer votre vie à mon profit... Vous êtes jolie, ma chère,
et malgré l'adversité qui vous a si injustement frappée, il est tout
à fait dans les choses possibles que quelque prétendant aspire un
jour à, votre main...
— Madame, je vous assure...
— Cette circonstance ne s'est pas encore présentée, me dites-
vous?.. Soit! Mais elle peut se présenter d'une minute à l'autre...
Ici, comme à Paris, je reçois beaucoup de monde, et parmi les
gens que je reçois, il peut se trouver des hommes de goût et de
cœur... — (Va-t'en voir s'ils viennent! ajouta, à part elle, la ba-
HOXNF.urx d'artiste. â5
ronne...) — Quoi qu'il en soit, j'ai vcmlu vous dire qu'en pareille
occasion, — malgré le saciifice qui me serait imposé, — vous ne
devriez appréhender de ma part aucune difficulté... aucun obs-
tacle... Fort au contraire, vous trouveriez chez moi le concours le
plus empressé... Vous me permettrez seulement d'y mettre une
condition, qui vous semblera, j'espère, naturelle... 'c'est qu'en pa-
reil cas, vous ne prendriez jamais d'engagement sans m'en pré-
venir. . .
— Madame, ce serait mon devoir, et vous pouvez être certaine
que je n'y manquerais pas.
— C'est très bien, mon entant... Embrassez-moi !
Béatrice se leva et lui offrit son front.
— Ah! reprit la baronne en lui faisant signe do se rasseoir, et
comme si elle se fût rappelé tout à coup un détail oublié par mé-
garde, il y a encore une chose que je voulais vous dire... quoique
ce soit, en vérité, la précaution inutile... En vous laissant toute li-
berté d'agréer l'homme qui vous plairait pour mari, il est bien
■entendu, pourtant, que je fais une exception pour mon neveu
Pierrepont...
Sur ces mots, l'altération des traits de Béatrice fut si soudaine
■et si profonde qu'il fut impossible à la baronne de paraître ne pas
la remarquer.
— Oh! je vous en supplie, ma chère petite, poursuivit-elle après
un court silence, ne vous méprenez pas sur le sens de mes pa-
roles... Elles n'ont absolument, dans mon intention, rien de bles-
sant pour vous... D'abord, je rends toute justice à votre tenue per-
sonnelle... Elle est irréprochable... D'autre part, je conviens que
vous seriez à tous égards, pour la naissance et pour le reste, digne
de mon neveu... Vous voyez ma franchise? J'ajoute que, dans 'ma
conviction, mon neveu, jusqu'ici, ne pense pas plus à vous que
vous ne pensez à lui... Mais enfm, il est du devoir d'une mère... et
ne suis-je pas comme une mère pour lui et pour vous?., il est du
devoir d'une mère de prévoir mêmel'inTraisemblable... même l'im-
possible... quand il y va des intérêts et du bonheur de ses enfans...
Soyez donc assez bonne pour m'écouter patiemment jusqu'au bout...
et, comme dit le vieux Corneille^ je crois,
Vous pourrez me répondre après tout à loisir;
Sur ce point seulement contentez mon désir...
Eh bien! donc, si jamais il pouvait entrer dans l'esprit de mon
neveu de céder à l'attrait que les choses défendues peuvent avoir
pour les viveurs blasés comme lui, je me croirais le devoir impé-
rieux de m'opposer, par tous les moyens possibles, à la réalisation
36 REVUE DES DEUX MONDES.
de son caprice... Je vais, ma chère enfant, tant ma confiance est
grande, vous initiera nos petits secrets de famille... Mon neveu
Pierrepont a personnellement une fortune des plus minces... qui
suffit à peine, — malgré les subsides que j'y ajoute... — qui suffit
à peine, dis-je, à un homme de son nom et de ses goûts, pour vi-
voter honorablement dans sa garçonnière... Supposez que, dans
une heure de folie, il épouse une fille sans dot : c'est la gêne, c'est
la misère... et c'est, par-dessus le marché, un détestable ménage...
Car une fois sa fantaisie satisfaite, mon neveu prendrait nécessai-
rement en horreur la femme qui l'aurait réduit à cette existence
besogneuse... Il est vrai qu'il est, jusqu'à présent, l'héritier de ma
fortune... Mais, primo, je ne suis pas morte... Je puis encore \ivTQ
une trentaine d'années... (Elle y tenait!) Et secundo, si jamais
Pierre se mariait contre mon gré, non-seulement il n'aurait plus
rien à espérer de moi dans le présent, mais je déclare que je le
déshériterais sans une minute d'hésitation... 11 y a un neveu de
mon mari qui n'en serait pas fâché... et même ma conscience en
serait plus tranquille, par parenthèse... Maintenant, ma bien chère
petite, que je vous ai ouvert mon cœur, comme j'en sentais le be-
soin, il me reste une prière à vous adresser... Je vous ai dit com-
bien j'étais satisfaite de vos attentions et de vos soins... Puis-je
espérer que, de votre côté, vous me savez quelque gré du peu que
j'ai pu faire pour vous?
— Madame, vous ne pouvez en douter.
— Eh bien! mon enfant, reprit M"*® de Montauron avec une cer-
taine solennité, vous avez en ce moment une occasion de vous
acquitter pleinement envers moi... Donnez-moi votre parole de
noble fille que ce que je viens de vous dire restera à jamais un
secret entre nous deux?
— Madame, je vous la donne.
— Vous êtes parfaite, ma mignonne... Embrassez-moi encore!..
Voulez-vous dire en bas qu'on ne m'attende pas pour déjeuner?..
Je ne suis pas très bien... Dès que je m'abandonne, comme je viens
de le faire, à ma malheureuse sensibilité, je suis malade... Vous
direz seulement à Jean de me monter ici quelques petites choses...
ce que vous voudrez... Vous connaissez mes goûts, mon enfant?
— Bien, madame.
Et Béatrice sortit.
S'il y avait eu, comme on ne peut le nier, dans la longue homé-
he de la baronne, une certaine part de vérités pratiques, on par-
donnera à M^^ de Sardonne de les avoir médiocrement goûtées...
Ce qu'elle avait, en revanche, apprécié et senti avec la dernière
intensité, c'était la fausse bonhomie, la malice sournoise, la perfide
et cruelle diplomatie dont cette méchante fée l'avait enveloppée et
HONNEUR d'aRTISTK. 37
torturée pour lui arracher finalement le plus douloureux des sacri-
fices. Car, depuis quelque temps, il lui avait été impossible de ne
pas se reprendre à espérer : il n'avait pu lui échapper que le mar-
quis de Pierrepont, froidement poli avec ses rivales, redoublait
pour elle d'attentions respectueuses et presque tendres. Les in-
quiétudes mêmes de la baronne et les précautions hypocrites qu'elle
venait de prendre témoignaient assez que les dispositions du mar-
quis lui étaient suspectes et que Béatrice avait eu raison d'espérer...
Et maintenant elle se trouvait liée, non-seulement par ses obliga-
tions et sa parole envers la baronne, mais encore plus étroitement
peut-être par l'intérêt même de celui qu'elle aimait et dont la for-
tune ou la ruine étaient désormais dans ses mains. Car elle avait
trop appris à connaître le caractère de M""® de Montauron pour dou-
ter un instant qu'elle n'exécutât à la lettre sa menace de déshériter
son neveu s'il osait se marier contre sa volonté.
Dans sa détresse, la malheureuse jeune fille en était réduite à
redouter ce qu'elle avait le plus souhaité au monde et, dans la
crainte d'une épreuve au-dessus de ses forces, à prier le ciel de
n'être pas aimée.
Mais elle était aimée... Ce n'était pas sans de violens combats
intérieurs que le marquis de Pierrepont s'était abandonné à sa pas-
sion secrète pour M"^ de Sardonne. Frappé dès le premier jour par
sa beauté, intéressé par son infortune, il s'était mis d'abord sage-
ment en garde contre un sentiment dont il apercevait les dangers;
mais ses assiduités forcées chez sa tante, le mettant fréquemment
en présence de Béatrice, avaient déjoué ses bonnes résolutions. Sa
passion avait grandi peu à peu, et il en était arrivé, par degrés, à
cet état de l'esprit, du cœur et des sens où un homme ne connaît
plus sur la terre qu'une seule femme désirable. Pour rester dans
l'exacte vérité, nous n'oserions dire que le rêve inspiré au marquis
de Pierrepont par l'attrait sombre et profond de la belle lectrice eût
pris tout de suite la forme du mariage. Le marquis était fort loin
d'être un malhonnête homme; mais il avait beaucoup vécu dans le
monde et dans les cercles, où les crimes d'amour ne sont pas jugés
très sévèrement. La passion, d'ailleurs, a d'étranges compromis,
et, dans les circonstances où la femme est en jeu, il n'y a guère de
parfait honnête homme. Pressentant qu'il ferait très difficilement
agréer à sa tante un sentiment qui bouleverserait tous ses plans,
il put agiter un instant dans son âme impatiente des pensées de
séduction. Mais son fonds d'honneur prit le dessus. L'amour resta
aussi ardent et plus pur. La conduite exemplaire de Béatrice, dans
la situation si pénible et si délicate que le malheur lui avait faite,
avait fini par toucher le cœur de Pierrepont au meilleur endroit.
Cette jeune femme, éprouvée et comme épurée par la mauvaise
38 REVUE DES DEUX MONDES.
fortune, sérieuse, belle et chaste, était bien la flgure qu'il rêvait
de voir à son foyer, pour en être l'honneur et le charme.
Son séjour prolongé aux Genêts, dans ces derniers teraps, en le
rapprocliant encore de M"^ de Sardonne par .des relations quoti-
diennes, avait de jour en jour exalté sa passion jusqu'à ce degré
où elle pouvait devenir rebelle aux plus forts argumens de la raison,
ou du moins de l'intérêt.
L'intérêt de Pierrepont, dans la question de son mariage, était
si clairement d'obéir aux désirs et aux inspirations de sa tante,
! qu'il y eût eu de sa part une véritable folie à le méconnaître. Aufasi
ne le méconnaissait-il pas, et c'est ce qui prêtait un caractère plus
dramatique à la lutte qu'il soutenait en lui-même depuis de longs
mois entre la raison et la passion, La raison lui disait et lui répé-
tait bien haut qu'en cédant à ses propres senti mens et en contrac-
tant un mariage d'amour, il courait le risque très vraisemblable de
perdre, avec les bonnes grâces et les libérahtés de sa tante, l'espoir
de sa riche succession. 11 pouvait tomber en même temps dès ce
moment dans une situation de fortune relativement étroite qui le
condamnerait à de pénibles sacrifices. Il n'était ni un enfant, ni un
étourdi. Il savait ce que coûte la vie. Il aimait les distractions de
la haute existence parisienne : les chevaux, les théâtres, le luxe. Il
allait falloir peut-être renoncer en grande partie à tout cela, et, ce
qui pouvait être plus dur encore, imposer à celle qui serait sa
femme les mêmes privations. L'aimait-il assez, — l' aimerait-elle
assez elle-même pour que leur mutuelle tendresse compensât tout
ce qui pouvait leur manquer dans le présent et leur échapper dans
l'avenir? — Il y avait des heures où il le croyait dans l'effusion ée
son cœur ; il y en avait d'autres, où la pensée de son budget ré-
tréci, de ses goûts contrariés, de son avenir sans espérance, de sa
femme malheureuse, l'arrêtait sur le seuil d'une résolution...
Trois jours après l'entretien qu'il avait eu avec M""^ deMoutauron
et où il lui avait à moitié livré son secret, peut-être par mégarde,
peut-être avec intention, le marquis de Pierrepont se présentait
dans l'après-midi chez sa voisine la vicomtesse d'Aymaret. Il la
trouva assise et lisant sous une véranda, devant la porte de son
salon, pendant que ses deux fils à tête blonde faisaient des pâtés
de sable à ses pieds.
— Ah ! mon Dieu ! s'écria-t-elle, au moment où Pien'epont la saluait,
qu'est-ce qu'il y a?.. Vous êtes tout pâle... Pas de malheur, j'espère?
— Pas l'ombre, dit le marquis, en riant. Seulement je hasarde
auprès de vous une démarche un peu embarrassante. Puis-je vous
parler pendant quelques minutes dans un lieu clos et couvert ?
Elle le regarda d'un œil surpris et curieux, et, se levant aussitôt :
— Entrons ! dit-elle.
HONNEUR d'artiste. 39
II la suivit dans son salon.
— Puis-]e fermer les fenêtres? lui dit-il du même ton.
— Certainement !
Il ferma les fenêtres, et s'asseyant à quelques pas d'elle :
— Quand je vous disais l'autre jour, pendant notre promenade
en barque, que j'aimerais à prendre une femme de votre main,
vous avez décliné cette responsabilité... Mais en même temps j'ai
cm comprendre qu'il y avait un nom tout près de s'échapper de
vos lèvres...
— C'est possible.
— Dites-le-moi.
— Jamais!
— Pas même si je vous priais d'offrir ma main à votre amie
Béatrice?
Elle le regarda fixement dans les yeux :
— Yrai? mnrmura-t-elie.
— Yous pensez bien, dit-il, que je ne plaisanterais pas en pa-
reille matière.
Le gracieux visage de la jeune femme s'éclaira soudain d'une
sorte de transparence. Elle eut un petit cri de joie, se leva vive-
ment, et saisissant la main de Pierrepont :
— Ail! dit-elle, vous êtes un gentilhomme!
— Ainsi, chère madam;', vous voulez bien vous charger de mon
message?
— Je crois bien ! dit la charmante femme, en se rejetant tout
animée dans son fauteuil.
— Mais vous qui êtes un peu sa confidente, ne pouvez-vous
prévoir comment sera reçu ce message?
— Je dois vous dire d'abord que je ne connais absolument rien
de ses secrets de cœur, si elle en a... Mais enfin, d'après tout ce
que je puis imaginer, je serais plus qu'étonnée si votre demande
n'était pas bien accueillie.
— Yous sayez:, dit Pierre presque timidement, que je ne suis pas
riche?
— Yous l'êtes pour elle... pauvre fille... et d'ailleurs... — Elle
s'interrompit et reprit :
— Yotre tante, qu'est-ce qu'elle dit?
— Elle ne dit rien... car elle ne sait rien.
jyjme d'Aymaret se dressa brusquement :
— M'ais, mon cher monsieur, c'est très grave, cela!.. Il peut y
avoir là un obstacle terrible !
— Il peut y avoir là un gros ennui, mais pas un obstacle... Yous
pouvez croire que je ne fais pas une pareille démarche sans être
49 REVUE DES DEUX MONDES.
bien résolu à tenir, quoi qu'il arrive, l'engagement que vous allez
prendre pour moi.
— Mon cher monsieur, dit la jeune femme, vous avez compris
que votre mariage avec Béatrice était mon rêve... mais je suis
pourtant trop votre amie, pour ne pas vous demander si vous
avez bien réfléchi à toutes les conséquences possibles de votre ré-
solution ?
— Chère madame, j'ai tout prévu... Il est évident que ma tante
qui avait, comme vous le savez, d'autres projets pour moi, sera
d'aboid fort irritée de mon choix... Cependant, je crois qu'elle a un
peu d'attachement pour moi, et je suis sur qu'elle en a beaucoup
pour notre nom de famille, dont je suis l'unique représentant... Je
ne désespère donc pas, je vous l'avoue, de l'amener, à force de
bonnes raisons et de bons procédés, à approuver mon mariage
avec ]\F* de Sardonne... Mais enfin, je ne me dissimule pas que je
cours le risque sérieux de perdre ses bontés dans le présent, peut-
être même dans l'avenir... Je mentirais si je vous disais qu'il ne
m'en coûterait pas de renoncer aux espérances de fortune que je
puis avoir de ce côté ; mais il m'en coûterait davantage de renon-
cer au bonheur que je me promets de mon union avec votre
amie... Tout ce que je demande, c'est qu'elle partage mes senti-
mens à cet égard, et qu'en daignant accepter ma main, elle ne
cède point à l'appât d'une grande fortune qui peut parfaitement
nous échapper... Puis-je compter^absolument sur vous pour ne lui
laisser aucune illusion à ce sujet?
— Vous le pouvez certainement.
— Vous connaissez ma fortune personnelle... elle est fort mo-
deste... qu'elle le sache bien.
— J'ai l'idée, dit M"*® d'Aymaret en souriant^ que Béatrice se
préoccupera beaucoup moins que vous de ces détails... Elle a na-
turellement des goûts élégans et distingués, c'est vrai... c'est une
grande dame... Mais ce sont précisément les grandes dames qui
soutiennent le mieux au besoin la simplicité et la médiocrité de la
vie... Cependant, voyons... laissez-moi penser un peu... — Elle
appuya son coude sur le bras de son fauteuil et posa sa joUe tête
sur ses doigts écartés; après un moment de méditation, elle de-
manda à Pierrepont, en rougissant, s'il aurait une répugnance
insurmontable à accepter une occupation, pas trop absorbante,
qui pourrait ajouter à son revenu quelques ressources sérieuses.
Elle avait des parens et des amis dans de grandes administrations
financii^res, où elle croyait pouvoir lui assurer qu'il trouverait une
de ces situations qui exigent plus d'honorabilité que de connais-
sances spéciales. — Il la remercia, en rougissant un peu à son
HONNEUR d'artiste. M
tour, de vouloir bien entrer si avant dans ses intérêts, et se mon-
tra cordialement disposé à profiter de ses bons offices.
— Et quand voulez-vous, lui dit-elle alors, que je parle à Béa-
trice ?
— Chère madame, le plus tôt possible, je vous en prie... je vous
avoue que je serai jusque-là dans des transes mortelles... Vous
voyez que je joue toute ma destinée sur cette carte... c'est vrai-
ment pour moi un moment solennel... et malgré vos bonnes pa-
roles... je n'ai pas grande confiance... j'ai peur !
— Bon, cela ! dit la vicomtesse, en riant. — Eh bien, je vais lui
donner un rendez-vous pour demain.
Elle s'approcha de son petit bureau, et écrivit ce court billet :
« Chérie, je voudrais te voir un instant seule! — Je suis chargée
de quelque chose pour toi. Demain matin à dix heures je frapperai
à ta porte. Tendresses. — Élise. »
Elle remit le billet à Pierrepont, et convint avec lui qu'elle le
rencontrerait le lendemain dans une avenue du parc des Genêts, en
sortant de son entrevue avec Béatrice.
A peine rentré au château, Pierrepont fit tenir à Béatrice, qui s'ap-
prêtait pour le dîner, le message de AP^d'Aymaret. Elle le lut à la
hâte, et n'y vit d'abord rien d'extraordinaire, rien qui le distinguât
de la menue correspondance qu'elle échangeait presque chaque jour
avec son amie. Dans la soirée seulement, quand Pierre lui demanda
si elle avait reçu le billet qu'il lui avait apporté de la part de
^£me d'Aymaret, elle fut frappée de son air d'embarras et du trouble
de son regard.
— Vous êtes allé chez M""® d'Aymaret aujourd'hui? demandâ-
t-elle.
— Oui... nous avons même eu ensemble une conversation très
longue... et très intéressante...
— Ah ! dit-elle : sur quoi ?
— Sur vous.
Elle ne répondit rien, et s'éloigna doucement. Elle était près de
défaillir. Elle avait été envahie tout à coup par un pressentiment
de la vérité. II lui semblait quelle avait été brusquement traversée
par un éclair qui la laissait à demi foudroyée.
La lâche la plus dure que Béatrice etit à remplir auprès de la
baronne était de lui faire la lecture le soir et quelquefois assez
avant dans la nuit, pour l'endormir. Elle allait ensuite dormir elle-
même, quand elle pouvait. Cette nuit-là, elle ne le put pas. Elle
passa de longues heures jusqu'au jour à relire et à commenter le
billet de M""" d'Aymaret, — à se convaincre de plus en plus qu'elle
allait être soumise à la terrible épreuve dont le sermon comminatoire
de]\P® de Montauron lui avait fait sentir, quelques jours auparavant.
42 REVUE DES DEUX MONDES.
la première angoisse. — C'était dorxC vrai! L'homme qui depuis tant
d'années était la pensée unique de son cœur, allait — contre toulie
espérance — lui demander cette main qu'elle brûlait de mettre dans
la sienne, — et elle allait être contrainte de la lui refuser, sous
peine de manquer à des devoirs sacrés de conscience et d'honneur,
non seulement envers elle-même, mais envers lui. N'était-elle pas
avertie qu'en l'épousant, elle le ruinait? Lui dire pourquoi elle re-
fusait, lui donner du moins et se donner à elle-même cette conso-
lation, elle ne le pouvait pas sans forfaire à sa parole, et sans for-
cer en outre celui qu'elle aimait à braver par point d'honneur une
querelle de famille dont il serait infailliblement la victime.
Dans sa détresse profonde, sa prière habituelle ne lui parut pas
suffisante pour demander de la force à Celui qui en est la source.
Elle sortit du château au petit jour, et se rendit à travers la rosée
du malin à l'église de la paroisse, dont le clocher s'élève sur la
lisière des bois. A cette heure, l'église était déserte. Elle s'y pro-
sterna sur les dalles, le front sur la balustrade de l'autel, priant
et pleurant avec la ferveur désespérée d'une martyre qui s'apprête
au suprême sacrifice.
En revenant, comme elle suivait sous la feuillée le bord de la
rivière, elle s'agenouilla sur la berge, trempa son mouchoir dans
l'eau et baigna longuement ses yeux pour y effacer la trace de ses
larmes.
Deux heures plus tard, M°^^ d'Aymaret entrait dans sa chambre,
l'œil rayonnant. Elles s'embrassèrent comme de coutume. Puis Béa-
trice la prévenant avec une sorte de précipitation :
— Comme c'est singulier! dit-elle. Quand j'ai reçu ton billet
hier soir, j'allais t'écrire moi-même pour te prier de venir ce ma-
tin... J'ai un service à te demander.
— Un service? répéta x\l™® d'Aymaret en s'asseyant près d'elle.
— Oui... Tu connais particuhèrement, n'est-ce pas, le curé de
Saint ***.
Elle nomma une des grandes paroisses de Paris.
— L'abbé D***? Certainement. C'est mon directeur.
— Je crois qu'il est supérieur des carméUtes de la rue Denfer?
— Oui, je pense.
— Tu serais aimable de lui écrire deux mots de préface pour
me recommander à sa bienveillance. Je voudrais me mettre en re-
lations avec lui.
Le visage de M"'^ d'Aymaret s'altéra : elle interrogea Béatrice
d'un regard inquiet.
— Tu ne songes pas par hasard?., dit-elle avec hésitation.
— A entrer au Carniel? dit Béatrice. — Pardon... j'y songe beau-
coup... et depuis longtemps... Que puis-je faire de mieux que de
HONNEUR d'artiste. IiS\
quitter im monde si dur pour moi?.. Excuse-moi, ma chérie, si je
ne t'ai pas parlé plus tôt d^ mes projets... Mais il y a des choses
sur lesquelles il ne faut prendre conseil que de soi... Quand on
consulte, en matière de courage ou de vocation, c'est qu'on n'a ni
l'un ni l'autre...
— Mais grand Dieu! ma pauvre enfont, s'écria M""" d'Aymaret,
ta vocation n'est faite que de découragement et de désespoir... Tu
mènes ici, auprès de ta fausse bienfaitrice, une odieuse existence,
c'est vrai, et ce qu'il y a de pis, sans espoir d'une amélioration:
probable... Mais si je t'apportais, moi, non seulement l'espoir,.
mais la certitude d'une destinée meilleure, plus douce, plus di-
gne... d'un avenir heureux enfin?.. Voyons... je t'ai, dit; que j'étais
chargée d'un message pour toi... Veux-tu me faire le plaish* de
l'écouter?
— Certainement... parle; mais quel qu!il soit, il ne peut rien
changer à mes dispositions...
— Tu vas rendre alors un galant homme bien malheureux... Je:
parle du marquis de Pierrepont, qui t'aime de tout son cœur et qui
te' demande bravement ta main.
Béatrice attacha sur son amie un regard fixe, étrange, où la sur-
prise semblait mêlée d'une sorte d'égarement.
— Mon Dieu! murmurait-elli3 d'une voix sourde.
— Eh bien, chérie, dit M"^^ d'Aymaret en lui saisissant la main.,
est-ce que cela ne vaut pas mieux que le couvent?
— Je suis, comme tu le vois, répondit la jeune fille, bien trou-
blée de ce que tu me dis... Mais ne te méprends pas sur la cause
de mon é:notion..^ C'est de l'étonnement... c'est de la reconnais-
sance... J'ai beaucoup de chagrin de ne pouvoir répondre que par
un refus à la générosité de M. de Pierrepont... à l'honneurqu'il vou-
lait bien me faire... Mais, comme je te l'ai dit, je me suis habituée
dès longtemps à d'autres pensées, à d'autres sentimens... et je n'en
puis changer.
— J'avais cru comprendre que ton projet d'entrer, en religion
n'était pas encore arrêté d'une manière irrévocable.
— Sans doute... j'ai besoin de me consulter encore.
— Alors, tu me permets de dire au marquis que tu réfléchiras...
qu'il ne doit pas renoncer à tout espoir?
— Si tu lui disais cela, tu le tromperais.
— Commtnt! même si tu n'entrais pas au< couvent, tu refuse-
rais encore sa main ?
— Oui.
— Ah! s'écria M"^® d'Aymarett, ce n'est pas possible !... Tu aimeS'.
quelqu'un!
Béatrice ne répondit pas.
!l!l REVUE DES DEUX MONDES.
— Tu aimes quelqu'un? répéta M™® d'Aymaret, sans se douter
de la torture qu'elle infligeait à son amie.
— Peut-être, murmura Béatrice.
— Sans espérance, alors?
Béatrice répondit par un signe de tête mélancolique.
— Je ne puis savoir qui?
— Puis-je te prier de ne pas insister?
— Allons ! c'est bien ! dit la jeune femme en se levant avec un
peu de vivacité... tu m'avais accoutumée à plus de confiance!..
Au revoir, ma chère ! — et elle se dirigea vers la porte.
— Tu ne m'embrasses pas?., dit la pauvre Béatrice.
— Tout de même ! dit M™*^ d'Aymaret, en se retournant et en
lui sautant au cou. — Elles s'embrassèrent en pleurant toutes deux.
Au milieu de cette efïusion elles échangèrent encore quelques mots,
Béatrice recommandant à la vicomtesse, pour des raisons qu'elle
lui expliqua brièvement, de ne confier à personne, sauf à Pierre-
pont, le secret de son entrée probable au Garmel.
Mme d'Aymaret sortit du château et reprit le chemin des Loges,
en cherchant dans sa tête le moyen d'atténuer autant que possible
le coup qu'elle allait porter à Pierrepont. Elle résolut d'appuyer
sur l'entrée au couvent, et de laisser dans l'ombre l'attachement
mystérieux dont elle avait arraché à Béatrice la demi-confidence.
Elle aperçut bientôt le marquis se promenant lentement dans l'ave-
nue où elle lui avait donné rendez-vous. L'apercevant de son
côté, il s'approcha à la hâte, et Usant son arrêt sur les traits boule-
versés de la jeune femme : — C'est non? demanda-t-il froide-
ment. — Elle lui serra fortement la main, et se mettant en marche à
son côté, tout agitée, elle lui dit avec une animation fébrile : —
Rien de blessant pour vous... pour votre dignité... Au contraire!..
Elle a été touchée jusqu'aux larmes de ce qu'elle-même appelle
votre générosité... Mais elle a pris un grand parti... Elle entre
en religion... elle se fait carmélite... Oui, parfaitement... carmélite!
Ma surprise n'a pas été moins grande que la vôtre... car je l'ai tou-
jours connue pieuse, croyante, mais pas dévote... Il faut que ce
soit sa vie misérable auprès de votre horrible tante... passez-moi
le mot!., qui l'ait poussée au mysticisme!.. Je lui ai promis le se-
cret, à propos, sauf avec vous... Votre tante sera furieuse de la
perdre, naturellement... Et Béatrice ne la préviendra qu'au dernier
moment. Autrement elle craindrait quelque mauvais tour de sa fa-
çon... Et maintenant, mon cher monsieur, si j'avais un conseil
à vous donner... — Elle s'interrompit brusquement en voyant
l'efïrayante pâleur de son visage, cessa de marcher, et lui tou-
chant doucement l'épaule de sa petite main gantée :
— Vous avez beaucoup de peine, mon ami ?
HONNEUR d'artiste. A5
— C'est ma vie qui s'écroule! dit Pierrepont avec un triste sou-
lire. — Excusez-moi. . . croyez que je n'oublierai jamais votre bonté. . .
Vous êtes bien sûre qu'elle entre au couvent?
— Elle m'a chargée de la mettre en rapport avec le curé de S***
qui est supérieur du Carmel.
— Vous êtes sûre que ce n'est pas un prétexte? qu'elle n'aime
personne?
— Qui aimerait-elle? C'est de toute invraisemblance.
— C'est encore quelque chose, murmura Pierrepont, qu'elle
n'appartienne pas à un autre.
— Et maintenant, mon cher monsiem*, dit la jeune femme en
reprenant sa marche, il faudrait vous éloigner pour quelque temps,
si c'est possible.
— C'est ce que je compte faire.
— Mais votre tante, comment lui expliquer votre départ au beau
milieu de ses réceptions ?
— Le hasard me fournit justement une excuse qu'elle acceptera,
j'espère. J'ai reçu hier d'un de mes amis d'Angleterre, lord S***, une
lettre qui m'invite à aller passer deux ou trois semaines à Batsford-
Park. L'invitation a un caractère spécial. Il s'agit d'une réunion de
chasse à laquelle doit assister un personnage royal qui a bien voulu
me nommer parmi les hôtes qu'il aimerait à y rencontrer. Je me
propose de partir demain...
— C'est le mieux ! dit M""* d'Aymaret.
Ils étaient en vue des Loges : il s'arrêta et lui prit la main :
— Je ne sais même pas si je vous reverrai... Adieu donc... et
encore merci !
— Merci de quoi, mon Dieu !
— De votre chère amitié. — Adieu, madame.
— Adieu !
Elle s'éloigna rapidement dans la direction des Loges, tandis
que Pierrepont reprenait le chemin du château.
Sous prétexte d'une violente migraine, M'^*" de Sardonne s'abstint
ce matin-là de paraître au déjeuner. Son absence n'échappa pas à
l'attention toujours en éveil de M"'^ de Montauron, et la sombre rê-
verie de son neveu ne lui échappa pas davantage. Elle avait été in-
formée en outre que M""® d'Aymaret avait eu dans la matinée, aune
hernie peu ordinaire, une conférence avec Béatrice ; en rapprochant
dans sa pensée ces diverses circonstances, elle ne fut pas loin de
soupçonner la vérité. Elle crut comprendre du moins qu'une partie
de ses appréhensions s'était réalisée, que son neveu avait fait ou
fait faire auprès de M^'® de Sardonne quelque démarche décisive...
Quel en avait été le résultat? Elle l'ignorait. L'accablement visible
de son neveu pouvait signifier qu'il avait essuyé un refus. Mais il
h6 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvait signifier aussi qu"ii avait été instruit par quelque trahison
de Béatrice de l'oppositiom et des menaces de sa tante, et qu'il mé-
ditait sur ce texte.
Cette incertitude et l'attente de quelque scène pénible maintin-
rent pendant tout le jour M™^ de Montauron dans une terrible agi-
tation d'esprit. Aussi quand, dans la soirée-, Pierrepont lui commu-
niqua la lettre de lord S*** et lui annonça, sous la réserve de son
agrément, qu'il comptait partir le lendemain, la première impres-
sion de la baronne lut celle d'un profond soulagement. De quelques
prétextes qu'on la couvrît, cette fugue improvisée ne pouvait guère
s'expliquer' que par le désespoir d'un amoureux éconduit... Béa-
trice avait donc tenu sa parole, et tout danger de ce côté paraissait
écarté. En d'autres temps, la baronne aurait très probablement
contesté la force obligatoire de l'invitation venue d'Angleterre.
Mais, si le départ de son neveu dans les conjonctures présentes
dérangeait quelques-uns de ses plans, et la contrariait à beaucoup,
d'égards, il la délivrait d'une si pesante obsession qu'elle s'y résigna
d'assez bonne grâce.
En conséquence, le lendemain, dès la pointe du jour, le marquis
d& Pierrepont montait en chemin de fer, accompagné des béné-
dictions de sa tante et des malédictions de ces demoiselles.
VII.
RIVAUX.
Quand Pierrepont quitta le château des Genêts dans les circon-
stances que nous venons de raconter, il y avait déjà une douzaine
de jours que Jacques Fabrice l'avait quitté lui-même, rappelé à
Paris par une indisposition' de sa» fille Marcelle, qui avait donné
quelques inquiétudes aux Dames d'Auteuil chez lesquelles l'enfant
était en pension. M-""*^ de Montauron avait vu avec un extrême ennui
le départ du peintre, qui ajournait indéfiniment l'achèvement de
son portrait, dont elle était avec juste raison fort satisfaite et glo-
rieuse : car elle s'y voyait aussi ressemblante que dans son miroir,
avec je ne sais quoi de- plus que son miroir lui refusait obstinément
et que l'artiste avait eu la générosité do lui prêter. — Le lende-
main de son arrivée à Paris, Fabrice avait écrit à. la baronne qu'il
avait trouvé sa fille à' peu près rétablie,, mais qu'il devait cepen-
dant prolonger son absence d'une semaine ou deux pour lui don-
ner, avant de la remettre en pension, les distractions et l'exercice
qui lui étaient recommandés. Pierrepont, témoin du vif déplaisir'
que sa tante éprouvait de ces longs délais, lui suggéra l'idée do-
hâter le retour de son peintre en l'invitant à amener avec lui aux
Genêts la petite convalescente pour lui faire respirer le bon air der
HONNEUR d'artiste. Ù7
la campagne. M""® de Montauron, tout en maugréant un peu, y
avait consenti, et Pierrepont devant traverser Paris pour aller s'efti-
barquer à Boulogne, elle l'avait chargé de transmettre en passant
cette invitation à Fabrice.
Quand Pierrepont annonça préalablement à son ami son départ
pour l'Angleterre, et son dessein d'y passer plusieuis semaines,
Fabrice ne put dissimuler une violente surprise.
— Mais... dit-il, et vos projets de mariage, que deviennent-ils
dans tout cela?
— Mes projets de mariage, mon cher, répliqua "Pierrepont, vont
rejoindre les vieilles lunes... Vu de loin, le mariage m'avait ofïert,
comme à beaucoup de braves gens de mon âge, une image assez
attrayante... Mais à mesure que j'en approchais, il prenait des
formes de sphinx et de chimère qui me faisaient réiléchir... Bref,
quand j'ai eu le nez sur l'obstacle, j'ai senti qu'il était décidément
trop fort pour mes moyens... Je le refuse, et je rentre dans ma
chère liberté.
— Et votre tante ?
— Ma tante se résigne plus ou moins... mais elle vous réclame
à grands cris, et pour prévenir toute objection, elle vous , prie de
lui amener votre petite Marcelle, qui fera là-bas une bonne provi-
sion de santé en courant dans les bois.
Tout en protestant de sa reconnaissance pour la gracieuse atten-
tion, Fabrice laissa von* beaucoup d'hésitation et d'embarras. Pierre
insista : il y aurait une femme de chambre de confiance spéciale-
ment consacrée à surveiller et à soigner l'enfant ; le médecin
viendrait la voir chaque matin, s'il le désirait... Enfin, Fabrice,
semblant prendre avec elïort quelque résolution difficile, demanda
à Pierre s'il pouvait lui accorder une demi^heure d'entretien.
— Une demi-heure... une heure... ce que vous voudrez...
— Asseyez-vcus donc, dit Fabrice en lui montrant le large divan
qui occupait un des côtés de l'atelier; il prit place lui-même à côté
du marquis, puis commença ainsi d'une voix un peu troublfe :
— Je vais être sans doute très indiscret... Mais dois-je entendre,
d'après ce que vous venez de me dire, que vous avez quitté les
Genêts libre de tout engagement et même de tout sentiment qui
pourrait avoh' le mariage pour objet?
— C'est exactement ma situation, dit Pierrepont.
— Eh bien! dit Fabrice, vous m'étonnez au suprême degré...
J'aurais parié ma vie que vous aimiez M^^^ de Sardonne et que vous
vous proposiez de l'épouser.
— Quelle singulière idéel.. dit froidement Pierrepont. Non. J'ai
connu M^'^ de Sardonne tout enfant... J'ai pour elle une amitié de
48 REVUE DES DEUX MONDES.
bon camarade... et c'est tout. Vous savez, d'ailleurs, que j'ai peu
de fortune et qu'elle n'a rien... Un mariage entre nous serait une
pure extravagance.
— Puisqu'il en est ainsi, reprit Fabrice, je puis vous faire ma
confession. La lettre qui m'informait d'une légère indisposition de
ma fille m'apprenait, en même temps, qu'elle en était complètement
remise, et je n'aurais même pas fait le voyage de Paris si je n'avais
cru devoir saisir cette occasion — cette excuse — pour mettre dans
mes relations avec M''® Béatrice un temps d'arrêt. Je voulais rompre,
s'il était possible, l'entraînement que je sentais vers elle, et qui me
semblait non-seulement dangereux pour mon repos, mais déloyal
envers vous.
— Ces scrupules sont dignes de vous, mon cher maître, dit le
marquis ; mais ils ne sont pas fondés... et si vous avez, comme je
crois le comprendre, des vues sur iF® de Sardonne, vous n'avez à
craindre, je vous le répète, aucune rivalité de ma part.
— Vous m'excuserez de vous dire, mon cher marquis, que cela
ne me suffit pas tout à fait... M"® de Sardonne est presque de votre
famille, et nous sommes, vous et moi, dans des termes tels qu'il
me serait impossible de m' abandonner à mes sentimens pour cette
jeune fille s'ils n'avaient pas votre approbation.
Pierrepont s'inclina avec gravité et Fabrice poursuivit :
— Mais avant d'approuver mes sentimens, il faut que vous les
connaissiez... Ils sont formés d'élémens de diverse nature... les
uns assez honorables, je crois... les autres qui le sont peut-être
moins... Vous allez en juger. Je puis d'abord vous dire avec vérité
que dans mes relations quotidiennes avec M^''' Béatrice, soit dans
le salon de votre tante, soit pendant nos leçons d'aquarelle, j'ai été
saisi chaque jour davantage de sympathie, d'estime et de respect
pour sa conduite, pour ses mérites, pour ses souffrances. Il est im-
possible de supporter Finfortune avec une plus fière résignation. Il
est impossible de soutenir avec plus de décence et de dignité une
situation déclassée, déhcate et dangereuse... Je puis dire encore
avec la même vérité que l'idée de relever cette noble créature de
l'espèce d'abaissement où le sort l'a jetée a été pour moi d'une séduc-
tion infinie... Mais enfin, avant tout et dès la première heure, j'ai été
conquis par sa beauté. — Vous avez, me disiez- vous, connu AF^ de
Sardonne dès son enfance, et il est possible que la longue habitude,
comme il arrive quelquefois, vous ait un peu blasé sur le charme
de sa personne... Mais ce charme est très grand... Elle a la grâce
pure, sérieuse et un peu tragique de ces Muses auxquelles on met
une étoile au front... Elle a aussi d^une Muse la voix musicale et
grave... C'est un enchantement de l'entendre hre, et, dans nos
HONNEUR d'artiste. Û^
séances pour le portrait de votre tante, en voyant, en écoutant
cette belle liseuse, j'ai eu souvent la folie de la transporter par la
pensée dans cet atelier où nous voilà... et qui devenait aussitôt un
paradis de lumière... Si j'avais rencontré M'^" de Sardonne dans la
condition sociale où elle était née, ce n'eût été là, sans doute, qu'un
rêve passager d'artiste, un de ces rêves que nous faisons souvent...
car nous sommes, pour la plupart, des amoureux très aristocrates...
Nous vivons les trois quarts du temps, par l'imagination, en haute
compagnie... Nous hantons assez familièrement les grandes dames
sur les terrasses de leurs palais et les déesses sur leurs nuées...
C'est même une de nos grandes douleurs de retomber de ces ré-
gions et de ces sociétés idéales dans le terre-à-terre et les plati-
tudes de la réalité... Et c'est surtout en matière d'amour et de
mariage que nos chutes sont profondes et nos désenchantemens
amers... Hélas! qui le sait mieux que moi?.. Eh bien! je vous di-
sais que si j'avais rencontré M"® de Sardonne dans tout l'éclat de
sa naissance et de sa fortune, je connais trop les lois et les habi-
tudes du monde pour que l'idée me fût venue de prétendre à sa
main... Mais enfin, je la voyais malheureuse et pauvre, — et j'étais
tout au moins sur le chemin de la richesse... C'était comme un
rapprochement entre nous... Je pouvais, dès à présent, lui offrir
une existence indépendante... placer sa beauté dans un cadre digne
d'elle... et je me laissais gagner peu à peu à une tentation si
puissante, — quand il m'a semblé que votre amitié pour M^'^ de
Sardonne prenait le caractère du plus sérieux attachement... Dès ce
moment, ma conduite était clairement indiquée... Je me suis
sauvé...
— Mon cher maître, dit Pierrepont, vous êtes un grand enfant...
Il fallait me conter tout cela là-bas... Cela vous eût épargné le
voyage, aller et retour.
— Si je donnais suite à ce rêve, reprit le peintre, je pourrais
donc compter, mon cher marquis, sur votre sympathie et sur vos
bons conseils?..
— La sympathie va de soi... Quant aux conseils, ils sont tou-
jours très délicats en pareille affaire... Je ne voudrais pas vous
engager dans une fausse démarche... Avant tout, j'aurais besoin
de savoir si M^'^ de Sardonne partage à quelque degré vos sen-
tjmens?..
— Elle les ignore absolument, dit Fabrice.
— Vous en êtes sûr?.. Dans vos longs tête-à-tête, pendant vos
leçons d'aquarelle, il ne vous est jamais échappé un mot qui pût
les lui faire soupçonner?
— Jamais. J'étais votre hôte.
TOME xcvm. — 1890. 4
50 REVUE DES nEUi. MONDES.
— C'est d'un honnête homme. Mais désormais, en ce qui me
concerne, vous êtes hbre. Je n'ai ni le droit ni la volonté de m'op-
poser au bonheur de M"^ de Sardonne, si elle doit le trouver auprès
de vous.
— Mais vous qui la connaissez depuis longtemps, mon cher mar-
quis, pensez-vous que j'aie quelque espoir de lui voir accueillir dm
demande, si jamais j'ose la lui adiesser?
— A cet égard, je ne sais trop que vous dire... C'est une per-
sonne assez mystérieuse... Elle avait eu, dit-on, dans les temps,
des idées de couvent... Mais c'était peut-être faute de mieux.
— Votre tante?
— Matante tient infiniment à sa lectrice, et vous ne devez pas
vous attendre à beaucoup de bonne volonté de sa part... Mais elle
n'a aucune autorité légale sur M"^ de Sardonne, qui dépend uni-
quement de son tuteur, un ancien ami de son père, fort insou-
ciant... 11 ferait certainement ce qu'elle désuerait.
Après un court silence :
— Pensez-vous, reprit Fabrice, que M"® Béatrice aimerait ma
fdle... qu'elle serait bonne pour elle?
— Pourquoi supposer le contraire?
— Sans doute... Ainsi votre tante me permet d'emmener l'en-
lant'là-bas?
— Elle vous le demande.
Il y eut un nouveau silence.
— Eh bien! mon cher maître, est-ce tout ce que vous désirez
savoir de moi?
— C'est tout... Je vous suis mille fois reconnaissant... Si vous
voulez me donner votre adresse en Angleterre?
Pierrepont se leva et écrivit deux lignes sur une de ses cartes,
qu'il lui remit :
— Voilà! Batsford Park, Moreton in Marsh, Worcester. —
Allons ! au revoir !
— Vous partez ce soir?
— Ce soir... oui... parfaitement. — Au revoir!
Ils se serrèrent la main et se séparèrent.
C'était par un rude efïort de volonté et de fierté que le marquis
de Pierrepont avait subi jusqu'au bout avec un calme apparent un
entrelien qui avait été pour lui un long supphce. Il avait dû plus
d'une fois faire appel à toute sa raison pom' ne pas accuser Fa-
brice d'un raffinement d'ironique cruauté... Le peintre avait eu
beau lui affirmer, avec une évidente sincérité, que Béatrice igno-
rait son amour pour elle, qu'en savait-il? Les femmes ont, en pa-
reille matière, la divination bien subtile, surtout avec les simples
I
HONNEUR d'artiste. 51
comme Jacques Fabrice : peut-être la cause véritable du refus que
Piorrepont avait essuyé était-elle dans cet amour entrevu par celle
qui en était l'objet, et qu'elle se sentait toute prête à partager dès
qu'il lui serait avoué? Au point de réputation où Jacques était alors
arrivé, on savait qu'une grande fortune lui était assurée, et que,
dès ce moment même, il disposait d'un large revenu : cela aussi
pouvait être un puissant attrait pour une jeune fdle élevée dans le
luxe et fatiguée, de privations.
Bref, tout en faisant son possible pour se persuader que ses
craintes étaient chimériques et que son rival trouverait Béatrice
aussi inflexible qu'il l'avait trouvée lui-même, Pierre ne pouvait se
défendre ni des angoisses poignantes ni des injustices folles de la
jalousie. Il en voulait presque à Fabrice d'une loyauté de conduite
devant laquelle il était forcé de s'incliner, quand il eût été heu-
reux de pouvoir lui jeter quelque sanglant reproche au visage.
C'était donc, hélas! avec un sentiment bien voisin de la haine qu'il
s'éloignait en cet instant de l'ami de sa jeunesse. — Celui-ci, de
son côté, gardait de leur conférence une impression équivoque et
pénible. Le langage courtois et la physionomie à peu près impas-
sible du marquis n'avaient pu lui dissimuler entièrement l'espèce
de gêne et de froideur avec laquelle il avait reçu sa confidence.
Mais, après y avoir réfléchi, il s'expliqua cette attitude contrainte
par une raison qui avait de la vraisemblance. Il y avait eu sans
doute, au premier abord, quelque chose de choquant pour les ha-
bitudes d'esprit de Pierrepont dans la pensée de voir un homme
de la plus humble origine prétendre à la main d'une fille de haute
naissance qui était presque sa parente. C'était ainsi que, plus d'une
fois dans le cours de leurs relations amicales, Fabrice avait senti
percer, à travers le dilettantisme aimable et libéral du marquis,
une pointe de protection aristocratique où l'ami jouait un peu au
Mécène. L'artiste en souriait, comme un sage et un juste qu'il
était, comprenant que ces faiblesses sont dans le sang, et les excu-
sant volontiers quand elles sont doublées, comme elles l'étaient
chez Pierrepont, d'une véritable noblesse de sentimens.
Le. soir de ce même jour Fabrice écrivait à la baronne de Mon-
tauron pour la remcrciei- de son obligeante invitation, et le surlen-
demain il arrivait aux Genêts, accompagné de la petite Marcelle.
Octave Feuillet.
(La deuxième partie au prochain n°.)
ETUDES
D'HISTOIRE RELIGIEUSE
LE CHRISTIANISME ET L'INVASION DES BARBARES.
II'.
LE CHRISTIANISME EST-IL RESPONSABLE DE LA RUINE DE L'EMPIRE?
Nous nous sommes un peu attardés à l'analyse de la Cité de
Dieu. L'importance des derniers livres nous a fait oublier les pre-
miers : il convient d'y revenir. Laissons de côté les grands déve-
loppemens historiques sur la suite des empires et l'exposition ma-
gistrale de la doctrine chrétienne, quelque intérêt qu'on y trouve,
pour nous occuper encore de la question que saint Augustin a
voulu traiter au début de son ouvrage, et qui fut pour lui l'occasion
de l'entreprendre.
A-t-il réfuté victorieusement ceux qui rendaient le christianisme
responsable des malheurs publics? 11 faut bien croire que non,
(1) Voyez la Bévue du 15 janvier.
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 53
puisque, dans la suite, on a souvent renouvelé ce reproche. Pour
ne parler que des temps rapprochés de nous, Montesquieu, en
étudiant les causes de la décadence des Romains, s'est demandé si
l'établissement du christianisme n'y était pas pour quelque chose ;
mais, une fois la question posée, il tourne court et ne répond pas.
L'abbé Raynal, dans son Histoire politique et pldlosophiqiie des
ètablissemem des Européens dans les Indes, l'accuse d'être trop
timide et se charge de répondre à sa place. Gomme on peut s'y
attendre, il le tait de laçon à flatter toutes les opinions de son
temps. Il maltraite Constantin et déclare que les lois qu'il a faites
pour amener le triomphe du christianisme ont causé la ruine de
l'empire. Il est vrai que ses argumens sont si médiocres et qu'il
connaît si mal l'histoire qu'il est impossible de lui accorder la
moindre autorité (1). Gibbon, au contraire, en a beaucoup. Il n'a
pas voulu aborder ouvertement, dans son ouvrage, la question
qui nous occupe; mais, à regarder de près, il la résout : tout y est
dirigé de façon à rejeter sur les princes chrétiens et sur le chris-
tianisme lui-même les fautes qui furent alors commises, en sorte
qu'on y prend cette impression que les contemporains n'avaient
pas tort de prétendre qu'il avait tout perdu. Il me semble qu'avec
quelques réserves et quelques adoucissemens, la plupart des his-
toriens de nos jours pensent comme Gibbon.
Il faut voir s'ils ont raison. Le problème historique qui se posa
en liiO, à propos de la prise de Rome, mérite d'être repris et dis-
cuté. Je sais bien que la solution n'en est pas facile. Nous avons déjà
grand'peine à bien connaître les événemens, surtout quand ils se
sont passés si loin de nous et qu'ils nous ont été racontés par des
témoins passionnés et partiaux; comment espérer que nous pourrons
en démêler les causes? Il n'y a pas de science plus aventureuse que
celle qu'on appelle la philosophie de l'histoire; précisément parce
qu'elle est fort incertaine, elle a le tort d'être d'une extrême com-
plaisance et de fournir toujours les raisons qu'on veut trouver.
Chacun en tire à sa volonté les conclusions les plus différentes, et
les mêmes laits, suivant la façon dont on les présente, servent à
soutenir des opinions entièrement opposées. Mais, s'il est difficile,
dans les études de ce genre, de se satisfaire tout à fait, lorsqu'on
les aborde sans parti pris, qu'on prend la résolution d'être sobre
de conjectures, de s'abstenir de conclusions trop rapides, de se
résigner à ignorer ce qu'il n'est pas possible de savoir, on peut
espérer au moins approcher de la vérité.
(1) Il attribue à Constantin une loi qui déclarait libres tous les esclaves qui se fai-
saient chrétiens. Je n'ai pas besoin de dire qu'il n'y a pas trace d'une loi aussi insen-
sée dans le code théodosien ni ailleurs.
b!l REVUE DES DEUX MONDES.
I.
Quand les païens soutenaient que l'abandon de l'ancien culte
était la cause des malheurs de l'empire, ils l'entendaient de di-
verses façons. Ceux qui étaient croyans et crédules (il y en avait
beaucoup) prenaient cette affirmation à la lettre. Ils se rappelaient
les miracles qu'on leur aivait contés dans leur jeunesse en leur
montrant les vieux monumens, qui en conservaient la mémoire :
Jupiter arrêtant les fuyards sur le Palatin, les Dioscures apparais-
sajnt aux combattans du lac Régille, Apollon perçant de ses flèches
Ibs ennemis d'Auguste sur la mer d'Actium, etc. Pleins de ces sour
venirs, ils affirmaient, dans la sincérité de leur âme, que les choses
allaient mal parce que les dieux ne venaient plus au secours d'un
pays qui les avait délaissés. Dans les temps calmes, ils se taisaient,
pour ne pas attirer sur eux la colère de l'empereur, qui, à leur
grand scandale, s'était fait chrétien; mais^ à la moindre alerte, ils
reprenaient courage et redemandaient les anciennes cérémonies.
C'est à ceux-là surtout que s'adresse saint Augustin. 11 n'y a pas
à revenu' sur la réponse qu'il leur a faite. Je suppose qu'il n'y a
plus personne aujourd'hui qui pense que l'empire romain a péri
parce que Jupiter et les autres dieux de l'Olympe ne sont pas ve-
nus le défendre.
Mais il se trouvait aussi, parmi les païens, des gens qui alléguaient
des motifs plus sérieux et qui méritent d'être examinés. Ils souter
naient qu'on avait mal fait d'abandonner l'ancienne religion, uni-
quement parce qu'elle était ancienne et qu'il fallait garder les in-
stitutions du passé. Il n'y a jamais eu de conservateurs plus
obstinés que les aristocrates de Rome. Ils regardaient comme le
type d'un État parfait celui où rien ne change. Pendant deux cent
cinquante ans, ils ont tenu tête aux plébéiens opprimés, qui récla-
maient quelques garanties, en leur opposant toujours le même
raisonnement : « Cela ne s'est jamais fait. » A quoi les plébéiens
répondaient avec colère : « Ne faut-il donc rien faire que ce qui
s'est fait auparavant? Nullane re^ nova institui débet? » Cette
aversion des nouveautés survécut: à la répubhque. Pendant
l'empire, elle se cantonna surtout dans le Sénat, où quelques per-
sonnages se rendirent célèbres et s'attirèrent l'estime universelle
en repoussant toutes les innovations, même les plus raisonnables
et les plus justifiées. Leur maxhiie paraît avoir été ce mot du ju-
risconsulte Cassius, une des lumières du parti, qui disait hardi-
ment qu'il ne faut pas toucher aux institutions anciennes, parce que
les aïeux avaient plus de bon sens que ceux qui sont venus après,,
eux, et que « toutes les fois qu'on change, c'est pour fah-e plus
ÉTUDES d'histoire religieuse. 55
mal. )) De Tibère à Constantin, le Sénat s'est beaucoup modifié; une
aristocratie nouvelle a pris la place de l'ancienne, mais en la rem-
plaçant, elle l'a continuée. Elle s'est approprié les traditions qu'elle
a trouvées dans l'héritage et les a pieusement suivies. Quand a
paru le christianisme, elle l'a surtout combattu pai'ce qu'il était une
nouveauté. C'est le grief principal qu'on a contre lui, c'est le grand
argument qu'on lui oppose. Entre ses partisans et ses ennemis
recommence le dialogue qu'on avait entendu pendant deux siècles
entre les tribuns de la plèbe et les déienseurs de la noblesse. Sym-
maque dit : « Il n'est pas permis de renoncer aux usages des
aïeux. Rome est trop vieille pour changer. Suivons nos pères, qui
si longtemps avec profit ont suivi les leurs. » Et saint Ambroise ré-
pond : « 11 n'est jamais trop tard pour apprendre. La sagesse con-
siste à passer dans le meilleur parti, quand on voit qu'on s'est
trompé. Tout n'est pas parfait le premier jour. Le soleil ne brille
pas de tous ses feux à son lever : c'est à mesure qu'il avance qu'il
éclate de lumière et qu'il enflamme de chaleur. »
Le dialogue pouvait continuer longtemps, car les deux adver-
saires avaient d'excellentes raisons à donner pour défendre leur
opinion. Un État a besom à la lois de stabihté et de progrès; la
conservation à outrance et les révolutions sans tin lui sont presque
également nuisibles. Les uns pouvaient donc soutenir que l'empire
était trop malade pour supporter le moindre changement; mais les
autres pouvaient répondre que, dans la situation où il se trouvait,
il était perdu s'il ne se renouvelait vite, et que ce qui meurt de
langueur peut être sauvé par une crise violente. Entre ces affirma-
tions contraires, qui ont toutes une apparence de raison, il est dif-
ficile de se décider, et tant que le débat reste dans ces termes gé-
néraux, où la vérité absolue n'est d'aucun côté, il risque de n'avoir
pas de fin.
Voici pourtant un reproche plus précis et sur lequel il convient
d'insister davantage. Si l'on ne peut pas dire qu'une innovation
soit fâcheuse par elle-même, elle le devient toutes les fois qu'elle
introduit dans l'État un élément contraire à ses institutions et qui
ne peut se concilier avec elles. C'est ce qui arrivait précisément
avec le christianisme. On sait que, dans le monde antique, les reli-
gions étaient locales, c'est-à-dire que chaque pays avait ses dieux
à lui, auxquels il rendait des honneurs particuliers et dont il atten-
dait des faveurs spéciales. Sans doute, cette conception de la divi-
nité était moins large, moins philosophique que celle des chrétiens,
qui admettent l'existence d'un Dieu unique, le même pour tous, à
1 afi"ection duquel toutes Les nations ont un droit égal; mais elle
avait l'avantage d'attacher plus étroitement les citoyens à la cité;
elle donnait au patriotisme un caractère plus saint, et par consé-
56 REVUE DES DEUX MONDES.
quent plus fort, en le faisant profiter de ce respect, de cette véné-
ration qu'on accorde aux choses religieuses. De là peut-être sont
venus chez les peuples antiques, quand ils étaient encore jeunes et
croyans, cette ardeur, cet élan admirable pour défendre la patrie
menacée, ces miracles de dévouement, d'énergie, d'oubli de soi-
même au moment du danger commun, cette passion pour la rendre
florissante et glorieuse. En ce sens, les ennemis du christianisme
pouvaient dire qu'en détruisant l'ancienne religion, il avait ôté un
de ses ressorts au patriotisme et affaibli la résistance contre
l'étranger.
Mais ce qui enlève à cette accusation beaucoup de sa force, c'est
que la religion romaine, au iv'' siècle, n'avait plus le même carac-
tère qu'à ses débuts. Aux dieux du pays, beaucoup d'autres étaient
venus se joindre : « Dieux du ciel et de la terre, dit saint Augus-
tin, dieux de la nuit, des fontaines et des fleuves, indigènes et
étrangers, grecs et barbares: qui pourrait les compter? Elevant
dans les airs l'orgueilleuse fumée de ses sacrifices, Rome avait ap-
pelé, comme par un signal, cette multitude de divinités à son aide,
et leur prodiguait les temples, les autels, les victimes et les
prêtres. » A la vérité, la religion officielle n'était pas changée en
apparence; les rites s'accomplissaient de la même façon, et l'on
s'adressait toujours dans les mêmes termes à Jupiter très bon et
très grand, à Mars vengeur et à Vénus mère; mais c'étaient, pour
le plus grand nombre, de vaines formalités, des cérémonies de
parade qui laissaient lame indifférente. La dévotion véritable s'adres-
sait aux dieux du dehors. Leur culte comportait plus de passion et
de mystère; ils jouissaient du crédit que donne toujours la nou-
veauté; ils inspiraient plus de confiance, parce qu'ayant été moins
souvent invoqués que les autres, ils avaient eu moins l'occasion
de tromper leurs adorateurs. Mais il faut reconnaître que cette dé-
votion n'était pas de nature à profiter beaucoup au patriotisme.
Des divinités étrangères, comme Sérapis ou Mithra, ne pouvaient
pas fournir au sentiment national un aide plus puissant que le Dieu
des chrétiens. On a donc tort d'accuser le christianisme d'avoir
brisé cette alliance entre la religion et la patrie ; elle n'existait plus
guère avant lui. Si c'est vraiment un malheur pour l'Etat qu'elle
ait été rompue, il n'en est pas la cause, et la séparation avait com-
mencé bien avant qu'il ne devînt la rehgion de l'empire.
II.
11 faut remarquer pourtant que les Romains ne plaçaient pas le
dieu des chrétiens sur la même ligne que Sérapis et que Mithra,
comme nous venons de le faire ; ils mettaient entre eux beaucoup
ÉTUDES d'iIISTOIKE RELIGIEUSE. 57
de différence. Tandis que ces derniers s'accommodaient des dieux
de Rome et consentaient à vivre en leur compagnie, le christia-
nisme les avait en horreur et déclarait « que ceux qui leur offrent
des sacrifices doivent être déracinés de la terre. » C'était donc,
pour les Romains, non-seulement une religion étrangère, mais une
religion ennemie. Les dieux ne pouvant pas s'entendre ensemble,
on supposait que leurs adorateurs ne pouvaient pas se souffrir. Ce
qui aidait à croire que les chrétiens étaient mal disposés contre
leurs princes et leur pays, c'est la laçon cruelle dont on les trai-
tait. II était naturel de supposer que des gens qu'on persécutait
sans pitié en devaient éprouver un ressentiment violent et qu'ils
ne cherchaient qu'à se venger. On se trouvait donc amené, comme
il arrive toujours, à les haïr et à les craindre davantage par le mal
même qu'on leur faisait. Aussi les regardait-on comme des ennemis
irréconciliables de tous ceux qui pratiquaient un autre culte, des
gens qui méditaient toute sorte de mauvais desseins contre la paix
publique. C'est bien l'idée qu'en donne Gelse, au commencement
de l'ouvrage qu'il a composé contre eux. « Il y a, dit il, une nou-
velle race d'hommes, nés d'hier, sans patrie ni traditions antiques,
ligués contre toutes les institutions civiles et religieuses, pour-
suivis par la justice, généralement notés d'infamie et se faisant
gloire de l'exécration commune : ce sont les chrétiens. »
Voilà comment on se les figurait au ii° siècle, même dans les
sociétés les plus éclairées; mais on se trompait. Assurément ils
détestaient l'ancienne religion et n'aspiraient qu'à la détruire ; mais
leur haine s'est-elle étendue jusqu'aux princes qui les maltrai-
taient et à l'état social qui ne voulait pas leur laisser le droit de
vivre? C'est ce qu'on ne voit nulle part. Il est impossible de prou-
ver qu'ils aient fait la moindre tentative pour changer des institu-
tions dont ils avaient tant à souffrir. S'ils avaient voulu se venger
de leurs ennemis, les occasions ne leur auraient pas manqué ; ils
n'en ont pas profité. De Néron à Constantin, les conspirations ont
été lort nombreuses ; dans aucune d'elles, ils n'ont jamais été
compromis. Leur loi leur faisait un devoir d'être soumis aux puis-
sances, et aucune épreuve n'a pu ébranler leur fidélité. On a sou-
vent cité le passage de Tertullien qui les montre priant, dans leurs
oratoh'es secrets, pour l'empereur qui les frappe, et demandant
pour lui une longue vie, une domination tranquille, une famille
unie, des armées victorieuses, un sénat fidèle, un peuple obéissant
et la paix dans le monde, ce qui n'est certes pas une attitude de fac-
tieux. Toute la littérature chrétienne de ce temps, les traités des
apologistes, les lettres des évêques, les actes des martyrs (1), con-
(1) Dom Ruinard n'a relevé, dans les interrogations des martyrs, qu'une seule
réponse qui puisse paraître séditieuse. (Voyez les Actes de saint Tarachus.)
58 REYUE DES DEUX MONDES.
finnent le témoignage de Tertullien ; il ne s'y trouve rien qui puisse
justifier cet odium generis humani, qui fut pourtant le grief prin-
cipal de la société romaine contre le christianisme.
Il laut cependant faire une exception. Une haine violente, féroce,
éclate par momens dans les chants des poètes sibyllins. Ces chants
ont un caractère fort original clans l'ancienne littérature chré-
tienne. Ils sont l'œuvre de lettrés qui connaissent et imitent les
classiques, mais ces lettrés ont vécu avec le peuple et ils en ont
pris toutes les rancunes. Ils sont amers contre les riches, qu'ils
accusent de vouloir tout accaparer et de ne rien laisser aux autres :
« Si la terre n'était pas assise et fixée, disent-ils, ils s'arrange-
raient pour que la. lumière ne fût pas également répartie entre
tous, et le soleil, acheté à prix d'or, ne luirait que pour quelques-
uns. » Surtout ils détestent Rome, « la méchante ville, qui a tant
fait souffrir le monde; » ils entrevoient, ils saluent d'avance sa
ruine et souhaitent d'en être témoins : « Quand verrai-je ce jour
terrible pour toi et pour tous les Latins? » Certainement les Ro-
mains ont dû avoir connaissance de ces imprécations ; s'ils ne les
lisaient pas d'eux-mêmes, les apologistes avaient l'imprudence de
les leur signaler, parce qu'ils croyaient y voir des preuves cer-
taines de la vérité de leur doctrine. Que de colères a dû soulever
chez eux cette lecture! et comment n'y auraient-ils pas vu la
preuve manifeste qu'ils avaient bien raison de regarder les chré-
tiens comme de mauvais citoyens? Mais il faut ne pas oublier que
ces chants sont nés dans l'Orient grec, c'est-à-dire dans cette partie
du monde que Rome ne s'est jamais complètement assimilée,
qu'ils viennent presque tous d'Alexandrie, a la di^dne Alexandrie,
mère de cités illustres, » mais aussi ville de railleurs et de mé-
contens, où l'on se moquait de tout et de tous, qu'enfin la plupart
ont pour auteurs des juifs ou des judéo-chrétiens, qui ne pou-
vaient prendre leur parti de la ruine de Jérusalem et de la destruc-
tion du temple. C'étaient quelques sectaires qui vivaient à l'écart,
dans leurs colères et leurs rêves, et sur lesquels il ne faudrait
pas juger tous les chrétiens. Ceux de l'Occident surtout, si l'on
excepte Commodien, le poète des pauvres, avaient d'autres senti-
mens. Tant que le christianisme se tint caché dans les étages infé-
rieurs des grandes villes, où vivaient confusément des gens de
tous les pays, il se soucia peu de patriotisme et de politique. Mais
lorsqu'il pénétra dans les classes bourgeoises ou aristocratiques,
devenues si solidement romaines dans tout le monde occidental, il
en prit les opinions et les idées et devint romain comme elles ; à
partir de ce moment, il n'y eut plus aucun moyen de prétendre
qu'un chrétien ne pouvait être qu'un ennemi de Rome.
Tout ce qu'on pouvait dire, c'est que, quelque affection qu'il
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 59
pût éprouver pour elle, il professait certaines doctrines qui, prises
à la lettre, paraissaient contraires aux lois et aux usages de son
pays. Réduites à ces termes, les assertions de Celse ne manquent
pas de vraisemblance. 11 est certain que, sur les questions les plus
graves, la famille, la propriété, le service de l'état, le christia-
nisme, au moins dans les premiers temps, s'était mis ouvertement
en désaccord avec l'opinion. Il recommandait de fuir les fonctions
publiques; il préférait la virginité au mariage; il honorait le céli-
bat, que le législateur traitait comme un crime; il conseillait aux
riches de renoncer à leur fortune pour être parfaits ; il condamnait
la guerre et détournait les siens de servir dans les armées. C'étaient
des maximes qu'un conservateur nourri dans les vieilles tradi-
tions devait trouver subversives, et il n'est pas douteux qu'appli-
quées dans la rigueur elles pouvaient causer un grand dommage
à l'empire. Mais tout change avec le temps, même les institutions
qui se picpient le plus d'être immuables. Pendant cette lutte de
trois siècles que soutint l'Église pour conquérir le droit d'exister,
elle s'est plus d'une fois modifiée, elle a cédé à des résistances
qu'elle désespérait de vaincre. Sans renoncer à ses principes,
elle les a tempérés dans l'application de façon à les rendre accep-
tables même à ceux auxquels ils répugnaient le plus. Pour le
montrer, il faudrait refaire ici toute son histoire, ce qui n'est pas
possible. J'aurai l'occasion d'indiquer, dans la suite de cette étude,
quelques-unes des concessions qu'elle a faites pour s'accommoder
au milieu dans lequel elle voulait vivre. Qu'il me suffise de dire,
pour le moment, qu'au commencement du iv'' siècle, quand parut
Constantin, les plus grandes difficultés étaient aplanies, qu'il ne
restait plus entre l'empire et elle de ces oppositions violentes qui
auraient rendu la vie commune impossible, et qu'elle pouvait se
substituer à l'ancienne religion sans produire un de ces déchire-
mens qui compromettent la sécm*ité publique.
III.
Ce qui prouve mieux que tous les raisonnemens du monde que
le christianisme et l'empire n'étaient pas incompatibles, c'est
qu'ils ont vécu ensemble de bonne inteUigence pendant un siècle.
De Constantin à Théodose, tous les princes, à l'exception d'un
seul, sont chrétiens, et pourtant on ne voit pas qu'il soit survenu
des changemens graves dans la conduite des afïaires. La machine
marche à peu près comme auparavant. Le mouvement donné par
Dioclétien continue : Constantin achève d'organiser la monarchie
administrative créée par son prédécesseur. Même les privilèges
accordés à l'Église n'ont rien qui ait dû beaucoup étonner les gens
60
REVUE DES DEUX MONDES.
de cette époque, car ils sont ceux dont jouissait l'ancien culte. Elle
les partage d'abord avec lui, puis elle prend sa place, sans trop
déranger le reste. C'est à peine si dans quelques-uns des actes de
Constantin l'influence de ses croyances nouvelles se lait sentir; le
plus souvent ses lois sont rédigées dans le même esprit que celles
des princes païens ; il y tient le même langage, celui d'un souve-
rain qui se regarde comme un dieu ; il y parle de a sa divinité, »
de « son éternité; » il appelle « des oracles immuables » les mani-
festations de sa volonté, même quand il annonce qu'il n'est plus
du même avis. J'imagine qu'en les lisant, ceux qui ne jugent des
affaires publiques que par les documens officiels pouvaient croire
qu'il n'y avait rien de changé dans l'empire que l'empereur, ce qui
arrivait trop souvent pour causer quelque surprise.
On peut répondre, je le sais bien, que ce n'est là qu'une appa-
rence, que l'immobilité n'est qu'à la surface, et qu'au-dessous de
ce lit égal et uni que les convenances officielles étendent sur les
gouvernemens réguliers, on s'aperçoit, en regardant de plus près,
qu'il s'est fait alors plus de modifications qu'il ne le paraît, et que
quelques-unes ont très mal tourné pour l'empire. Parmi les plus
pernicieuses, on en signale deux : l'autorité que s'arrogèrent les
évêques dans les affaires de l'État et l'ardeur des querelles reli-
gieuses, qui troubla l'union des citoyens et affaiblit la résistance à
l'étranger.
Dans l'ancienne religion, les prêtres, en tant que prêtres, ne
possédaient aucune influence politique ; avec la nouvelle, ils se
glissèrent dans le gouvernement et y prirent une place importante.
Je ne veux pas seulement parler de ceux qui devinrent les con-
seillers et presque les ministres de l'empereur; dans les pro-
vinces même, loin de l'autorité souveraine, il leur arrivait souvent
de gêner par leur intervention le jeu régulier de l'administration
impériale. Macédonius, un des gouverneurs de l'Afrique, qui était
pourtant un homme pieux et doux, demandait un jour à saint
Augustin, avec un ton de mauvaise humeur visible, pourquoi les
évêques se croyaient obligés de réclamer la grâce des criminels
et se fâchaient quand on ne voulait pas l'accorder. « S'il est vrai,
disait-il, qu'il soit aussi coupable d'approuver une faute que de la
commettre, on s'associe à un crime toutes les fois qu'on souhaite que
l'auteur demeure impuni. )> Saint Augustin lui écrivit une longue
lettre pour justifier la conduite des évêques. 11 y laissait entendre
que le juge n'est pas toujours irréprochable, qu'il cède quelque-
fois à des mouvemens de colère, qu'il peut lui arriver d'oublier
qu'il est le ministre de la loi, chargé de venger les injures d'au-
trui, non les siennes. C'est donc le servir lui-même et servir l'Etat
que de le rappeler à la clémence. « Votre sévérité, lui disait- il en
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 61
concluant, est utile : elle aide au repos de tous ; mais notre inter-
cession est utile aussi : elle tempère votre sévérité. » Saint Au-
gustin avait raison. Je comprends sans doute que ces grands per-
sonnages n'aient pas été satisfaits de rencontrer des résistances
auxquelles ils n'étaient pas accoutumés. Mais s'il est vrai, comme
on l'a dit souvent, que le despotisme impérial n'ait eu des consé-
quences si funestes que parce que c'était un pouvoir sans limite et
sans contrôle, n'était-il pas bon qu'il se dressât, en face de lui et
de ses agens, une autorité morale qui leur imposât la modération
et la justice ?
Les querelles religieuses firent plus de mal. Le monde ancien
ne les avait guère connues; elles prirent une grande intensité avec
le triomphe du christianisme. Les écrivains païens ont toujours
été fort surpris de la manière dont les sectes chrétiennes se malme-
naient entre elles. Déjà Celse en fait la remarque : « Ils se char-
gent à l'envi, dit-il, de toutes les injures qui leur passent par la
tête, se refusant à la moindre concession pour le bien de la paix,
et animés les uns contre les autres d'une haine mortelle. » Am-
nien Marcellin est encore plus dur et déclare « qu'il n'y a pas de
bêtes féroces qui le soient autant contre les hommes que les chré-
tiens le sont entre eux. » Assurément ces querelles étaient très fâ-
cheuses dans un État qui avait besoin d'unir toutes ses forces pour
résister à l'ennemi du dehors, mais il était bien difficile de les évi-
ter. La lutte est la condition de la vie ; l'ardeur des croyances
amène la vivacité des disputes; les discussions religieuses ne
cessent entièrement que quand il n'y a plus de religion. Il reste à
savoir si ces passions, qui sont la conséquence inévitable des fortes
croyances, et qui peuvent troubler par moment la surface des
États, n'entretiennent pas dans les esprits une animation, un mou-
vement, une énergie dont tout profite, et si un peuple inerte, qui
s'est désintéressé de tout, et dont le calme n'est fait que d'indifïé-
rence, est un appui sur lequel on puisse compter au moment du
péril! Il me semble que le mal n'était pas dans ces discussions
elles-mêmes, mais dans le rôle que l'État crut devoir y prendre.
Ces sortes de luttes s'enveniment dès qu'il s'en mêle. En poursui-
vant et en proscrivant les sectes, non seulement il les rend plus
irréconciliables entre elles, mais il les tourne contre lui; il commet
la plus grande des maladresses, qui est de se faire gratuitement
des ennemis. On ne met pas hors la loi vingt-deux hérésies d'un
seul coup, comme fit un jour Théodose, sans exciter des haines
qui se retrouvent au moment du danger. On raconte que Genseric,
quand il envahit l'Afrique, trouva des alliés dans les restes des
donatistes que les empereurs orthodoxes avaient cruellement per-
sécutés, et qu'ils lui rendirent la victoire plus facile.
62 REVTÎE DES DEUX MONDES.
Il fant dire pourtant que l'autorité, qui, en se mêlant aux que-
relles religieuses, les envenimait, avait fait aussi quelques efforts
pour les apaiser. On est surpris de voir qu'autour des princes
chrétiens, au centre même du gouvernement, elles paraissent
moins violentes qu'ailleurs. Les empereurs qui semblent le plus
zélés pour leur foi n'hésitent ^pas à employer des gens qui prati-
quent des religions contraires, et même à les élever aux pre-
mières dignités de l'empire, quand ils sont contens de leurs ser-
vices. Peut-être ne faut-il pas leur en savoir trop de gré.
Il y a des nécessités qui s'imposent à tous ceux qui gou-
vernent, quelles que soient leurs dispositions et leurs prélé-
rences. Un bon général, un administrateur habile, sont toujours
rares, et un prince qui est sage les prend où il les trouve. Mais
il naissait de là des contrastes fort singuliers. L'empereur poursuit
le paganisme avec acharnement ; il veut à toute force -le détruire ;
dans les édits qu'il pubhe contre lui, il enfle la voix pour le menacer :
Cesset superstitio ; sarrificierum aboleatur insania ; Bi, en même
temps, il s'entoure de païens que non seulement il nomme préteurs
et consuls, prélets de la ville et du prétoire, mais auxquels il con-
fie des charges de cour qui les approchent de sa personne. Nico-
machus Flavianus, dont on sait les opinions, fut quelque teraps
une sorte de iavari de Théodose et obtint la questure du palais,
poste de confiance, que l'empereur ne donnait qu'à ceux dont il
était sûr.
il en résulte que le conseil de Valentinien et de Théodose de^'ait
ressembler à celui de beaucoup de princes de nos jours. On y
voyait siéger ensemble des personnes de religion différente, occu-
pant des magistratures semblables, associés aux mêmes -alïaires.
îs^ous regardons comme une grande victoire du bon sens, qui a
coûté des siècles de combats, qu'on ait fini par ne plus demander
compte à ceux qu'on admet aux emplois pubhcs du culte qu'ils pro-
fessent et par croire qu'ils peuvent être séparés sur tout le reste,
pourvu qu'ils soient unis par le désir d'être utiles à leur pays. Les
Romains du iv^ siècle y étaient arrivés du premier coup. La néces-
sité leur avait iait trouver une sorte de terrain commun sur lequel
les gens de tous les partis pouvaient se réunir : c'était le service
de l'état, auquel des païens résolus, comme Symmaque ou Rico-
mer, et des chrétiens pieux, comme Probus ou Mallius Theodorus,
consaei'aient leur vie avec un dévoûment, une fidélité, qui ne se
sont jamais démentis. Au fond, ces grands personnages ne s'ai-
'maient guère; mais l'habitude de se fréqueinter, d'être assis dans
les mêmes conseils, de travailler à la mêsue cauYre, avait ani^ené
entre eux une sorte d'accord et de tolérance réciproque dont l'em-
pire aurait tiré un grand profit, s'il avait su s'en servir. On a cru
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 63
longtemps qii'un pays ne peut subsister dans sa force et son unité
que si tous les citoyens partagent les mêmes croyances. On pense
aujourd'hui que. même divisés entre des religions diftérentes, ils
peuvent s'entendre et s'unir, quand il s'agit du bien commun et
que la diversité des cultes n'est pas une cause nécessaire d'afïai-
blissement pour le sentiment national. C'est la condition de la plu-
pai't des États modernes, elle ne nuit pas à leur prospérité, et il
n'y avait pas de raison pour que l'empire romain s'en trouvât plus
mal qu'eux.
IV.
11 semble donc que le christianisme et l'empire n'étaient pas, de
leur nature, irréconciliables et incompatibles, puisqu'ils ont vécu
ensemble pendant tout un siècle, sans se trop gêner l'un l'autre. Ce
siècle nous paraît en général lort triste, et nous sommes tentés
do le juger avec rigueur. Nous avons toujours devant les yeux la
terrible catastrophe qui le termine; elle projette son ombre sur
les années qui précèdent et nous rend injustes pour les princes qui
n'ont pas su l'éviter. Les contemporains- étaient moins sévères que
nous, et les lettres de Symmaque nous montrent que même les
païens ne se trouvaient pas alors trop malheureux de vivre. Cepen-
daiiL on peut trouver que cette expérience, quelque longue qu'elle
soit, n'est pas tout à fait décisive. Il peut se faire que l'accord
entre les deux élémens contraires n'ait été qu'apparent, que, pen-
dant qu'ils semblaient s'accommoder ensemble à la surface, ils
aient continué à lutter dans l'intérieur de la machine à des pro-
fondeurs où l'œil ne peut plus rien apercevoir, et que ce travail
souterrain ne se soit trahi que par le désastre qui en a été la con-
séquence.
Pour décider si cette supposition est juste et si c'est bien le
chi'istianisme qui a entraîné le monde romain à sa perte, je ne
vois qu'un moyen. Reprenons les principales causes que les histo-
rieîis assignent à la ruine de l'empire; demandons-nous pour cha-
cune d'elles, autant qu'on peut le savoir, à quelle époque le mal a
commencé. Si cette époque est antérieure à l'établissement du
christianisme, il faudi-a bien reconnaître qu'il n'en est pas respon-
sable.
La plus grave peut-être des maladies dont l'empire est mort,
c'est le mauvais état des finances publiques. Les guerres exté-
rieures et intérieures qu'il fut forcé de soutenir pendant le iii^ siècle
les avaient épuisées. La misère ayant augmenté et la population se
faisant plus rare, l'impôt de^^nt trop lourd et fut recouvré diffici-
lement. Gomme les empereurs ne voulaient rien perdre et qu'ils
64 REVUE DES DEUX MONDES.
obligeaient les villes à payer la somme à laquelle on les avait
taxées, les curiales ou décurions, c'est-à-dire les membres du
conseil de la cité, étaient forcés de fournir de leur fortune ce qui
manquait. Le résultat de ces mesures fut qu'on ne trouva plus de
curiales. On se ca^'hait, on fuyait pour éviter de l'être; mais la loi
implacable poursuivait les récalcitrans jusque dans les déserts et
chez les barbares, et, quand elle avait pu mettre la main sur eux,
les ramenait sans miséricorde à ces dignités dont elle avait fait un
supplice.
On a prétendu que cette fuite des magistratures municipales,
que la politique fiscale des empereurs explique suiïisamm.ent, était
en partie imputable au christianisme. Le Christ avait dit que son
royaume n'est pas de ce monde; naturellement ses disciples té-
moignaient peu de goût pour la politique, et les honneurs ne les
tentaient pas. Comment des hommes sans cesse occupés des
choses du ciel auraient-ils pu prendre sur eux de descendre aux
intérêts de la terre? «Nous vous laissons, disait Minucius Félix,
vos robes aux bandes de pourpre. » Tertullien fortifiait cette répu-
gnance en montrant qu'un magistrat est sans cesse obligé d'aller
dans les temples, d'assister à des sacrifices, de donner des jeux,
c'est-à-dire de faire tous les jours une profession manifeste de la
religion officielle. Aussi affirmait-il hardiment qu'un chrétien ne
peut en aucune façon accepter de fonctions publiques et « qu'il n'y
a rien à quoi il soit plus étranger qu'aux affaires de son pays. »
Tout le monde pourtant ne pensait pas comme lui. Au moment
même où il s'exprimait avec cette violence, il y avait dans son en-
tourage des chrétiens qui se croyaient obligés par leur situation
sociale ou les traditions de leur famille d'occuper les magistratures
qu'on leur offrait. Lui-même l'avoue dans cette fameuse phrase
où il veut montrer aux païens que le christianisme, en quelques
années, a tout envahi : « Nous remplissons, dit-il, le sénat et le
forum. » Il veut faire entendre, sans doute, qu'il y a beaucoup de
chrétiens décurions ou duumvirs dans les municipes de l'Italie ou
des provinces, et que quelques-uns même se sont ghssés jusque
dans le sénat de Rome. L'église ne paraît pas s'y être formellement
opposée. Elle comprenait bien qu'il lui fallait renoncer à faire des
conquêtes dans les rangs élevés de la société, si elle interdisait à
ceux qui étaient tentés de venir à elle de rempHr les devoirs que
leur imposait leur naissance. Elle pensait d'ailleurs qu'en occupant
ces hautes fonctions, un chrétien pouvait être utile à ses frères.
Aussi la voyons-nous de bonne heure occupée à lui fournir quelque
moyen de concilier ce qu'il devait à sa foi et ce que réclamaient
les dignités publiques. Vers le commencement du règne de Dio-
clétien, le concile d'Elvire s'occupa de traiter cette question déli-
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 63
cate. En maintenant rexcommiinication contre les flamines, qui
donnaient des jeux ou faisaient des sacrifices, les évêques permi-
rent aux chrétiens d'être duumvirs, c'est-à-dire premiers magis-
trats de leurs municipes, ce qui les obligeait d'assister souvent
aux cérémonies païennes ; ils leur demandaient seulement de ne
pas paraître dans l'assemblée des fidèles pendant l'année où ils
remplissaient leurs fonctions : c'était une sorte de souillure tem-
poraire dont il ne restait pas de trace l'année suivante (1). L'église
semblait deviner que son triomphe était proche ; elle voulait mon-
trer d'avance qu'elle comprenait les nécessités de la vie publique,
qu'elle était prête à s'y soumettre, et que sa victoire ne nuirait pas
à l'administration des affaires.
Il peut se faire sans doute qu'avant cette époque des scrupules
religieux aient empêché quelques chrétiens d'être décurions ou
duumvirs, et leur aient fait un devoir de s'enfermer dans la
vie privée. Il y a des familles romaines, au ii® siècle, qui, après
avoir jeté quelque éclat, disparaissent tout d'un coup des fastes.
On les croirait éteintes, si leur nom ne se retrouvait un peu plus
tard aux catacombes. Elles sont devenues chrétiennes, et il est pro-
bable qu'elles n'ont renoncé aux magistratures que pour se consa-
crer à leur foi nouvelle. Le christianisme a donc sa part, une petite
part, dans cette désertion de la vie politique, qui fut une calamité
pour l'empire ; mais elle avait commencé bien avant lui, et l'exemple
venait de plus loin. Vers l'époque de César, une secte philoso-
phique très puissante, qui l'emportait alors sur toutes les autres,
avait prêché la même conduite pour des motifs bien difïérens.
L'école d'Epicure professait qu'il est insensé de compromettre son
repos dans les agitations des affaires et les embarras des honneurs.
Elle ne trouvait pas de plaisir plus sensible pour le sage que de
contempler du haut d'une retraite calme et sûre les tempêtes de la
politique et de voir les sots s'exposer à des naufrages dont il s'est
mis à l'abri :
Suave mari magno, turbantibus sequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.
Cette sagesse égoïste indigne Cicéron, qui a consacré plusieurs
endroits de ses livres, notamment le début éloquent de la Répu-
hlique, à la combattre. Les gens qui se conduisent ainsi lui semblent
(l) M. l'abbé Duchesne a éclairci cette question dans son mémoire sur le Concile
d'Elvire et les flamines chrétiens, inséré dans les Mélanges publiés par l'École des
hautes études en l'honneur de M. Léon Renier.
TOME XCVIII. — 1890. 5
66 REVUE DES DEUX MONDES.
des ingrats, qui ne donnent pas à la patrie ce qu'elle est en droit
d'exiger de ses enfans, des lâches et des traîtres qui désertent en
face de l'ennemi, et il défend « qu'on écoute ce signal qui sonne
la retraite au moment où la lutte est engagée. » •
Yollà le péril nettement indiqué ; jusqu'au iv^ siècle, il n'a fait
que s'accroître. Sénèque parle d'un sénateur, Servilius Vatia, qui
avait cessé de venir à Rome et s'était enfermé dans une belle mai-
son de campagne, près de Baïes, où il vivait dans le repos et le
plaisir. Il s'en montre fort scandalisé, et raconte qu'il ne passait
jamais le long de cette charmante villa sans dire : Ci-gît Vatia,
Vuîid hic sitiis est. Vatia pouvait répondre que, pour un grand
personnage comme lui, cacher sa vie, renoncer au consulat et à la
préture, était, sous Néron, le seul moyen d'éviter la mort. Cela était
si vrai que Sénèque finit par regretter amèrement d'avoir été trop
ambitieux et par conseiller la retraite à ses disciples. En province
le danger était autre; on ne risquait pas sa vie à briguer les digni-
tés municipales, on risquait sa fortune ; les honneurs publics
étaient ruineux. Un magistrat de petite ville était forcé de donner
des repas et des jeux à ses administrés, de paver les rues, de ré-
parer des aqueducs et des temples, ou d'en bâtir de nouveaux à
ses frais. Aussi essayait-on de se dérober à ces lourdes charges
par quelque prétexte honnête. On demandait à l'empereur, et, si
l'on avait auprès de lui quelques amis puissans, on finissait par
obtenir l'exemption des honneurs publics {vacationes munerum).
Il en résulta qu'avec le temps le nombre des exemptés s'ac-
crut, et qu'on ne. trouva plus assez de citoyens pour être ma-
gistrats. La loi municipale de Salpensa, qu'on a découverte il y a
quelques années, prévoit le cas où les candidats feront défaut et
permet de nommer d'office des gens qui ne sont pas présentés,
pourvu qu'ils remplissent les conditions requises. On peut donc
devenir magistrat malgré soi, et il est vraisemblable que, pour
compléter le sénat des villes, grandes ou petites, on avait souvent
recours à la contrainte. Une loi de Marc-Aurèle, insérée dans le
Digeste, parle des décurions qui le sont de leur plein gré et de ceux
qui ne le sont que par force. C'était pourtant le siècle des Anto-
nins, le temps le plus beau, le plus florissant de l'empire, et déjà
se montraient à la surface les maladies cachées qui devaient le
perdre.
On voit qu'elles ont précédé de beaucoup la victoire du chris-
tianisme. Il a eu le malheur d'hériter d'une situation fort compro-
mise. Au moment où il prit la direction des affaires, les finances
publiques étaient ruinées par deux siècles de désordres. Lactance,
qui écrivait à la veille du jour où Constantin allait être le maître
unique du monde, nous dit que l'ùripôt était devenu si lourd qu'il
ÉTUDES d'histoire religieuse. 67
fallait une armée de percepteurs pour le recouvrer. « Ceux qui
demandent sont plus nombreux que ceux qui donnent. Il faut payer
pour tout ; on inscrit chaque motte de terre ; chaque vigne et
chaque arbre sont comptés. Contre ceux qui n'ont pas d'argent,
on emploie le fouet et la torture. » La fuite des fonctions publiques
remontait plus haut, puisque nous en avons trouvé des symp-
tômes dans Gicéron, et que dès l'époque des Antonins on avait
imaginé de forcer les gens à être magistrats malgré eux. C'est le
commencement de cette efiroyable tyrannie, qui enchaîna l'ouvrier
à son métier, le fonctionnaire à sa fonction, et qui a fait le tour-
ment du monde romain à ses derniers jours. Ce ne sont pas les
princes chrétiens qui l'ont inventée : elle s'est aggravée sous eux ;
par une sorte de pente naturelle, les choses sont allées à l'extrême,
mais leur religion n'y est pour rien. Il est bien vraisemblable que
des princes païens auraient pratiqué le même système, qui était
dans les traditions de l'empire, et que les mêmes causes auraient
produit les mêmes effets.
V.
Il y avait un autre symptôme qui semblait annoncer la ruine
prochaine : la population, même dans les pays les plus riches,
comme l'Egypte et la Gaule, diminuait d'une manière inquiétante.
Le cens, qui se faisait tous les cinq ans, permettait à l'autorité de
s'en rendre compte; et à défaut du cens, la difficulté qu'elle éprou-
vait à recruter les armées et à faire rentrer les impôts l'empêchait
d'ignorer que le nombre de ceux qui se battent et qui paient de-
venait moindre tous les ans.
Il est naturel qu'on ait songé à en rendre le christianisme res-
ponsable. On savait qu'il a pour principe de préférer la virginité au
mariage. Un de ses docteurs les plus illustres, Tertullien, semble
avoir pris plaisir à le proclamer, sans se soucier du scandale qu'il
allait soulever parmi les partisans des anciennes maximes. Les
gens du monde qui, vers la fin du ii^ siècle, jetaient les yeux sur
les écrits de ce bel esprit violent et subtil, qui faisaient tant de bruit
parmi les personnes de sa secte, y voyaient avec indignation qu'il
détournait les gens de se marier et leur conseillait d'avoir le moins
d'enfans possible. Quels sentimens de surprise et de colère ne de-
vaient-ils pas éprouver quand ils tombaient sur des phrases comme
celle-ci: « Dieu, dans l'ancienne loi, disait: croissez et multipliez.
Il dit dans la nouvelle : arrêtez-vous, et que ceux qui ont des
femmes fassent comme s'ils n'en avaient pas. » En parlant ainsi,
le docteur chrétien se met en opposition avec toute la législation
romaine; il attaque de front les institutions d'Auguste qui ré-
68 REVUE DES DEUX MONDES.
compensait les pères de famille et punissait les célibataires. Et
pourtant nous ne voyons pas que ces paroles imprudentes lui aient
été reprochées et qu'on en ait fait un crime aux chrétiens. Celse,
qui signale et combat l'aversion qu'ils éprouvent pour les fonctions
publiques, ne dit rien de leur opinion sur le mariage. Il est vrai-
semblable qu'à ce moment les conseils de Tertullien n'étaient pas
très suivis et que la plupart des fidèles, dans la vie ordinaire, se
conduisaient comme tout le monde. C'est ce que semble bien indi-
quer Athénagore quand il dit à l'empereur, dans son Apologie :
« ISous nous sommes mariés d'après les lois que vous avez faites. »
On peut donc croire que ceux qui pratiquaient la continence n'étaient
pas encore assez nombreux, parmi les fidèles, pour être remarqués
par les ennemis du christianisme. C'est seulement à la fin du iv^ siè-
cle, quand la vie monastique commença d'être connue et pratiquée
en Occident, que l'église fut ouvertement accusée de détruire la
famille et de dépeupler l'empire.
On raconte que c'est saint Athanase qui la fit le premier connaître
aux Romains : dans un voyage qu'il entreprit en hhO, pour gagner
le pape à sa cause, il amena deux moines avec lui, les premiers qu'on
eut encore vus à Rome. Ces moines excitèrent une grande surprise ;
on les fit parler, on apprit d'eux ce qui se passait dans les couvens
de l'Egypte depuis près d'un siècle, et quelques gens pieux, édifiés
par leur entretien, entreprirent de les imiter. Mais ces premiers essais
firent peu de bruit, et l'institution resta dans l'ombre jusqu'au grand
élan qui lut donné, vers 37Zi, par saint Jérôme. Du désert de Syrie,
où il s'était retiré, et où il se condamnait à d'efii'oyables austérités,
il envoya en Occident la vie de saint Paul, de Thèbes,le premier
des anachorètes. Ce petit livre, où l'habile écrivain se faisait naïf et
simple, pour être saisi de tout le monde, et qui était rempli de ré-
cits extraordinaires, de légendes et de miracles, passionna le public.
En même temps qu'il s'adressait à la foule, par ses vies des saints,
l'auteur essavait d'attirer vers le désert ses amis, des lettrés comme
lui, en lem' écrivant des lettres pleines d'une rhétorique enflammée,
qui couraient le monde et remuaient les âmes : « Que faites-vous
dans le siècle, leur disait-il, vous qui valez mieux que lui? Jusques
à quand voulez-vous demeurer à l'ombre des maisons? Pourquoi
restez-vous emprisonnés dans les villes pleines de fumée ! Croyez-
moi ; la lumière ici a je ne sais quoi de plus brillant; ici, on dépose
le poids du corps et l'on s'envole aux pures et resplendissantes ré-
gions de l'éther. »
Mais l'Occident latin était, de sa nature, sage et tempéré : il n'alla
pas tout à fait jusqu'au désert et s'arrêta sur la route. Après un
premier éblouissement causé par le tableau de ces merveilles loin-
taines, le bon sens reprit le dessus. Les ascètes de l'Egypte (c'est
ÉTUDES D HISTOIRE RELIGIEUSE. 69
saint Angiistin qui parle) parurent s'être mis un peu trop en dehors
de l'humanité ; on ne voulut pas les suivre dans leurs pénitences
extraordinaires. Saint Antoine ne comprenait pas la vie monastique
sans la solitude ; il disait qu'un anachorète qui sort du désert est
« comme un poisson sur le rivage. » Les moines de l'Occident, au
moins ceux de cette époque, restent dans le monde, pour agir sur lui.
Ils choisissent quelque maison isolée, aux portes d'une ville, ou dans
la ville même. Là, ils se réunissent, sous la direction d'un chef au-
quel ils promettent d'être soumis, mettant leurs biens en commun et
vivant ensemble dans la continence et la pauvreté. Ce sont les deux
vertus essentielles de la vie religieuse et qui ont fait sa force. Sans
famille et sans fortune, le moine n'existe que pour sa foi. C'est en
elle que se concentrent toutes ses afïections. Les sacrifices qu'il
lui a faits ne la lui rendent pas moins chère et moins précieuse; au
contraire : on s'attache aux choses moins parles satisfactions qu'elles
donnent que par les peines qu'elles ont coûtées. Sans doute, la na-
ture résiste, et il faut lutter contre elle; mais cette lutte même,
quand on en sort vainqueur, met l'homme en possession de toute
son énergie. Que ne fera-t-il pas, s'il tourne cette énergie, qui s'est
trempée par le combat et la victoire, vers le triomphe de ses idées !
Ce qui est remarquable dans ces premières règles monastiques de
l'Occident, ce qui en lait le caractère essentiel, c'est le soin avec
lequel on évite toutes les exagérations. Les moines doivent vivre
sobrement, pratiquer le jeûne et l'abstinence, mais d'une façon
raisonnable. Les excès des ascètes orientaux, qui font l'admiration
des fanatiques, sont sévèrement bannis; celui qui veut jeûner plus
que ses forces le lui permettent encourt le blâme de ses supé-
rieurs. Le même esprit de bon sens et de modération se retrouve
d; ns la manière dont les gens sages résolurent une question qui
était alors fort débattue. On se demandait, dans les couvons, si,
en dehors de la [ rltre et des bonnes œuvres, le moine doit travail-
ler de ses mains. Quelques-uns ne voulaient rien faire, alléguant
cette parole du Christ, « que les oiseaux ne sèment point, ne mois-
sonnent point, n'entassent point dans les greniers, et que le Père
céleste se charge de les nourrir ; » mais saint Augustin répondait
par le mot de saint Paul : « Que celui qui ne veut pas travailler ne
mange pas ; » et ce précepte devint la loi. C'est ainsi que furent
constitués les premiers monastères d'Occident, avec ce mélange
d'enthousiasme et de raison, de passion et de mesure, qui est dans
le tempérament des gens de ce pays.
Ainsi modifiée et corrigée, l'institution nouvelle était faite pour
eux et leur convenait entièrement ; elle répondait trop à leurs idées
et à leurs besoins pour ne pas obtenir un grand succès. Il s'en faut
70 REVUE DES DEUX MONDES.
pourtant qu'elle ait contenté tout le monde. Je ne parle pas des
païens, qui naturellement lui furent très contraires; mais parmi
les chrétiens eux-mêmes il y eut, dès le premier jour, des opposi-
tions et des résistances. Saint Ambroise était un des évêques de
ce temps qui poussait le plus vers la vie religieuse. Il s'adressait
surtout aux jeunes filles, et, pour les entraîner au célibat et à la
retraite, il leur faisait des tableaux peu séduisans de la vie de fa-
mille, et s'étendait volontiers sur ce qu'il appelait crûment « les
indignités du mariage. » Beaucoup de personnes en étaient bles-
sées. « Ainsi, lui disait-on, vous ne voulez pas qu'on se marie? »
Et saint Ambroise avait quelque peine à s'en disculper. Parmi les
réponses qu'il faisait à ce reproche, je n'en veux citer qu'une, parce
qu'elle a rapport au sujet que je traite en ce moment. A ceux qui
paraissent craindre que ce goût de la vie religieuse, qu'il veut inspi-
rer, ne change l'empire en désert, il fait remarquer que les con-
trées qui fournissent le plus de vierges à l'église sont précisément
les plus peuplées. Du reste, les objections qu'on lui oppose ne le
troublent guère. 11 a une façon aisée d'y répondre qui montre qu'il
n'est pas inquiet de l'effet qu'elles peuvent produire. 11 voyait les
jeunes filles affluer à Milan pour recevoir le voile de sa main. « 11
en vient de Plaisance, disait-il, il en vient de Bologne, et même
de l'Afrique. » Ce qui explique cet empressement des jeunes filles,
indépendamment de la parole ardente de saint Ambroise et des
émotions religieuses qu'il éveillait dans lésâmes, c'est que le cou-
vent leur donnait ce qu'elles ne trouvaient pas toujours dans le
mariage. Il nous semble une servitude ; elles le regardaient comme
une émancipation. Il n'était pas dans les bienséances que la jeune
fille choisît son époux. C'est l'affaire de la famille, et la loi ne lui
donne le droit de le refuser que s'il est difforme ou de mœurs in-
fâmes. Les deux fiancés ne se connaissent pas d'avance; ils se voient
pour la première fois le jour des noces. « Un cheval, dit plaisam-
ment Sénèque, un âne, un bœuf, un esclave, on les examine au
moins avant de les acheter. La femme est la seule chose qu'on
prenne sans l'avoir vue. On a craint sans doute, ajoute-t-il, qu'on
nel'épousât jamais, si on l'avait vue auparavant. » En préférant
la vie religieuse, la jeune fille échappe à cette contrainte ; elle dis-
pose d'elle en liberté. L'esclavage du couvent lui paraît léger, parce
qu'elle l'a volontairement choisi. Elle se plie sans peine à une règle
à laquelle elle s'est soumise de son plein gré. Quelle que soit sa
naissance, les seiTÎces les plus rebutans ne lui coûtent pas.
a Celles qui ne pouvaient souffrir de mettre le pied sur les pavés des
rues, dit saint Jérôme, qui se faisaient porter en htière par les bras
des eunuques, qui regardaient comme un fardeau une robe de
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 71
soie et qui n'auraient pas voulu exposer leur visage aux ardeurs du
soleil, aujourd'hui couvertes devêtemens simples et sombres, allu-
ment le ieu, préparent les lampes, balaient le plancher, épluchent les
légumes et les jettent dans les marmites bouillantes. » Tant d'humi-
lité dans une fortune si haute inspire une grande admiration à saint
Jérôme; d'autres, au contraire, en étaient fort mécontens. Je crois
bien que si, parmi ceux qui se consacraient à la vie religieuse, il n'y
avait eu que des enfans d'affranchis ou d'esclaves, personne n'au-
rait songé à s'en plaindre. Mais on ne pouvait pas soulïrir de
voir des gens qui portaient un nom illustre renoncer au monde, où
ils tenaient une place si élevée, pour s'enfermer dans un couvent.
Ces grands personnages semblaient ne pas s'appai'tenir à eux-
mêmes ; on leur refusait le droit de régler leur vie comme ils l'en-
tendaient. Ils étaient esclaves de leur naissance et forcés de suivre
la route où leurs pères avaient marché. Quand on apprit que Pon-
tius Paulinus, qui avait été consul, vendait ses biens et quittait
son pays pour se retirer auprès du tombeau de saint Félix à Noies,
les gens du monde, les politiques, qui attendaient de lui d'autres
services, en furent indignés. « Un homme de ce rang! disaient-ils;
de cette naissance! de ce caractère ! cela ne peut se souffrir. » Ce
qui est plus étonnant, c'est que la populace ne leur était pas non
plus favorable. Blésilla, la fille de saint Paule, étant morte à vinL,t
ans, le bruit courut qu'elle était victime de ses austérités, et, à ses
funérailles, la foule, s'en prenant aux moines dont elle avait trop
suivi les conseils, criait « qu'il fallait les mettre à la porte de Rome,
les chasser à coups de pierre, ou les jeter dans le Tibre. » Les
empereurs aussi, quoique chrétiens, et souvent chrétiens fort zélés,
paraissent s'être méfiés d'eux. Valens, dans une de ses lois, parle
avec colère « de ces fainéans, qui, pour se soustraire aux charges
municipales, se réfugient dans les déserts et les solitudes, » et
ordonne qu'on aille les y chercher. Au contraire, le pieux Théo-
dose veut les empêcher d'en sortir. Irrité de voir que ces hommes
noirs, comme les appelle Libanius, quittent leurs couvens, se réu-
nissent en grandes troupes, et, sous prétexte de détruire les tem-
ples ou de combattre les Ariens, troublent la paix publique, il leur
défend d'entrer dans les villes : « Puisqu'ils font profession d'ha-
biter les déserts, qu'ils y restent. » Ces mesures sévères, et sur-
tout ce ton de mauvaise humeur, montrent bien que les princes
étaient mal disposés pour eux. C'est qu'évidemment ils les croyaient
nuisibles aux intérêts de l'État. Les polémiques violentes aux-
quelles se livraient alors Jovinien et Vigilance contre saint Jérôme
et saint Augustin, pour savoir s'il faut mettre les vierges au-dessus
des femmes mariées, devaient nécessairement attirer leur atten-
72 REVUE DES DEUX MONDES.
tion (1). Préoccupés, comme ils l'étaient, de voir que certaines
provinces avaient perdu une partie de leurs habitans, comment
n'auraient-ils pas éprouvé quelque inquiétude au sujet d'une insti-
tution qu'on accusait de discréditer le mariage, et qui pouvait
ainsi accroître le mal qu'ils s'efforçaient de guérir?
Cette fois il paraît bien difficile que le christianisme puisse se
défendre contre des reproches qui lui viennent de tant de côtés,
et il faut bien reconnaître que cette préférence donnée si ouverte-
ment à la virginité sur le mariage, cette passion de céhbat qui sai-
sit les gens du v^ siècle, a dû contribuer, dans une certaine mesure,
à la dépopulation de l'empire. Mais ici encore le mal remontait
plus haut ; il était plus ancien que le christianisme, et l'on s'en
était aperçu vers la fm de la répubUque. Dès cette époque, la
grande ville attirait dans ses murs les cultivateurs d'alentour et
faisait le vide autour d'elle. Virgile, Tite-Live, Properce remar-
quent avec tristesse que tous ces vaillans petits peuples de la ban-
lieue romaine qui avaient arrêté les légions pendant des siècles
n'existent plus ; déjà se formait autour de Rome le désert de la
Camjjagna. Lucain est plus sombre encore ; il nous dit que la
désolation et la ruine s'étendent à toute l'Italie :
At nunc semirutis pendent quod mœnia tectis
Urbibus Italiae...
si tant de belles contrées sont dépeuplées, « si quelques habi-
tans à peine errent dans les rues désertes des vieilles villes, »
c'est pour lui la faute de Pharsale. Auguste en accuse les habi-
tudes égoïstes de la société de son temps. Le mariage y semble
une servitude, la famille un embarras ; on cherche à se faire une
existence libre, où l'on n'ait qu'à songer à soi. Le bonheur consiste
à vivre seul, sans femme, sans enfant, sans charge, sans devoir,
situation charmante, enviée de tous, qui s'exprime d'un mot diffi-
cile à rendre en français, orbitas. prœmia orbitatis. C'est contre
ces célibataires obstinés qu'Auguste dirige la sévérité de ses lois.
Par des menaces, par des exhortations, par des peines, par des
récompenses, il prétend les forcer à se marier; mais l'intervention
de l'autorité dans les questions de ce genre est toujours indiscrète
(1) Joviuien soutenait que les vierges et les femmes mariées ont un égal mérite
devant Dieu, si leurs œuvres ne mettent pas entre elles de différence, et qu'il est
indifférent de s'abstenir de viandes ou d'en user modérément en rendant grâces à
Dieu qui les donne. Vigilance attaquait avec une violence extrême le célibat des prê-
tres et le culte des reliques. C'est une première apparition de la Réforme, une sorte
d'annonce de Luther, dès le iv' siècle.
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 73
et rarement profitable. Les lois Juliennes, qui semblaient devoir
sauver l'empire, ne servirent qu'à tracasser inutilement plusieurs
générations : c'est d'elles que Tacite a dit : « Autrefois, nous
soullrions des maladies, maintenant nous sommes malades des
remèdes. » Ajoutons que ces remèdes, qui sont pires que le
mal, ne le guérissent pas; la dépopulation augmente toujours.
« L'heureuse Gampanie, qui n'a pas encore vu un barbare, compte
déjà 1*20,000 hectares où il n'y a ni une chaumière, ni un homme. »
Sous Gallien, la grande ville d'Alexandrie n'a plus que la moitié de
ses habitans. Si l'on applique cette proportion au monde entier,
dit Gibbon, on est autorisé à croire que la moitié du genre humain
avait disparu. Il fallait trouver au plus vite un moyen d'arrêter ce
fléau qui privait l'empire de laboureurs et de soldats. Les princes
en imaginèrent un qui devait avoir les conséquences les plus
funestes. Ils se résignèrent à introduire les barbares dans les pro-
vinces les plus malheureuses. C'était un grand péril d'établir ainsi
l'ennemi chez soi ; les peuples n'y virent qu'un grand bienfait.
Gomme l'impôt devait toujours être le même, et que ceux qui res-
taient dans un pays payaient pour ceux qui n'y étaient plus, la
charge devenait plus légère quand le nombre des habitans aug-
mentait. On ne se demandait pas d'où ils venaient, s'ils payaient
leur part et diminuaient ainsi celle des autres. L'intérêt du mo-
ment ftiisait oublier les dangers du lendemain. Constance Chlore,
ayaut laissé entrer des barbares de la Frise, pour peupler un can-
ton abandonné de la Gaule, son panégyriste ne trouve pas de termes
assez vifs pour l'en remercier. « Ainsi, le Chamave laboure pour
nous. Lui, qui nous a si longtemps ruinés par ses déprédations,
s'occupe maintenant à nous enrichir. Le voilà vêtu en paysan qui
s'épuise à travailler, qui fréquente nos marchés et apporte ses bêtes
pour les vendre. C'est ainsi qu'un barbare, devenu laboureur, con-
tribue à la prospérité publique. »
Songeons qu'à ce moment la vie monastique naissait à peine dans
les solitudes de l'Egypte et de la Syrie. L'Occident ne devait la con-
naître qu'un siècle plus tard. Il est donc impossible de la rendre
responsable d'une dépopulation que les désastres de cette époque
suffisent à expliquer et de l'expédient périlleux qu'on avait trouvé
pour y remédier. Le mal et le remède sont beaucoup plus vieux
qu'elle.
YI.
On fait au christianisme un autre reproche, qui n'est pas moins
grave : on dit que, par la nature même de sa doctrine, il répugne
74 REVDE DES DEUX MONDES.
à la guerre, qu'il peut produire des saints, mais qu'il empêche de
former des soldats; il s'ensuit que, comme les États ont besoin de
soldats pour se défendre, le christianisme est contraire au salut
des États. Le reproche est ancien ; on le lui faisait déjà au v*" siècle,
et saint Augustin, dans ses lettres, l'a discuté. Il est naturel de lui
laisser la parole pour y répondre.
Yoici comment la question fut soulevée :
Volusianus était un très grand personnage qui appartenait à la
famille des Ceionii Albini. Cette famille se flattait de descendre de
ce Clodius Albinus qui prit la pourpre sous Septime- Sévère. Elle
était alliée à toutes les grandes maisons de l'empire, et, par sa
mère, l'empereur Julien s'y rattachait (1). Elle était restée fidèle
à l'ancienne religion, comme presque toute l'aristocratie romaine;
cependant une chrétienne y avait pénétré par un mariage, et, selon
l'usage, le christianisme y était entré avec elle. La mère, tendre-
ment aimée, avait obtenu de son époux qu'on laissât baptiser sa
fille, qui fut plus tard sainte Lœta; mais le fils appartenait toujours
à la religion de son père. On pense bien que sa mère et sa sœur
souhaitaient ardemment l'attû'er à leur foi; il résistait par habitude,
par tradition de fauiille, par préjugé de bel esprit et d'esprit fort.
Cependant il ne put pas leur refuser d'entrer en relation avec
févêque d'Hippone, dont elles admiraient beaucoup le génie, et il
consentit à lui communiquer ses doutes. La lettre qu'il lui écrivit,
et que nous avons conservée, est d'un homme du monde, qui veut
paraître plus indifférent qu'il ne l'est à ces graves problèmes, et
semble n'y toucher que par hasard. Il raconte qu'il s'est trouvé
dans une réunion d'amis, de lettrés et de gens d'esprit, où cha-
cun a pris la parole sur les études qui l'occupent. L'un cause de rhé-
torique, un autre de poésie, un troisième traite des doctrines des
philosophes : ce sont des sciences dont on peut entretenir Augus-
tin, car, dans chacune d'elles, il est un maître. Au miheu de ces
conversations variées, un des assistans arrive à toucher à la rehgion.
Il expose assez timidement ses incertitudes au sujet du christia-
nisme; il pose quelques questions et demande qu'on y réponde.
Puis, comme Volusianus ne veut pas faire sa lettre trop longue, ce
qui serait d'un homme mal élevé (les lettres courtes étaient alors à
la mode), il s'arrête au milieu du chemin et laisse son ami Marcel-
linus présenter les objections qu'il n'a pas voulu faire. Tout cela est
dit du ton dégagé d'un homme qui ne veut pas être trop sérieux,
même dans des discussions graves, de peur de passer pour pédant.
(1) Je suis la généalogie que Seck a tracée de cette famille dans les prolég-omènes
de son édition de Symmaque.
III
ETUDES D HISTOIRE RELIGIEUSE. JO
De toutes ces objections, il n'y en a qu'une qui nous intéresse :
Yolusianus, avec ses airs de lettré et d'homme du monde, est au
fond un politique, que sa naissance destine à gouverner des pro-
vinces, à être préfet du prétoire ou de la ville et qui se demande
d'abord si la victoire du christianisme pourra servir l'Etat ou
lui nuire. La réponse lui semble facile. Le christianisme, dit-il,
prêche le pardon des oll'enses, il veut qu'on ne rende à personne
le mal pour le mal, qu'après avoir été frappé sur une joue, on pré-
sente l'autre, et que celui dont on a pris le manteau donne encore
sa tunique. Quel sera, pour un pays, le résultat de cette admirable
morale? 11 n'aura donc pas le droit de faire la guerre pour se dé-
fendre ou se venger! 11 lui sera interdit de rendre le mal pour le
mal à l'ennemi qui le ravage 1 la pratique de ces vertus évangéli-
ques le conduit inévitablement à sa perte ; et voilà comment, ajoute
Yolusianus, les princes chrétiens sont incapables de sauver l'em-
pire.
Ce raisonnement semblait difficile à réfuter. Il est certain que le
christianisme, qui est une religion de paix, a toujours témoigné un
grand éloignement pour la guerre. Tertullien, qui ne marchande
jamais à dire ce qu'il pense, l'a formellement condamnée pour
deux motifs. Le premier est tout théologique : « Le Seigneur^
dit-il, en ordonnant à saint Pierre de remettre son épée au fourreau,
a désarmé les soldats. » L'autre est d'ordre plus hmnain. Parmi
les barbares que l'on va combattre, il peut se trouver des chré-
tiens, car le christianisme a pénétré plus loin que les aigles
romaines et il a fait des conquêtes dans toute la Germanie. On
est donc exposé à tuer des frères, ce qui ne peut pas être per-
mis. Tertullien, qui, comme on l'a vu, n'est guère Piomain de sen-
timent, et qui déclare que les affaires de son pays lui sont tout à
fait étrangères, ajoute : « Nous n'avons qu'une république, c'est
le monde. » Pour qui fraternise avec l'univers entier, la guerre est
le plus grand des crimes.
Par un étrange contraste , le christianisme, qui avait si peu de
goût pour la guerre, paraît s'être beaucoup répandu parmi les sol-
dats. Nous savons qu'ils étaient d'ordinaire très superstitieux; lea
inscriptions nous les montrent élevant sans cesse des temples et
des autels. Ils aimaient assez les dieux nouveaux et prenaient faci-
lement la reUgion des pays qu'ils traversaient. Nous voyons que,
beaucoup étaient des adorateurs zélés de Sérapis, de Mithra, dit
Jupiter d'Héliopolis ou de Doliché. Beaucoup aussi s'affihèrent à
la religion du Christ. Comme il n'était pas dans les habitudes de
leur métier d'être prudens, ils le laissèrent voir, et, pendant les
persécutions, ils furent impitoyablement poursuivis et condamnés.
76 REVUE DES DEUX MONDES.
Quelques-uns même, en pleine paix, attirèrent les supplices sur
eux en venant déposer leurs armes aux pieds de leurs chefs et
déclarer que leur foi ne leur permettait pas de se battre.
C'est ce qu'aucun prince ne pouvait autoriser sans se perdre. Si
le christianisme voulait devenir la religion de l'État, il lui fallait au
plus tôt répudier ces doctrines. 11 ne s'y résigna qu'avec beaucoup
de répugnance, et, de toutes les concessions qu'il a faites pour se
plier aux nécessités d'un gouvernement, aucune ne semble lui
avoir coûté davantage. Même après Constantin, nous voyons saint
Martin, qui était centurion, se présenter à l'empereur, à la veille
d'une bataille, et lui dire : « Je suis soldat du Christ; il ne m'est
pas permis de tirer l'épée. » Le bon saint Paulin, qui pourtant
avait été consul et mêlé aux grandes affaires, félicite beaucoup Yic-
tricius d'avoir jeté son baudrier militaire, quand il devint chrétien.
Il y avait là, il faut le reconnaître, de quoi justifier Volusianus
quand il affirmait « que le chi-istianisme est contraire au salut des
États. »
Mais saint Augustin, lui, n'hésite pas; il a compris, avec son
grand bon sens, que la sécurité de l'empire et le salut de la civili-
sation romaine exigeaient qu'on rassurât la conscience des soldats.
Pour leur laisser leurs iorces intactes, il fallait leur ôter leurs scru-
pules. Il affirme donc à Volusianus que le christianisme ne con-
damne pas la guerre, quand elle est juste et qu'on la fait avec
humanité. Le Christ n'a pas dit aux soldats qui venaient à lui de
quitter l'armée ; il leur a dit : « Gardez-vous de toute concussion
et de toute violence et contentez-vous de votre solde. » Ce qui in-
dique bien qu'il leur laissait le droit de porter les armes. Voilà la
doctrine de saint Augustin. Ce qu'il a dit à Volusianus, il le répète
avec la même force au comte Bonifacius, gouvernem- de l'Afrique,
qui l'a consulté : « N'allez pas croire qu'on ne puisse pas plaire à
Dieu dans les camps : David était un guerrier ; » et il le redit en-
core à plusieurs reprises dans la Cité de Dieu. C'était, du reste, à
ce moment, la doctrine officielle de l'Église : dès 31Zi, quelque
temps après la victoire de Constantin, un concile d'Arles avait pro-
noncé l'anathème contre ceux qui se refuseraient au service mi-
litaire.
Devons-nous penser que ces hésitations, ces incertitudes ont pu,
à de certaines occasions, jeter le trouble dans l'âme des soldats ou
détourner des camps quelques-uns de ceux qui auraient pu y rendre
des services? En faut-il conclure que la responsabilité du christia-
nisme est engagée dans l'afïaiblissement de l'esprit militaire, qui
fut une des grandes causes de la ruine de l'empire? C'est bien pos-
sible. N'oublions pas pourtant que cet affaiblissement remonte beau-
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 77
coup plus haut et que les premiers symptômes en sont plus anciens
que la naissance du Christ. Pendant longtemps, c'était Rome et
sa banlieue de vigoureux paysans qui fournissaient les meilleurs
soldats à la république. A l'époque d'Auguste, la sève est tarie. La
grande ville cosmopolite et ses environs déserts ne peuvent plus
recruter les légions. Le soldat venu de Rome ne se reconnaît pas à
son courage, comme autrefois. Tacite nous le dépeint beau par-
leur, indiscipliné, gâté par les cabales du théâtre et du cirque, qui
lui ont donné le goût de l'intrigue. Les bons soldats venaient alors
de l'ItaHe, puis des provinces ; mais les provinces s'épuisèrent à
leur tour. Les empereurs, qui auraient dû faire des eiïorts pour
atténuer le mal, l'aggravèrent. Gomme ils craignaient qu'un am-
bitieux ne se fit un parti dans l'armée, ils détournaient les gens
riches de servir; Gallien le défendit expressément à tous les séna-
teurs. Dès lors, les citoyens prirent l'habitude de déserter les
camps : ils furent remplacés par les barbares. Rome en avait tou-
jours eu à sa solde : même aux plus belles époques, ses armées
se composaient en nombre égal de légions et d'auxiliaires. Avec le
temps, les auxiliaires devinrent plus nombreux que les légions, et
ils finirent par composer l'armée presque entière. Déjà, sous Ti-
bère, un Gaulois osait dire : a II n'y a de fort, dans les troupes ro-
maines, que ce qui vient de l'étranger, nihil validam in exerciti-
bus, ni'si quod extenium. »
Ges changemens ont mis des siècles à s'accomplir; l'origine en
remonte à Auguste, qui sépara le soldat du citoyen en rendant les
armées permanentes. Tout était en germe dans cette innovation, et
le germe s'est développé peu à peu à travers tout l'empire, produi-
sant l'une après l'autre toutes ses conséquences, sans qu'il soit
possible de dire exactement ce que le christianisme a pu ajouter à
un mal qui était plus ancien que lui, et qui provenait d'autres
causes.
VII.
On a vu que Volusianus tenait à ne pas écrire des lettres trop
longues. Je crois bien que, dans son désir d'être court, il n'a pas
voulu tout dire. Il devait avoir un autre grief contre le christia-
nisme dont il n'a pas entretenu saint Augustin, peut-être parce qu'il
craignait de le blesser. Les beaux esprits qu'il réunissait chez lui,
pour causer de rhétorique ou de philosophie, ne doutaient pas que les
chrétiens ne fussent des ennemis déclarés des sciences et des lettres et
que leur domination, quand ils deviendraient les maîtres, ne fit ré-
gner avec eux la barbarie sur la terre. Quelle raison avaient-ils de le
78 REVUE DES DEUX MONDES.
croire? Une seule, et qui n'était pas juste. Ils se souvenaient tou-
jours du temps où les chrétiens ne se recrutaient guère que parmi
les gens de basse naissance, qui ne connaissaient ni Homère, ni
Virgile, ni Platon, ni Gicéron, et qui ne se souciaient pas de pratiquer
les finesses de leur langage. C'est alors que le monde élégant avait
pris d'eux une mauvaise opinion, et, une fois qu'on l'eut prise, on
n'en changea plus. Les années passent, les préjugés restent : il est
si commode de répéter de confiance ce qu'on a entendu dire, sans
se donner lapeined'en vérifier l'exactitude. Cependant l'Église, pour
se répandre dans les classes lettrées, avait dû se familiariser avec la
littérature. Elle s'était mise à l'école des grands écrivains de la Grèce
et de Rome. Elle comptait des orateurs et des philosophes distin-
gués, mais les beaux esprits s'en moquaient toujours. En Afrique,
dans un pays qui avait produit Tertullien, saint Cyprien, Arnobe,
Lactance, et qui possédait encore saint Augustin, quand on rencon-
trait un chrétien, « on l'insultait, on le raillait, on se moquait de
lui, on l'appelait un ignorant, un sot, un homme sans esprit et
sans connaissances. )> Le merveilleux, c'est qu'à force de le dire,
on l'a fait croire à tout le monde. Aujourd'hui, c'est presque un
lieu-commun de soutenir que l'Église a détruit l'ancienne littéra-
ture, et l'on ne paraît pas douter que les ténèbres du moyen âge ne
soient son œuvre.
Il n'y a rien qui soit moins conforme à la vérité, et ceux qui
soutiennent cette opinion ne semblent guère coimaître l'histoire de
la littérature latine pendant l'empire. On peut la résumer en quel-
ques mots. Après un moment d'éclat incomparable sous Auguste,
elle avait promptement déchu. Pendant les deux premiers siècles,
cette décadence est glorieuse encore. Quelques-uns des écrivains
de ce temps, Sénèque, Tacite, Juvénal, sont parmi les plus grands
que Rome ait produits. Par la force de la pensée, ils dépassent
même quelquefois ceux de la république; c'est seulement par la
façon d'écrire qu'ils leur sont inlérieurs. Cependant, vers les der-
nières années, la faiblesse se trahit, la fin s'annonce. Elle vint avec
une brusquerie étrange. L'époque d'Antonin et de Marc-Aurèle
compte encore des gens de talent : Suétone, Fronton, Apulée; mais
dans celle qui suit, il n'y a plus rien : c'est pour nous un siècle
entier de^'pro fonde obscurité. Assurément, il n'est pas possible de
croire que les lettres aient été tout d'un coup abandonnées : la so-
ciété les aimait avec passion ; elle était élégante, polie, raffinée.
Les écoles florissaient, on comblait les professeurs de distinctions
flatteuses. 11 n'y a donc pas de doute qu'après les Antonins on ait
continué à parler, à écrire ; on devait faire de petits vers galans,
comme ceux du Percigilium Veneris; on déclamait des panégy-
ÉTLDES d'histoire RELIGIEUSE. 79
riques; mais tout ou presque tout est perdu. Est-ce un hasard?
J'ai peine à le croire, et je soupçonne plutôt que rien n'a survécu,
parce que rien ne méritait de vivre. En supposant qu'une mauvaise
chance nous eût privés de tous les ouvrages qui furent composés
alors, les noms des auteurs au moins se seraient conservés. Or, à
l'exception de quelques grammairiens et de quelques jurisconsultes,
aucun nom illustre n'est arrivé jusqu'à nous. Quelles que soient les
causes de cette éclipse subite, en pleine civilisation, dont il n'y a
peut-être pas d'autre exemple dans l'histoire httéraire, il est diffi-
cile d'en accuser le christianisme, qui n'avait encore qu'une assez
médiocre importance. Au contraire, c'est le christianisme qui fait
seul quelque figure au milieu de cette décadence. Les meilleurs
écrivains du temps, les seuls dont le souvenir n'ait pas péri, sont
ses apologistes, Tertullien, Min ucius Félix, et les autres, qui étaient
des lettrés fort habiles en même temps que des penseurs subtils et
vigoureux. C'est grâce à eux que cette chaîne de grands esprits,
qui va depuis les guerres puniques jusqu'à la fin de l'empire, ne se
trouve pas subitement rompue, et qu'il reste encore quelques écri-
vains distingués dans ce désert qu'on traverse de Marc-Aurèle à
Dioclétien.
Mais voici un phénomène plus singulier. Tout d'un coup, ce dé-
sert commence à se repeupler. Avec la sécurité qui revient, les
lettres se raniment. Dès le règne de Constantin, les écrivains en
prose et en vers deviennent plus nombreux, et bientôt un grand
siècle littéraire commence. On a le droit de l'appeler ainsi, non-
seulement quand on l'oppose à la stérilité de l'époque d'où il sort,
mais lorsqu'on songe qu'il a produit des poètes comme Ausone et
Paulin de ÎNoles, comme Prudence et Claudien; des polygraphes
comme Symmaque et saint Jérôme, des orateurs comme saint Am-
broise et saint Augustin. Je ne crois pas possible de nier que cette
renaissance, comme l'appelle justement Niebuhr, ne soit due en
partie au christianisme et à l'élan qu'il a donné aux esprits et aux
âmes. Ce qui est remarquable, c'est que tout le monde en a pro-
fité ; les lettres profanes sont en progrès comme les lettres sacrées :
c'est un réveil de la littérature entière.
Dans cet éclat, il reste toujours un point obscur. La langue que
parle cette littérature renouvelée n'est plus tout à fait la même
qu'autrefois, elle se sert d'un latin fort altéré, par moment barbare.
Ici, la responsabilité du christianisme paraît moins douteuse, il iaut
bien le reconnaître, mais il n'est pas le seul coupable. Le lalin
s'est décomposé peu à peu, et par degrés. Lorsqu'on rétablit les
intermédiaires, au lieu de passer sans transition d'une extrémité à
l'autre, on devient plus juste pour les écrivains ecclésiastiques, et
l'on est moins tenté de faire tout retomber sur eux. Ils ne sont en
80 REVUE DES DEUX MONDES.
réalité que le dernier terme d'une décadence qui pendant trois siècles
ne s'est pas arrêtée. J'ai besoin, pour le faire voir, d'entrer dans
quelques détails techniques, que je prie le lecteur de me pardon-
ner ; ils ne sont pas sans intérêt pour nous, puisque c'est de la
décomposition du latin que notre langue est sortie.
Un siècle sépare à peine Tacite de Tite-Live ; et cependant les
deux historiens ne parlent pas tout à fait la même langue. Celle
de Tacite est toute pleine de termes et de tournures empruntés à
la poésie ; la syntaxe y est profondément modifiée ; il emploie l'in-
finitif, les participes, le génitif et l'ablatif absolu d'une manière
nouvelle. Entre Tacite et saint Augustin, il s'écoule près de deux
cent cinquante ans. La route ayant été beaucoup plus longue qu'entre
Tite-Live et Tacite, on comprend que les altérations de langage
soient aussi bien plus considérables ; et, même quand on trouve-
rait que le changement dépasse ce qu'il était naturel d'attendre
en raison du temps écoulé, il ne faudrait pas être trop étonné : on
sait que les décadences se précipitent par leur durée même, comme,
dans la chute des corps, la vitesse augmente par la distance. Il
était donc dans la nature des choses qu'en deux cent cinquante ans
le latin changeât trois fois plus qu'il ne l'avait fait en un siècle, et
ceux qui en témoignent quelque colère, ou même quelque surprise,
qui en accusent uniquement certains écrivains ou certaines doc-
trines, au lieu de reconnaître que c'est le temps qui est le plus
grand coupable, montrent bien qu'ils ignorent les lois qui prési-
dent aux évolutions du langage.
On peut faire pourtant aux auteurs chrétiens deux reproches
mérités. D'abord ils ont introduit un grand nombre de mots nou-
veaux, tirés du grec ou de l'hébreu, qui altèrent singulièrement la
physionomie du vieux latin et lui donnent un air fort étrange. Il
faut avouer qu'il leur était bien difficile de ne pas le faire. Une pre-
mière fois le latin avait subi un assaut, quand il s'était agi d'intro-
duire à Rome la philosophie grecque. Ce n'étaient pas seulement
les préjugés nationaux, le respect des anciens usages, qui s'oppo-
saient à la propagation des doctrines philosophiques, on peut dire
que la langue elle-même y répugnait : on a remarqué combien elle
est pauvre en termes abstraits ; les substantifs y sont rares, et les
bons écrivains les remplacent le plus qu'ils peuvent par des
formes verbales. C'est la langue d'un peuple jeune, actif, pratique,
peu porté vers les spéculations de l'esprit, et chez qui la pensée
cherche à se rendre visible et palpable. Aussi Lucrèce, lorsqu'il
voulut exposer en vers le système d'Épicure, se plaignit-il amère-
ment des difficultés qu'il éprouvait,
Propter egestatem linguse et rerum novitatem.
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 81
Il fallut donc, pour remédier à cette disette, inventer des mots et
des tours nouveaux. Mais on était alors à une époque pleine de
goût, de mesure, de délicatesse, et les innovations se firent d'une
manière habile et discrète. Il n'en fut pas tout à fait de même plus
tard, quand une nouvelle religion, étrangère par ses origines au
monde gréco-romain, se répandit dans l'empire. Cette fois les
changemens furent très considérables. On fut bien forcé de créer
une foule de termes pour exprimer des idées, des croyances, des
rites, que Rome ne connaissait pas ; et quoiqu'au dire de M. Gœl-
zer (1) cette invasion de mots nouveaux se soit faite d'une façon
moins irrégulière qu'on ne croit et plus conforme au génie du
latin, il n'en reçut pas moins une atteinte très profonde.
Mais les innovations de mots ne sont pas ce qui altère le plus
une langue. Tant que la syntaxe résiste, rien n'est perdu. Par mal-
heur, la syntaxe aussi fut entamée ; elle eut beaucoup à souffrir de
la grande place que les auteurs chrétiens laissèrent prendre, dans
les ouvrages écrits, à la langue populaire et parlée : c'est le se-
cond reproche, et le plus grave, qu'on leur adresse.
Dans aucun pays du monde, le peuple ne s'exprime tout à fait
comme les gens bien élevés; mais à Rome la différence semble
avoir été plus tranchée qu'ailleurs. On y trouve toujours, au-
dessous du langage des personnes du monde [sermo urbanus)^\mQ
façon de parler plus commune, à l'usage de la populace [sermo
plebeius). Partout, de sa nature, le sermo plebeius est envahissant,
dominateur, et cherche à se glisser jusque dans la bonne compa-
gnie. A Rome, il fut contenu, pendant quatre siècles, par la langue
littéraire, et forcé de rester dans ses limites. Mais, dès que la litté-
rature s'affaiblit, il en sort, et, ne se sentant plus maîtrisé, il s'im-
pose à tout le monde. Ce ne sont pas seulement les auteurs
chrétiens qui le subissent, comme on le croit d'ordinaire ; il s'in-
troduit aussi chez ceux qui n'ont jamais professé le christianisme,
comme Ammien Marcellin, ou qui même lui étaient hostiles,
comme Macrobe. Si chez les chrétiens il a fait plus de ravages,
c'est que le peuple a pris plus d'importance dans la nouvelle reli-
gion. L'auditoire, dans les égUses, se compose surtout d'ignorans
et d'illettrés ; il faut un peu parler comme eux, pour s'en faire
entendre. Saint Ambroise ne paraît pas s'en être beaucoup préoc-
cupé, et ses sermons ne diffèrent pas de ses autres écrits ; mais il
s'adressait à des Italiens^ dont le latin était la langue nationale, et
qui étaient capables de suivre sans efforts même des gens qui
(1) Dans son excellent ouvrage sur la Latinité de saint Jérôme.
lOME xcviii. — 1890. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
parlaient mieux qu'eux. Il n'en était pas ainsi aux extrémités du
monde romain, à Hippone, par exemple, dans une ville dont les
voisins parlaient berbère ou punique ; là, il fallait bien faire plus de
sacrifices au mauvais langage, si l'on voulait être compris. Saint
Augustin s'y est résigné dans ses sermons. Ce fin lettré, qui admi-
rait tant Gicéron et Virgile, ne s'est pas fait barbare de gaité de
cœur, comme Commodien, mais il n'a jamais reculé devant un terme
ou un tour populaires, quand il s'agissait de rendre sa pensée plus
claire à ses auditeurs. « J'aime mieux, disait-il, que les grammai-
liens se plaignent que si le peuple ne saisissait pas. » C'est ce qui
lait que, dans ses sermons, la langue a pris un caractère nou-
veau (1). On remarque que la syntaxe se rapproche de celle des
langues modernes. Les prépositions sont en train d'y remplacer les
cas : on y dit, comme en français, credere ad justitiam (croire à la
justice), gaudere de pace (se réjouir de la paix) ; les verbes auxi-
liaires avoir, faire, venir, s'y multiplient sans mesure. Mais ce qui
a changé surtout, c'est l'arrangement des mots, le tour et l'accent
de la phrase. L'ancienne période, avec sa marche toujours semblable,
son harmonie savante, ses proportions régulières, est brisée. Les mots
ne viennent plus se ranger d'eux-mêmes dans l'ordre accoutumé ;
ils ne reconnaissent d'autre loi que de se régler au mouvement
de la pensée. Le verbe n'est plus rejeté d'ordinaire à la fin, comme
chez Gicéron et ses imitateurs, et commence à prendre, dans la
phrase, la place qu'il occupe chez nous entre le sujet et le régime.
C'étaient là des altérations graves. Je comprends qu'elles blessent
les admirateurs du vieux langage classique, si élégant, si harmo-
nieux, si savamment construit. Mais était-il possible alors de le
ressusciter? Ceux qui le tentèrent, comme les rhéteurs d'Autun
dans kurs panégyriques, quelque talent qu'ils aient dépensé à
cette œuvre ingrate, n'ont abouti qu'à de froides imitations, qui
pouvaient charmer quelques gens de lettres, réunis dans une école,
mais laissaient le grand public indifférent. Au contraire, la langue
des sermons de saint Augustin est ce qu'il faut pour enlever une
grande assemblée. Elle est ample et franche, nette et colorée ; elle
possède les qualités qu'une langue gagne toujours au contact du
parler populaire, la vérité et la vie.
Il n'est donc pas juste d'accuser le christianisme de la déca-
dence des lettres romaines, puisqu'elles semblaient presque mortes
avant lui, et qu'elles ont paru se ranimer dès qu'il est devenu le
maître. Quant à la corruption de la langue, il y a travaillé sans
(1) On peut voir, po^ir plus de développemeat, le livre de M. Adolphe Régnier sur
la Latinité des sermons de saint Augustin.
ÉTUDES d'histoire RELIGIEUSE. 83
doute, mais elle ne date pas de lui ; ce n'est pas lui qui a mis le
latin sur la route où il devait arriver à la barbarie.
YlII.
11 est temps de tii-er une conclusion de cette longue étude. 11 y
en a une qui se dégage d'abord des faits qui viennent d'être expo-
sés, c'est que la décadence de Rome, comme sa grandeur, a suivi
une marche très régulière, et qu'il ne s'y produit rien de brusque
et de heurté. L'histoire romaine est peut-être la plus logique de
toutes, celle où les faits s'enchaînent le mieux et sortent le plus
clairement les uns des autres. Gomme il y a plus d'imprévu dans
l'histoire des Grecs, l'imagination peut y trouver plus d'agrément;
mais la raison et le bon sens se satisfont mieux et se sentent plus
à l'aise dans celle des Romains. Il n'y a pas de meilleur exercice
pour l'esprit que de la suivre dans ses phases diverses ; nulle part
on n'aperçoit mieux le passage de la cause à Pefïet et des prin-
cipes aux conséquences : aussi sera-t-elle toujours un des fonde-
mens de l'éducation de la jeunesse.
Les contemporains d'Auguste, malgré l'éclat d'un grand règne
qui pouvait les abuser, s'aperçurent confusément que la décadence
commençait; ils sentaient qiie, selon le mot du poète, Rome ne
pouvait plus soutenir sa grandeur. Ils ne se trompaient pas : on
était sur le sommet, et l'on s'apprêtait à descendre. Depuis ce jour,
pendant quatre siècles, on a toujours descendu. La chute a été un
peu plus rapide ou un peu plus lente, elle ne s'est jamais arrêtée.
Ce qui pouvait dissimuler par momens cette décadence, c'est
qu'elle ne ressemblait pas tout à fait aux autres. La plus grande
misère des États qui périssent, c'est de n'avoir plus d'hommes.
Rome, jusqu'à ses derniers momens, n'en a jamais manqué. Quand
l'Italie fut épuisée d'en produire, les provinces lui en ont fourni,
et, à la fin, elle a pris à son service des barbares qui méritaient
d'être Romains. « Il vint un temps, dit Ozanam, où Rome ne se
souvint plus de l'art de vaincre, mais elle n'oublia jamais l'art de
gouverner. » La phrase n'est vraie qu'à moitié. Non-seulement elle
a toujours su trouver des fonctionnaires habiles pour administrer
le monde, mais jusqu'à la fin elle a remporté des victoires. A la
veille de la prise de Rome, Stilicon avait battu Alaric; plus tard,
quand l'empire semblait tout à fait perdu, Aétius, avec une armée
de Goths et de Francs qui servaient sous les aigles, a écrasé les
hordes d'Attila. Ce qu'il y a de plus surprenant encore, c'est qu'à
la même époque elle a eu la chance d'être gouvernée par des
84 REVUE DES DEUX MONDES.
princes intelligens et énergiques, qui ont contenu les rivalités inté-
rieures et vaincu les ennemis du dehors. Citons, pour ne parler
que du iv^ siècle, Constantin, Julien, Valentinien et Théodose. Tant
qu'ils ont régné, on a cru le mauvais sort de l'empire conjuré, et
il a semblé que la décadence s'était arrêtée. On se trompait; la
prospérité n'était qu'à la surface, le mal poursuivait son œuvre en
dessous; à leur mort, l'empire, qui s'était cru sauvé, se retrouvait
plus malade qu'auparavant, si bien qu'après le plus glorieux de
tous ces règnes, celui de Théodose, il était tout à fait perdu. Quelle
pouvait être cette cause intérieure de ruine, à laquelle rien n'a
résisté, qui paralysait l'effet de grandes victoires, qui rendait inu-
tiles les efforts des princes, l'habileté des administrateurs, le talent
des généraux? Je ne me charge pas de la découvrir. Les païens
l'appelaient le Destin et les chrétiens la Providence ; mais comme
le Destin n'a dit son secret à personne, et que nous ignorons les
desseins de Dieu sur le monde, parler du Destin et de la Provi-
dence, c'est, en termes plus convenables, avouer qu'on ne sait
rien.
Si cette cause première nous échappe, elle agit par des causes
secondes, ou, si l'on aime mieux, elle se révèle par des symptômes
qu'on peut saisir. Nous venons de les indiquer rapidement; on a
vu qu'ils sont tous fort anciens et qu'il n'y en a aucun qui appa-
raisse pour la première fois au moment de la victoire du christia-
nisme. La conséquence qu'on en peut tirer, c'est qu'elle n'a pas
causé à Tempire une secousse assez forte pour qu'il en ait sérieu-
sement souffert. Il est probable que le changement a été moins
complet qu'on ne l'imagine; comme l'Église avait fait depuis long-
temps des concessions importantes aux lois et aux usages de la
société dont elle allait prendre la direction, la transition d'un ré-
gime à l'autre s'est accomplie sans trop de violence.
Ainsi l'empire a péri de maladies qui remontaient plus haut que
le chi'istianisme ; on peut donc affirmer qu'il n'est pas la cause
directe de sa ruine. Mais ce qui n'est pas moins sûr, c'est qu'il a
été impuissant à l'arrêter. L'a-t-il retardée ou rendue plus rapide,
c'est une question qu'on peut débattre. Dans tous les cas, l'empire
était si profondément atteint que, sous quelque régime religieux
ou pohtique qu'on l'eût fait vivre, un peu plus tôt ou un peu plus
tard, sa fin était inévitable.
G. BoissiER.
LA RÉPUBLIOUE
ET
LES CONSERVATEURS
La France a traversé une crise où les républicains ont craint de
voir la république succomber. Et voilà que le pays semble con-
damné à rester en proie aux mêmes passions, aux mêmes divisions,
aux mêmes luttes stériles. M'y a-t-il donc rien de changé dans l'hu-
meur et le tempérament des partis? Allons-nous simplement assister
à la reprise de la pièce bruyante et monotone qui se joue, depuis
quelque douze ans, sur la scène parlementaire? A-t-on déjà oublié
que le public en est las? Pendant quelques semaines, on a craint
que sa colère ne s'en prît aux acteurs et ne fermât le théâtre. Après
une clôture de plusieurs mois, voici la salle rouverte; la troupe est
en partie renouvelée ; va-t-elle s'en tenir à son ancien répertoire
et nous redonner, pendant quatre ans, la fastidieuse et indécente
comédie tant sifflée naguère?
Qu'y a-t-il, encore une fois, de changé dans la situation ou
l'orientation des partis? Qu'avons-nous à espérer de la majorité, et
que peut-on attendre de la minorité ? Toutes deux ont leur part
à prendre de la leçon infligée au parlement par le pays. Nous vou-
drions examiner ici quelle attitude convient à la droite dans la nou-
velle chambre, et ce que la république est en droit de demander
des conservateurs.
86 REVUE DES DEUX MONDES.
I.
Le vice de notre situation politique, selon beaucoup de bons
esprits, c'est que, en face d'une majorité intolérante et tyrannique,
il ne se rencontre qu'une opposition inconstitutionnelle. Par cela
seul, l'opposition s'est enlevé toute prise sur le pays, toute action
sur le gouvernement. Antirépublicaine, la république la condamne
à l'impuissance. Le pays, efïrayé de tout ce qui lui semble une ré-
volution, se défie d'une droite dont il appréhende une révolution.
Les conservateurs attitrés ont ainsi, contre eux, l'instinct conser-
vateur des masses. D'autre part, la majorité, retranchée dans le
pouvoir comme dans une forteresse, se réjouit d'être en droit d'ex-
clure la minorité. Elle traite les opposans en rebelles, avec lesquels
toute transaction est trahison. Elle se vante de représenter seule
l'ordre légal, et la république se confond avec un parti qui, sous
prétexte de la défendre, se croit tout permis. Entre cette gauche
et cette droite, irréconciliables par leur principe et presque égale-
ment intransigeantes, les hommes modérés, les rares politiques
moins soucieux des intérêts de partis que des intérêts du pays, se
trouvent isolés et comme perdus. Or, l'effacement des modérés au
profit des violens est le pire mal qui puisse frapper un pays libre.
A ce mal, quel remède?
Il en est un fort simple en apparence ; le premier docteur appelé
en consultation le recommandera. Voulez-vous reprendre, dans le
pays et dans la chambre, une influence légitime? dit-on aux con-
servateurs, placez-vous sur le terrain constitutionnel. Venez à la
république, jetez la violette impériale ou la rose de France, laissez
là l'aigle ou les fleurs de lis, emblèmes surannés, pour le R. F.,
seules armes de la France nouvelle. Donnez à la république une
droite républicaine : opposition aujourd'hui, vous pourrez être le
pouvoir demain. Vos adversaires se veiTont contraints de compter
avec vous, et, en attendant que vous puissiez gouverner vous-
mêmes, vous permettiez la formation de ministères modérés qui
gouverneront avec vous.
L'avis est excellent; par malheur, il est de ces conseils moins
aisés à suivre qu'à donner. Les partis sont des corps d'armée sur
le champ de bataille, et il est toujours périlleux de changer de co-
carde ou de drapeau au milieu du combat : on risque de jeter la
confusion parmi ses troupes, de n'être plus reconnu de ses soldats
Gu d'être abandonné d'une partie de ses bataillons.
Certes, il serait à désirer que les partis eussent un teiTain com-
mun. Le jour viendra, Dieu nous garde d'en désespérer! où, dans
LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 87
le parlement comme dans la nation, nul ne songera à gratter les
éphémères écussons du frontispice de nos monumons publics. Ce
sera peut-éti-e pour le xx^ siècle ; encore n'en sommes-nous point
certains, ^lais aujourd'hui, en 1890, au lendemain du centenaire
de 1789, ce yœu de tout bon patriote a quelque chose d'ingénu. Il
a contre lui l'iiistoire, l'expérience des cent dernières années, le
tempérament de la France. Nous sommes encore trop près de la
révolution, et nous ne sommes pas assez sûrs d'en être sortis. Dans
les îles Yolcaniques, où chaque génération a vu des tremblemens
de terre tout renverser, on a peine à croh'e à la dui'ée d'une mai-
son^ si solide semble-t-elle. Voici un siècle que la France n'a peut-
être pas connu une heure où la légalité du jour fût acceptée de tous
les Français, comme une loi définitive. Les révolutions ont enlevé
la loi. Ce que n'a pu imposer le génie de Napoléon, au lendemain
d'Austerlitz et d'Iéna; ce que les cinq du Corps législatif refusaient
aux huit millions de sufï'rages du second empire, après Malakof et
Magenta; ce que, de 1815 à 18/i8, les républicains ont obstinément
dénié à la monarcMe, dont les ministres s'appelaient Richelieu, Yil-
lèle, Guizot, Thiers, comment s'étonner si la répubhque a de la
peine à l'obtenir au sortir d'une mêlée où elle a faiUi tomber aux
pieds d'un général, qui tenait plus d'un Arabi que d'un Bonaparte?
Après tout, cette adhésion unanime de la nation, qu'a fait la ré-
publique pour la conquérir? Elle a remporté des victoires électo-
rales ; cela ne suffit point. Pour fonder un gouvernement, c'est peu
de vaincre le parti adverse; le difhcile, c'est de le gagner. Si les
conservateurs font encore grise mine à la république, n'est-ce pas
que la république n'a pas su les attirer? 11 est malaisé de se la
représenter comme une mère aux bras ouverts, criant à tous les
Français : « Venez à moi, vous tous qui êtes également mes fils;
il y a place, pour tous, sur mon sein maternel. )> En vérité, tel n'a
été ni l'attitude, ni le langage de la république, depuis que gouver-
nent les républicains. Gomment s'est-elle présentée aux conserva-
teurs? Est-ce en amie ou en pacificatrice, le sourire aux lèvres, le
rameau d'olivier à la main? Non, c'est en virago irritée, la menace
à la bouche, le casque ou le bonnet rouge sur la tête, la pique ou
la hache à la main. Comment s'est-elle présentée aux cathohques?
Est-ce en protectrice de la foi, ou en défenseur de la liberté reli-
gieuse? Non, c'est en libre-penseuse mihtante, en missionnaire
voltairienne ou positiviste, le triangle maçonnique au cou, des ca-
téchismes laïques sous le bras, un fouet dans une main, un trous-
seau de fausses clés dans l'autre, pour chasser les sœurs et délo-
ger les moines. Avec de telles façons, c'eût été merv^eille si elle
n'eût efiarouché les conservateurs, race timorée, gens à préjugés,
88 REVUE DES DEUX MONDES.
déjà mis en défiance contre elle par leur éducation ou leurs souve-
nirs. On s'est plu à changer leur répugnance en aversion. Aujour-
d'hui, quelques-uns cherchent à les rassurer; on leur dit de ne pas
prendre peur, on leur jure qu'on ne leur veut pas de mal ; mais ils
se méfient, et il faut autre chose que des paroles ou des risettes
pour les faire revenir de leurs préventions.
Et, aujourd'hui même, que fait, pour cela, le parti au pouvoir ? De
tous les gouvernemens qu'a connus la France, aucun n'a moins
travaillé à rallier l'opposition. Comparez à la troisième république
le consulat, la restauration, la monarchie de juillet, le second em-
pire. Sous ces gouvernemens si divers, que d'avances de toutes
sortes, à maintes reprises, aux hommes, aux familles, aux groupes
sociaux attachés aux régimes antérieurs! Notre pauvre pays, si
souvent déchiré de ses propres mains, a un grand modèle en ce
genre : la politique d'Henri IV au sortir des guerres de religion.
Il s'est trouvé des républicains pour la recommander à leurs amis ;
la république semble, depuis M. Thiers, en avoir pris le contre-
pied.
Sous ce rapport, il faut bien le dire, la république a un désavan-
tage vis-à-vis de la monarchie, car nous avons beau être en répu-
blique, — pour toujours peut-être, — il ne s'ensuit nullement que
la république soit, de tout point, supérieure à la monarchie. Dans
une monarchie, il y a un souverain, il y a une dynastie, personnel-
lement intéressés à ramener les dissidens. Rien de pareil dans une
république : au centre du pouvoir, pas d'aimant qui attire par fonc-
tion. Un président temporaire n'y a pas le même intérêt qu'un
souverain héréditaire ; en eùt-il la velléité, il n'a ni le même ascen-
dant, ni la même indépendance. Un président n'est pas libre de
ses sourires. En république, rien au-dessus des partis ; à la poli-
tique de séduction et d'attraction tend à se substituer la politique
d'exclusion. Gela est surtout vrai lorsque le parti au gouvernement
s'est fait du nom de républicain un monopole. Heureux de con-
fondre ses intérêts de parti avec l'intérêt de la république, il se
plaît à traiter ses adversaires comme des ennemis publics.
La politique, aujourd'hui, — la pohtique républicaine surtout, —
est essentiellement réaliste : pour elle, la grande affaire, c'est le
partage du pouvoir et des places. On l'a dit souvent ; mais, pour
être triviale, la métaphore n'en est pas moins juste : la politique
est une salle à manger, le pouvoir est un banquet, le budget, le
festin. Les convives attablés ne tiennent pas à se serrer pour faire
place à de nouveaux arrivans. On admet volontiers, dans la salle,
les petits, les humbles, ceux qui se contentent des miettes de la
table; les autres, non. Gela est particulièrement sensible en pro-
L^. RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 89
vince, où l'on vous réclame vos titres de républicain, de même
que, aux solliciteurs d'emplois, on demande leurs diplômes et certi-
ficats. Comme autrefois celui de gentilhomme, le nom de républi-
cain est une qualité qui confère des droits et privilèges; on ne
tient pas à la reconnaître à tout le monde.
Ce grossier matérialisme politique n'est pas l'unique raison des
défiances intéressées et du mauvais vouloir témoignés, par la plu-
part des républicains, aux conservateurs enclins à se rallier à la
république. A côté des affaristes, comme disent nos voisins d'Italie,
il y a, pour son honneur, dans le parti républicain (et parfois tous
deux s'entremêlent bizarrement dans le même homme), des idéa-
listes. Pour eux, la république n'est pas seulement la nourrice aux
mamelles pleines, mais la déesse au front étoile qui doit transfi-
gurer la France et l'humanité. Ils lui rendent un culte dont ils sont
les prêtres ; ils appellent les peuples à la venir adorer ; mais ils ne
laissent approcher que les croyans, ceux qui acceptent leur credo;
ils écartent du temple, avec un soin jaloux, les profanes, les tièdes,
les mécréans suspects d'hétérodoxie. Ils tiennent à maintenir la
pureté de la doctrine. Lors de la mort de M. le comte de Cham-
bord, la république eût pu, sans trop de peine, rallier nombre de
légitimistes ; ainsi dans le clergé et parmi les familles avant tout ca-
tholiques. J'ai vu des républicains s'en inquiéter. — La république,
écrivait un journal opportuniste de mon département, court un
grave danger; elle risque de voir les cléricaux et les royalistes, dé-
fians de l'orléanisme, venir à elle pour chercher à l'attirer à eux.
Quel malheur pour l'humanité, si notre belle république devait
jamais tomber aux mains des obscurantistes! Mieux vaut mille fois
avoir ces gens-là pour ennemis que pour alliés. — Si peu de républi-
cains sont assez ingénus, ou se connaissent assez, pour se confesser
aussi franchement, beaucoup, à leur insu, raisonnent à peu près de
même. Pour eux, la répubhque n'est pas un gouvernement comme
un autre. Elle a une mission qu'elle ne saurait renier, et qui em-
brasse le spirituel, non moins que le temporel. C'est une religion;
pour y être admis, il faut en professer le dogme. Il n'est pas bon
de laisser franchir la porte à des néophytes qui n'ont pas la foi, et
qui ne veulent pénétrer dans le sanctuaire que pour en changer
les dieux.
Cette mission de la république, on la connaît de reste. Elle con-
siste à refaire l'intelligence et l'âme même de la France, grande et
haute tâche que nous ne voudrions ni railler, ni rabaisser. C'est,
sous une forme inverse, le vieux et noble rêve des théocraties,
qui, elles aussi, ont prétendu pétrir à leur gré l'âme des peuples.
Qu'un pareil songe hante des esprits jeunes, hardis, épris de
90 REVUE DES DEUX MONDES.
vagues formules de progrès et impatiens de toutes les entraves
que la tradition semble attacher aux pieds de l'humanité, je
le comprends. Mais, quelque élevée qu'elle lui paraisse, et quelque
opinion qu'en ait l'histoire, cette mission, dont la répubUque se
lait honneur, semble peu rassurante aux esprits timides, routi-
niers, bornés si l'on veut, aux braves gens inquiets des nouveautés
ou des changemens trop brusques. Elle irrite ou effraie les bonnes
âmes qui se refusent à rejeter toutes les idées traditionnelles, qui
croient à l'utilité de ce qu'un philosophe historien appelle le pré-
jugé héréditaire, qui s'imaginent que Dieu et le divin doivent en-
core garder une place dans la famille et dans la cité humaine ; tous
ces esprits terre à terre, qui doutent de l'efficacité d'une morale
sans sanction; qui se figurent que, pour l'éducation, l'enseigne-
ment civique ne vaut pas le catéchisme, et que la reUgion a du bon,
ne fût-ce que pour les enfans et pour les femmes. Ces vieilles idées,
tous ces préjugés bourgeois ou ruraux, la répubUque s'est fait
gloire de les heurter de front. Gomment les conservateurs n'en au-
raient-ils pas été choqués? Pour beaucoup d'entre eux, la répu-
blique était une personne de mauvaise éducation; au lieu de
chercher, par sa conduite, à les faire revenir sur son compte, elle
s'est plu à les scandaliser et à leur faire peur. Ce n'était pas le
moven de les £?aQ;ner.
Est-ce seulement dans leurs préjugés, dans leurs habitudes ou
leurs croyances que les conservateurs ont été troublés et blessés?
Non, c'est tout autant dans leurs intérêts. Qu'entend-on par con-
servateurs, si ce n'est, d'abord, ce qu'on nomme, non sans quelque
ironie, les classes dirigeantes? Or ces classes, naguère dirigeantes,
la république semble avoir pris à tâche de ruiner leur influence
au prolit des nouvelles couches saluées par Gambetta. La loi sco-
laire, la loi municipale, la loi militaire, ont été autant de coups por-
tés contre elles ; dira-t-on qu'elles n'ont pas toujours été visées,
elles n'en ont pas moins été touchées. Dans les campagnes, dans
les bourgs, dans les petites villes, on s'est apphqué à diminuer
l'ascendant des propriétaires, des bourgeois, des notables de toute
sorte, aussi bien que l'autorité du curé. On a cherché à faire le
vide autour d'eux, à les isoler de leur ancienne clientèle, à les
rendre impuissans. Dans une commune voisine de la mienne, une
veuve possédait une source que la commune désirait acquérir. La
veuve consentait à céder sa source moyennant indemnité. Un doc-
teur opportuniste, soutenu par la préfecture, persuada au conseil
municipal de s'en emparer sans bourse délier, en pratiquant des
tranchées autour du champ de la veuve, de façon à capter les
eaux et à intercepter la source. C'est à peu près ainsi qu'on pro-
LA r.ÉPUBLTQUE ET LES CONSERVATEURS. 91
cède avec les influences conservatrices ; on bouleverse le sol aiitoiip
d'elles, on retourne les terrains d'où elles jaillissent, on s'eflbrce de
couper les canaux et de tarir les sources qui les alimentent.
11 restait en France, dans les communes, une représentation des
intérêts; la loi municipale a supprimé l'adjonction des plus impo-
sées. 11 en résulte que les centimes additionnels, et Dieu sait quelle
en a été la progression! sont souvent votes par ceux qui ne les
paient point. Heureusement pour le pays, les maires sont encore
élus par les conseils municipaux; la majorité républicaine, tout en
en manifestant parlois son humeur, n'a pas osé dépouiller les com-
munes du droit dont les avait investies une majorité conservatrice.
Si les influences sociales n'ont pu être entièrement bannies de la
mairie, on leur a fermé hermétiquement l'école. C'est contre elles
et à dessein qu'a été dressé le mur élevé par la loi entre l'école et
la mairie, vainement réunies sous le même toit. La laïcisation même
des écoles n'a pas seulement touché les conservateurs dans leurs
convictions religieuses, elle les a durement et doublement frappés
dans leurs intérêts matériels. La bourse n'a pas été moins atteinte
que la conscience. A côté des écoles publiques reconstruites à
grands frais avec leur argent, les familles riches ou aisées ont
dii souvent ouvrir des écoles li]3res entretenues uniquement par
leur générosité. Aux contributions du percepteur, il leur a fallu
ajouter le denier des frères ou des sœurs. De pareils efïorts coû-
tent et disposent mal pour qui les impose. Aux charges pécuniaires
et aux froissemens de la conscience, la loi scolaire a ajouté les tra-
casseries. Dans les départemens où l'on prétend observer les pres-
criptions de la loi, le cultivateur ne peut, au printemps, disposer
librement des bras de ses enfans ; il lui faut l'autorisation des com-
missions scolaires ; et le propriétaire le plus lettré est tenu de faire
passer, à ses filles, un examen devant une ignorante commission de
pédans de village. Est-ce la peine de mentionner ici la suppression
du volontariat? quels qu'en soient les résultats, le service de trois
ans, tel qu'il a été établi, va encore blesser des intérêts et attiser
des mécontentemens.
Que si, à ces charges et à ces vexations, on ajoute celles dont la
république leur a fait la menace : l'impôt sur le revenu, par
exemple, ou l'hnpôt progressif, ou encore la suppression du bud-
get des cultes qui ferait retomber l'entretien des égUses sur les
propriétaires, on sentira que, dans leur opposition, les conserva-
teurs ne luttaient pas seulement j^ro aris, comme disait notre Con-
ciones, mais aussi pro (ocis, pour leur fortune, pour leur rang dans
la société, pour leur famille, pour leurs enfans; c'était bien là, pour
eux, le struggle forlife. Mais, en combattant la politique de la gauche,
92 REVUE DES DEUX MONDES.
pourquoi, dira-t-on, s'en prendre à la république? On oublie que
le parti républicain a toujours été le premier à s'identifier avec la
république, appelant imprudemment sur elle les coups qu'il eût
dû en détourner. Dans une monarchie, il est de tradition de ne
pas découvrir le roi; dans la république, c'est le contraire : minis-
tres, députés, préfets, candidats, à chaque bataille électorale, les
républicains, loin de chercher à élever la république au-dessus
des combattans, s'abritent systématiquement derrière elle, s'en
couvrant comme d'un bouclier, sans se soucier d'en faire la cible
des traits de l'ennemi.
Et pourquoi se seraient-ils gênés? ils comptaient sur ce mot de
république pour faire tout accepter du pays. Au lieu de faire des
lois pour consolider la république en lui ramenant les hésitans, ils
se servaient de son nom pour faire passer les lois que leur intolé-
rance prétendait infliger au pays. Que leur importait d'entretenir la
défiance d'une moitié de la nation? Ils se croyaient assez forts pour
n'en avoir rien à redouter: — «Nous pouvons tout nous permettre,
sauf une chose : la guerre, » disait, devant moi, il n'y a que trois
ans, un ministre de la république, et non l'un des derniers pour
l'intelligence. Et il semblait avoir raison. La république n'était guère
moins omnipotente que Louis XIV, quand il entrait au parlement un
fouet de chasse à la main. Les républicains pouvaient tout se pas-
ser, au nom de la république; mieux que celle de Richelieu, sa robe
rouge couvrait tout. Le pays a cependant fini par trouver qu'ils s'en
passaient trop. Il le leur a fait entendre à sa manière. Qu'y a-t-il
de changé, depuis deux ans? Une seule chose, c'est que, aujour-
d'hui, chacun sent que la république ne saurait tout se permettre.
Et encore, la moitié de la gauche semble déjà en train de l'oublier.
II.
Dans les fautes des douze dernières années, quelle part revient
à la droite? On a, presque toujours, une part dans les fautes de ses
adversaires. Doit -on, pour cela, rendre les conservateurs responsa-
bles d'une politique qu'ils n'ont cessé de combattre? Non, on n'est
pas forcément coupable de ce qu'on n'a pas su empêcher. Mais,
aux yeux de plus d'un spectateur, les erreurs de la majorité ont
été, en partie, provoquées par la minorité, par ses menaces sarcas-
tiques, par ses interruptions énervantes, par son opposition inces-
sante, par sa joie de faire pièce au gouvernement, par son ardeur
à jeter bas les ministères. Dans les dernières législatures, dans la
dernière surtout, les conservateurs auraient mauvaise grâce à sou-
tenir que la droite de la chambre s'est toujours montrée calme,
LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 93
digne, habile ou prudente. Pour le sentir, il n'y a qu'à comparer
la droite de la chambre à celle du sénat. Ce qui a manqué à la
première, ce sont des chefs expérimentés et écoutés, sachant main-
tenir la discipline parmi leurs troupes, ne pas les user en d'inutiles
escarmouches et ne les engager que sur un terrain bien choisi. Dans
l'atmosphère surchaufïee de la mêlée parlementaire, en face d'adver-
saires sans scrupule et sans courtoisie, il eût du reste fallu aux conser-
vateurs, pour ne pas se laisser emporter par l'élan de la lutte, un sang
moins bouillant que le sang français. Si la droite a eu quelque part aux
fautes de la gauche, celle-ci en a eu peut-êtro davantage aux fautes
de la droite. Nous voyons ce qu'avaient d'irritant l'attitude delà droite
et ses bruyans défis à la majorité ; mais quoi de plus provocant
que les procédés de ces majorités élues à grand renfort de circu-
laires ministérielles, et débutant, à chaque législature, par décimer
leurs adversaires à l'aide d'invalidations encore plus cyniques
qu'iniques; les excluant régulièrement de toutes les grandes com-
missions et repoussant systématiquement tous leurs amendcmens,
alors que, pour leur fermer la bouche, elles ne leur appliquaient pas
le bâillon d'un vote de clôture? De bonne foi, qu'est-on en droit
d'attendre d'une minorité ainsi traitée ? et ne pourrait-on pas dire
que les majorités, comme les gouvernemens, ont l'opposition qu'elles
méritent ?
Rendons justice à chacun : si puérils parfois qu'aient pu nous
sembler ses procédés d'opposition, force est bien de reconnaître
que la droite a, le plus souvent, défendu les véritables intérêts du
pays : intérêts de la fortune pubhque et privée, intérêts de l'en-
fance, intérêts de la terre, intérêts de l'armée. Prenons les douze
années de règne du parti républicain; la droite s'est opposée à
toutes les folies et à presque toutes les fautes. Elle a défendu le capital
moral et matériel de la France contre les chimères des songe-creux
et contre la cupidité des rapaces. Elle a combattu l'augmentation
incessante du fonctionnarisme et repoussé les primes au déclasse-
ment social. Elle a dénoncé le mensonge de l'équiUbre budgétaire
audacieusement affirmé par des majorités dissipatrices ou com-
plices. A l'heure où le pays, assoupi par de lourds narcotiques, était
pris de somnolence, elle a fait le chien de garde, aboyant contre les
rôdeurs nocturnes qui tournent autour du budget; si plus d'un a
été mordu, c'est de sa dent.
Piappelons-nous l'œuvre législative de la gauche, les grandes
lois dont elle est fière : la réforme de la magistrature, la loi scolaire,
la loi militaire. Qui nierait que ces trois réformes ont été trois lois
de partis? Les principes y ont eu moins de part que les passions.
Des trois, pas une qui n'eût été meilleure, ou moins mauvaise, si la
9 h REVTE DES DEUX MONDES.
majorité avait fait droit aux réclamations de la minorité. Faut-il re-
dire ce qu'a été la loi sur la magistrature? Cette parodie de réforme,
les républicains indépendans en ont démasqué l'hypocrisie (1) :
elle n'a eu qu'un but et qu'un résultat : doniier au pouvoir des
juges plus dociles, et au parti des places mieux rétribuées. Et la
loi scolaire, qui a établi la gratuité et la laïcité de l'enseignement
n'eùt-elle rien gagné à recevoir pour correctifs quelques amende-
mens de la droite? Le principe de l'obligation, inattaquable en soi,
ne pouvait-il être entendu d'une manière plus large et appliqué
d'une façon moins pédante? En fait, dans la plupart des départe-
mens, l'administration n'a-t-elle pas dû renoncer à l'application
de la loi? Quant à la gratuité et à la laïcité, combien ont-elles coûté
à l'État, combien aux communes? N'eût-on pu y apporter d'utiles
tempéramens, au grand profit des finances publiques, non moins
que des libertés publiques ? En ne se lassant pas de réclamer en
faveur du droit des communes, du droit du père, du droit de l'en-
fant, les conservateurs peuvent se vanter d'avoir défendu les liber-
tés communales, en même temps que la liberté religieuse. La
gauche invoquait la Raison, érigée en reine de la république ; elle
l'encensait, elle la déifiait dans des discours pareils à des hymnes;
et la raison, hélas ! était à droite. Aussi, dans leur campagne pour
la liberté et l'économie, les conservateurs ont-ils eu souvent pour
alliés les plus raisonnables, comme les plus libéraux des républi-
cains, les J. Simon, les Dufaure, les Sav.
Et la loi militaire de 1889, la droite, en la combattant ou en
s'efiorçant de l'amender, ne servait-elle pas les intérêts matériels
et intellectuels du pays, en même temps que ses intérêts financiers
et militaires? Là encore, de quel côté était la raison, et de quel
côté la passion ? Et qui a le mieux mérité de l'intelligence française?
qui a le mieux mérité de la science?' Qu'il s'agit des hautes écoles,
du clergé, des missionnaires, du commerce, la droite a eu la
gloire d'être, presque seule, à soutenir les intérêts supérieurs de la
France, a La république n'est pas obligée de faire des savans ; de
quel droit demander pour eux des privilèges? » s'écriait Jean Bon
Saint-André en 1793. Et, en 1889, la majorité de la majorité répu-
blicaine, discutant la loi militaire, répétait le mot de Jean Bon Saint-
André. « La répubhque n'a pas besoin de savans, n disait Coffinhal
au tribunal révolutionnaire, en envoyant Lavoisier à l'échafaud. La
révolution avait décapité la science avec Lavoisier, la poésie avec
Ghénier; la majorité de la dernière chambre semblait s'être donné
pour mission de décapiter l'intelligence française. Si elle n'y a
(1) Voyez la Réforme de la magistrature, par M. G. Picot.
I
LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 95
point entièrement réussi, si la loi nouvelle ne désorganise pas da-
vantage le pays et l'armée, la France le doit au Sénat, et aux conser-
vateurs. Tous les tempéramens proposés par les hommes de science,
dans l'une ou l'autre chambre, par les Berthelot et les Mézières, la
droite les a votés.
Il est triste d'être obligé de le constater : si les douze dernières
années, si la dernière législature surtout, n'ont pas entamé plus
profondément la fortune et les forces de la France, la république le
doit, en grande partie, à l'opposition. Abandonnée à elle-même, à
son enfantine manie de casser et de mettre en pièces, la majorité
de la majorité eût entassé les ruines. Elle eût commis des fautes ou
des bévues presque irréparables. Nous l'oublions trop, si le bud-
get des cultes n'a pas été supprimé, si l'ambassade auprès du
Saint-Siège a été maintenue, nous le devons à l'opposition. Dans
ces deux questions, la majorité de la majorité s'est obstinée à refu-
ser les crédits demandés par le gouvernement de la république.
M. Flourens et M. Spuller avaient beau lui parler le langage de la
politique, ils ne réussissaient point à lui persuader que la France
pût avoir quelque intérêt à être représentée au Vatican. Dès que le
((Cléricalisme» était en jeu, elle était sourde et aveugle. De même,
sans les droites, les singuliers projets financiers de M. Peytra
risquaient fort d'être adoptés, et la France, d'être soumise aux
expériences budgétaires des empiriques.
Les interpellations stériles, les discussions vainement irritantes,
les séances perdues que nous sommes le plus portés à reprocher
à la droite, sommes-nous sûrs que le pays en ait réellement pâti?
La droite a souvent empêché la chambre d'aboutir. Eh ! que n'a-
t-elle su l'arrêter plus souvent! S'imagine-t-on, par exemple, que la
France et l'armée eussent beaucoup perdu à ce que la loi militaire
eût été votée un an ou deux plus tard ? D'une chambre ignorante
et violente, il est difficile de regretter que son autorité n'ait pu
s'exercer librement. Lui faire perdre le temps, c'était l'empêcher de
faire le mal. Certes, théoriquement, à Paris, comme à Westminster,
à Pest, à Madrid, l'obstruction, pour l'appeler de son nom britan-
nique, peut sembler puérile à la fois et coupable ; mais, si c'est une
faute, on en doit parfois dire felix culpa. Paralyser une majorité
malfaisante, l'amuser par de vaines subtihtés ou l'énerver par d'in-
cessantes piqûres, lui faire consumer en discours inutiles de trop
longues sessions, ne pas lui donner le loisir de voter des projets
sortis de têtes incohérentes ou incompétentes, c'est encore une
façon de rendre service au pays. Entre les jeux périlleux du cirque,
les bouffonneries des clowns ont l'avantage d'être inoffensives. Un
des grands maux de ce temps, c'est l'abus de la législation, l'excès
96 REVUE DES DEUX MONDES.
de réglementation. Il faut l'ingénuité populaire pour regarder un
parlement comme une machine d'autant plus utile, qu'elle produit
davantage. L'utilité du travail législatif dépend uniquement de la
capacité de la législature. Il en est des parlemens comme des sou-
verains ; les meilleurs ne sont pas toujours ceux qui édictent le plus
de lois^ et comme les peuples souhaiteraient parfois un roi d'Yvetot,
il est des momens où le pays s^accommoderait d'une chambre fai-
néante. On le voit bien à sa satisfaction, lorsque le parlement entre
en vacances. Ce que l'histoire reprochera aux dernières législatures,
c'est bien moins ce qu'elles n'auront pas fait que ce qu'elles auront
fait.
A l'opposition, le reproche le plus sérieux qu'elle adressera,
c'est son attitude dans les questions coloniales. On eût aimé voir les
hommes qui se glorifient de s'inspirer des grandes traditions du
passé se souvenir des Richelieu, des Colbert, des Choiseul, pour
aider la république à reconstituer le domaine colonial fondé et
perdu par l'ancienne France. Ils se sont honorés, devant le pays, les
Freppel et les de Mun, ceux qui, pour l'Afrique ou l'Asie, ont failli
à la tactique de l'esprit de parti. Mais, pour être équitable, il faut
se rappeler comment ont été engagées, et comment conduites, nos
entreprises coloniales, à l'aide de quels expédiens et de quels
subterfuges. Il importe de ne pas oublier les fautes politiques et les
fautes militaires, et les vains conseils de nos diplomates ou de nos
marins, de M. Bourée à l'amiral Courbet. Il faut se souvenir des
inquiétudes suscitées par le continent et des jalouses appréhen-
sions de nos voisins des Alpes ou de la Manche. Il est bon, aussi, de
se rappeler que, si l'opposition s'est fait du Tonkinet de la politique
coloniale une arme de guerre, l'exemple lui en a été donné par
plusieurs des ministres, anciens ou actuels, de la république. N'est-
ce pas les feuilles de gauche qui ont inventé le sobriquet de tonki-
nois? Entre nos entreprises d'outre-mer, il en est au moins une qui
a eu la faveur de la droite, c'est Madagascar ; et après tout, au
lieu d'établir notre domination directe sur le fleuve Rouge, peut-
être eût-il mieux valu porter notre principal effort sur la grande île
africaine. En tout cas, ce n'est pas aux conservateurs qu'incombe
la grande défaite de notre politique depuis Sedan, la ruine de
l'ascendant de la France en Egypte. Jamais, même aux plus mau-
vais jours de Louis XV, gouvernement français n'avait eu pareille
défaillance. L'œuvre d'un siècle a été perdue, en quelques heures
par la pusillanimité d'une chambre d'où la droite avait été presque
entièrement balayée. C'est une majorité de gauche, soufflée par
M. Clemenceau, qui a décidé que la France devait être évincée de
l'Egypte. Gambetta lui avait parlé en politique; elle ne l'a pas en-
' LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 97
tendu; et, depuis lors, notre diplomatie se débat vainement dans les
boues du Nil, où l'a innocemment embourbée la plus forte majorité
républicaine qu'ait abritée le Palais-Bourbon.
Un des côtés les plus défectueux de notre gouvernement, c'est,
de l'aveu de tous, les fréquentes crises de cabinet. Cette instabi-
lité ministérielle, nous sommes enclins à en rejeter la responsabilité
sur l'opposition. N'y a-t-il pas, dans un pareil grief, presque autant
de naïveté que de vérité? Les gouvernemens parlementaires n'ont
pas l'habitude de compter sur l'opposition pour les faire \àvre. En
votant contre les ministres, l'opposition est dans son rôle ; le rem-
plit-elle trop bien, la faute en est au système autant qu'aux hommes.
Sous le régime parlementaire, c'est aux majorités qu'appartiennent
les ministres, et c'est aux majorités de les soutenir. On a vu, en
d'autres pays, un gouvernement abandonné par une fraction de la
majorité chercher à s'entendre avec la minorité. Quand pareil
spectacle a-t-il été donné aux chambres de la république? A la plu-
part des républicains, l'idée même en paraît criminelle. Une fois,
durant la dernière législature, il s'est lormé un ministère relative-
ment modéré qui semblait pouvoir compter, sinon sur le concours,
du moins sur la neutralité de la droite. Or, quel langage tenait le
chef de ce cabinet? M. Rouvier répétait, à chaque discussion, qu'il
n'entendait gouverner qu'avec des républicains; que le jour où,
dans la majorité ministérielle, la gauche serait en minorité, le ca-
binet descendrait du pouvoir. La droite, ainsi officiellement excom-
muniée de la majorité gouvernementale, n'en a pas moins, durant
des mois, donné ses voix au cabinet. Pour qu'elle contribuât à le
renverser, il a fallu la tourmente de la crise présidentielle ; et, si
grave que fût pareille crise pour l'avenir de la république, les
hommes soucieux de l'honneur de la France ne sauraient faire un
crime aux conservateurs d'avoir eu, eux aussi, la main dans cette
exécution inconstitutionnelle. A tout le moins, il n'y a, aujourd'hui,
à l'Elysée que des hôtes dignes des respects de tous.
Pour grands que soient les inconvéniens du peu de longévité des
ministères, il en est un peu de l'instabilité ministérielle comme de
l'obstruction. Quel en est le principal défaut? D'entraver l'activité
gouvernementale, de ralentir le fonctionnement de la machine légi-
férante; mais, quand on songe aux projets de lois présentés par
les cabinets des dernières années, il est malaisé de regretter les
accrocs du mécanisme législatif. Il faudrait quelque hypocrisie à
un conservateur, voire à un libéral, pour s'indigner de ce que
M. Lockroy, M. Peytral, M. Viette, M. Ant. Proust, M. le général
Thibaudin, n'aient pas eu le loisir d'achever leur œuvre. Les crises
ministérielles jettent quelque trouble dans les administrations ;
TOME xcvra. — 1890. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
mais comment déplorer la chute des ministres, quand ils ont pour
programme de désorganiser les services publics? Les hommes qui
ne pardonnent point à la droite d'avoir amené la chute du cabinet
Rouvier lui passent volontiers d'avoir jeté bas le cabinet Floquet;
et cependant, en tant qu'opposition, le renversement du cabinet
Floquet a peut-être été la plus grande faute de la droite dans la
dernière chambre. N'eût-elle écouté que ses intérêts de parti, elle
n'eût jamais appelé les opportunistes et M. Gonstans à diriger les
élections.
Puisse l'avenir ne pas trop ressembler au passé; mais à quoi
bon les illusions? Alors que les différentes coteries de la majorité
montrent si peu de scrupules à se culbuter les unes les autres,
comment s'étonner que les députés de droite, traités ostensible-
ment en ennemis, décimés par les invahdations, éconduits des bu-
reaux de tous les ministères, traqués dans leur département par
toute la gent administrative, cèdent à la tentation de rendre aux mi-
nistres les affronts ou les blessures qu'ils reçoivent de leurs préfets?
Veut-on que l'opposition ait plus de ménagement pour le gouver-
nement, le gouvernement doit en avoir davantage pour l'opposi-
tion. La parabole de l'autre joue n'a jamais été de mise dans la po-
litique. Pour un réaliste, un parlement ne peut se concevoir que
de deux façons : comme une salle d'escrime où, devant le public, les
partis se livrent des assauts avec des fleurets parfois démouchetés ;
ou comme une bourse politique où des courtiers, plus ou moins
honnêtes, échangent des services au comptant ou à terme. Dans les
chambres, comme dans les chancelleries, on pratique d'habitude la
maxime du do ut des. D'un parti auquel on ne laisse rien espérer,
un gouvernement ne peut attendre que de l'opposition. Demandez
à M. de Bismarck ce qu'il attend des progressistes?
III.
Nous avons connu un ministre qui ne craignait pas de témoigner
quelque complaisance aux députés de l'opposition. C'était le général
Boulanger. Ainsi a commencé le rapprochement entre la droite et le
général qui a rayé les princes des cadres de l'armée. Tel a été le
point de départ de la plus coupable erreur de la minorité. L'alliance,
ou, comme on dirait à Berlin, le cartel de la droite avec le boulan-
gisme ne s'est cependant pas conclu à la chambre, de propos déli-
béré, sur un signe des chefs parlementaires ou extra-parlemen-
taires. Le courant y poussait ; il y avait, d'une mer à l'autre, comme
un coup de vent dans ce sens. L'impulsion spontanée des élec-
teurs y a peut-être eu plus de part que les calculs des politiques.
LA RÉPUBLIQUE V.T LES CONSERVATEURS.
99
Le premier département qui ait plébiscité le général Boulanger est
le département de l'Aisne. «Or, me disait, le lendemain, un député
de l'Aisne, un républicain, nous avons dans l'Aisne trois groupes;
aucun n'a soutenu le général ; les comités, les états-majors étaient
contre lui; les électeurs n'en ont pas moins voté pour lui. » Cela
s'est, plus ou moins, répôté ailleurs; les députés de droite s'en
sont énms. Comme il arrive trop souvent en politique, les cheis,
menacés d'être abandonnés de leurs soldats, se sont mis à leur
suite, pour rester à leur tête. Les impérialistes ont commencé, et
de leur part, il n'y avait pas à se scandaliser, le boulangisme n'étant
qu'un dérivé du bonapartisme. Les monarchistes ont emboîté le
pas; en se refusant à l'alliance, ils auraient craint de se laisser
distancer par les impérialistes, et de voir le mouvement tourner au
profit de leurs rivaux. Rester neutre était difficile, ils inventèrent
la marche parallèle. La manœuvre avait de quoi tenter. Pour l'em-
porter, que fallait-il à la droite? Un appoint de voix aux élections,
un appoint de sièges au parlement. Le boulangisme allait le lui
lournir. En cas de victoire, le général, disait-on, ne pourrait se
séparer de ses alliés ; il n'avait point de parti derrière lui ; les con-
servateurs seraient toujours le gros de sa majorité; à tout le
moins, il serait toujours obligé de leur faire une place.
Les plus confians imaginèrent la théorie de la trouée. Pour les
monarchistes qui rêvaient avant tout une restauration, c'était une
duperie. Au lieu d'ouvrir la brèche par où eût passé la royauté, le
général lui aurait barré la roule. Son avènement n'eût été qu'un
rajeunissement de la république ; il nous eût donné une autre ré-
publique, un consul, un protecteur, mais toujours une république.
Psombre de conservateurs ne s'y trompaient point. J'en ai entendu
plus d'un, en province surtout, le déclarer nettement : Faute de prince
nous prenons le général ; il nous promet une république honnête
et tolérante; qu'il nous la donne; nous nous en contenterons. Ce
qu'ils avaient refusé des mains de M. Thiers, un civil, un vieillard,
beaucoup étaient, par lassitude ou par dégoût, prêts à l'accepter
des mains du général. En ce sens, le mouvement boulangiste, loin
d'être, pour les masses conservatrices, une révolte contre la répu-
blique, était un acte de résignation à la république. C'était une
protestation, non contre lalorme du gouvernement, mais contre les
procédés de gouvernement, contre la vénalité, contre le fanatisme
antichrétien, contre la dilapidation des finances, contre l'oppression
des meneurs de gauche. Le général avait inscrit sur son fanion une
de\dse que la gauche a eu le tort de lui laisser : Bépitblique ?mtw-
mile. Belle devise ! un peu vague assurément, mais pleine de pro-
messes pour un peuple las de la tyrannie de parti. Le sentiment
100 REVUE DES DEUX MONDES.
dominant, parmi les conservateurs surtout, était l'écœurement.
L'avenir est aux balayeurs, entendait-on répéter ; il s'en présentait
un ; on lui croyait du nerf; on ne se demandait guère si le manche
du balai était propre. Le jour où l'on s'est convaincu qu'en le tou-
chant on se salissait les mains, le boulangisme a été battu. Il n'a
guère conservé que sa clientèle radicale, peu délicate sur la pro-
preté morale. C'est par là que le procès du Luxembourg l'a frappé :
l'attentat, rien ne l'a prouvé; les contacts répugnans, les promis-
cuités malsaines, il était malaisé de les nier. Le pays a senti qu'il
était difficile de faire de la cuisine propre avec des mains qui ne
l'étaient point.
Et maintenant, parce que tels de leurs chefs ont eu la naïve roue-
rie de pactiser avec le parti national, les conservateurs doivent-ils
se couvrir la tête de cendres ? Ceux qui leur reprochent le plus du-
rement leurs accointances boulangistes oublient trop leurs propres
alliances. N'est-ce pas eux qui ont inventé le général, et appris à
la France à fredonner : En i^evenant de la Revue ? N'est-ce pas dans
les bureaux de la Lanterne qu'a été fabriquée une légende au grand
homme, assez hardi pour rayer les princes des cadres de l'armée?
Ce qu'a fait, au ministère, le général Boulanger, ce que nous a ra-
conté M. Quesnay de Beaurepaire, il l'a fait de compte à demi avec
le parti républicain. Et, depuis qu'il s'est séparé de ses premiers
amis, quel champion lui ont opposé les soutiens du gouvernement,
en janvier et en septembre? N'est-ce pas M. Jacques, représentant
attitré de l'autonomie parisienne, et M. Jofïrin,un des chefs avérés
du parti révolutionnaire ? N'avons-nous pas vu les alliés de M. Flo-
quet et de M. Constans agiter, contre le général versaillaia, « le
haillon sanglant de la guerre civile, » et lui faire un crime d'avoir
accompli son devoir à Paris, en 1871? Et serait-ce en souvenir de
cette récente confraternité d'armes avec les protégés des fédérés
que le gouvernement a interdit, à la Comédie-Française, le Pater
de M. Coppée?
La vérité, c'est que le boulangisme a été enfanté et couvé par la
gauche; la droite n'a fait que le recueillir; si elle l'a ser^d, c'était
pour s'en servir. Il ne nous convient pas d'accabler un vaincu;
mais il n'est pas inutile de rappeler aux vainqueurs que le héros,
chanté par Paulus, a moins été vaincu parleurs vertus que par ses
vices. Elle a sa moralité, cette aventure où la morale a eu si peu de
chose à voir. L'élu du Nord et de la Seine eût eu le cœur plus
haut ; il eût moins tenu à ses aises et à ses distractions ; il eût osé
braver Mazas ou la Nouvelle-Calédonie ; il eût eu quelque chose
de la générosité native du jeune prisonnier de la Conciergerie ;
l'homme de plaisir n'eût point chez lui primé le soldat ou le
LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEUUS. 101
politique ; il eût osé mettre au jeu sa vie ou sa liberté, qu'il aurait
peut-être gagné la partie. Soyons indulgens pour ses faiblesses ;
elles nous ont épargné de grandes épreuves. Les coups de force
et les luttes intestines n'étaient pas l'unique danger dont nous me-
naçait le triomphe d'Arabi-Pacha. « Boulanger, c'est Laguerre, »
ai-je lu, un jour, en grosses lettres, sur le mur d'un salon princier.
Ce calembour n'exprimait qu'une vérité ; non que le général et
ses amis, les patriotes, il faut leur rendre cette justice, eussent, de
propos délibéré, jeté la France dans la guerre; mais la situation de
l'Europe ne leur eût pas permis d'y échapper. Pour l'étranger, Bou-
langer était la revanche, un Déroulède à cheval. Le boulangisme
ne s'expli(juait que par le chauvinisme ; ses triomphes électoraux
avaient resserré la triple alliance ; sa défaite a rassuré l'Europe.
Gela seul l'eût rendue désirable. Républicains ou conservateurs,
le péché de tous ceux qui ont poussé le général, c'est de n'avoir
regardé qu'au dedans et à la réclame électorale; c'est d'avoir ou-
blié que, dans un pays mutilé et isolé, il est des parties qu'on ne
joue point, parce que les frontières'en sont l'enjeu.
Il faut le dire, à la décharge de leur conscience, — non de leur
intelligence, — la plupart des conservateurs ne voyaient dans le gé-
néral qu'un cheval de renfort, qu'ils comptaient dételer en haut de
la côte. Déjà, lors des élections aux conseils-généraux, ils n'avaient
pas hésité à le compromettre, en le présentant dans les bourgs
pourris de l'opportunisme. S'ils ont arboré, eux aussi, la devise de
revision, constituante, c'était moins comme mot d'ordre du général
que comme enseigne électorale ; je ne dirai pas que l'enseigne
•fût bien choisie, elle était autant faite pour éloigner que pour
attirer les gens paisibles. Il n'en est pas moins vrai que les conser-
vateurs n'ont pas été seuls à l'employer, et que plusieurs n'avaient
pas attendu, pour cela, l'éclosion du parti national. Les radicaux et
nombre d'opportunistes leur en avaient donné l'exemple. La gau-
che, qui s'est passé ses petites re visions, avait mauvaise grâce à se
voiler la face devant l'impudeur de la droite. Sans doute, il ne suf-
firait pas d'une revision constitutionnelle pour guérir les maux de
la France. Le mal tient moins à la machine qu'aux mécaniciens.
Le peuple a, malheureusement, peine à le comprendre; pour avoir
un bon gouvernement, il croit qu'il suffit d'une bonne machine
gouvernementale : voilà près d'an siècle que les républicains le lui
affirment.
Aux conservateurs, nous pardonnerions l'épithète de révision-
nistes, s'ils n'avaient, tout comme les radicaux, réclamé une con-
stituante. La constituante, voilà le méfait, car c'était le gâchis. Ici
encore, cependant, il faut distinguer entre les intentions et les éti-
102 REVUE DES DEUX MONDES.
quelles. Lorsque les radicaux se plaisent à invoquer une consti-
tuante, ils le font gratuitement, par amour de l'art, pour le plaisir
de mettre le peuple en mouvement. Pour nombre de conservateurs,
au contraire, ce n'était guère qu'une tactique. Quelle est la grande
objection que leur lancent, à chaque scrutin, les républicains? Vous
voulez vous faire nommer pour renverser la république. A cette
accusation, réitérée avec une injustice souvent consciente, les con-
servateurs répondaient : « Comment! renverser la République?
Nous voulons que la constitution ne puisse être modifiée que par
une constituante. » Il faut avoir vu l'effet de l'argument sur l'élec-
teur, dans une réunion publique; je sais plus d'un député qui lui
doit son élection.
Ce n'est pas tout; dans le tumulte du combat, les républicains
ne semblent pas avoir compris la portée de l'évolution accomplie
par la droite. En réclamant une constituante, en déclarant que la
forme du gouvernement ne pouvait être changée que par une
assemblée élue, à cet effet, par la nation, les conservateurs, de toute
origine, se sont placés sur le terrain du droit moderne, de la vo-
lonté nationale. C'est là un fait considérable, qui pourrait adoucir
l'âpreté des luttes de partis, si les partis avaient quelque esprit de
justice. La gauche s'est refusée à le voir. Loin de leur en savoir
gré, elle n'a pas pardonné aux conservateurs^ aux anciens orléa-
nistes ou légitimistes notamment, d'avoir osé proclamer ce qu'elle
appelle la souveraineté nationale. On s'en est fait, contre eux, un
grief de plus, tant il est vrai que, près des partis, les passions pri-
ment les principes. Il semblait qu'en s'en remettant, eux aussi, au
sufh-age universel et à la volonté nationale, les réactionnaires les
plus endurcis fissent un pas notable au-devant de leurs adver-
saires. Il semblait que les adeptes de la souveraineté du peuple
dussent se féliciter de voir les tenans du droit traditionnel, et jus-
qu'aux représentans attitrés du principe monarchique, reconnaître
explicitement le droit de la nation, déclarer que, si jamais les insti-
tutions du pays devaient être transformées, ce ne pouvait être que
du consentement du peuple. C'était, pourtant, l'ancienne France
qui abaissait son drapeau devant la nouvelle, et le droit héréditaire
qui s'inclinait devant le droit populaire. Libre aux champions su-
rannés du droit divin de s'en scandaliser; mais les démocrates qui
font profession de tout faire reposer sur la volonté nationale!
N'était-ce pas là une victoire pour la France de la révolution, et, en
même temps, un gage de paix pour l'avenir du pays? Car, enfin, pour
la première fois peut-être, depuis 1789, les partis se trouvaient d'ac-
cord pour dire à la nation qu'elle s'appartenait entièrement à elle-
même, et que la France seule pouvait disposer de la France. C'était
LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 103
l'unique terrain sur lequel les partis se pussent donner la main, et,
de la part des héritiers de nos rois, c'était la reconnaissance de la
seule autorité demeurée debout en France, le sufîrage universel.
L'esprit de faction ne l'entend pas ainsi. Nombre de républicains
se sont elîarouchés de voir la monarchie se courber devant le suf-
frage populaire ; ils trouvent cela peu digne ; pour un peu, ils y
verraient un empiétement sur leurs droits. A les en croire, les ré-
publicains seuls sont bienvenus à laire appel à la volonté natio-
nale. Aux autres, enchaînés à un autre principe, cela est interdit.
Par une sorte de chassé-croisé des partis, à l'heure où les mo-
narchistes, princes en tête, affirmaient solennellement qu'ils n'en-
tendaient rien entreprendre siu- les volontés de la France, des répu-
blicains, refaisant, à leur profit, un nouveau droit divin, affectaient
de mettre la république au-dessus de la volonté nationale. Ils se
vantaient de résister au suffrage universel, le jour où ils viendraient
à en être abandonnés. Des hommes qui prétendent fonder tout le
gouvernement sur le bon plaisir et sur les caprices du peuple ont l'in-
conséquence de marquer une limite au droit de la nation. Ils ne
s'aperçoivent point que, à certaines heures, pareille prétention
nous mènerait, tout droit, à la tyrannie ou à la guerre civile. La
révolution nous a mis, bon gré, mal gré, sur le terrain de la vo-
lonté nationale ; elle nous y attache, elle nous y enferme. C'est la
seule légitimité que puissent invoquer des gouvernemens électifs;
la contester, c'est, de la part de démocrates, s'insurger contre la
souveraineté du peuple.
A l'inverse de certains républicains, les conservateurs de toute
nuance sont d'accord pour se soumettre, lors même qu'ils les re-
grettent, aux décisions du suffrage universel. Non contens de
reconnaître le droit de la nation, nombre de conservateurs n'ont
pas craint d'aller au-devant des revendications démocratiques.
Beaucoup ne redouteraient point de donner au pays une action plus
directe sur son gouvernement. Ils se demandent si, en répubUque,
on ne pourrait pas trouver, dans le peuple, un contrepoids à l'omni-
potence parlementaire et au despotisme des majorités. C'est ainsi
que plusieurs n'ont pas craint de se déclarer partisans du référen-
dum et de la sanction populaire, à la manière suisse. Grand sujet
d'irritation pour certains de nos démocrates! Maîtres du parlement,
ils n'entendent pas qu'on mette une borne à la toute-puissance des
chambres. Le référendum leur est odieux; c'est, pourtant, l'institu-
tion démocratique et républicaine par excellence. Pour cesser de
l'être, il ne suffit pas qu'elle ait trouvé place sur le programme
boulangiste, ou qu'elle ait un air de parenté avec l'appel au peuple
cher aux bonapartistes. Une partie de la gauche prétend attribuer
104 REVUE DES DEUX MONDES.
au parlement une souveraineté illimitée; et, de fait, aujourd'hui,
dans la république française, le parlement, pour ne pas dire la
chambre, est une sorte de souverain absolu. C'est compromettre, à
force de l'outrer, le régime parlementaire. Dans une monarchie, —
et le gouvernement parlementaire a été élaboré par et pour la mo-
narchie, — il y a, en dehors des chambres, un pouvoir modérateur,
régulateur, qui manque à la république. Cet arbitre, en dehors des
partis, que nous ne pouvons trouver au-dessus du parlement,
pourquoi ne pas le chercher au-dessous, au fond même de la na-
tion, qui souvent est plus sage, plus pacifique, plus tolérante que
ses représentans? Il en est du paradis parlementaire comme du
ciel de l'Évangile, ce sont les violens qui en font la conquête. Le
peuple vaut mieux que les politiciens; il est moins passionné que
des députés élus après des compétitions acharnées. La loi sur l'in-
struction obligatoire et laïque eût dû être soumise à la ratification
populaire, que, pour la faire accepter de la majorité de la nation, il
eût fallu l'amender. En tout cas, avec le référendum, il y aurait,
après le sénat, une instance de plus ; les parties pourraient appe-
ler des arrêts du juge parlementaire et les faire casser par le
peuple. Si la France demeure en république, 'elle sera contrainte
de se demander quels freins à l'omnipotence et à l'arbitraire des
chambres peut offrir une constitution républicaine.
Une chose que n'admettent point certains démocrates, c'est que
les conservateurs se placent, à leur tour, sur le terrain démocra-
tique. Cela, on leur en fait défense. De quel droit? La France est
désormais une démocratie ; c'est dans le peuple, dans les entrailles
de la nation, qu'il faut chercher un frein à son gouvernement ; c'est
avec des matériaux populaires que les ingénieurs politiques doivent
s'efforcer d'élever un rempart contre le grand danger des démo-
craties, la tyrannie des majorités. A cela devront travailler con-
servateurs et libéraux; ils devront être résolument réformistes,
comme ils doivent être sagement progressistes. Tout État, disait
Rivarol, est un vaisseau mystérieux dont les ancres sont au ciel.
Aujourd'hui, hélas! ce n'est plus au ciel, c'est au fond du peuple,
dans les profondeurs de l'océan démocratique, que les États, en-
traînés par les vents du large, ou emportés par les courans du
siècle, doivent essayer de jeter l'ancre; s'ils ne trouvent pas
le fond, ils iront aux abîmes.
Le régime parlementaire, tel qu'il est pratiqué chez nous depuis
une douzaine d'années, est déjà en discrédit. Ceux qui croient les
libertés publiques liées à ses destinées ont le droit d'être inquiets.
Brider le parlementarisme serait peut-être le meilleur moyen de
le sauver. Il serait puéril de nous le dissimuler : la France fait
LA RÉPUBLKjUE ET LES CONSERVATEURS. 105
une expérience sans précédent. C'est une chose absolument nou-
velle, dans l'histoire politique, qu'une république parlemen-
taire. Est-ce une chose viable? — et si elle peut vivre, n'est-ce
pas à force de sagesse, de ménagemens, d'hygiène, c'est-à-dire
avec un régime essentiellement différent de celui qu'on lui a fait
suivre? Combien de temps pourrait-elle résister aux imprudences
des hommes qui, s'abusant sur sa force, ne se font pas scrupule de
jouer avec sa vie? Il n'a fallu au gouvernement de la gauche que
dix ans pour aboutir au boulangisme. Si la majorité persiste dans
les mêmes erremens, combien d'années lui faudra-t-il pour nous
ramener au pied de la dictature ?
IV.
Le pays, aujourd'hui, ne regarde ni si loin ni si haut. Il vient
de traverser une crise; il a la lassitude qui suit la fièvre ; il a, par-
dessus tout, besoin de repos. A ceux qui gouvernent, il ne demande
que de l'apaisement. Chacun le sent, tout le monde le répète; au
lendemain des élections, l'apaisement était sur presque toutes les
bouches ; et, après six mois, nous en cherchons vainement les
marques. Et cependant, combien il serait aisé d'en donner le signal !
Ce que pourraient faire les républicains, un homme qui a donné des
gages à la république, l'esprit le plus ouvert et peut-être le plus
vraiment politique de la majorité, M. Léon Say, l'indiquait, il y a
quelques semaines, dans un discours familier. Elles se présentent
d'elles-mêmes, les mesures d'apaisement auxquelles ne s'oppose
que le fanatisme sectaire. Pour faire montre de tendances pacifica-
trices, il ne serait même pas toujours nécessaire de changer les
lois, cela est manifestement au-dessus de l'intelligence ou du cou-
rage de la chambre ; il suffirait d'en modifier l'application. Est-ce
ce qu'ont fait les ministres? Est-ce ce que leur souffle la majorité?
A-t-on renoncé à expulser les sœurs des hôpitaux, ou suspendu la
laïcisation des écoles? Le clergé a-t-il cessé d'être en butte aux tra-
casseries, et les curés ne sont-ils plus exposés à se voir frustrer
de leur modeste traitement par oukase administratif? Non que je
sache. L'inepte et dispendieuse laïcisation suit son cours, à l'hô-
pital aussi bien qu'à l'école; nous sommes trop riches pour accepter
les dévoùmens gratuits. Chaque chef-lieu de canton a son officine
de délateurs ; et M. le ministre des cultes nous a, lui-même, appris
que, au l*'' janvier 1890, il y avait 300 curés privés de leur traite-
ment, soit trois ou quatre fois plus qu'au 1^"^ jan\ier 1889. Ne
voilà- t-il pas une manière bizarre de pratiquer l'apaisement? C'est,
106 REVUE DES DEUX MONDES.
dit-on, le juste châtiment de l'attitude du clergé pendant les élec-
tions. Eh! croyez-vous que de pareilles vengeances le ramèneront à
la république? Les curés hors de la politique! dit M. Ribot; d'ac-
cord, mais, pour cela, il ne faut pas faire de politique contre les
curés. Ce clergé, chaque année lui apporte un grief nouveau, des
laïcisations ou des expulsions nouvelles, des diminutions constantes
de son maigre budget ; cette année même, la loi militaire, qui va
frapper les séminaristes, risque d'entraver son recrutement : com-
ment lui demander de se tenir entièrement à l'écart de luttes élec-
torales, dont dépend et son pain quotidien, et la liberté de ses au-
tels? Les libres penseurs, qui, à défaut d'autre évangile, croient à
Darwin, s'imaginent-ils que, seuls des êtres vivans, les curés échap-
pent aux lois du struggle for Uje ?
Mais laissons le clergé, les séminaires, les écoles, le catéchisme,
les sœurs, les hôpitaux, les bureaux de bienfaisance; laissons les
préfectures et les fonctionnaires; entrons à la chambre. C'est là,
sans doute, que se manifeste l'esprit d'apaisement. A la chambre, en
effet, dans le centre, il y a eu, aux premiers jours, quelques velléités de
pacification. On a admis, dans deux ou trois commissions, quelques
membres de la minorité. Ce qui est de règle, dans tout parlement
qui se respecte, a semblé, au Palais-Bourbon, un acte de magnani-
mité, tant on y avait désappris les plus vulgaires traditions de la
courtoisie parlementaire. De même, au début de la vérification des
pouvoirs, la chambre s'est montrée moins prompte aux invalidations.
Il est vi'ai qu'elle est vite revenue aux brutalités de ses devan-
cières. Autrefois, avant le règne des nouvelles couches, les majo-
rités se seraient fait scrupule de se prévaloir de leur force pour
réduire les minorités; c'était, d'ordinaire, l'opposition qui réclamait
l'invalidation des députés nommés à l'aide de la protection gou-
vernementale. Le parti répubUcain a changé tout cela; il a fait de
la vérification des pouvoirs un procédé d'épuration de la chambre.
Les candidats officiels, les politiciens nommés par la grâce de l'ad-
ministration éliminent les députés indépendans, librement élus par
les électeurs. Je ne crois pas qu'aucun parlement, à aucune époque,
ait vu un aussi honteux abus de pouvoir. On sait le prétexte mis
en avant : l'ingérence cléricale. Au Palais-Bourbon, on ne doute
point que la province ne soit menée par les curés. Comme si, dans
les trois quarts des départemens, l'appui du clergé n'était pas pour
les conservateurs une faiblesse! Cela est si connu que, pour faire
pièce aux candidats de droite, les feuilles de gauche n'ont cesse de
répéter : « Voilà les candidats des curés ! » Elles savent que c'est
le plus sûr moyen d'éveiller les défiances de l'ouvrier et du paysan.
Et les hommes qui, pour écarter leurs concurrens, ont soin de les
LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 107
désigner comme les candidats du clergé, viennent, une fois à la
chambre, proclamer l'omnipotence électorale du clergé. C'est une
comédie que, au Palais-Bourbon, applaudit toujours le parterre.
Prenez les votes de la nouvelle chambre, déduisez les voix de la
minorité, vous trouverez que la majorité de la majorité a voté
toutes les invahdations réclamées par la passion anticléricale. « Pour
moi, disait dans les couloirs un nouveau député, je ne connais
qu'une règle : avons-nous des chances de laire passer un des nô-
tres, j'invalide. » C'est ainsi qu'a généralement procédé la chambre.
Pour elle, selon le mot d'un républicain, la politique prime le droit.
Elle l'a bien montré aux députés boulangistes. La moitié ont été
renvoyés de\ant lem'S électeurs, non pour ce qu'ils avaient fait,
mais , comme le leur a signifié M. Madier de xMontjau , pour ce
qu'ils avaient approuvé.
Si quel({u'un, aux débuts de la législature, a montré de l'esprit
d'apaisement, c'est la droite. Elle a en quelque sorte fait la morte,
par politique, sentant qu'elle n'avait rien à espérer de la justice de
ses adversah-es, et appréhendant d'exaspérer leur intolérance. Peut-
être l'opposition eùt-elle été mieux inspirée en bravant les colères
de la majorité, au risque d'en être punie à coups d'invalidations.
11 y a, sur les bancs de la gauche, une centaine de députés élus
avec moins de 500 voix de majorité ; ceux-là doivent visiblement
lem' siège aux manœuvres administratives. Les victimes de la can-
didature officielle comptaient voir leurs doléances portées à la tri-
bune. La droite avait reçu, de tous les coins de la France, des
dossiers tristement instructifs. Il est regrettable, pour la moralité
du suffrage universel, qu'elle ne les ait pas ouverts au public. Ce
n'est point qu'il y eût quelque chance de faiï'e rougir la majorité :
en matière électorale elle a peu de vergogne. Tout est pur pour les
purs. On l'a bien \u par l'élection de Lodève. Jamais majorité n'avait
montré aux siens si maternelle indulgence. Le député proclamé
confessait qu'il n'était pas élu ; le bureau avait reconnu qu'il n'avait
dû de siéger qu'à des fraudes et à des faux, dont les bulletins por-
taient encore la trace. Qu'a lait la chambre? Au heu d'invalider
M. Mesuard-Dorian, comme un simple conservateur, la majorité
s'est scandalisée de ce qu'on pût soupçonner des républicains de
Iraudes électorales. M. Constans est venu affirmer l'innocence des
fonctionnaires qui ont ingénument transmis les bulletins falsifiés.
Le rapporteur, fort de son honnêteté, a eu beau démontrer par le
menu les falsifications, M. Pelletan lui a fait comprendre qu'un
\Tai républicain ne se chargeait pas de relever les petites erreurs
qui profitent à des amis. Le gouverneinent avait laissé la justice
inactive, il est désarmé contre les falsificateurs du scrutin ; la
108 REVUE DES DEUX MONDES.
chambre a nommé une commission d'enquête qui, à en juger par
sa composition et par ses procédés, est moins jalouse d'atteindre
les fraudeurs de bulletins que d'intimider les naïfs assez audacieux
pour dénoncer les escamotages des radicaux. Est-ce encore là une
manière de préparer l'apaisement ?
Laissons la chambre et Paris, regardons le pays, la province,
les petites villes, les campagnes. C'est sur ces dernières que s'est
le plus lourdement appesanti le joug des politiciens; j'y cherche
en vain des signes de détente. Tout au contraire, en mainte con-
trée, la persécution des suspects, l'intolérance des meneurs, la ter-
reur des petits, toutes les minuscules tyrannies locales ont repris
de plus belle. Non contens de leur triomphe, il semble que les
vainqueurs veuillent faire expier, aux vaincus, leurs coupables espé-
rances. J'en parle de visu; je prends mon arrondissement; c'est
dans un département de l'est, naguère représenté par des radicaux ;
cette fois, un conservateur l'a emporté. On a, d'abord, tenté de faire
casser l'élection; il a fallu y renoncer, l'écart des voix était trop
considérable. On s'en est vengé sur les électeurs. Les gendarmes
ont été, dans les communes, faire des enquêtes sur la conduite du
curé, du garde- champ être, du débitant. Le médecin des épidémies
était conservateur, on l'a remplacé par un opportuniste. Le contrô-
leur des contributions, homme du pays, était soupçonné de peu de
zèle: on l'a expédié au fond de l'ouest. Tout fonctionnaire qui, le
soir de l'élection, n'avait pas la mine contrite s'est vu menacé de
révocation. Un agent-voyer passait pour s'être montré tiède, on l'a
mis à la retraite. Il n'est petites vexations qu'on ait négli-
gées, ou petites gens qu'on ait dédaigné de frapper. Des canton-
niers dénoncés pour propos malséans ont été cassés aux gages.
Dans ma commune, les sœurs distribuaient des médicamens aux
indigens ; on le leur a interdit, pour faire pièce au maire qui habite
Paris. Le conservateur des hypothèques avait, dans ses bureaux, un
jeune saute-ruisseau, coupable d'avoir distribué non des bulletins de
vote, mais des lettres de faire-part pour le nouveau député ; quel-
ques jours après, une lettre de la préfecture donnait, au conserva-
teur des hypothèques, vingt-quatre heures pour remplacer ce crimi-
nel. Un notaire avait osé, dans une réunion publique, interrompre le
candidat radical; il a été poursuivi devant le tribunal pour manque-
ment à ses devoirs professionnels, et les juges de la réforme judi-
ciaire l'ont condamné à trois mois de suspension. Voilà comment
on pratique l'apaisement en province, et cela, non en Languedoc ou
en Provence, dans le Midi aux têtes chaudes, où l'on se permet
tout, mais sous le ciel brumeux de la Champagne. Et, quand j'in-
terroge des conservateurs de l'ouest ou du centre : Nous en avons
LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 109
VU bien d'autres, me répondent-ils, mais il y a beau temps que rien
ne nous étonne plus.
C'est là, peut-on dire, la queue de la bataille électorale. Des
adversaires loyaux se tendent la main après avoir échangé une ou
deux balles ; il n'en saurait être de même après l'assaut d'injures
et de calomnies qu'on appelle une élection. On sait où en sont nos
mœurs politiques. A qui la faute? Est-ce uniquement à la droite?
Les candidats du gouvernement ont-ils eu le monopole des injures?
Je ne sache pas que les conservateurs y aient échappé. En fait
d'accusations mensongères, n'ont-ils point passé par les plus gros-
sières et les plus perfides, car, enfm, ceux qui les font accuser de
vouloir rétablir la dîme et la corvée savent bien qu'ils se moquent .
du peuple. Il se peut que, à droite, on ait fait planer sur quelques
honnêtes gens de vagues soupçons de corruption. Mais, encore une
lois, à qui la faute, si la politique ressemble trop souvent à un tri-
pot? Pourquoi la majorité républicaine n'a-t-elle pas su faire la po-
lice dans ses rangs? C'est, en fait de probité et de propreté morale
qu'un peu d'épuration n'eût pas été de trop. Depuis combien de
temps la considération est-elle un luxe inutile pour un député ou
un ministre? Supposez qu'une chambre soit un cercle, dont les
membres soient soumis à un ballottage ; combien de blackboulés
sur certains des bancs du Palais-Bourbon?
Les rancunes de la lutte électorale ne sont point, par malheur,
l'unique obstacle à l'apaisement. Pour faire de la politique d'apai-
sement, il faut changer de politique, et c'est ce que la majorité ne
veut ou n'ose. Beaucoup y seraient encUns, mais ils craignent de
passer pour tièdes. Que dirait le comité de tel chef-lieu de canton
si son député « fléchissait » pour l'application de la loi militaire ou
de la loi scolaire? Nos représentans ne jouent plus, comme à la
convention, leur tète sur un vote; ils ne jouent que leur siège, et
ils n'en tremblent guère moins. Le radicalisme est là qui veille et,
en dehors de quelques modérés assez haut placés, par le cœur ou
par la fortune, pour braver l'excommunication radicale, combien
d'opportunistes osent rompre avec les radicaux? Veut-on faire de
la politique de modération, la rupture avec le radicaUsme en est
pourtant la première condition. Us ont beau être revenus moins
nombreux, les radicaux ont gardé toute leur infatuation. Comme
les émigrés de 1815, ils n'ont rien appris et rien pardonné, ils
ont déjà réussi, avec l'ingénue complicité d'une partie de la droite,
à imposer à la Chambre un président de leur choix ; ils comptent
bien la remettre sous le joug. Ils prêchent l'union, mais c'est pour
reprendre la campagne contre l'éternel ennemi, sous les bannières
de l'anticléricalisme. En avant contre la théocratie ! s'écriait M. Clé-
110 REVUE DES DEUX MONDES.
menceau au punch des étudians. C'est toujours l'antique cri de
ralliement; s'il est quelque peu démodé dans le pays, il ne l'est
pas à la chambre. Les plus clairvoyans des opportunistes vou-
draient bien en finir avec ces vieilleries; mais, après s'être complu
à faire trembler l'électeur devant le spectre noir, il leur est malaisé
de ne pas simuler la terreur, chaque fois qu'on l'agite devant eux.
Ils sont captifs de leur passé.
Puis, c'est avec la concentration républicaine, c'est la main dans
la main des radicaux, qu'ils ont triomphé du boulangisme, comme
du 16 mai. L'union qui leur a valu la victoire, vont-ils la rompre
au lendemain de la bataille? Ils ne songent point que, s'ils ont
vaincu avec la concentration, ils ont failU périr par elle. Ils ne
voient point que, avant de les aider à terrasser le boulangisme,
elle avait créé le boulangisme. Ils oublient que, s'ils l'ont emporté
en septembre, ils le doivent moins à leur marche en rangs serrés
qu'à la fuite de l'ennemi, et que, une autre fois, ils peuvent rencon-
trer un adversaire moins prompt à leur céder le terrain.
La concentration républicaine, c'est fatalement la continuation
du passé ; partant, c'est la constitution remise en question à chaque
élection, et la république jouée tous les quatre ans sur un coup de
dés. La concentration, c'est, à brève échéance, la résurrection du bou-
langisme sous même enseigne ou sous une autre raison sociale. Po-
litique de concentration, ou politique d'apaisement, il faut choisir.
Dire qu'on fera de l'apaisement avec le concours des radicaux,
c'est d'une simplicité par trop innocente, ou d'une duplicité par
trop transparente. Les bergers ne demandent pas aux loups d'ai-
der les chiens à garder le troupeau. Concentration est synonyme
de guerre aux conservateurs, de complaisance aux révolutionnaires.
Une politique d'apaisement ne peut être qu'une politique de trans-
action, et pour pacifier, il iaut des hommes de paix, il est de ces
pacifiques sur les bancs de la majorité ; leurs noms sont connus, le
pays serait heureux dejes voir au pouvoir, afin de respirer un peu.
Mais que pèse le repos du pays dans les plateaux de la politique?
Apaisement et concentration, tel est, qu'elle le veuille ou non, le
dilemme posé à la nouvelle chambre. Qu'elle persiste dans la con-
centration, qu'elle retombe sous le joug radical, il ne lui faudra
pas quatre^ans pour^être aussi discréditée que sa devancière.
V.
Qui devrait gouverner?
Qui, aux dernières élections, le pays a-t-il désigné? Si le vote
populaire était un instrument de physique, donnant la tempera-
LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 111
ture politique du pays, il apparaîtrait clairement que ceux qui ont
le plus de titres au pouvoir, ce sont les modérés. Qu'on prenne la
moyenne des suffrages, on trouvera que le méridien de l'opinion
passe par le centre de la chambre, plus près des conservateurs que
des radicaux. Le calcul est aisé ; les modérés joints aux conserva-
teurs ont obtenu plus de la moitié des suffrages exprimés. S'il ne
s'agissait que d'obéir aux vœux du « souverain, » comme disent nos
démocrates, la chose serait simple ; le ministère qui représenterait
le plus fidèlement l'opinion serait le ministère républicain le plus
conciliant. Par malheur, ce n'est pas de cette façon que nous en-
tendons le gouvernement représentatif. On élimine la minorité, -et
l'on cherche la majorité de la majorité, ce qui revient à remettre
le pouvoir à une minorité. Au lieu de regarder de quel côté s'oriente
le pays, on suppute la force des groupes du Palais-Bourbon. C'est
là, il faut bien l'avouer, le vice du régime parlementaire, d'autant
que, chez nous, il manque de son correctit habituel : l'alternance
des partis au pouvoir. Cela seul risquerait, à la longue, de perdre
la république parlementaire.
On en convient de bonne grâce : le mal est trop apparent pour
être nié. Mais à qui la faute ? dit-on. Pourquoi la majorité montre-
t-elle tant de déliances pour toute pohtique qui semble pactiser
avec la droite'? Pourquoi ne saurait-elle admettre que l'opposition
puisse jamais être le gouvernement? C'est (nous y voilà ramenés)
que, entre elle et l'opposition, il y a la forme républicaine. Accep-
tez définitivement la république, va-t-on répétant aux conserva-
teurs ; et la droite, devienne un parti légal, pourra un jour gou-
verner la république, soit seule, soit avec la fraction la plus
conservatrice de la gauche.
11 est à remarquer d'abord que la droite ne convoite, aujourd'hui,
aucune part du pouvoir. Minorité, elle a toujours entendu rester
étrangère au gouvernement. Qu'il se présente un ministère tolé-
rant, économe, libéral vis-à-vis de tous, elle est prête à l'appuyer,
sans lui demander aucune part de l'autorité pubUque, uniquement
pour le bien du pays et par respect de son mandat. Pour ce qui
touche la forme du gouvernement, si tous les Français ne sont pas
encore d'accord, la faute, nous l'avons dit, en est, avant tout, à
l'histoire. Ces divergences, les années seules peuvent les effacer;
il faut laisser faire le temps, mais le temps ne se presse point. Une
ou deux générations, un demi-siècle peut-être, ce n'est pas trop
pour que disparaissent ce que les dédains du second empire appe-
laient les anciens partis. Encore, ne faudi-ait-il point que de nou-
velles révolutions ou de nouvelles vexations leur apportassent de
nouveaux aUmens. C'est là un mal, contre lequel il est oiseux de
112 REVUE DES DEUX MONDES.
récriminer ; ce qu'il en faut accuser, c'est bien moins le présent
que le passé.
Cette observation faite, les partis, dans leurs luttes quotidiennes,
ne s'exagèrent-ils point l'importance de cette question de forme de
gouvernement? Est-il vrai que la chambre et le pays s'y viennent
toujours butter? Est-il vrai que, au parlement et dans toutes les as-
semblées électives, les conservateurs agissent toujours comme mo-
narchistes, en adversaires irréconciliables de la république? Est-il
vrai, cnfm, qu'il suffirait d'une adhésion de la droite à la république
pour que la majorité de gauche changeât de politique?
Et, d'abord, est-ce bien les conservateurs qui s'obstinent à
prendre, en tout lieu et en tout temps, la qualification de monar-
chistes? Il me semblait qu'en 1889, comme en 1885, leurs adver-
saires les avaient accusés de mettre leur drapeau en poche, c'est-
à-dire, précisément, de ne pas se présenter en adversaires de la
république. Car, on l'oublie trop, les hommes qui reprochent aux
conservateurs de ne pas se résigner à la république sont les pre-
miers, en temps d'élection, à les signaler comme des monarchistes
irréconciliables. Nombre de députes et de candidats de droite se
sont présentés en simples conservateurs ; ce sont leurs concur-
rens qui leur ont imposé, d'office, l'épiihète de monarchistes; c'est
la gauche qui, à chaque élection, refuse d'admettre qu'un conser-
teur puisse être autre chose. En 1885, la plupart des candidats de
droite avaient déclaré qu'ils n'en voulaient pas à la forme du gou-
vernement, mais au mode de gouvernement. Mensonge, hypocri-
sie ! vociférait toute la gauche : la tactique est de signaler tout
conservateur, de quelque origine qu'il puisse être, comme un
monarchiste, aussi bien que comme un clérical. A bas les masques !
s'écrie, à chaque élection, la presse répubhcaine. S'imagine-t-on
que, pour lui clore la bouche, les hommes de droite n'auraient qu'à
laire adhésion à la république? C'est bien mal connaître les pas-
sions de partis et les défiances démocratiques. Chaque fois qu'un
conservateur en a fait l'essai, on lui a dit : Donnez des preuves de
votre répubhcanisme ; des paroles ne suffisent point, il faut des
gages. Et quels gages exige-t-on? L'approbation de la loi scolaire,
de la loi mihtaire, de la pohtique opportuniste ou radicale, c'est-à-
dire la négation de la politique conservatrice. Dans la presse locale,
dans les réunions publiques, vous entendrez affirmer que les vrais,
les seuls républicains sont ceux qui approuvent les actes de la
république. De la cocarde républicaine, on prétend ainsi faire une
livrée de servitude. On identifie, à dessein, la république avec le
parti répubhcain, de façon à en exclure, comme d'une église fermée,
tous ceux qui se réclament des traditions conservatrices. Pour le
LA REPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 113
grand nombre, il y a une pierre de touche : le cléricalisme; et
conduisez votre femme ou vos enfans à la messe, vous serez un
clérical.
Demandez-le à qui connaît la province : il n'est pas aisé aux
hommes d'une certaine situation de famille ou de fortune, aux fils
ou petits-fils de hauts fonctionnaires de l'empire ou de la monar-
chie, de se faire accepter comme républicains. Ils gardent au front
une tache originelle qu'ont peine à laver ceux qui répugnent aux
initiations maçonniques. Les chrétiens du iv'' siècle se préparaient
longtemps à la purification baptismale; on restait, parfois, des an-
nées avant de revêtir la robe blanche du baptême. Les catéchu-
mènes, comme les pénitens, n'étaient pas admis à l'égUse; ils se
tenaient, humblement, à la porte, sous le narthex. C'est à peu près
de cette façon que la plupart des républicains entendent traiter
les conservateurs qui viennent à la république. On exige des con-
vertis des marques de repentir ; pour un peu, comme autrefois les
renégats chi'éiiens en pays turc, on les inviterait à fouler la croix
ou à cracher sur le crucifix. C'est là l'unique moyen de se faire
recevoir à bras ouverts. A tout le moins, qui se refuse à une hu-
mihante abjuration doit se soumettre à un stage. J'ai connu des
hommes fort en peine de se faire décerner un brevet de républi-
canisme. « Que faut-il donc pour prouver qu'on est républicain?
disait, dans mon département, un candidat au Sénat. Faut-il tuer
père et mère? »
Quand, à l'exemple de quelques-uns de ses membres, la droite,
en corps, ferait une déclaration d'allégeance à la république, les
feuilles de gauche, loin de lui en savoir gré, l'accuseraient d'arborer
un drapeau qui n'est pas le sien. Déjà, en pareille occurrence, nous
avons entendu préférer hautement un adversaire loyal, lisez un
monarchiste résolu, à un réactionnaire déguisé, c'est-à-dire à un
conservateur constitutionnel. Quand la droite illuminerait le là juil-
let et déciderait de ne se réunir qu'autour du buste de la république,
on ne l'en soupçonnerait pas moins de conspirer pour une restaura-
tion ; des hommes qui se croient honnêtes se permettent bien de
l'accuserde vouloir rétablir l'ancien régime. Nous savons, par expé-
rience, que le titre de républicain, voire de républicain de la veille,
ne met à l'abri ni des suspicions, ni des injures. Les conservateurs
venus tardivement à la république ne sauraient prétendre être
mieux traités que les républicains hbéraux, qui en ont été les par-
rains. 11 y a, au sénat, un homme qui, par l'élévation de son esprit
et l'étendue de ses connaissances, par la dignité de sa vie et sa fidé-
lité à ses convictions, honore la politique. Il a toujours servi la
liberté et la république, se refusant à les séparer ; il leur a ap-
TOME xcvm. — 1890. 8
il II REVUE DES DEUX MONDES.
porté une éloquence incomparable, faite de trois choses rarement
unies: de raison, d'esprit et de sentiment; jamais son existence
déjà longue n'a donné prise à la calomnie; il a vécu simplement, en
républicain d'avant la république ; il a été au pouvoir, et il demeure
toujours à son cinquième étage. De quelle façon ce sage a-t-il été
traité par son parti, par la gauche dont il avait été l'un des chefs?
On sait comment, et l'on sait aussi avec quelle sérénité de philoso-
phe ce noble esprit affronta l'outrage. La gauche l'a flétri et honni ;
elle l'a appelé Judas, parce qu'il ne s'était pas courbé devant les in-
jonctionsjacobines ; elle l'a appelé clérical, ce qui est le comble de
l'ignominie, parce qu'il avait osé être libéral, même vis-à-vis du
clergé. On n'a pas oublié avec quels anathèmes la gauche excom-
muniait, sous le nom de répubhcains dissidens, les rares politiques
assez désintéressés pour suivre M. J. Simon. Faut-il rappeler par
quelles phases décroissantes a passé^ dans le camp républicain,
la popularité du premier fondateur de la république, M. Thiers?
De quelle autorité jouit, aujourd'hui, le libérateur du territoire
parmi les débris des 363 qui, douze ans plus tôt, suivaient éplorés
son cercueil? Les villes qui avaient commandé sa statue n'osent
point l'ériger sur leurs places publiques ; c'est un saint rayé du ca-
lendrier républicain.
Veut-on un autre exemple? Aujourd'hui même, à la chambre
siège un homme qui a été quatre fois ministre de la république,
financier expert qui porte dignement un nom illustre dans la
science, lui-même homme de science et homme d'action, inteUi-
gence souple, apte à tout, esprit fm, alerte, d'une rare lucidité,
étranger à tout lauatisme et à toute superstition, esprit politique
s'il en tût, sans passion, sans rancunes, sans illusions. On le soup-
çonne d'avoir voulu faire des avances aux conservateurs, d'avoir
songé à les rapprocher de la république en la leur rendant plus
acceptable, cela suffit par exciter contre lui les défiances de la
gauche. On cherche à le rendre suspect, on semble prêt à re-
commencer contre lui la campagne d'insinuations autrefois dirigée
contre M. J. Simon. En vérité, de tels exemples ne sont guère
encourageans pour les conservateurs, qui ne sauraient avoir, à la
bienveillance des républicains, les mêmes titres qu'un Jules Simon
ou un Léon Say.
Qu'importent, dira-t-on, les clabauderies de la presse ou de la
rue ? L'injustice est le propre des démocraties. Les républicains les
moins suspects de concessions aux cléricaux n'ont pas été mieux
traites que les modérés. Voyez M. Jules Ferry, l'inventeur de l'ar-
ticle 7, naguère le chef reconnu des républicains orthodoxes; on
avait monté des émeutes pour lui barrer le chemin de l'Elysée.
C'est le seul homme qui ait su imposer une direction à la gauche,
LA REl'L'iiLlQlJE ET LES CONSERVATEURS. 115
le seul qui ait donné à la république un gouvernement de quelque
durée, et les républicains en ont fait, sciemment, l'homme le plus
impopulaire de France, Pour finir de même, il n'a manqué à Gam-
betta que de vivre deux ou trois ans de plus. C'est, en quelque
sorte, la loi de la démocratie : girondins ou montagnards, la pre-
mière république envoyait ses cheis finir sur l'échafaud ; la troi-
sième se contente de les tuer moralement. Triste histoire, néan-
moins, que celle d'un parti qui semble prendre plaisir à se décapiter
lui-même, et qui, à ses leaders les plus en vue, réserve le supplice
le plus vil, l'ètouffement dans la boue! Gela, encore une fois, est
peu fait pour engager à venir à lui. En restant dans leur camp, les
conservateurs ont plus de chance d'échapper aux éclaboussures
des luttes républicaines. N'étant pas obligés de compter avec les
soupçonneuses défiances de la gauche, ils peuvent garder intacte
leur liberté d'opinion et voter selon leur conscience, sans être ex-
posés à s'entendre dénoncer comme des traîtres.
Est-ce tout? Nullement. Alors même qu'ils seraient tous d'ac-
cord pour accepter, sans arrière-pensée, la république, il resterait
malaisé aux conservateurs de prendre, dans les luttes politiques, la
quahlication de républicains. Cette épithète est devenue une en-
seigne de parti. C'est un malheur, mais c'est un fait. Pour le
peuple, républicain veut dire homme de gauche, souvent radical,
presque toujours anticlérical. S'intituler républicain, c'est, pour des
conservateurs, risquer de dérouter leur clientèle iiabituelle. Cer-
tains savans affirment que les Grecs d'Homère ne distinguaient pas
toutes les couleurs que perçoit notre rétine. Le suûrage universel
est un peu comme les Proto-Hellènes; il est inhabile à saisir les
nuances; il ne reconnaît guère que les couleurs tranchées. C'est
peut-être son plus grand déiaut, et c'est, en partie, ce qui fait la
force des radicaux, qui se présentent à lui comme les vrais, les
seuls républicains, les républicains bon teint; l'électeur est enclin
à croire avec eux que, en lait de républicains, les plus foncés en
couleur sont les meilleurs. C'est là, soit dit en passant, la faiblesse
ou, si l'on aime mieux, le vice de la république; cela seul suffirait
pour que sa pente lût vers le radicalisme.
Je crains qu'il ne faille s'y résigner : le nom de répubhcain sera
longtemps, peut-être toujours, un nom de parti. 11 en est bien
ainsi aux États-Unis où personne, depuis des générations, ne con-
teste la république. Je ne serais pas surpris qu'il en fût de même
en France. La répubhque doit-elle durer un siècle, il se peut que
dans cent ans il y ait encore, en face d'un parti appelé répubhcain,
un parti s'intitulant conservateur, et que ce parti ait, plus d'une fois,
présidé aux destinées de la république. Les tories d'Angleterre
étaient bien, à l'origine, les partisans des Stuarts; il a fallu près de
116 REVUE DES DEUX MONDES.
trois quarts de siècle pour les rallier, définitivement, à l'ordre de
choses issu de la révolution de 1688. C'est petit à petit, presque
insensiblement, et non tout à coup, par de brusques conversions à
la saint Paul, que s'opèrent de pareilles évolutions. Ce qui change
le moins facilement, dans les luttes politiques, c'est peut-être les
noms de partis. On en a vu survivre des siècles à leur sens pri-
mitif. Quand, au terme de conservateurs, les membres de la droite
accoleraient le nom de républicains, ce dernier tomberait bientôt, ne
fût-ce que pour distinguer ces républicains conservateurs, des ré-
publicains, sans épithète, des anciens, des vrais, car, pour l'électeur,
un républicain conservateur ne sera jamais qu'un républicain de
second degré.
Une autre raison rend difficile aux conservateurs de s'afficher
comme républicains, c'est que leur clientèle, de toutes classes, garde
des défiances contre la république. Les partis ont leurs préjugés
dont leurs chefs ne sont pas toujours libres de faire fi. Or, le préjugé
antirépublicain est encore vivant dans nombre de familles. Au lieu
de le diminuer, tout ce qu'a fait la république, depuis douze ans,
l'a fortifié. Le boulangisme ne l'a point entamé. Loin de là, plus
d'un conservateur se permet de trouver le moment mal choisi pour
sommer la droite de reconnaître l'intangibiliié de la république.
« Comment, disent ces esprits mal faits, c'est au lendemain du jour
où les répubhcains nous ont déclaré la république en péril, c'est
après nous avoir montré, durant des mois, leurs doutes et leurs
anxiétés, qu'ils nous convient à faire acte de foi dans l'éternité
de la république! » Ce qu'on demande, en efïet, aux conservateurs,
si c'est autre chose qu'une vide formalité, c'est bien un acte de
foi, et, pas plus en politique qu'en religion, la foi ne s'impose. La
république veut-elle convertir les incrédules; elle ne peut le faire
que par des années de bon gouvernement.
Si la défaite du boulangisme a montré la force de la république,
l'apparition du boulangisme en a montré la faiblesse. On se dit que
les républicains pourraient rencontrer, un jour, des Boulanger mieux
trempés. En tout cas, ce honteux et morbide phénomène a, dans cer-
tains milieux, accru les répugnances contre le régime d'où il est sorti.
Car, il n'y a pas à le nier, le boulangisme est bien un produit de notre
forme de gouvernement; c'est une excroissance républicaine. On
n'imagine pas de Boulanger sous une monarchie. Il faut, pour cela,
que la première place de l'état soit à prendre et, pour ainsi dire, au
premier occupant. Qu'est-ce, au fond, que le boulangisme, si ce
n'est une vérification de la vieille loi de l'histoire qui de la démo-
cratie fait naître la tyrannie? Pour le démontrer, il n'était pas be-
soin d'un savant et subtile historien, comme M. le duc de Broglie.
La venue de l'aspirant dictateur était écrite dans les astres ; le sort
LA. RÉPUBLIQUE KT LES CONSERVATEURS. 117
des républiques antiques et modernes l'avait annoncée depuis des
siècles. Selon plusieurs, le mal est inhérent au régime, et la France
aura d'autant plus de peine à y échapper qu'elle est une démocra-
tie militaire : de la combinaison de la souveraineté populaire avec
le service obligatoire risque lort de sortir la dictature de l'épée.
La crise du boulangisrae, plus d un a pu dire : « Nous l'avions
bien prévue ! » Il ne fallait pas être grand devin ; mais, en poli-
tique, il sert peu de prédire le mal, et les prophètes de malheur
auraient mauvaise grâce à en triompher. Entre les libéraux ralliés
à la république et les conservateurs libéraux demeurés à l'écart,
entre ce qu'on appelait, en des temps qui nous semblent préhis-
toriques, le centre gauche et le centre droit, la France a assisté,
durant des années, à un curieux dialogue : « Pourquoi n'être pas
venus à nous? disaient les premiers ; pourquoi ne nous avoir pas
aidés et soutenus? Si, à notre exemple, vous aviez résolument ac-
cepté la république, la république eût été sage, modérée, tolé-
rante. La France n'eût pas été coupée en deux par l'esprit de secte,
violentée par le radicalisme, humiliée par le boulangisme. » —
« Si nous ne sommes pas venus à vous, repondaient les conser-
vateurs libéraux, si nous n'avons eu garde de vous hniter, c'est
qu'il ne nous agréait pas d'être dupes. Si nous ne sommes
pas venus à la république, c'est que nous savions que la répu-
blique conduisait au radicalisme et à la dictature. » — « Vous
voyez, disent les premiers, si nous avions raison : la république a
duré; nous vous l'avions bien dit. » — « Vous voyez, répliquent les
seconds, si nous avions tort : la république est devenue radicale;
elle afailU verser dans la diciature; nous vous l'avions annoncé. »
— Et le dialogue, ainsi engagé, pourrait se prolonger indéfiniment
sans convaincre personne, chacun des interlocuteurs ayant raison
de son point de vue. Eh! qu'importe, après tout, de savoir qui a tort
ou raison? L'important, c'est de vivre et de faire vivre la France;
et, devant les maux du pays, c'est une justification insuffisante que
de dire : nous l'avions bien prévu.
Le schisme politique des libéraux de gauche et de droite a été
un des événemens les plus fâcheux des vingt dernières années.
Séparés, ils sont devenus presque également impuissans. Elles sont
loin, du reste, les heures où, pour tout sauver, il eût suffi de leur
entente! Aujourd'hui, les libéraux qui, à la suite de Thiers, ont
passé l'Atlantique et ceux qui sont restés sur l'autre rive n'ont à
se demander qu'un peu de tolérance et de bonne volonté réci-
proques. Au lieu de toujours rappeler aux modérés de la répu-
blique leurs faiblesses passées, les conservateurs doivent les encou-
rager et les soutenir dans leurs essais de résistance à la pression
du radicalisme. Les libéraux de gauche, de leur côté, ont mieux à
118 REVUE DES DEUX MONDES.
faire que de reprocher aux conservateurs libéraux de n'avoir pas
su arborer la cocarde républicaine. Dans les deux camps, il est
oiseux de toujours mettre en avant ces questions d'étiquettes qui
sont les questions qui divisent. Leur importance est peut-être, en
réalité, plus théorique que pratique. L'avenir de la république ne
dépend pas de l'adhésion de tel ou tel groupe; il dépend de sa
sagesse, et de son bonheur. L'empire est tombé, quelques mois
après un plébiscite où il avait été sanctionné par plus de millions
de suffrages que n'en a jamais recueillis la république. L'unanimité
apparente de la nation peut être, pour un gouvernement, autant un
péril qu'une force, parce qu'elle est une tentation. Gela est surtout
vrai des démocraties, si facilement infatuées d'elles-mêmes; le jour
le plus dangereux pour la république sera celui où elle croira, de
nouveau, pouvoir tout se permettre.
Pour se convaincre que les questions d'étiquettes n'ont pas, dans
notre politique, toute l'importance qu'on leur attribue vulgairement,
il suffit de se reporter aux dernières élections. Nous avons vu des
candidats de droite s'affubler du titre de républicains ralliés. On
sait comment cette qualification a été accueilhe des répubhcains de
profession; ils l'ont prise comme une profanation du nom de répu-
bhque. A la chambre même, quelques députés, pour la plupart
d'origine bonapartiste, ont paru enclins à s'intituler républicains
plébiscitaires. Quel gré leur en sait la gauche? Des plébiscitaires,
dit-on, ne sont pas des républicains; mais naturellement, si la droite se
déclarait répubUcaine, sa république ne serait pas celle de la gauche.
Les questions de forme ou d'organisation gouvernementale ne se-
raient même pas tranchées par là, car il y a bien des sortes de ré-
publiques; les républicains ne seraient pas contenus par la droite,
qu'on les verrait vile aux prises, entre eux, sur les questions de
constitution et de re vision.
Autre remarque : il s'est trouvé des conservateurs, dans la presse
religieuse, pour engager la droite à laisser de côté la question de
monarchie et de république, lui conseillant de subordonner la
politique à la religion, pour former, à l'instar de la Belgique et de
l'Allemagne, un parti catholique. La gauche, si prompte à dénoncer
la théocratie, verrait-elle là un progrès? Peut-être, parce que, vis-
à-vis du suffrage universel, ce serait le plus sûr moyen de compro-
mettre la droite. Où serait, en tout cas, l'avantage pour la France?
Un parti purement confessionnel ne servirait ni l'Église, qui ne doit
point être impliquée dans les luttes électorales, ni le pays, qui n'a
pas besoin de voir les querelles politiques s'aigrir et se passion-
ner encore. Par bonheur pour la France et pour la religion, ce
parti catholique, ou comme eussent voulu quelques isolés, ce parti
républicain-cathohque est mort-né.
LA RÉPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 119
Qu'on y réfléchisse; on se convaincra que les conditions de la
lutte, dans le pays et dans le parlement, que les attaques et les
suspicions de la gauche, non moins que les préventions dune partie
de la société, ne laissent à la droite guère de choix; que le nom de
conservateurs est encore, par son vague même, celui qui a le moins
d'inconvéniens, qui doit le moins diviser les droites et le moins
olïusquer les gauches. 11 n'a rien d'illégal, rien de factieux, rien de
belhqueux, ce vieux nom de conservateur; il est pacifique; il n'im-
plique aucune velléité de révolution ; il ne préjuge même point la
forme de gouvernement; il se prête à toutes les évolutions et les
transactions que peut réclamer l'intérêt du pays. Tout ce que la
gauche doit demander à la di'oite, c'est de le justifier.
VI.
La France est en république ; elle y est de par un enchaînement
de laits et de circonstances indépendant de nos antipathies ou de
nos sympathies. Elle est, aujourd'hui, vouée à la répubhque, ou, si
vous aimez mieux, elle y est condamnée; quant aux résultats, c'est
tout un. Est-ce à perpétuité? Imprudent qui l'affirmerait, mais plus
téméraire encore qui annoncerait qu'elle en doit sortir à brève
échéance. Les monarchistes, de sentiment ou de raison, ne sont pas
tenus, pour cela, de dire ruai à la monarchie. La monarcliie est,
pour la France, une ressource suprême en des crises que nous ne
pouvons, que nous ne devons point souhaiter, mais contre les-
quelles aucun paratonnerre ne garantit notre démocratie; une res-
source pour des périls, du dedans ou du dehors, qu'il serait impie
d'appeler sur la France, mais qu'il ne dépend point de nous d'écar-
ter de sa tête, et que les fautes mêmes de la république peuvent,
malgré nous, attirer sur le pays. Selon le mot d'un vieux républi-
cain de mes amis, les princes d'Orléans restent, pour la France, un
en-cas, qu'elle peut être heureuse de retrouver un jour. On l'a
senti à son émotion devant la généreuse témérité du jeune prince
que nos gouvernans n'osent renvoyer à l'exil.
Telle est la vérité, pour tout esprit dégagé des superstitions mo-
narchiques ou répubhcaines. La république est le fait, elle existe,
et la politique doit, avant tout, compter avec les laits et avec
le présent. Les conservateurs ne sauraient se soustrake à cette
nécessité, sans cesser d'être des politiques. Ils doivent laisser l'in-
transigeance aux sectaires d'extrême gauche. Pour cela, il n'est
besoin d'adopter aucun article du Syllahus néo-républicain. 11 suffit
d'appuyer ce qui semble utile, de combattre ce qui est mauvais,
en regardant les lois et non les mains qui les présentent. Si le bien
120 REVUE DES DEUX MONDES.
semble impossible, il iaut savoir se contenter de la politique du
moindre mal. Il est, en tout cas, une politique dont tout conserva-
teur doit se garder, c'est celle que, aux débuts de la révolution, a
trop pratiquée la droite de la Constituante, celle qui prêterait Pé-
tion à Lafayette, Robespierre à Barnave, et les jacobins aux feuil-
lans, — la politique du pire. Attendre le remède de l'excès du mal
serait trahir le pays et tromper les sufirages des électeurs, qui
ne nomment pas des conservateurs pour aider les démolisseurs.
Si le pays continue à être coupé en deux, si l'ère des persécutions
s'éternise, si les intérêts nationaux doivent encore être sacrifiés
aux intérêts de parti, il ne sied pas qu'on puisse dire que la faute
en est aux con ervateurs. Pauvre paysl pour le satisfaii-e,et pom*
gagner la clientèle conservatrice, les républicaius n'auraient guère
qu'à ravir à leurs frères ennemis, les boulangistes, la devise du
banquet de Tours : une république nationale. Une république ou-
verte, tolérante, respectueuse de tout ce qui est respectable, au lieu
d'une république sectaire : voilà ce qu'appelle la grande majorité
des Français. Quand le comprendra-t-on au Palais-Bourbon? On y
semble tout prêt à revenir aux erremens anciens ; on n'a de foi que
dans la force, dans la contrainte, dans les invalidations, les épura-
tions et toutes les pratiques en usage depuis douze ans. La répu-
blique, s'écrie-t-on, ne peut désarmer devant des adversaires en
armes ; elle ne saurait se relâcher de ses rigueurs devant des vain-
cus qui n'implorent pas merci.
0 hommes de peu de foi ! serais-je tenté de leur répondre ; vous
nous jurez, chaque matin, que la répubhque est fondée à jamais,
et que toutes les forces de la réaction se briseront contre elle ; à
chaque élection, vous nous assurez que c'est le dernier assaut qu'on
osera lui livrer; et, après la victoire, vous n'osez poser les armes
et sonner la paix. Vous dites la république indestructible et, à
chaque mêlée électorale, vous criez au pays que, s'il ne se serre au-
tour de vous, la république est perdue. 0 hommes de peu de foi
et hommes de peu de clairvoyance ! vous ne voyez pas que ce qui
vous semble lortifier la république est ce qui l'empêche de s'affermir ;
que vos haines, vos tracasseries, vos persécutions, vos vengeances
écartent d'elle ceux que vous devriez attirer à elle. Qu'est-ce donc?
C'est que vous vous obstinez à confondre la république avec le parti
républicain ; vous voulez persuader au pays que l'une ne saurait
survivre à la défaite de l'autre. Imprudens! Bien incertaines se-
raient les destinées de la république, si la France les croyait liées,
à jamais, au triomphe de la gauche. Un gouvernement n'a de chances
sérieuses de durer que lorsque son existence ne dépend plus des
succès électoraux d'un parti. La répubhque ne sera sure de vivre
que le jour où elle aura résisté à la défaite des républicains. Bien
LA REPUBLIQUE ET LES CONSERVATEURS. 121
mieux, j'oserai dire qu'elle ne sera hors de question que lors-
([u'elle aura été gouvernée par des conservateurs, comme en An-
|j;leterre la maison de Hanovre n'a été définitivement assise que
lorsque le pouvoir eut été exercé par les tories. Affirmer qu'en
l'rance, aujouM'hui, l'arrivée au pouvoir des conservateurs est im-
possible sans péril pour la république, c'est reconnaître que la ré-
publique n'est pas encore définitivement fondée.
Pour que les conservateurs reviennent à la direction des afiaires,
il n'est pourtant besoin d'aucune révolution; il suffît d'un minime
déplacement de voix dans le corps électoral, et depuis huit ans, le
suffrage universel n'a rien qui les puisse décourager. Voici deux fois
((ue, aux élections générales, la gauche ne l'emporte que de quelques
centaines de milliers de voix, et encore grâce aux manœuvres que
l'on sait. Malgré tous ses avantages et malgré ses procédés, sa vic-
toire a été maigre; tout autre gouvernement l'eût considérée comme
une défaite. Les républicains en ont triomphé ; la république a le
droit de se contenter de peu ; elle peut vivre avec ce qui tuerait
une monarchie. Pour qui regarde à l'avenir, mieux eût valu peut-
être, pour elle, que les vainqueurs fussent à droite. Le pouvoir, à la
longue, démoralise les partis; le mal de la gauche est peut-être
d'être restée trop longtemps au gouvernement, et d'en avoir trop
usé. Elle eût eu moins de peine à s'assagir; elle se lût purifiée et
modérée plus aisément dans l'opposition; puisse la république
n'a\ oir pas à regretter ses corrompantes victoires électorales !
Quant aux conservateurs, ils peuvent demeurer longtemps dans
l'opposition. Ils ne sont point des afTamés de places ou de beso-
gneux politiciens, avant tout soucieux des avantages matériels du
pouvoir; ils n'ont point, pour la plupart, de fortune à faire, ou de
notoriété à acquérir pour se pousser dans le monde. Les impa-
tiences des nouvelles couches ne leur siéent point. L'opposition est
aujourd'hui une fonction assez haute. Elle a les intérêts matériels
et moraux de la France à défendre : sa fortune, ses finances, son
armée, ses libertés publiques et privées, la sincérité du suffrage
universel, le respect de l'enfance, la probité politique, la mora-
lité nationale. Elle a les prodigalités gouvernementales, l'arbitraire
administratif, le fanatisme maçonnique, les vexations jacobines à
combattre, et la tyrannie même de l'état omnipotent, qui menace
nos sociétés d'un nouveau genre de servitude. Et, pour cette tâche,
qui suffirait à la gloire d'un grand parti, les conservateurs ont les
ressources que donnent la richesse, l'intelligence ou l'instruction,
l'expérience des affaires, les traditions d'honnêteté et d'honneur et
les fortes croyances qui trempent les âmes et rehaussent les
cœurs. Pour cette mission de défense sociale, qu'ont-ils besoin de
122 REVUE DES DEUX MONDES.
songera ce qui nous divise, aux questions de forme et d'étiquette,
aux querelles d'écoles et de dynasties? Ils n'ont qu'à penser à la
France.
La France avant tout! avant la république, comme avant la mo-
narchie ! Quoi de plus naturel ? Cela est bien simple, et cela, hélas !
paraît souvent difficile aux partis. Notre temps ressemble à celui où
les uns criaient : Vive la ligue ! et les autres : Vive le roi ! bien
peu songeaient à crier : Vive la France ! Ce cri, les conservateurs
l'ont adopté ; c'est celui qui sort de leurs poitrines dans les réu-
nions politiques, ou lors de la clôture des sessions du parlement ;
• — qu'ils lui demeurent fidèles dans leurs actes! Vive la France!
c'est un beau cri ! il est bien français, il est de tous les temps ;
tout patriote peut s'y joindre, et tous les échos du pays le redire;
c'est un cri de paix, c'est un cri d'union; il n'a rien de séditieux,
il n'a rien d'exclusif, il n'a rien de blessant pour personne. Laissez-
le à ceux qui n'en veulent pas d'autre ; et répétez-le avec eux ; et,
si vous pouvez, plus fort et mieux qu'eux. Ne leur demandez pas de
crier : Vive la république! A beaucoup, vous l'avez rendu, pour
longtemp<5, malaisé. C'est à ce cri qu'ont été votées toutes les
lois édictées contre eux, contre ce qu'ils aiment ou ce qu'ils
respectent ; c'est à ce cri de guerre qu'ont été forcées les portes
des couvens et que les laïcisateurs ont donné l'assaut à l'école et
à l'hôpital. Vive la république ! cela, pour bien des oreilles, sonne:
A bas les curés! à bas la religion! Cela, pour trop de Français, est
devenu synonyme de : Vive l'intolérance et la délation ! Vive la
corruption et le gaspillage ! Vivent les budgets fictifs ! Vivent les
fraudeurs du trésor et les falsificateurs du scrutin! Un jeune roi
demandait à un vieux seiTiteur : « Pourquoi ne cries-tu pas, comme
les autres : Vive le roi! » — u Parce que j'attends de te voir à
l'œuvre ! » Le pays a vu la république à l'œuvre, et plusieurs de
ceux qui en avaient salué l'avènement de leurs vivats ont été pris
de doute ou de dégoût. Vive la France ! est un cri dont jamais Fran-
çais n'auront à rougir; il suffit à tout, il dit tout. Vive la France!
la vieille et la nouvelle, la France des ancêtres et celle des fils, la
France des lis et celle du tricolore, la France des triomphes et
celle des défaites, la France d'hier comme celle de demain. Vive
la France ! Qu'un pays est à plaindre, quand un tel cri semble un
cri de parti ! et qu'elle redeviendrait grande et forte, notre France,
si les Français n'en connaissaient pas d'autre!
UNE
AMBASSADE EN ANGLETERRE
AU XVr SIECLE
M. DE GASTILLON A LA COUR D'HENRI VIII.
Correspondance politique de M. de Castillon, publiée sous les auspices de la commis-
sion des archives diplomatiques par M. Jean Kaulek avec la collaboration de
MM. Louis Fai'ges et G. Lefèvre-Pontalis, 1 vol. in-8°. Paris, 1889; Alcan.
Lorsque les Anglais ont entrepris de donner au public la corres-
pondance officielle de leurs ambassadeurs en commençant par les
plus éloignés du temps présent (1), beaucoup d'entre nous ont
pensé que notre diplomatie retirerait du bénéiice d'une publication
analogue faite sur nos documens. Les explorateurs privilégiés de
nos dépôts publics savaient quelles richesses ils contenaient. Les
extraits déjà anciennement connus des lettres de François de
Noailles, de Jean du Bellay, de d'Ossat et d'autres négociateurs du
xvi^ siècle nous avaient mis en goût pour les papiers d'état : aussi
une faveur marquée a-t-elle accueilli l'annonce des publications
(1) Calendars of State papers, publiés par le Record Office.
124 REVUE DES DEUX MONDES.
de la commission des archives diplomatiques destinées à permettre
de pénétrer dans la correspondance de nos anciens ambassadeurs.
Ce n'est pas que pour certains la lecture des lettres originales dans
le papier du temps n'ait une saveur, un charme tout particulier,
d'où une vive jouissance ; mais no)i licet omnibus, et tous sans
exception ont applaudi à la résolution prise et au plan adopté par
les hommes intelligens qui composent la commission.
Gomme nos voisins d'outre-Manche, ceux de par-delà les monts
nous avaient précédés dans cette voie. Les Dispacci et les Bela-
zioni de leurs ambassadeurs, source féconde de l'histoire, ont été
ici même (1) louées comme elles le méritent ; en les lisant chacun
appréciera quelle netteté, quelle précision, quelle pénétration de
l'avenir distinguent la diplomatie vénitienne, combien est élégant
et correct le langage des ambassadeurs de Florence. Ces documens
jettent une vive clarté sur l'existence des nations au xvi^ siècle.
Ceux qui les ont écrits se sont montrés historiens, hommes d'af-
faires ; ils ont apporté dans leurs jugemens un sens droit, une
pénétration indispensable au maniement d'intérêts d'un ordre aussi
élevé ; ils ont été animés de ce grand amour du pays, condition
première en pareille situation, peut-être un peu affaibli de nos
jours. Ces mérites ne sont pas moindres dans la correspondance
mise à jour par notre publication : les Castillon, les Odet de Selve,
les Marilhac, les Pelissier, les François de Noailles ne le cèdent en
rien aux diplomates leurs adversaires ; ils ont contribué à l'agran-
dissement de la France, qui leur doit un souvenir. En étudiant,
aux sources, les négociations suivies entre François P'' et Henri VIII,
cette figure originale de Castillon nous était apparue, et nous lui
avions souhaité un éditeur qui la fît sortir de l'ombre. Après une
longue éclipse, elle a cette bonne fortune d'être évoquée et de fixer
l'attention. Sa correspondance, publiée ajuste titre, est intéressante
à connaître. Il ne faut pas y chercher l'art que contiennent les dépê-
ches de Machiavel au conseil de Florence, les qualités des relations
des orateurs de Venise à la sérénissime république ou des dépêches de
nos grands ambassadeurs ; mais dans un langage propre à son au-
teur, elle met en lumière la figure d'Henri VIII et fait mieux com-
prendre certains actes de ce roi si extraordinaire ; on y trouve des
idées qui paraissent être de nos jours, mais dont notre siècle ne
peut pas réclamer la priorité. Certains détails pourront paraître
peu importans, mais rien n'est à négliger dans l'étude du xvi® siè-
cle, époque des grands contrastes et des figures en relief; étoffe
de soie et d'or tachée de sang, dit Voltaire.
(1) Voir, dans la Revue du 1" septembre 1862, l'article de M. Gefifroy.
\
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 125
I.
M. de Castillon n'était pas un ambassadeur de robe longue,
catégorie trop employée dans le xyi*" siècle, au dire de Brantôme,
qui préfère les ambassadeurs gens d'épée « qui troussent leurs
paroles plus courtes » et sont aptes en outre à rendre des services
dans les afïaires de guerre. L'auteur de la Vie des granch aipi-
laines approuve qu'on ait envoyé en ambassade à Rome M. de Vil-
leparisis, « bonhomme d'e«pée prompt, hàtif et point endurant, et
M. de Tournon, vaillant seigneur qui avec son épée s'en fit très bien
accroire. » Mais à l'époque de la renaissance les hommes qui culti-
vaient les lettres semblaient être la plus haute expression de leur
pays, et François P' les récompensa justement. Il se faisait repré-
senter auprès du pape Léon X par le professeur Guillaume Budé,
l'homme le plus savant de son temps, — au concile de Trente par le
magistrat Du Ferrier, qui, après avoir harangué dans l'assemblée
des prélats, allait iaire des leçons de droit dans la célèbre école
de Padoue, — le plus souvent, enfin, auprès des souverains dont il
recherchait l'alliance, par des cardinaux et par des évêques qui
s'étaient tait remarquer dans l'étude des lettres. Le poète Lazare
Baïf avait une ambassade ; Amyot, une mission auprès du concile.
^'otre hiérarchie diplomatique, qui compte plusieurs degrés, n'exis-
tait pas; les idées du temps ne l'admettaient pas. Les divers secré-
taires d'ambassade, qui de nos jours vont se morlondre dans les
petites cours, attendant un poste élevé auquel ils ne montent que
rarement, n'avaient pas encore été établis par ce besoin de bureau-
cratie, plaie de notre siècle. Au xvi^, époque de vie active, d'initia-
tive individuelle, on tenait en médiocre estime ceux qui étaient
« tombés à ce passe-temps de branler les jambes sur les coffres
de l'antichambre du roi. » Fallait-il aller négocier la rançon de
François I", on envoyait le premier président au parlement de
Paris, le maire de Bordeaux, l'archevêque d'Embrun; fallait-il en-
tretenir de bonnes relations avec le roi d'Angleterre, on lui dépê-
chait l'évêque de Bayonne, Du Bellay, qu'un ambassadeur anglais
quaUfiait quelques années plus tard « le plus subtil des membres
(lu collège des cardinaux; » une autre fois l'évêque de Tarbes,
Gramont, « homme d'audace intellectuelle, » qui « a la réputation
de ne pas craindre le scandale, » d'après un ambassadeur vénitien ;
dans la circonstance présente, M. de Castillon. Ces envoyés avaient
leur originalité propre ; on sentait l'homme sous la fonction.
Loys du Perreau, seigneur de Castillon, appartenait à la maison
du roi; il était fils d'un secrétaire d'état du roi François P"", homme
nouveau comme Briçonnet, Bochelet, Robertet, Duprat, Montholon
126 REVUE DES DEUX MONDES.
et beaucoup d'autres qui, à cause de leurs talens et de leur mé-
rite personnel, principe déterminant du souverain à cette époque,
étaient élevés aux premières dignités et se sont continués par des
descendans également illustrés au service du pays. Il avait déjà
rempli des missions ; il avait été envoyé vers Lautrec, qui faisait
l'expédition de Naples, et Dodieu, ambassadeur à Florence, écrivait
au roi le 6 novembre 1528 : « Vous avez entendu par M. de Cas-
tillon comme les choses se sont passées par-deçà. » Une première
fois, en 1533, il avait remplacé à Londres l'ambassadeur Jean de
Dinteville auquel le roi accorda son congé « pour faire un tour
chez lui et donner ordre à ses affaires ; » sa mission avait été de
courte durée, et sur les comptes de 153/i on trouve que sa femme,
Anne de Saint-Marsault, a touché pour lui sur son traitement, à
raison de 20 livres par jour, 1,460 livres. Cette fois il allait
dans une circonstance importante succéder à M. de Castelnau,
évêque de Tarbes, après Gramont.
Au moment où Castillon arrivait en Angleterre, Henri VIII gou-
vernait par lui-même. Depuis quelques années déjà, sous l'in-
fluence d'Anne Boleyn, il avait disgracié Wolsey, ce ministre qui,
devançant de cent ans Richelieu, avait au profit de son maître
abaissé les plus hautes têtes de l'aristocratie, ce qui dans le drame
de Shakspeare lui vaut cette apostrophe de Surrey : « Vice revêtu
d'écarlate! » Nous attendons encore le Shakspeare qui jugera
notre grand cardinal. Mais la politique avait survécu au ministre,
et si elle était absolue à l'intérieur, vis-à-vis de François I" et de
Charles-Quint elle Consistait dans un jeu de bascule. Le roi d'An-
gleterre s'efïorçait de maintenir la mésintelligence et le désaccord
entre les deux souverains rivaux pour vendre son alliance à cha-
cun successivement et, de la sorte, les dominer. Castillon, dans
une de ses dépêches, caractérise ainsi cette pohtique : « Il veut
chevaucher l'un et mener l'autre en main. » En 1529, il avait fait
payer fort cher son alliance au vaincu de Pavie qui désirait ardem-
ment la hberté de ses enfans détenus en otage à la suite du dé-
sastreux traité de Madrid; mais en 1537 le roi de France refusait
de passer sous les fourches caudines de celui qui l'appelait « son
mieux aimé frère, bon compère et perpétuel allié. » La rivalité et
les guerres continuelles de l'empereur et du roi très chrétien don-
naient beau jeu à cette politique. Charles-Quint poursuivait avec
une opiniâtreté implacable la réalisation de la monarchie univer-
selle, qui, depuis le mariage de Marie de Bourgogne avec Maximi-
lien d'Autriche, accompli par la faute de Louis XI, était une me-
nace pour la France, et François, au milieu de ses légèretés,
s'obstinait dans cette idée juste et vraiment française de ne pas
laisser sans contrepoids la puissance d'un monarque qui pouvait
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 127
dire que le soleil ne se couchait jamais sur ses terres ; il suscita
(les ennemis à son rival, ne lui fut jamais inférieur et posa les pre-
mières bases d'un système d'équilibre entre les puissances euro-
péennes. L'idée, reprise et appliquée par Henri IV, Richelieu,
Louis XIV, avec l'énergie qui les caractérisait, fut la base du droit
politique moderne de l'Europe jusqu'au jour où le cardinal de Ber-
nis donna pour alliée à la France son ennemie de deux siècles.
La guerre avait éclaté pour la troisième fois entre le roi de France,
qui voulait venger la mort de son agent Merveilles, et l'empereur,
qui avait été l'instigateur de l'attentat, comme il le fut plus tard
du meurtre (1) du cardinal Fra Géorgie, gouverneur de Hongrie,
car sa main atteignait partout où s'étendait son intérêt. Les hosti-
lités duraient depuis plus d'une année et n'amenaient d'autre ré-
sultat que de fouler les peuples ; les deux rivaux consentirent à
faire la paLx. Cette fois encore, comme en 1529, comme plus tard à
Vaucelles, comme dans tous les grands événemens du xvi^ siècle,
l'influence des femmes se montra et fut toute-puissante. Les négo-
ciateurs ne furent plus Louise de Savoie et Marguerite d'Autriche
à qui on avait dû la paix des Dames, fort triste pour la France ; ils
furent cette fois Marie d'Autriche, reine de Hongrie, sœur de Charles-
Quint, et Eléonore, aussi sa sœur, mais reine de France. L'interven-
tion de ces deux princesses amena le roi et l'empereur à consentir
une trêve de six mois pour l'Artois et les Pays-Bas ; elle fut signée
le 30 juillet 1537 à Bormy, près Thérouanne, par le sire de Lan-
noy, le seigneur de Leidekerke, et Mathieu Strick, stipulant pour
l'empereur, Jean d'Albon, Guillaume Poyer et Guillaume Bertereau
pour la France. Mais il fallait l'étendre aux autres pays où la guerre
durait toujours. Le cardinal de Lorraine et le grand-maître de
Montmorency s'abouchèrent aux cabanes de Fitou, près Leucate,
entre Salces et Narbonne, avec François de Los Covos, commandeur
de Léon, et Mcolas Perrenot, sieur de Granvelle, députés de l'em-
pereur, et signèrent le 21 janvier 1538 une trêve de six mois,
bientôt après prolongée de dix ans par l'influence du pape Paul III,
qui, désireux du bien de la chrétienté, s'était, malgré son grand
âge, rendu à Nice pour se rencontrer dans cette ville avec les
deux souverains rivaux.
Cette paLx, qui par l'intervention du pape allait donner du repos
à deux puissans pays et qui se faisait sans Henri, le mécontentait.
Il cherchait à l'empêcher et à maintenir le roi de France et l'empe-
(1) Lettre du cardinal de Tournon au maréchal de Brissac, de Venise, 15 janvier 1552 :
« ... le cardinal fra Georgio, gouverneur de Hongrie, a été tué si misérablement par
les ministres de l'empereur et du roi des Romains, que c'est une chose fort scanda-
leuse, mais pas nouvelle, vu la possession en laquelle ils sont de faire de tels actes...»
FF. vol. 20327, fol. 145.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
reur en défiance l'un contre l'autre, afin de vendre fort cher son
alliance à chacun successivement. Il aurait au moins voulu être le
médiateur entre les deux souverains pour tirer quelque avantage
du traité et y figurer. L'empereur, dans des vues d'ambition, de-
mandait un concile pour faire condamner l'hérésie de Luther pra-
tiquée par les princes allemands alliés de la France, et le pape,
après des hésitations et des retards, avait consenti à le rassembler.
Henri était également contraire à ce projet et il avait de bonnes
raisons pour cela; mais la préoccupation qui dans son esprit do-
minait les autres et l'emportait cette fois sur les questions de la
politique et de la religion, c'était celle de son mariage, sans que le
cœur y eût cependant une part bien grande. ]Nous allons voir qu'il
poursuivait cette pensée avec cette force de volonté particuhère
aux Tudor et qu'il apporta dans tous les actes de sa vie.
On connaît généralement l'histoire des six mariages d'Henri VHI ;
on connaît moins les négociations matrimoniales qu'il a poursui-
vies sans succès. Gomment dans une vie remplie par six mariages
a-t-il eu le temps d'en manquer d'autres? Le nombre en est
moindre que pour sa fille Elisabeth, dont les hésitations conjugales
ont trouvé d'éloquens narrateurs ; c'est cependant d'une négocia-
tion matrimoniale qui ne se réalisa pas qu'était occupé ce roi au
moment où M. de Castillon arrivait en Angleterre.
Les circonstances étaient particulièrement délicates ; les deux
rois, qui dans leur jeunesse se ressemblaient par certains côtés de
leur caractère, l'amour du plaisir, le désir d'acquérir de la gloire,
avaient vécu en bonne intelligence tant qu'ils avaient eu besoin l'un
de l'autre. Leur amitié s'était refroidie à mesure que s'aTaiblissait l'in-
térêt qui l'avait fait naître ; en outre, le ministre dirigeant, Thomas
Cromwell, en même temps lord du sceau privé, était tout dévoué
aux intérêts du roi d'Espagne. La situation était donc mauvaise pour
Castillon, qui allait rencontrer des difficultés que n'avaient pas trou-
vées ses prédécesseurs ; il lui restait cependant un moyen d'action
sur le roi, la suite dira comment il en usa. C'était sur une prin-
cesse française que Henri VHI avait porté son attention, et l'attrait
qu'il ressentait pour elle était très grand. Tout flatteur que fût ce
choix, la princesse objet de ses désirs ne pouvait ignorer qu'elle
allait succéder à la vertueuse Catherine d'Aragon, répudiée après
une union de dix-huit années, à Anne Boleyn, décapitée après trois
ans de mariage, enfin à Jane Seymour, sacrifiée à la naissance de
son fils par cette parole d'Henri : a Sauvons le fruit, on trouve
toujours des femmes; » que le roi qui la recherchait avait aboli
le catholicisme, s'était proclamé le chef suprême d'une rehgion
nouvelle et avait puni du dernier supplice le vertueux chancelier
Thomas More, son ancien précepteur, le cardinal Fisher, malgré ses
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 129
quatre-vingt-deux ans et un grand nombre d'autres do ses sujets
restés attachés à la suprématie du pape.
Henri, âgé en ce moment d'environ quarante-six ans, était grand
et gros ; le beau type de la race anglo-saxonne s'était épaissi. Son
portrait,, peint vers cette époque par Hans Holbein, donne l'idée
d'un homme de haute stature chez lequel les appétits grossiers se
sont développés ; sa belle tête césarienne s'était alourdie ; ses goûts
qui allaient en augmentant avec l'âge avaient apporté dans sa santé
des désordres que Castillon raconte en ces termes : « Ce roi a fait
estoupcr une des fistules de ses jambes et depuis dix ou douze
jours, les humeurs qui n'ont point de vidange, l'ont cuydé estouffer,
tellement qu'il a été quelque temps sans parler, le visage tout noir
et en grand danger. » Ce que Castillon appelle une fistule était un
ulcère à la cuisse qui résista à tous les efforts de la médecine et
occasionna la mort du roi quelques années plus tard. François P',
qui le suivit de près, mourut aussi d'un ulcère, placé, d'après l'ex-
pression de l'ambassadeur italien, inter amim et mites. La science
ne guérissait pas encore ces maux-là.
La princesse française, recherchée par Henri, était Marie de Lor-
raine , duchesse de Longueville, fille aînée des douze enfans de
Claude de Guise et d'Antoinette de Bourbon. Elle avait été mariée,
en 153/i, à Louis d'Orléans, duc de Longueville, qui fut tué à la
tête de sa compagnie comme presque tous les membres de cette
race « sur laquelle Dunois jeta une telle semence de générosité
qu'elle s'en est toujours ressentie, » dit Brantôme. Marie de Lor-
raine avait alors vingt-deux ans; elle était d'une taille élevée;
elle avait le grand air qui distinguait les deux races dont elle
était issue; elle possédait aussi plusieurs des qualités éminentes
de ces familles qui ont donné à la France tant d'hommes remar-
quables, mais qui, malheureusement, devinrent bientôt rivales
et ennemies à ce point que Louis de Condé disait : « Si les Guise
s'avisaient de se faire huguenots, le lendemain je me ferais catho-
lique. » François I" affectionnait cette princesse, quoiqu'il n'aimât
pas, à cause de leur ambition, les princes de Lorraine qu'il jugeait
capables de mettre « les enfans royaux en pourpoint et tous les
sujets en chemise ; » il l'avait mariée au duc de Longueville et
l'avait dotée. Après la mort de ce dernier, il chercha encore un
mari pour cette princesse restée veuve dans tout l'éclat de la
beauté et de la séduction, et il voulut la marier comme sa fille.
Henri VHi , veuf de sa troisième femme , était à la recherche
d'une quatrième. S'il avait poursuivi de sa haine implacable Anne
Boleyn, qu'il fit décapiter par le bourreau de Calais, réputé le plus
TOME xcviii. — 1890. 9
130 REVUE DES DEUX MON^DES.
habile, s'il prit une autre femme le lendemain de son exécution, il
eut des regrets pour Jane Seymour, qui lui avait donné un fds (1).
Il s'était enquis des princesses des cours de l'Europe en âge d'être
mariées ; ayant entendu vanter la beauté et les grâces de M"^^ de
Longue^àlle, il résolut de l'épouser. Il fit faire une ouverture de
mariage par le lord du sceau privé, son principal ministre et
l'homme de sa politique. Malgré tout son désir de complaire à un
allié utile, François ?"■, ne pouvant consentir à sacrifier cette belle
princesse au roi qui faisait si bon marché de la vie de ses femmes
et de ses sujets, répondit par son ambassadeur qu'il serait très
honoré si le roi d'Angleterre prenait une femme dans son royaume,
qxi'il n'y avait ni dame ni demoiselle qui ne fût à son commande-
ment, excepté sa cousine de Longueville dont le mariage avait été
arrêté et juré avec le roi d'Ecosse. Peut-être par ce motif la du-
chesse de Longueville était précisément la femme que voulait Henri,
car le cœur des rois n'est pas pétri d'une matière diflerente de
celle des autres hommes, et le refus du roi de France ne fit
qu'exciter ce désir. Castillon lui ayant demandé, à la suite de la
communication de la réponse de son maître, ce qui le portait à
être plus afîectionné à la duchesse de Longueville qu'à toute autre,
il répondit que son ambassadeur AVolop lui en avait rapporté un
bien au-dessus de tout ce qui se peut exprimer et qu'avec cela « il
est grand et gi'os personnage et a besoin de grandes femmes ; quant
à M^'® de Vendosme, il ne prendra pas le refus du roi d'Ecosse. »
Marie de Bourbon avait été, en effet, fiancée à Jacques V, le 29 mai
1536; mais ce prince, étant allé la voir à Dieppe, ne la trouva
pas à son gré et refusa de l'épouser.
Castillon avait compris le vif attrait qu'Henri ressentait pour la
duchesse de Longueville et le parti qu'il pouvait tirer dans les
négociations des désirs de ce prince pour le maintenir dans l'amitié
du roi de France et en obtenir des secours contre l'empereur; aussi
écrivait-il : « Ce roi est si amoureux de M™^ de Longueville qu'il
ne se peut tenir d'y retourner. » En effet, Henri avait fait faire une
nouvelle démarche. Le lord du sceau privé demande à Castillon
si les choses sont si avancées qu'elles ne se puissent rompre ; il
insiste et dit que, si on faisait tant pour le roi d'Angleterre que de
lui accorder M'"* de Longueville, il ferait pour la France plus du
double que ne fera jamais le roi d'Ecosse. Il sait d'après les ren-
seignemens recueillis en France auprès de personnes dignes de
confiance que, si M. de Guise a promis et juré le mariage de M°^® de
Longueville, elle n'a jamais donné son consentement à être mariée
(1) Edouard M. voir son portrait, par Antonio de Moor.
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 131
spécialement au roi d'Ecosse, bien qu'elle soit prête en toute chose
à obéir au roi, et qu'enfin les choses ne sont point si avancées
qu'on ne puisse les défaire selon Dieu et le monde. Faisant alors
intei"venir la politique dans la question du mariage, le ministre
anglais ajoute que son maîti-e était décidé à renouveler l'alliance
et l'ancienne amitié pour toujours, envers et contre tous, en s'ex-
pliquant par le menu sur les points douteux, et qu'il espérait bien
ne pas rencontrer un refus uniquement pour complaire au roi
d'Ecosse.
Gastillon s'étonne que l'on n'ait pas une foi absolue dans la pa-
role du roi son maître et répond que peut-être ceux auprès de qui
on s'était enquis n'avaient pas été appelés pour témoins de la pro-
curation que M"*' de Longueville avait passée à son père, parce
que, quand une fdie passe procuration à son père, même dans une
telle maison, peu de gens y sont appelés et « on n'en fait point
les sains (1) sonner. » Quant à l'alliance qu'on offre de renouveler
en vue de ce mariage, il lui semble « que cette queue n'est pas de
ce veau; » il voudrait que jamais on ne lui eût tenu tel propos,
car mylord du sceau privé sait bien que cette alliance est autant
à l'avantage du roi son maître que du roi de France et que les
afïaires de ce dernier ne sont pas pires qu'avec l'alliance du roi
d'Angleterre.
Gastillon tenait ce langage au ministre anglais comprenant les
concessions que ferait Henri en vue d'un mariage pour lequel il se
passionnait. Ce n'était pas seulement ce qu'avait dit Wolop (2) de
M""*^ de Longueville qui rendait le roi amoureux ; son désir s'était
encore accru par le récit du gentilhomme Méotis, qu'il avait en-
voyé secrètement vers elle. Gastillon écrivait au roi : « Le rapport
du gentilhomme Méotis a davantage mis le feu aux estoupes; si
vous voulez tant soit peu user de dilation, vous tirerez maintenant
de lui tout ce que par autre moyen on ne pouiTait jamais tirer. Il
est bien pris et me semble, sire, que cette affaire vaut bien le pen-
ser. Si vous ne concluez point avec l'empereur, ce sont cinq cent
mil escus de prêt ou de don qui pendent à son habit. Sire, vous m'en
manderez votre bon plaisir et soit en peu ou en bon escient, j'aide-
rai à jouer la farce. » En même temps, il écrit à Bochetel, un des
secrétaires du roi, à qui le surnom de C une ta fonnidans avait été
donné : « Si je parle un peu grassement, la matière le requiert et
carême prenant approche. » Enfin, rendant compte au grand-maître
du projet de mariage, il dit qu'une bonne comédie pouiTait se jouer
(1) Les cloches.
(2) Gentilhomme de la chambre.
132 REVUE DES DEDX MONDES.
avec cela; sinon il faut bien spécifier à M. de Winchester, l'ambas-
sadeur d'Angleterre, que ce mariage était conclu et juré par
M. de Guise ayant une procuration expresse de. M™® de Longue-
ville, afin qu'on n'y revienne plus, « car je crois ce roi vouldroit
avoir donné partie de son royaulme et il l'eusse espousée. »
La liberté de langage de Gastillon tenait à son époque ; elle tenait
à la vie des camps qui établissait en présence des mêmes dangers
une certaine familiarité dans les rapports ; elle tenait aux relations
fréquentes du roi avec les principaux de ses hommes d'armes ; il
les connaissait tous, il savait leurs affaires privées et intervenait au
besoin. Son itinéraire le montre déployant une grande activité, visi-
tant ses villes, ses places fortes et les principaux seigneurs, allant
de château en château sans s'arrêter plus de quelques jours dans
le même. Henri VIII en faisait autant de son côté ; tous les ans,
pendant trois mois de la saison d'été, il inspectait ses ports et ses
villes : c'est ce qu'il appelait « faire son progrès. » La royauté ne
s'isolait pas alors dans un cérémonial infranchissable comme l'usage
s'en établit au siècle suivant. Cette liberté de langage faisait dire à
Dupuy-Montbrun que « quand il avait le cul sur la selle, il était l'égal
du roi;» elle permettait à Vassé d'écrire au ducd'Aumale : «... Par
le corps de Dieu, vous avez l'une des plus belles et honnestes
princesses que j'aye jamais vUe, et ai peine que, des grâces et con-
tentemens que Dieu vous donne en ce monde, il ne vous punisse
quelque petit en l'aultre. » Gastillon, ayant bien pénétré les senti-
mens d'Henri pour M""' de Longueville, cherche à en tirer profit et
à l'engager dans les intérêts du roi de France. Il lui expose que les
députés de l'empereur faisaient tous leurs efforts pour obtenir le
concile, mais que son maître ne l'accorderait qu'à la condition qu'au-
cune question de nature à contrarier le roi d'Angleterre n'y serait
traitée; que c'était là un point délicat qui pouvait empêcher la paix
de se conclure, auquel cas il devrait venir en aide au roi de France
pour lui permettre de continuer la guerre contre l'empereur. Henri
répond qu'il serait fâché que le roi de France perde un si grand bien
pour lui et qu'il devrait plutôt donner son consentement; il ajoute
qu'il voyait avec peine qu'on n'allât pas franchement à lui, que la
paix ne se ferait pas et qu'on voulait en attribuer la rupture à la
question du concile pour faire retomber sur lui l'odieux de la
continuation de la guerre ; il veut plus de franchise, il voudrait
enfin une alliance sincère et inviolable.
Gastillon le suppHe de lui dire ce qu'il veut qu'on fasse pour
venir à cette sincérité : « Que je sache la réponse que vous aurez
de M*"® de Longueville, dit le roi, nous en parlerons plus amplement.
— Vous changez de propos, et cependant la paix ou la guerre se
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 133
conclut en Languedoc. — La paix n'est pas prête. — Il retourne
après à ses moutons et ne peut oublier sa bergère. » Gastillon lui
demandant le résultat de la mission secrète du gentilhomme Méotis :
« Pardieu! le coquin a eu trop d'honneur d'avoir été en si honnête
lieu. Il a appris que M"'® de Longueville n'avait rien spécifié du roi
d'Ecosse. Le roi mon frère n'aura point d'excuse de me la refuser
pour la bailler à ce bélitre et saoul roi d'Ecosse. » 11 ajoute de
longs propos à ce sujet, disant qu'on ne peut lui refuser M™® de
Longueville, que c'était le bruit du palais qu'il l'épouserait, ce qui
est bon signe. Gastillon, qui tous les jours appréciait les hommes et
les choses de la cour du roi d'Angleterre, termine ainsi la dépêche
dans laquelle il rend compte à son maître de cette conversation : a C'est
un merveilleux homme et a de merveilleuses gens à l'entour de
lui; si, suis-je, sire, bien desplaisant que je ne puis trouver moyen
de vous faire quelque bon service à l'endroit de ses angelots (1)
qu'il tient si chers, mais c'est une vieille voulpe... (2), il aime plus
l'or et l'argent que l'alliance de prince que je congnoisse ; je vous
assure qu'il en fait munition et n'y a calices, châsses ni autres reli-
quaires qui ne s'en sente bien. )>
Gomme le montrent les dépêches qui précèdent, Henri poursui-
vait son idée d'épouser M""® de Longueville. Il envoya M. de Briant,
un des serviteurs de son intimité, en ambassade vers le roi de
France, sous l'apparence de négocier l'alliance des deux pays ; mais
Gastillon, qui connaissait le fond des choses, écrivait au grand-
maître que, si Briant trouvait bon accueil auprès du roi, il lui par-
lerait de M™® de Longueville. « Si on ne lui veut point tenir le bec
en l'eau et qu'on l'en veuille tout à fait refuser, qu'on fasse que
M. d'Arbroath (3), ambassadeur du roi d'Ecosse, parle un peu des
grosses dents audit Briant et à M. de ^^ inchester, leur remontrant
la grande injure que le roi d'Angleterre fait au roi d'Ecosse d'entre-
prendre sur sa femme, et que plustôt mettra-t-il son royaume en
hasard que d'endurer un tel tort. » Gastillon pensait que ce langage
ferait changer les dispositions d'Henri qui ne voudrait pas acheter
une femme au prix d'une guerre, et qu'il se résignerait à en prendre
une autre, peut-être en France même.
Aux nouvelles démarches faites auprès de lui par l'ambassadeur
Briant, le roi de France répond, comme il l'a déjà fait, que le ma-
riage de sa cousine la duchesse de Longueville est conclu et arrêté
avec le roi d'Ecosse et qu'il ne serait ni honnête ni raisonnable de
(1) Monnaie anglaise; il y en avait quarante-huit à notre marc.
(2) Renard.
(3) David Beaton, depuis évêque de Mirepoix, cardinal.
134 REVUE DES DEUX MONDES.
le rompre, d'autant qu'il ne voudrait pas altérer l'amitié d'un
ferme ami tel que celui-là qu'il estime comme son propre fils ;
François i" avait de bonnes raisons pour parler ainsi. Se confor-
mant aux vieilles traditions de fidélité de l'Ecosse pour l'alliance
française, à l'exemple que lui avait donné son père tué pour elle à
la bataille de Flodden, Jacques V, alors âgé de vingt-cinq ans, avait
amené au roi très chrétien un secours lorsque Charles-Quint des-
cendit en Provence et a muguetta en vain » la ville d'Arles. Ce ser-
vice lui avait valu la main de la princesse Madeleine, en place de
]^ije (jg Vendôme, d'abord sa fiancée et qu'il n'avait pas consenti à
épouser ; mais il était resté veuf après six mois d'union. Toujours
fidèle à l'alliance de la France, il cherchait encore à contracter un
mariage dans ce pays, et le roi, après sa fille, lui donnait sa cou-
sine et la dotait, récompensant ainsi son allié et les Guise, qui ve-
naient de repousser l'armée impériale devant Péronne. Déjà Henri
avait été fort irrité du mariage de Jacques avec la princesse Made-
leine, qui resserrait l'alliance de la France et de. l'Ecosse, et il avait
fort mal accueilli l'ambassadeur Lapommeraie envoyé poui' lui ap-
porter cette nouvelle. Ce second maiiage allait l'irriter encore
davantage parce que son neveu lui enlevait une princesse, objet
de ses désirs, et que l'alliance de la France et de l'Ecosse allait être
encore plus intime.
Pendant que Briant se rendait vers le roi de France qui visitait
la Provence et le Dauphiné en se dirigeant vers le rendez-vous de
Nice, que le gentilhomme Méotis était envoyé une seconde fois vers
M""^ de Longueville, Castillon voidut mettre à profit les dispositions
dans lesquelles la négociation matrimoniale maintenait Henri VHl
pour l'entretenir du concile ; mais le roi comme à son ordinaire
était très hostile à ce projet et disposé à empêcher cette assemblée
d'avoir un caractère général ; il menaçait de s'allier avec les ducs et
les grands seigneurs d'Allemagne, avec la Suisse et le Portugal.
Castillon lui fait observer que parmi tous ces gens il ne voit qu'une
bourse, et que s'il faut a^ir ce sera à ses dépens, car on entend
bien dire que « les Allemands prennent volontiers, mais d'en bailler
on ne l'entend jamais. » Les seigneurs allemands passaient alors
pour être pauvres et avares, ce qui tenait à ce que leur pays se
trouvait en retard sur les nations plus occidentales qui par leur ac-
ti\dté commerciale attiraient l'or du Nouveau-Monde ; aussi étaient-
ils obligés de se metti'e à la solde des souverains plus riches du
continent. Ils allaient servir en France, en Italie, partout où on se
battait et où on les payait; ils vendaient leurs services au comptant,
se mutinaient et se retiraient si le paiement de la solde était en
retard. M. d'Humières, lieutenant-général pour le roi en Piémont,
uni: ambassade en Angleterre. 135
eut gravement à se plaindre de l'indiscipline des troupes allemandes.
La devise de nos alliés des cantons de la Suisse : « point d'argent,
point de Suisses, » était aussi celle de ces mercenaires qui dans
plusieurs occasions nous abandonnèrent à la veille de la bataille.
François I®", qui l'avait éprouvé, les remplaça par des compagnies
françaises, moindres par le nombre, mais plus fortes par le senti-
ment qui les animait.
La réponse de Castillon, au sujet des alliés qu'en vue du concile
voulait se donner Henri, parut lui causer une certaine irritation ;
aussi, il rappelle à cet ambassadeur tout ce qu'il a fait pour le roi
de France, l'aide qu'il lui a donnée pour faire sortir ses fils de
prison, le désir qu'il a de se marier en France, quoiqu'il trouve à
se marier ailleurs ; il dépeint les négociations pendantes entre Fran-
çois P"" et Charles-Quint, disant que le premier veut le duché de
Milan, mais que le dernier n'est pas si fou que de se fier en ses
promesses avant leur accomplissement, qu'ils ne peuvent pas s'en-
tendre parce que quand l'un parle de la Savoie, l'autre parle de la
Navarre et que ce sera toujours à recommencer. Après l'avoir laissé
exhaler sa mauvaise humeur, Castillon lui répond que le plaisir
qu'il fit au roi de France, il l'avait vendu bien cher, qu'il lui sem-
blait qu'il voulait être de ceux « qu'on ne doit appeler ni amis ni
ennemis. Le roi de France y va de bon pied, jevous prie que vous
fassiez la pareille de votre costé. »
Les dispositions d'Henri, mauvaises pour la France, n'étaient
pas meilleures pour l'empereur; il n'aurait pas voulu voir « l'un ni
l'autre plus grands qu'ils sont, » mais il n'était pas en mesure de
faire la guerre, car il y avait beaucoup de mécontens « sans compter
les Irelandes » alors en pleine révolte, et, comme aujourd'hui, une
grande difficulté pour le gouvernement de l'Angleterre. D'ailleurs
les chances que présentent les combats ne convenaient pas à son
caractère absolu, et sa santé ne lui permettait pas d'y prendre une
part active ; enfin ses richesses étaient bien inférieures à ce que
croyait le vulgaire parce qu'elles étaient dissipées aussitôt qu'amas-
sées. Ce défaut de ressources le mettait dans l'obligation de de-
mander des subsides à son parlement qui, en matière d'impôts,
n'avait pas la même complaisance que dans les questions rehgieuses
et qui ne consentait, après de longues discussions, qu'une partie
des subsides demandés. Le clergé opposait une résistance encore
plus grande et ne voulut jamais accorder un don gratuit, bien
différent du clergé français, qui payait toujours le don gratuit de-
mandé ou plutôt imposé par le roi ; aussi un ambassadeur vénitien
écrit dans ses relations : « en France, plus les peuples sont grevés
et plus ils paient gaîment; » ce caractère de la nation n'a pas
136 REVUE DES DEUX MONDES.
changé. Ce qui aussi reste bien vrai, c'est cette réflexion d'un au-
teur de cette époque, qu'en France, une fois qu'un impôt était établi,
on ne le retirait plus.
Castillon, quoique ayant trouvé à la cour de Londres une situa-
tion peu favorable à son maître, avait su se ménager les bonnes
grâces d'Henri. Ce roi aimait à « deviser privément » avec lui ; il
le fidsait venir dans son palais, se promenait avec lui dans sa grande
galerie, « le patelinait» et l'entretenait longuement, espérant l'ame-
ner vers ses intérêts. La conclusion de la paix qui était remise au
pape le préoccupait, il aurait voulu être le médiateur entre le roi
très chrétien et l'empereur. Puis il revenait à parler de M™^ de
Longueville, s'émerveillant qu'on la lui refusât pour la donner à
son ennemi. Sur la réponse de Castillon qu'elle était déjà promise
avant que la feue reine d'Angleterre fût morte, il fait observer qu'on
pourrait bien répondre au roi d'Ecosse que, si la dame ne le veut, on
ne peut pas la contraindre, « car mariages doivent être libres. » Il
énumère ensuite ceux qu'on lui présente en beaucoup de lieux, en
Portugal avec la fille du roi, en Italie avec la duchesse de Milan,
nièce de l'empereur. Il dit qu'il avait cherché à entretenir la paix
avec le roi de France plus qu'avec tout autre prince au monde,
qu'il a voulu prendre femme en France, mais qu'on lui a toujours
préféré le pape et le roi d'Ecosse. Castillon répond : « Pour le pape,
la raison le veut; et quant au roi d'Ecosse, M""^ de Longueville lui
était promise avant la mort de la feue reine, votre femme. C'est bien
se mettre à la raison que de vouloir bailler pour une le choix de
cent mille. — Oui, reprend le roi, mais celle-là est d'une si gente race
qu'on n'en trouve pas toujours de telle. — Pour elle, repartit Castil-
lon, il n'en faut plus parler, elle est despêchée ; mais si vous en
estimez tant la race, elle a une sœur aussi belle qu'elle, d'aussi belle
taille, sage et autant pour vous complaire et obéir en toutes choses
que nulle autre que vous sauriez choisir; prenez-la, elle est jeune
fdle, et vous aurez cet avantage que vous la dresserez à votre
humeur et à votre mode. » Cette réponse produisit un bon effet
sur Henri; frappant l'ambassadeur sur l'épaule, « il lui donne congé
de bon visage et lui faisant grande chère. »
Quoique habitué à voir tout céder à ses volontés, Henri dut re-
noncer, — et il en éprouva un sentiment de regret, — à épouser
M""® de Longueville. Le refus qu'il éprouva le mécontenta; il cher-
cha, par ses ambassadeurs, à empêcher la conclusion de la paix,
tandis que lui-même redoublait d'attentions envers Castillon pour
mieux lui donner le change et parvenir à ses fins. Il s'entretenait
avec lui, dans sa galerie, pendant de longues heures; et^ quoiqu'il
n'aimât pas à donner, il lui envoyait des présens : tantôt un cerf,
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 137
une autre fois un daim, puis de gros artichauts de ses jardins. Les
présens étaient du reste dans les habitudes du temps ; on ne man-
quait jamais d'en faire un à l'ambassadeur qui prenait congé après
avoir rempli sa mission. Les attentions du roi pour Castillon avaient
déteint sur le premier ministre, qui était le chef du parti hispanique
et montrait ses préférences. « Il tire à la cordelle de l'empereur;
mais son maître lui ayant chanté quelque chanson, il est devenu plus
gracieux. » Castillon en profite pour lui demander quel aide, en cas
de guerre, on accorderait à son maître, qui maintenant ne se trou-
verait plus contre l'empereur seul, mais contre l'empereur et le
pape, et cela à cause du roi d'Angleterre. Mylord Privéséel (1),
« qui met toujours amour devant les armes, » dit que le grand
regret de son maître était de n'avoir pu épouser M""^ de Longue-
ville, mais que, si sa sœur. M"* de Guise, était telle qu'on la lui
avait dépeinte, et si le roi de France voulait la lui donner comme
sa fille pour l'honorer davantage, il la prendrait avec un grand
plaisir, et en remercîment il ferait parler à l'empereur du mariage
de Monsieur d'Orléans avec Madame Marie, sa fille (2), auxquels on
assurerait la restitution du duché de Milan. — Mais comment le roi
votre maître témoignerait-il sa reconnaissance de cette alliance? de-
mande le ministre anglais. — Castillon répond : Pensez-vous que, si
le roi votre maître faisait restituer le duché de Milan moyennant ce
traité de mariage, il ferait plus pour le roi mon maître que pour
lui? il ferait restituer au fils du roi de France ce qui lui appartient,
et ferait duchesse de Milan sa fille, qui maintenant n'a aucun droit
sur ce duché ; il aurait marié sa fille à un fils de France sans qu'il
lui en coûtât guère, et il serait, comme il l'a toujours désiré, mé-
diateur de cette paix que le pape « brasse ; » il serait plus fortifié
qu'avec 20,000 hommes de plus à sa solde. — Rendant compte à son
maître de la proposition de mariage faite par l'intermédiaire de lord
Privéséel, Castillon disait : a Ce roi me fait toujours la plus grande
chère du monde, pensant peut-être que je ne m'aperçois point de
ses dissimulations ; s'il vous plaisait autant en faire à ses ambassa-
deurs, vous leur rendriez un quiproquo. »
Quelques jours après, Castillon ayant fait connaître que le roi de
France trouvait bonne l'ouverture faite du mariage de Monsieur
d'Orléans, son second fils, et de Madame Marie, cette nouvelle avait
été accueillie avec de grandes démonstrations de joie. Cependant
Henri prit huit jours pour réfléchir, et au bout de ce temps il le
manda, et, « traînassant son langage, » dit qu'il ne voudrait pas
(1) C'est ainsi que Castillon l'appelle toujours.
(2) De son mariage avec Catherine d'Aragon.
138 BEVTJE JDES DEUX MONDES.
que « l'évêque de Rome » s'occupât de c-e mariage. 11 fit encore .de
grandes amitiés à CastUlon, le menant visiter ses navires, le rete-
nant à souper, lui faisant grand honneur et « bonne chère ; » mais
tout cela ne séduit pas Castillon, qui apprend de plus en plus à ne
pas se laisser tromper par les caresses du roi.
Ce projet de faire donner le duché de Milan au duc d'Orléans, à
la place du duché de Bretagne sur lequel il pou^ait prétendre des
droits, émanait-il de la duchesse d'Étampes, alors toute-puissante,
que es cabeça dcl consejo, d'après l'expression de l'ambassadeur
espagnol, ou était-il une des nombreuses combinaisons mises en
avant par Henri VIII pour entretenir la mésintelligence entre Fran-
çois et Charles-Quint? Ce qui est certain, c'est que le duché de
Milan était la pomme de discorde jetée entre les deux souverains,
la question sur laquelle ils ne pouvaient s'entendre. Mais si l'héri-
tage de Valentine Visconti fut l'occasion de malheurs et de dé-
faites cpi'une épigramme italienne du temps exprime amsi : Vetie-
runi Gain, rediere Capones, tout ne fut pas perdu pour la France;
elle puisa le goût des arts en Italie. Les tableaux, les statues, les
marbres sculptés étaient lort recherchés ; le connétable de Mont-
morency faisait venir jusqu'à des cheminées pour Chantilly. La
correspondance des ambassadeurs énumère une grande quantité
d'objets d'art expédiés par les galères à nos grands seigneurs et à
nos riches financiers.
Pendant que Henri YHl « pateUnait» Castillon, les ambassadeurs
Briant (1) et ^Mnchester suivaient le roi de France, qui se rendait
à Nice pour traiter de la paix avec l'empereur, par l'intermédiaii-e
du pape, et eux aussi s'elïorçaient de maintenir une situation des-
tinée à afiaiblir ces deux souverains. Ils mettaient en avant le ma-
riage de Madame Marie d'Angleterre avec le second fils de François
et offraient de poursuivre la restitution du duché de Milan pour le
roi de France, à la condition que celui-ci repousserait le concile et
ne ferait pas de traité avec l'empereur sans que Henri y figurât
comme partie contractante. Ces manœuvres de Briant sont racon-
tées dans la Correspondance (2) de l'ambassadem* de l'empereur
qui résidait auprès du roi de France ; il le montre cherchant à jeter
quelque désaccord entre le roi et l'empereur, parlant de la dette
qui oblige la France envers Henri VIU, disant qu'mie paix entre le
roi et l'empereur ne durerait pas six semaines, mettant en avant
des mariages, demandant pour son maître que la reine de Navarre
vînt à Calais avec sept ou huit demoiselles du sang royal. M"®' de
(1) Coubin germain d'Anne Boleyn.
(2) Archives K, 1484.
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 139
Lorraine, de Vendôme, de Nevors... Mais François P'' ne fut pas
la dupe de cette manœuvre de la dernière heure. Quand il avait
fait solliciter Henri de concliu*e un traité, il n'avait jamais pu ob-
tenir ni réponse ni résolution, tant ce roi était «vacillant et indécis;
de penser que je veuille être continuellement en guerre avec l'em-
pereur sans être aidé ni secouru de lui, et qu'en cela mon amitié
lui soit profitable et la sienne me soit dommageable, c'est chose
trop à mon désavantage, » écrivait-il à son ambassadeur, l'assurant,
du reste, que, quelque traité qu'il fit, il ne manquerait pas d'obser-
ver la bonne amitié et la pei-pétuelle alliance existant entre lui et
le roi d' Angle teiTe. 11 ajoutait : « Si mon bon frère, en raison de
l'afiection qu'il a portée à M™® de Longueville, a volonté à. ma cou-
sine sa sœur, qui est une aussi belle, sage et vertueuse damioiselle
qu'il en est point, et non moindre en toutes qualités d'honneur,
de vertu et de beauté que ma dite cousine de Longueviile, cette
alliance servirait à la perpétuelle amitié des deux rois. »
Pendant que le roi d'Angleterre faisait par ses ambassadeurs des
eftorts pour empêcher la conclusion de la paix, il usait lui-même
d'artifice auprès de Gastillon et cherchait à le tromper en lui don-
nant de fausses nouvelles. M. Hoyet, envoyé de l'empereur, lui au-
rait apporté un projet de traité entre l'empereur, le roi d'Angleterre
et celui de Portugal, s'il voulait accorder à ce dernier en mariage
Madame Marie d'Angleterre sa fille. — Voilà quelque chose de certain
de la part de l'empereur, tandis que tout est encore incertain du
côté de la France, dit le lord du sceau privé; puis il ajoute que
l'alliance de ce dernier pays leur est plus avantageuse que celle
d'Espagne, qu'il ne tient plus qu'à François P"" que la France et
l'Angleterre ne fassent qu'un, et comme l'idée d'un mariage pour
Henri est toujours poursuivie à la cour, il avoue qu'il a dépêché la
veille le gentilhomme qui était déjà allé vers M'"^ de Longueviile pour
voir cette fois M^^'' de Guise, car un Écossais arrivant de France avait
dit qu'il s'émerveillait que le roi d'Ecosse eût pris une veuve pour
laisser une jeune fille, sa sœur, la plus belle créature qu'il vît jamais.
Gastillon, habitué à se défier des paroles d'Henri et de son mi-
nistre, rendait compte à son maître de la prétendue nouvelle apportée
par M. Hoyet; il terminait sa dépêche par ces mots : « Ce roy est
assez étrange: depuis qu'il a vu que la paix se dressait, il eût été
content de contribuer quelque bonne somme à vous ou à l'empe-
reur pour l'empêcher, il craint qu'on lui laisse entre deux selles le
cul à terre. » Mais François L'^ et Gharles-Quint ne se laissèrent pas
prendre aux artifices du roi d'Angleterre, et par l'intermédiaire du
pape Paul 111, qui, animé du désir de faire cesser une guerre sans
motifs, s'était, malgré son grand âge, rendu à Nice, lieu du rendez-
d/lO REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS pris par les souverains, une trêve de dix ans fut conclue le
18 juin 1538. Outre cet intérêt général de rendre la paix au monde,
Paul III poursuivait le double intérêt particulier du mariage d'Oc-
tavio Farnèse, son petit-fils, avec Marguerite d'Autriche, et celui de
Victoria, sa petite-fille, avec M. de Vendôme; il réussit dans le pre-
mier et échoua pour le second.
La reine Éléonore, qui avait aidé à la conclusion de cette paix
entre son frère et son mari, vint, suivie de toute sa cour, faire
une visite au saint-père. Dans le cortège, marchait M™® de Longue-
ville avec sa litière « accoustrée de velours noir et sa suite en
haquenée semblable. » Vingt-six cardinaux montés sur leurs mules
et encappés se rendirent au-devant de la reine. L'entrevue fut ac-
compagnée de belles fêtes ; on ne voyait, d'après un auteur con-
temporain, « que galères trotter, artillerie sonner, se accoler, fes-
toyer, caresser l'un l'autre le Français, l'Espagnol, l'Italien ; l'on
beuvait frais. » Que d'éloquence dans ces trois derniers mots pour
qui s'est trouvé dans le Midi au mois de juin ! et comme on com-
prend qu'une grande récompense soit promise dans l'évangile à
qui donne un verre d'eau!
Après le voyage de Nice, M'^'' de Longueville partit pour l'Ecosse;
elle épousa à Edimbourg Jacques V. Elle emmenait dans sa suite
un page âgé d'environ treize ans, Ronsard, que son frère Charles
de Lorraine lui avait donné. Dans une élégie à Remy Relleau, le
poète a raconté ce voyage :
après je fus mené
Suyvant le roi d'Ecosse, en Escossaise terre,
Où je fus trente moys et six en Angleterre.
C'était au xvi^ siècle comme de nos jours le sort des princesses
d'être le prix des combinaisons diplomatiques, sans aucun souci de
leurs goûts ni de leurs désirs, mais seulement en vue des intérêts
et des besoins des souverains. François P-", pour obtenir la liberté
de ses enfans, épouse la sœur de Charles-Quint, et Henri VIII la
veuve de son frère, pour n'avoir pas à rendre sa dot. On dis-
posait de ces princesses et on les fiançait dès l'âge le plus tendre.
Louise de France, âgée d'un an, fut fiancée à Charles d'Autriche
qui, après l'avoir été à plusieurs autres princesses, finit par épouser
une infante de Portugal; Marie, fille d'Henri VIII, âgée de quatre
ans, fut fiancée au dauphin qui venait de naître; Anne de Rretagne
l'avait été à Maximilien d'Autriche; Jeanne d'Albret, à onze ans,
avait dû par ordre du roi, et malgré ses protestations, faire avec le
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 141
duc (le Clèves un simulacre de mariage, qui heureusement ne fut
jamais consommé et permit à la princesse restée libre d'épouser,
par suite de nouvelles combinaisons diplomatiques, Antoine de
Bourbon, union d'où sortit Henri IV.
Marie de Lorraine récompensa la fidélité de Jacques Stuart et
les services de son père et de son frère dans plusieurs combats
contre les armées impériales. Elle dut se féliciter de la persistance
de François I" à la refuser au puissant roi d'Angleterre, lorsqu'elle
\it Anne de Clèves répudiée après six. mois d'union, Catherine Ho-
ward décapitée, Catherine Parr condamnée, et sauvée seulement
grâce à la mort prématurée de ce roi chez lequel les vices crois-
saient avec l'âge.
Ce mariage dont Henri poursuivit pendant six mois la négocia-
tion n'avait pas été le premier qu'il eût désiré sans succès en
France. Lorsqu'il avait voulu se séparer de Catherine d'Ara-
gon, il avait lait demander par Wolsey la main de Madame Renée,
fille de Louis XH et d'Anne de Bretagne, depuis duchesse de Fer-
rare ; mais comme elle avait par sa mère des droits au duché
de Bretagne, François, convaincu que le roi d'Angleterre ne
manquerait pas de les faire valoir tôt ou tard, refusa de lui ac-
corder la main de cette princesse. Le nom de la veuve du duc
d'Alençon avait aussi été prononcé; mais, pour la Marguerite des
Marguerites, pour la princesse « née d'une perle, » quel époux que
ce roi voluptueux et sanguinaire! La beauté d'Anne Boleyn tenta
ses goûts, et la France conserva sa princesse si chère à tous.
François P"", se rendant bien compte que les conditions du traité
auquel on travaillait et qui allait être signé ne devaient pas satis-
faire son bon frère, écrit à Castillon que tous les princes chrétiens
■en général étaient compris dans la trêve; si le roi d'Angleterre trou-
vait étrange de n'avoir pas été spécialement dénommé et compris
dans le traité, c'est que l'empereur voulait mettre avant lui le roi
•de Portugal et que, les députés ne pouvant s'entendre, on avait
finalement fait « la compréhension générale ; » il donne de nou-
velles assurances d'amitié et dit que rien ne lui sera plus agréable
que de le voir prendre un parti en France.
Mais en ce temps où les moyens de communication n'étaient pas
rapides, quoique les postes eussent été établies depuis près de quatre-
vingts ans, au moment où François I" écrivait ce qui précède, Henri
ne croyait pas encore que l'entrevue de Nice pût amener un résul-
tat, et Castillon rendait compte ainsi, le 19 juin, de cette manière
de voir : « Maintenant que le roi est certain que la paix ne se fera
pas, il montre des exigences plus grandes, il demande que le roi
de France abandonne le pape. Sur l'observation que l'alliance entre
lZi2 REVUE DES DEUX MONDES.
les deux rois ne portait que sur les corps et les biens, mais que les
âmes sont laissées entre les mains de notre seigneur, qu'il ne fal-
lait pas toucher à l'âme, mais s'occuper seulement des corps et des
biens, il s'est écrié : « Eh bien ! puisque le roi mon frère en est là,
qu'il n'envoie point d'argent au pape ; l'argent et l'âme n'ont rien
à démêler ensemble ; qu'on fasse un patriarche en France! » Comme
le faisait remarquer Gastillon, l'alliance entre les deux rois était sim-
plement politique et en dehors de ce qui concernait les affaires reli-
gieuses ; mais Henri, qui avait établi sa suprématie religieuse, ne
pouvait souffrir celle du pape et voulait la détruire pour le réduire
à n'être que l'évêque de Rome.
Cependant la trêve était définitivement conclue et elle devait être
bientôt connue du roi d'Angleterre. En apprenant cette nouvelle,
il fait bonne contenance et cherche à donner le change à Gastillon ;
il se dit prêt à aAoir une entrevue avec le roi de France dans une
maison du littoral entre la Bretagne et Calais pour s'entretenir des
intérêts des deux grands royaumes comme précédemment au camp
du Drap d'or, comme à Calais et à Boulogne, où il s'était rendu,
accompagné d'Anne Boleyn; il aidera François à devenir le plus
grand personnage qu'ait eu la chrétienté depuis cinq cents ans; il
n'y épargnera pas sa bourse, chose bien nouvelle, fait remarquer
Castillon, qui le tenait pour l'homme « le plus avaricieux du monde.»
Enfin, il est résolu de rester plus que jamais l'ami du roi quelles
qu'aient été les instances de l'empereur : « C'est grand déplaisir,
sù'e, lui répond Castillon, que vous ne vous êtes plustôt desclaré
comme vous le faictes maintenant ; il semblera peut-être à beau-
coup de gens que c'est quand le roy votre frère, qui a eu beaucoup
d'affaires depuis deux ans, n'a plus besoin de votre alhance. » Ce
retour vers le roi de France provenait de la mauvaise humeur
ressentie par Henri de ce que l'empereur avait voulu mettre le roi
d« Portugal avant lui dans le traité; son lord du sceau privé, com-
plétant sa pensée en véritable com'tisan, appela l'empereur du nom
do Jehan Gippon que le peuple espagnol donnait à son grand-père
Ferdinand le Catholique à cause de son manque de foi et de ses
tromperies. Dans la circonstance actuelle, Henri se plaignait sans
motif; la paix qui venait d'être signée était un bienfait pour la
chrétienté, et sa politique, qui tendait à l'empêcher^ était mau-
vaise ; elle s'était conclue malgré lui, il en était irrité et jaloux, et
il s'efforçait de continuer à semer la défiance entre les deux sou-
verains.
11 n'abandonnait pas son projet de se marier et de prendre
une femme en France. N'ayant pu épouser M'"^ de Longueville,
il recherchait une autre princesse française. Castillon écri-
UNE AMBASSADE EN AKGLETERRE. 1^3
vait : « Si vous avez envie de traiter avec ce roi, pressez toujours
les mariages, car il n'attend sinon qu'on lui en présente, et quant et
quant il faut les peintures ; il a esté aveili que M. de Guise a en-
core une plus belle lille que la seconde, elle est en religion, mais
elle n'est pas religieuse ; dites-en quelques mots à M. de Biiant. »
L'usage des portraits était alors très répandu chez les souverains
et chez les grands personnages. M. de Briant n'avait pas manqué
d'envoyer « le portrait au vif » de AF" de Guise, qui, par sa beauté,
ses vertus et ses qualités personnelles, par la maison dont elle était
issue, semblait digne d'un bon et grand parti, et plusieurs autres ;
mais ces portraits ne suffisaient pas à Henri: c'étaient les princesses
elles-mêmes qu'il voulait voir. Il demande que, sous la conduite de
la reine de Navarre, on veuille bien les envoyer à Calais, où il se
rendi'a pour les voir. Cette proposition paraît étrange au roi de France;
il fait répondre qu'on ne peut envoyer ses cousines de Vendôme, de
Lorraine et de Guise pour les lui montrer, qu'on n'en use pas ainsi
en France, mais que le roi d'Angleterre peut envoyer un grave per-
sonnage pour les voir et lui dire comment elles sont. En même
temps, le connétable, car le grand-maître avait obtenu cette haute
dignité 4 l'occasion de la paix, écrit à Castillon : a Assurez le roi
d'Angleterre que son beau-frère n'a rien à lui refuser, mais de lui
mener par-delà comme il demande, damoiselles à choisir et les faire
promener sur la monstre, ce ne sont point hacquenées à vendre, cela
ne se peut faire. 11 a à son choix madamoiselle de Vendosme et ma-
damoiselle de Guise, qui sont de telle maison que l'on sait, et qui,
avec leur beauté qu'il a vue par les portraicts et les rapports qu'on
lui a faicts, ont tant de bonne norriture, vertus, mœurs et loua-
bles qualités qu'elles méritent, parti de mariage non moins bon que
gros et avantageux, et si celles-là ne lui plaisent, il y en a un grand
nombre d'autres qui sont aussi d'anciennes et honorables maisons,
belles et bien norries. M. Briant lui en pouiTa envoyer les portraits
au vif. »
Bochetel, un des secrétaires d'état, écrivait aussi de son côté à
Castillon : « Le roy s'est très bien mocqué des propos qui vous
ont été tenus, disant qu'il semble qu'on veuille par-delà faire des
femmes comme de leurs guilledins, qui est, en assembler une
bonne quantité et les faire trotter pour prendre celui qui ira le plus
aysé, et ne trouve pas bon qu'on mette madame sa lille au rang des
aultres. » Castillon ayant rapporté ces réponses au roi d'Angle-
terre : « Pardieu ! dit-il, je ne m'en fie à personne qu'à moi, c'est
une chose qui touche de trop près ; je les veulx voir et hanter
quelque temps avant que de m'y arrêter. — Ne voudriez-vous point,
sire, dis-je en riant, les traiter comme on dit que les chevaliers de
144 REVUE DES DEUX MONDES.
la Table-Ronde traictoient du tems passé les dames en ce pais? —
Je crois que je lui fis honte, car tout à coup je le vis rire et rougir ;
il changea de discours, et, après qu'il eut fi:-otté son nez, il dit que
puisque vous ne trouviez pas bon que les dames viennent à Calais,
elles pourroient venir près de Calais, chez M'"^ de Vendosme, qui
est la grand'mère; M. de Guise s'y trouveroit comme pour traiter
quelque affaire, et il y enverra pour les voir un personnage du même
rang. Seroit-ce lui? Je ne sais s'il vouldra suivre l'exemple du roi
d'Ecosse d'aller lui-même quérir sa femme, car il dit qu'il ne s'en
fiera à personne. Il désire voir M""^' de Vendosme, de Lorraine et les
deux de Guise ; on lui a fait un rapport de la plus jeune des deux ;
à mon avis, il s'arrêtera à celle de Guise, il a grande opinion à cette
maison et à leur norriturc. »
Mais Henri dut se contenter des portraits. Castillon dit dans une
dépêche : « J'ay remis les viies qu'il demandait pour son mariage,
je pense qu'il se fût volontiers attaché à la rehgieuse, car quand je
lui ai dit qu'elle était professe, il me dit : « Je connais donc bien
que nous ne ferons rien. » En effet, aucun de ces mariages ne se
réalisa. Louise de Guise paraissait réservée à devenir l'épouse du
dauphin Henri au cas où serait annulé son mariage avec Catherine
de Médicis restée jusque-là sans enfans ; mais François I" prit la
défense de sa belle-fille , et Louise de Guise épousa le prince
d'Orange, et, en secondes noces, le prince de Croy. Renée, sa
sœur, dans son couvent de Saint-Pierre de Reims, dont elle devint
abbesse, chercha et trouva le calme, comme le montre la lettre
qu'elle écrivait dix ans après au duc d'Aumale son frère : « ... Vous
suppHant, monsieur, avoyr agréable demy douseine de mouchouer
de ma fasçon que je vous présente,., je désireroys que le moyen
feust à propos pour avoir l'honneur de vous voir comme j'ai eu le
bonheur de la présence de M. le cardinal mon frère, de quoy j'ay
esté fort joyeuse, aussi a esté ma sœur... » Le roi de France s'était
montré peu empressé d'accorder une princesse de sa famille à ce
roi que les passions absorbaient tous les jours davantage ; le roi de
Portugal ne lui donna pas sa fille, et Christine de Milan répondit à
l'ouverture qui lui fut faite d'un mariage avec Henri : « Dites au
roi d'Angleterre que, si j'avais deux têtes, je pourrais en risquer
une ; mais je n'ai que la mienne et j'y tiens. »
Dans un petit duché d'Allemagne vivait une princesse de Clèves
dont on lui avait vanté la beauté. H envoya Holbein pour faire son
portrait, et, d'après cette image qui confirmait le récit de ses am-
bassadeurs, il s'empressa de la demander en mariage. Mais en la
voyant il éprouva une grande désillusion, dit qu'on ne pouvait s'en
rapporter à personne, que c'était une vraie carotte flamande, et il
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 145
hésita à l'épouser. Cependant il s'y résigna; mais, au bout de six
mois, le capricieux monarque divorça.
Trente jours étaient à peine écoulés depuis la répudiation d'Anne
que Henri VIII prenait pour femme Catherine Howard, qu'il fit dé-
capiter après une union de moins de deux années. Entre cette cin-
quième femme et la sixième s'écoula un court intervalle pendant
lequel mourut Jacques V ; Marie de Lorraine se trouva veuve pour
la seconde fois. Henri n'avait pas perdu le souvenir du vif attrait
que lui avait inspiré cette princesse, et il brigua de nouveau sa
main. Mais la veuve de Jacques V refusa d'entrer, après cinq femmes,
dans le lit conjugal du roi d'Angleterre, ce qui irrita ce souverain
et le porta à prendre des mesures hostiles à l'Ecosse. La reine
douairière eut à veiller aux intérêts de son royaume. Croyant les
sauvegarder par l'alliance traditionnelle avec la France, subissant
en outre l'influence des Guise, elle fit repousser le projet de ma-
riage du fils d'Henri avec sa fille Marie, et l'envoya en France
pour être élevée au château de Saint-Germain avec les enfans
d'Henri II; ce roi la maria, à l'âge de quinze ans, au dauphin, de-
puis le roi François H, un peu moins âgé qu'elle.
Marie de Lorraine fut un des brillans rejetons de la tige illustre
d'où elle était sortie. Les Lorrains, disait-elle, affectent de ne pas
oublier qu'ils ont le cœur grand, comme ceux du sang dont nous
sommes venus. En parlant ainsi de ceux de sa race, elle ne fut
inférieure à aucun. La sœur de François de Guise et du cardinal de
Lorraine ne pouvait pas rester dans une place qui n'était pas la
première ; elle eut le désir naturel d'exercer l'autorité au nom de
sa fille en bas âge. Elle possédait l'esprit de justice, beaucoup de
douceur et de prudence, ce grand art de séduction qui distinguait
François de Guise; sa douceur avait gagné les cœurs des Ecossais,
et elle pouvait dire : « Je ne désire aucune chose qui soit en leur
puissance qu'ils ne mettent peine de la faire. » On lui déféra la
régence qu'elle désirait, et Brantôme dit qu'elle gouverna fort sage-
ment le royamiie d'Ecosse. Elle s'efforçait de le conserver à sa fille
et travaillait à obtenir ce résultat avec toute l'énergie d'une mère
dévorée du désir de transmettre son héritage à son enfant. Une
grande joie lui avait été réservée : sa fille, douée de toutes les
grâces du corps et de toutes les qualités de l'esprit, était devenue
reuie de France; aussi Ronsard, grand admirateur des princes de
Guise, lui écrivait :
Je suis en peine. . .
Duquel des deux plus d'honneurs tu auras,
Ou pour avoir une fille si belle
Ou pour avoir les frères que tu as.
TO>ïE xcvm. — 1890. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
Le bonheur de cette princesse fut bientôt traversé. L'or de l'An-
gleterre avait détaché d'elle une partie de la noblesse écossaise,
tandis que le peuple lui restait fidèle. Les nouvelles idées reli-
gieuses amenèrent la guerre avec l'Angleterre. Malgré les secours
de la France, l'Ecosse succombait; la reine douairière exposait sa
triste situation à ses frères dans une lettre pleine de sentimens
élevés : « Je vois bien que Xotre-Seigneur n'est encore las à nie
faire connaître en quoi consistent les grandeurs de ce monde, où
il n'y a point de fin aux troubles. Je le loue de tout; car, parce
moyen, je le connais mieux que peut-être ne ferais-je en prospé-
rité. »
Les troupes envoyées par la France, sous les ordres de M. d'Essé,
ne purent empêcher l'armée anglaise de mettre le siège devant
Leith; la reine douairière fut forcée de se renfermer dans la cita-
delle d'Edimbourg. Elle succomba aux chagrins que lui causaient
les événemens, le 10 jum 1560, à l'âge de quarante-cinq ans. Sui-
vant son désir, son corps fut ramené en France et déposé dans le
couvent de Saint-Pierre de Pieims, où était abbesse sa sœur Renée,
qui, elle aussi, avait été désirée par le roi d'Angleterre. Six mois
après, Marie Stuart devenait veuve à dix-huit ans ; elle alla, avant
de quitter le royaume de France, passer une partie de l'hiver dans
l'asile où reposait sa mère.
C'est beaucoup s'attarder auprès de cette princesse, mais elle a
tenu une grande place dans les projets matrimoniaux et dans les
négociations d'Henri VIII ; son administration en Ecosse, sa vie de
lutte dans l'adversité, montrent qu'elle aurait apporté de grandes
qualités «ur le trône qui lui était ofïert. Aurait-elle pu les déployer,
aurait-elle empêché un peu de mal en présence du caractère des-
potique d'Henri Tudor? N'aurait-elle pas ajouté un nouveau nom
à la liste trop longue des victimes de ce roi, dont les passions
étaient sans frein? On ne peut le dire ; mais, ce qui est hors de
doute, c'est qu'elle aurait partout montré la grandeur d'àme qui
ne la quitta jamais.
II.
Tandis que Gastiilon remphssait sa mission et négociait dans
l'intérêt de son roi, suivant les instructions qu'il en avait re-
mues, il émettait aussi certaines idées qui lui étaient propres, et
c'est là ce qui constitue son originalité. Suivant une expression du
temps, « il faisait la guerre à l'œil, » c'est-à-dire qu'il agissait en
liberté dans les intérêts de son maître. Il n'était pas de ceux qui
UNE AMBA&SADK EN ANGLETERRE. 147
ne savent qu'obéir aux instructions venues de loin, mais réellement
se diriger suivant les circonstances inopinées qui surgissent. Mon-
taigne blâme l'usage des rois de Perse « de tailler les morceaux si
courts à leurs agens, qu'aux moindres choses ils eussent à recourir
à leur ordonnance. » Castillon avait un champ plus libre, il inter-
prétait la volonté du maîti'e, et^ dans aucune circonstance, il ne se
trou^'a inférieur à Du Bellay, à Gastelnau, à Marillac et aux autres
ambassadeurs qui l'avaient précédé ou qui le suivirent à la cour
d'Angleterre. Il avait été porté à favoriser le projet de mariage
d'Henri avec M""^ de Longue ville, « cette affaire vaut bien le pen-
ser, » et peut-êti'e celte alhancc eût-elle été utile à l'intérêt poli-
tique de la France et à celui de la rehgion catholique. Lorsque
cette union fut reconnue impossible, il en indiqua d'autres pour ne
pas laisser éteindre l'espoir dans l'esprit de ce roi capricieux et
pour « le plus dextrement et au moindre semblant possible l'in-
duh'e à l'intention du roi très chrétien. »
C'est une idée d'un autre ordre et bien digne d'être remarquée
qu'il émet actuellement : il propose un blocus commercial contre
l'Angleterre. D'après sa dépêche cliiffrée, si le saint-père portait un
interdit dans les pays où on lui obéit pom* empêcher d'une ma-
nière absolue de faire le commerce avec les Anglais, parce qu'ils
sont schismatiques , aussitôt le peuple d'Angleterre mécontent
contraindrait le roi de retourner à l'église, et ainsi ses mauvaises
dispositions se trouveraient entravées. Il revient sur ce propos dans
plusieurs dépêches et répète cfue, si tous les princes obéissant à
l'église romaine s'unissaient pour empêcher tout trafic avec les
Anglais, avant peu le roi d'Angleterre serait mis à la raison. Cette
idée, que l'on retrouve sous plusieurs formes dans la correspon-
dance de Castillon, est le premier germe du blocus continental, qui
fut un des puissans moyens de guerre contre l'Angleterre au com-
mencement de ce siècle. Dès le xvi^, un ambassadeur français avait
compris qu'on pouvait ruiner l'Angleterre en l'enfermant chez elle
et en paralysant son commerce, qui était déjà, à cette époque, sa
force et sa richesse. Trois siècles plus tard, ce projet était mis à
exécution, et la puissance anglaise ne put éviter d'être mortelle-
ment frappée qu'en faisant des efforts désespérés pour briser le
cercle dans lequel on la resserrait. Ce qwi a été bien près de
réussh' de nos jours avait les mêmes chances de succès au mo-
ment où écrivait Castillon, parce qu'alors, comme aujourd'hui,
l'Angleterre ne pouvait pas se suffire, ni vivre isolée, mais était
obligée de recourir au trafic avec les autres nations. « Sans l'étran-
ger, l'ItaUe ne subsisterait point; tous les jours la vie du peuple
romain est à la merci des flots et des tempêtes, » disait Tibère au
148 REVUE DES DEUX MONDES.
sénat. Cette situation était celle de l'Angleterre et devait donner à
penser à une époque de guerres continuelles. Déjà au xiv^ siècle,
un Vénitien, Marino Sanuto (1), proposait, dans les Secrela fideliiim
crucis, un blocus continental contre l'Egypte, comme moyen d'en-
lever Jérusalem aux infidèles.
Le système suivi depuis des siècles par nos souverains était d'as-
surer la subsistance des nationaux, l'intérêt. des producteurs de
blé ne venait qu'en second lieu. Lorsque la subsistance du pays
•était assurée, l'excédent de blé pouvait être exporté. Cette défense
d'exportation qui était la règle était tempérée par des exceptions
dont on trouve de nombreux exemples en faveur des peuples alliés.
Ce fut la doctrine suivie sous saint Louis et dans l'ancienne France,
ce qui s'expliquait par les difficultés des transports et par les
guerres fréquentes. Le commerce des grains n'était pas alors en
faveur par la crainte de l'accaparement, que le Digeste, et aupara-
vant les Proverbes de Salomoii avaient condamné. Luther, dans ses
Propos de table, ne voit que l'accaparement dans le commerce des
grains ; cependant dès le xvii*^ siècle la liberté du commerce des
grains est demandée dans plusieurs contrées de l'Europe. Chez
nous, Boisguillebert fut le premier. Necker avait une répugnance
particulière pour l'exportation des grains et une manie de réglemen-
tation de ce trafic. Turgot fut pour le régime de la liberté et fit
,prévaloir l'idée juste que la certitude d'une exportation, dans tous
les cas, augmenterait la production, ce qui serait profitable aux
nationaux et par suite aux finances de l'état. Cette théorie avait déjà
été mise en avant par certains conseillers des rois; en l/i8/i.
Bourré, ministre principal de Charles VIII, fait donner « permis-
sion à tous marchans du royaume, de pouvoir tirer des blés en tel
nombre qu'ils voudront, les pays demeurant fournis de ce qu'il leur
sera nécessaire, afin de faire valoir les finances du roi qui en ven-
di'ont beaucoup mieux » , et de faire cesser les abus commis par
ceux qui, ayant obtenu le di'oit de traite des blés, le revendent à cer-
tains marchands. On retrouve cette même idée dans le chancelier
Duprat et dans les rapports de nos anciens intendans, qui disaient
dans un langage bien simple et très vrai : pour qu'on paie les im-
pôts, il faut qu'on puisse vendre lee récoltes. Les producteurs
favorisés, d'après ïurgot, demandent à l'être davantage en vue de
l'intérêt général ; les vives controverses soulevées à ce sujet mon-
trent les difficultés de résoudre le problème à la satisfaction des
divers intérêts.
(1) Voyez, dans la Revue du 1"" mai 1864, l'étude de Saint-Marc Girardin sur les
Origines de la Question d'Orient,
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. l/l9
Quant aux vins, qui n'étaient pas de nécessité aussi absolue à la
subsistance, l'exportation en était facilitée, et à l'époque où Gastil-
lon négociait à Londres, les habitans de Bordeaux étaient très heu-
reux que les Anglais vinssent les leur acheter, la vente s'étant ralen-
tie du côté des Flandres, à cause d'une augmentation de douze à quinze
livres par tonneau. Ce débouché, que les habitans de la Guyenne
trouvaient en Angleterre pour leurs vins, les rendit pendant fort long-
temps les fidèles alliés de ce pays, car les situations politiques
sont le plus souvent amenées par des causes économiques et com-
merciales. Aussi, après la prise de Calais, des Anglais proposant
de faire une entreprise sur un point de notre littoral, un ambassa-
deur anglais conseillait de la diriger sur Bordeaux où elle avait
plus de chance de réussir qu'ailleurs. « A Bordeaux, ils ne sont
pas du tout mauvais Anglais, » disait-il. Évidemment il s'abu-
sait.
Les principes de l'économie politique n'étaient pas encore codi-
fiés comme de nos jours ; mais la vérité était alors, comme elle l'est
aujourd'hui, qu'aucune nation ne peut vivre séparée des autres.
Si plusieurs s'étaient réunies contre l'Angleterre pour la priver de
tout trafic et de tout commerce en fermant leurs ports comme le
proposait Gastillon, et comme au commencement de notre siècle
tenta de l'exécuter Napoléon, cette puissance aurait été atteinte
dans la source de sa richesse et frappée mortellement. Les Anglais
sentaient si bien que les rapports commerciaux leur étaient indis-
pensables , qu'ils entretinrent toujours des alliances avec les
Flandres dont les tisserands achetaient leurs laines ; ils les soutin-
rent toujours dans leurs guerres contre la France.
Cette idée d'un blocus commercial contre l'Angleterre, mise en
avant par Castillon dans plusieurs de ses dépêches, était hardie,
mais d'une réalisation possible, quoiqu'elle n'ait pas eu un succès
complet lorsque plus tard on a essayé de la mettre à exécution. Le
projet contenu dans la dépêche qui va suivre était aventureux, cheva-
leresque, mais bien difficile à réaUser, quoiqu'il eût eu un plein suc-
cès à des époques reculées. Ce projet de Castillon n'était rien moins
que l'invasion et la conquête de l'Angleterre ; la dépêche qui le dé-
veloppe mérite d'être résumée. — Les Anglais sont mécontens de
leur roi, disait-il ; puisque Charles-Quint et François P"* sont alliés,
ils devraient envahir l'Angleterre et en faire leur proie, cela serait plus
aisé et moins coûteux que de prendre Calais. Il faudra livrer une
bataille, mais elle sera moins dangereuse que jamais, car le peuple
est mécontent. La chose est juste et l'occasion à propos. La renom-
mée que se sont acquise ceux qui ont chassé les Anglais de France
a été grande; la gloire de les vaincre chez eux ne sera pas moindre.
150 REVUE DES DEUX MONDES.
La lisière qui côtoie la Picardie, la Normandie et la Bretagne est
garnie de beaux ports, c'est le pays de Galles et de Cornouailles,
ennemis mortels du reste de l'Angleterre, parlant notre langue, le
breton bretonnant; cette partie convient à la France. L'autre côté
de la Tamise côtoie la Flandre, la Hollande et la Zélande et con-
vient à l'empereur. Donnez au roi d'Ecosse le Nord qui lui a ap-
partenu; chacun reviendi-a à l'obéissance du saint-père ; « ne laissez
pas tourner le dos à cette belle occasion dont on dit que l'on la
trouve après chauve par derrière. »
Les idées d'invasion et de partage d'un pays paraissaient simples
et naturelles à cette époque de guerres continuelles où les souve-
nirs de Guillaume le Conquérant étaient entretenus par les romans
de chevalerie. On n'était pas loin du temps où les Anglais possé-
daient encore une partie de la France ; les Turcs venant d'Asie
s'avançaient à travers les plus belles provinces de l'Europe ; Charles-
Quint avait deux fois envahi la France ; à plusieurs reprises, les
flottes françaises avaient fait des descentes en Angleten-e, et on prê-
tait à François I"'^ la pensée d'occuper un port ou une ville de ce
littoral pour obliger les Anglais à lâcher prise à Calais. L'idée de
reprendre Calais hantait les esprits ; le pied de l'étranger posé sur
le sol de la patrie froissait tous les sentimens et lorsque vingt ans
plus tard François de Guise jetait dans la mer les derniers Anglais,
l'enthousiasme fut général. Les Anglais, de leur côté, avaient fré-
quemment ravagé nos belles provinces de Guyenne, de Nor-
mandie et d'Artois. Après Pavie, les ministres anglais avaient
proposé que Henri montât sur le trône de France et que Charles
reprît les provinces sur lesquelles il prétendait des droits, ce qui fut
repoussé par l'empereur ; mais le démembrement de la France fit
l'objet de plusieurs traités entre ces deux souverains. Castillon avait
donc pu élaborer dans sa tête un projet de descente et de conquête,
mais la réalisation en était devenue à peu près impossible parce
que, depuis que la France possédait la Bretagne, les Anglais avaient
créé une puissante marine, comprenant que cette vaste presqu'île
dans la même main que la Normandie était pour eux un danger ;
Henri pouvait encore accroître ses forces en réquisitionnant les
navires de ses sujets, il avait aussi remis en usage les anciens sta-
tuts qui obligeaient chaque citoyen à posséder un arc et à aller
s'exercer chaque semaine au tir public de la paroisse.
Au commencement de notre siècle, d'immenses préparatifs fu-
rent faits pom- envahù* l'Angleterre, et quoique dirigés par le génie
du plus grand homme de guerre, ils n'obtinrent aucun résultat et
seiTirent seulement à démontrer comme au temps d'Henri que
la conception était chimérique, parce qu'il n'était pas possible
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 161
<( (l'être maître de la mer pendant sk liem-es, » comme Napoléon
le proclamait nécessaire. Le projet gigantesque de Castillon pa-
raît avoir été élaboré avec l'anibassadem' d'Espagne, et conaine
il coïncide avec le moment où François I^ et Charles-Quint eurent
une entî-evue à Aigues-Mortes, on a été porté à penser qu'il avait
obtenu l'approbation des deux souverains. Le roi très chrétien
n'accueillit jamais cette proposition ; tout en ayant fait la paix avec
son rival, il resta un alhé fidèle pour l'Angleterre; ce fut elle
qui, la première, se détacha de la France quelques années plus
tard et lui fit la guerre pom* complaù-^ à l'empereur. La paix
de Crespy-€n- Valois qui y mit fin, la plus honorable que la
France ait conclue dans le xvi'' siècle, fut l'œuvre de Du Bellay.
Le traité de iNice, le mariage de Jacques Stuart et de M*"^ ée
Longue ville avaient vivement mécontenté Henri, et s'il avait d'abord
dissimulé, sa mauvaise humeur avait fini par éclater. Son ambas-
sadeur avait quitté la France brusquement, d'une façon qui avait
paru étrange et sans attendre le présent d'usage au moment du dé-
part. C'était par son ordi*e que cette conduite avait été tenue sous
le prétexte d'un accueil froid fait par la cour de France. 11 se plai-
gnit à Castillon de ce que son alliance était dédaignée; il dit : « Je
veux plus qu'une accoustumée amitié, je veux être préféré, et
aussi veux-je préférer. Je suis tout résolu de ne me maiier en lieu
que l'empereur ou le roi ne préfèrent mon amitié à celle qu'ils ont
ensemble. — Et pensez-vous, quand vous marierez du costé de
l'empereur, qu'il vous veuille préférer au roi, mon maître. Prenez
son amitié sans regarder à ses particularités. C'est un grand piince
et puissant comme vous savez, et qui peut beaucoup. — Je lui ai
tenu, sire, ce propos, écrit Castillon, pour lui donner à connoitre
que, sans rechercher cinq pieds en un mouton, votre amitié lui est
autant ou plus séante que la sienne à vous, et me semble que je
lui devois mesler l'aigret pai'ini le doux, car il n'oul3he jamais sa
grandem- et se tait siu- celle des autres. Il me répondit, branlant
la teste : pardieu, j'ai de bons hommes et de bons lossés. » Ces
mots : « Je veux être préféré » résument le caractère exclusif
d'Henri et son attitude vis-à-vis des deux souverains rivaux ; il vou-
lait être l'allié de l'un à condition que celui-ci serait l'ennemi de
l'autre, mais il ne consentait pas à s'allier avec les deux et à voir
la paix régner en Europe.
Les questions de la paix ou de la guerre, du concile, du mariage
d'Hemi n'étaient pas les seuls objets des négociations de Castil-
lon ; d'autres moins importantes, mais encore d'un grand intérêt,
tiennent leur place dans sa correspondance. A cette époque où
l'imprimerie était à ses débuts, elle était déjà l'occasion de plaintes
152 REVUE DES DEUX MONDES.
et de réclamations. L'ambassadeur du roi d'Angleterre avait fait
imprimer des bibles à Paris par la raison que les impressions y
étaient plus belles et le nombre des imprimeurs plus grand qu'ail-
leurs ; elles étaient l'œuvre de Robert Etienne, qui les avait fait
payer 3,600 livres tournois, et elles étaient destinées à être dis-
tribuées gratuitement ; l'œuvre de la propagande des livres, au-
jourd'hui si active, n'avait pas tarde à naître et à se développer.
Le gouvernement français arrêta l'expédition des bibles ; l'ambas-
sadeur les réclama ; le lord du sceau privé intervint pour appuyer
son agent. Castillon répondit, soutenu par le connétable, que ces
bibles avaient été examinées par les docteurs de la faculté de théo-
logie et reconnues contenir des choses falsifiées et controuvées,
qu'elles ne pouvaient être délivrées, car on ne voulait pas permettre
de laisser imprimer des erreurs en France afin de ne pas donner,
par cette permission, autorité aux mauvaises doctrines. La réclama-
tion fut renouvelée et la réponse maintenue avec fermeté, et avec
d'autant plus de raison que, de son côté, Henri faisait imprimer
une bible officielle et défendait l'importation, la vente et même la
possession de tous livres religieux non autorisés.
Battu du côté de ses bibles, le ministre anglais demande que
l'on ne tienne pas en France des propos diffamatoires contre le roi
son maître, que l'on accuse d'hérésie et d'inhumanité. Cette préten-
tion de la part du ministre du roi qui avait fait rendre le statut de
sang était étrange : aussi Castillon répond qu'en France le peuple a
plus de liberté de langage qu'en Angleterre et qu'il est malaisé de
l'empêcher de parler, que le roi souffre qu'on parle de lui ; que le
peuple anglais et le peuple français ne s'aimaient guère. Le ministre
reconnaît qu'on parle plus librement en France qu'en Angleterre, son
ambassadeur le lui a écrit ; mais il demande que le roi très chré-
tien, pour être agréable à son bon frère, veuille bien empêcher le
plus possible ces propos qui mécontentent fort les Anglais. Cet am-
bassadeur, qui reconnaissait que l'on parle plus librement en
France qu'en Angleterre, demandait des poursuites contre certains
prédicateurs qui en chaire avaient attaqué le roi son maître ; il vou-
lait faire punir tous les rehgieux du couvent des Cordehers de
Rouen parce qu'un prédicateur de cet ordre avait parlé contre
Henri VHL On lui répondait que deux cordeliers avaient été mis en
prison au pain et à l'eau, mais que pour un frère on ne pouvait
pas punir tout un couvent, qu'en chaire le prédicateur a la langue
déliée et que ses frères n'en peuvent mais de ce qu'il dit. 11 se
plaignait aussi de paroles malsonnantes prononcées par l'évèque
de Limoges, quoique celui-ci démontrât qu'on l'avait mal compris;
il accusait enfin le fameux prédicateur de Cornibus, mentionné
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 153
dans Rabelais, d'avoir attaqué son maître ; il demandait à être
confronté avec lui et à « l'oiiyr barbe à barbe. »
Une punition au pain et à l'eau semblait bien légère pour une
attaque au roi qui avait fait pendre un à un tous les religieux d'un
couvent parce qu'ils ne fléchissaient pas dans leur foi, qui faisait
pendre les catholiques et brûler les protestans ! Tel Galigula, fai-
sant mourir ceux qui pleuraient sa sœur morte et ceux qui ne la
pleuraient pas. Mais le connétable ne céda pas aux injonctions de
l'ambassadeur étranger ; il chargea Gastillon de répéter au ministre
anglais la réponse qu'il avait faite à son agent : que les princes ne
doivent pas avoir la tête rompue de menues disputes qui sont
entre les nations, qu'il faut les entretenir de choses importantes
pouvant consoHder l'amitié et l'alliance; que ce n'est pas dans les
rues et carrefours qu'un ambassadeur doit aller chercher des nou-
velles et que, si ceux de France faisaient un tel office, on ne pren-
drait pas la peine de lire leurs lettres. Gastillon nous apprend que
l'Angleterre dut se contenter de cette réponse ferme et digne.
G 'est la même fermeté qui inspirait les dépêches du connétable
aux ambassadeurs pour soutenir les droits de la France ; celle qu'il
adressa à l'évêque d'Auxerre pour une question de préséance à
Rome semble avoir servi de modèle à celle que, dans une circon-
stance pareille, fit écrire Louis XIV.
Une des dépêches de Gastillon nous conserve les vestiges d'un
passé tout à fait effacé. Il annonce au connétable que Georges Dou-
glas, l'un des gentilshommes du roi d'Angleterre, se disant difïamé
par l'abbé d'Arbroath, ambassadeur du roi d'Ecosse, s'en allait
en bien bon équipage demander au roi de France de lui accorder
le combat contre quelque gentilhomme de la suite d'Arbroath qui
maintiendrait ses paroles, et le roi d'Angleterre écrit de son côté
à son bon frère pour obtenir protection en faveur de Georges Dou-
glas, qui est un vrai et honnête gentilhomme. G'étaient les mœurs
du temps : les souverains s'envoyaient des cartels, les seigneurs
cherchaient des aventures et, quand ils ne pouvaient se battre, ils
se livraient à des joutes desquelles un envoyé du grand-seigneur
disait : « Si c'est tout de bon, ce n'est pas assez ; si ce n'est qu'un
jeu, c'est trop. » Gependant peu à peu les rois, qui appréciaient
ce que valait le sang de leurs sujets, réagirent contre ces mœurs
et défendirent les duels ; le plus grand capitaine du xvi® siècle,
François de Guise, frère de Marie de Lorraine, les punissait des
peines sévères que renouvela Richelieu.
154 RETUE DES DEUX MONDES.
III.
les négociations à la cour d'Angleterre présentaient de grandes
difficultés en raison du caractère mobile et insaisissable du souve-
rain ; la phrase suivante d'une dépêche de Gastillon servira après
beaucoup d'autres à le faire apprécier : « Si le roi et l'empereur
ont le passe-temps de le voir ainsi virolin virolant, je le vous dres-
serai aisément sans faire grand semblant. » Les ambassadeurs
n'aiTivant pas à leur but se déplaisaient dans cette cour et deman-
daient à être rappelés, aussi la liste est longue de ceux qui s'y
succédèrent du temps du roi Henri. Du Bellay, qui avait précédé
Gastillon de quelques années à Londres, avait éprouvé ces diffi-
cultés. En présence de l'impossibilité d'arriver à ses fins et de négo-
cier avec succès, il disait : si je puis le souhaiter sans offenser Dieu,
je voudrais être où je serai d'ici à cent ans.
Le connétable, pour soutenir Gastillon et l'encourager, lui écri-
vait : « Je sais que vous ferez ce que vous pourrez et non ce que
vous voudrez. » Pour bien entrer dans les vues de cet homme
d'état, l'ambassadeur était du reste très empressé à demander des
instructions : « Pensez, s'il vous plaît, monseigneur, à toutes les
choses que je vous ai écrites et m'en faites, je vous supplie, un
pasté, je prendrai peine d'y mettre telle sauce qu'il vous plaira
me commander; » la sauce était quelquefois épicée et elle n'en
flattait que mieux le goût d'Henri qui, malgré son caractère dé-
fiant et soupçonneux, se laissait aller parfois à une certaine con-
fiance et lui parlait « privément. » Il avait été mécontent de la paix,
il l'était encore de ne pas obtenir du roi de France et de l'empe-
reur tout ce que son caractère absolu le portait à désirer pour sa-
tisfaire sa haine contre le pape qui, à la suite de la paix de Nice,
avait lancé une bulle contre lui. Son caractère violent s'irrita de
cette mesure ; il se vengeait en faisant arrêter les principaux per-
sonnages qui pratiquaient la religion catholique : le marquis d'Exeter,
le plus proche parent de la couronne, lord Montagu dont la perte
était décidée, la comtesse de Salisbury, mère du cardinal Pôle et
quantité de personnes éminentes de l'un et de l'autre sexe étaient
mises dans la tour de Londres.
Il témoignait toutefois des attentions et des prévenances à l'am-
bassadeur, lui faisait des présens, lui envoyait de belles tapisseries
et des meubles pour orner sa maison. Comme la ville de Londres
était alors réputée la plus malsaine du monde, par suite des ravages
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 155
qu'y occasionnait depuis plusieurs années la suette que l'on quali-
fiait du nom de peste, il lui donnait pour la saison chaude une
maison à Chclsea sur les bords de la Tamise. C'était celle qui ap-
partenait naguère encore à feu M. More, ce vertueux chancelier
décapité pour cause de religion, et de laquelle Érasme a laissé la
description. Mais cette cour, où l'on respirait une atmosphère de
tètes coupées, de gens emprisonnés, de caresses et de patelinage,
n'inspire qu'une médiocre contiancc à Gastillon. Dans ce lieu.
Il voit fort bien comme l'on entre
Et ne \oit pas comme on en sort,
aussi il demande que sa mission finisse et qu'on le rappelle ; il
écrit au connétable : « Si le roi entend le train que je tiens à ma
négociation, je vous assure qu'il me fera un mauvais tour; vous
connaissez le personnage comme moi, et je ne couche pas encore si
gros que mes instructions portent, cai- je mettrais tout en déses-
poir et romprais du tout la paille. » Il supplie qu'on l'autorise à
rentrer en France. Voyant les nouvelles mesures prises contre la
rehgion catholique, les abbayes confisquées, les couvens supprimés
et dépouillés de leurs biens, les religieuses chassées de leurs asiles,
il renouvelle ses instances : a Ce roi a perdu l'entendement ; j'ai
afiaire au plus dangereux et cruel homme qui soit au monde, je
vous supplie derechef qu'il vous [)laise me renvoyer quérir. Si
vous me laissiez ici jusqu'à ce qu'il connaisse qu'il ne doit plus
avoir d'espérance du côté du roi, il sera pour me faire un mauvais
tour, combien que son ambassadeur me puisse servu* d'otage, car
il est en sa fureur et il n'y a raison ni entendement en lui. Je vous
supplie qu'il vous plaise ne me mettre pomt en ce danger. »
Castillon avait présent à l'esprit le sort récent de l'écuyer Mer-
veilles, ambassadeur du roi de France auprès du duc de Milan, qui
fut pris, condamné et décapité en moins de trois jours sous le pré-
texte que sa situation n'était pas très régulière, mais par la véri-
table raison qu'il déplaisait à l'empereur, auquel le duc voulait
plaire. Il n'y avait, dit Du Bellay, aucun homme de ceux qui avaient
accoutumé d'aller en ambassade pour le roi « qui n'estimât lui en
pendre autant à l'œil. » Aussi demandaient-ils qu'on fit des remon-
trances afin que le droit des gens ne fût pas violé et que les am-
bassadeurs fussent en sûreté. « Je ferai tomber trente mille têtes si
l'on touche à la vôtre, disait François I"à son ambassadeur. — Mais,
sire, aucune n'ira aussi bien que la mienne sur mes épaules, n
Et plein de cette vérité, Castillon voulait quitter l'Angleterre pour
156 REVUE DES DEUX MONDES.
éviter une colère qui dégénérait en fureur et ne connaissait plus
d'obstacle, car le despotisme du roi n'avait d'égal que l'abaisse-
ment de son parlement, dont les complaisances serviles augmen-
taient à mesure que se développait l'absolutisme du souverain. Du
reste, il avait aidé de tous ses efforts pendant son séjour à Londres
à la conclusion de la paix entre le roi très chrétien et l'empereur;
à la consolidation de l'alliance écossaise par le mariage de Jacques V
et de M""® de Longueville ; à la réunion du concile décidée en principe.
Suivant son désir, plusieurs fois exprimé, Gastillon obtint d'être
rappelé ; il quitta son ambassade pour occuper la maîtrise des eaux
et forêts de Bretagne, dont il avait obtenu la survivance quelque
temps avant la mort du titulaire, M. de Toyre. Les lettres de remer-
cîment au roi et au connétable lors de sa nomination prouvent
qu'il avait vivement désiré cette charge, dans laquelle il trouva une
existence plus modeste, mais plus calme que dans l'ambassade de
Londres. Le désir qu'il témoigne comme ses prédécesseurs d'être
remplacé dans ses fonctions ne vient pas seulement de ce que le
succès était très difficile auprès d'Henri, l'insuffisance du traite-
ment d'ambassadeur contribuait encore à lui faire rechercher une
autre position. En Angleterre, il fallait à Gastillon plus d'argent que
de paroles, plus de bonne chère que d'artifices ; les comphmens et
les harangues ne suffisaient pas comme dans certains autres pays.
Au XVI* siècle, les ambassades étaient des postes de confiance
auxquels s'attachaient de grands honneurs, mais elles étaient fai-
blement rétribuées et occasionnaient une dépense considérable ;
elles donnaient la possibilité de se ruiner au service du roi. La
durée de ces fonctions était en général fixée à trois années, et il était
reconnu que, dans ce laps de temps, l'ambassadeur de Rome dé-
pensait 20,000 livres de plus qu'il ne recevait. Gastillon dit souvent
dans ses dépêches qu'il manque d'argent et qu'il est obUgé d'em-
prunter à de grands intérêts. « Je suis ici à la dépense jusqu'aux
oreilles, l'argent de ma dernière année est dépensé et en plus
2,000 écus du mien. Il ne faut pas qu'on pense qu'on fait plus de
cas d'un gros par-deçà que d'un grand blanc en France. C'est une
coutume générale que les Anglais ne prêtent guère volontiers aux
Français. Si vous ne me faites déhvrer argent, vous me ruinerez et
me ferez recevoir honte et au royaume. »
Les ambassades, et surtout celle de Londres étaient onéreuses ;
ceux qui les remplissaient étaient obligés de chercher les moyens
de subvenir à leurs dépenses. Marillac, successeur de Gastillon,
obtint une charge de conseiller au parlement de Paris laissée va-
cante par de Thou, qui lui-même en recevait une autre. Du Bellay
se plaignait de la cherté excessive des vivres et demandait à aller
UNE AMBASSADE EN ANGLETERRE. 157
dépenser ailleurs « ses 10 francs par jour, car ils vont ici en pain
et en vin; » il demande à être porté à 15 francs parce que de
Bayonne, par le temps qui court, il est payé « en belles gambades,»
et que, pour garder l'honneur de son maître, il est journellement
obligé de perdre son argent avec les ducs et les grands seigneurs
anglais. Le cardinal de Tournon, revenant de négociera Borne, est
obligé de solliciter du roi la permission de faire couper cent arpens
de bois de son abbaye de Ferrières afin de subvenir à la dépense
de ce voyage ; cette coupe faisant l'objet d'une difficulté entre la
duchesse de Ferrare,qui avait la seigneurie de Montargis, et le car-
dinal, ce sage et fin diplomate lui écrit qu'il aimerait mieux la servir
toute sa vie que d'être en différend avec elle pendant une heure.
Outre qu'elles étaient coûteuses, ces missions avaient pour les évê-
ques l'inconvénient de les éloigner de leur diocèse et de présenter
des conditions matérielles difficiles. Mais les difficultés matérielles
étaient surmontées chez ces hommes par un grand dévoùment au
roi et au pays.
Ce fut vers la fin de février 1539 que Castillon quitta l'Angle-
terre, où il avait séjourné emiron un an comme ambassadeur; son
départ fut précipité et inattendu, ce qui fit croire à une rupture
avec la France et jeta l'alarme chez les Anglais. Henri profita habi-
lement de la panique et ordonna de grands préparatifs de défense ;
il fit élever le long de la mer des remparts qui furent armés de
grosse et menue artillerie pour empêcher une descente sur la côte ;
il prescrivit la levée de tous ses sujets, sans exception, âgés de plus
de dix-sept ans ; des montres et revues eurent lieu dans toutes les
villes; on réorganisa les tirs à l'arc dans les paroisses, on équipa
tous les navires de l'État et ceux des particuliers que l'on réquisi-
tionna, enfin on établit des postes chargés d'observer tout ce qui
venait du côté de la France. Ces terreurs se calmèrent au bout de
quelque temps à l'arrivée d'un nouvel ambassadeur du roi très chré-
tien, qui fut Marillac. De nos jours, une pareille panique vraie ou
feinte a donné lieu en Angleterre aux mêmes démonstrations et à
des mesures semblables. Nos voisins d'outre-Manche savent bien
que depuis Guillaume le Conquérant leur pays n'a rien à craindre
d'une invasion et que le mot d'Henri : « J'ai de bons hommes et de
bons fossés » est toujours vrai ; mais la terreur imaginaire servait
à obtenir des subsides que le Parlement n'aurait pas accordés si
l'opinion publique n'eût pas été surexcitée par un prétendu dan-
ger. Le canal qui sépare Douvres de Calais, « la bande d'argent, »
suivant une expression qui leur est propre, resta pour eux « le
fossé » protecteur d'Henri VHI, auquel on ne saurait toucher sans
les alarmer, et dans une discussion récente à propos d'un pont des-
158 REVUE DES DEUX MONDES.
tiné à le franchir, lord Melbourne disait : « Pourquoi ne pouTez-
vous pas laisser le canal tranquille! »
C'est au moment du départ de notre ambassadeur pour la France
qsue s'arrête sa correspondance et que cessent les renseignemens
sur son compte. On aurait aimé à le suivre dans la maîtrise des
eaux et forêts de Bretagne quïl avait fort désirée ; il y av-ait déjà
fait son établissement; une lettre du roi de 1532 lui donne congé
de faire transporter en franchise complète cinquante-deux pipes de
vin pour l'approvisionnement de sa maison de Bretagne. Mais si la
dernière période de l'existence de Gastillon est restée dans l'oubli,
son souvenir sera conservé par son année d'ambassade, qui con-
tient une esquisse « au vif » de cette figure d'Henri VIII, un des
hommes les plus extraordinaires qui aient jamais existé et duquel
Shakspeare a pu dire : « Ses vices étaient capables de faire pleurer
les anges. » Gastillon, tout en subissant le prestige de ce roi, rem-
pht son devoir auprès de lui.
A une époque où la vie des hommes n'était pas encore chose sa-
crée, où même des ambassadeurs du roi de France étaient assas-
sinés par les agens de l'empereur, Gastillon fit respecter son maître
avec courage. La diplomatie, cette manifestation pacifique de la
force d'une nation vis-à-vis des étrangers, a toujours une grande
séduction pour les hommes dévoués à leur pays ; cette qualité su-
prême n'a jamais manqué chez nous aux agens investis d'une telle
mission ; ils ont compris l'honneur attaché à une fonction dans la-
quelle ils représentaient leur pays ou leur souverahi. Quand ces
négociateurs s'appelaient François de Aoailles, Jean du Bellay, Gas-
tillon, ils y apportaient des qualités de l'homme d'état, comme en
témoigne leur correspondance. En la lisant on apprendra comment
s'exerçait notre action lorsque la France ambitionnait justement de
se compléter. Gette correspondance est la vraie source d'informations
où doit être étudiée notre histoire diplomatique. Longtemps laissée
en oubli pour la période du xvi^ siècle, mieux connue maintenant,
elle prendra sa place méritée dans la grande époque où s'ouvrent
les temps modernes.
De la Jonquière.
ROYER-COLLARD
Royer-CoIIard écrivait le 19 septembre 1833 à M. de Barante :
« Je n'avais de vocation libérale qu'avec la légitimité. » Il s'est
fort bien défini ce jour-là. Un légitimiste libéral, c'est tout
Roycr-Gollard. Il n'est libéral qu'en tant que légitimiste, et légiti-
miste qu'en tant que libéral, et il ne veut ni de la légitimité sans
liberté, ni de la liberté sans légitimité : « Séparez la liberté de la
légitimité, vous allez à la barbarie ; séparez la légitimité de la liberté,
vous ramenez ces horribles combats où elles ont succombé l'une
et l'autre. » Il ne veut de la légitimité qu'avec la liberté, parce que,
sans liberté, la légitimité, c'est non seulement le despotisme, mais
l'anarchie morale, une sorte de folie des grandeurs héréditaire, tra-
ditionnelle, consacrée par le temps et illustrée par l'histoire. Il ne
veut de liberté qu'avec la légitimité, parce que la liberté pour lui
n'est qu'une borne, une frontière où s'arrête le pouvoir et qui con-
sacre le droit du pouvoir en le limitant. Si donc elle ne borne plus
un pouvoir légitime, de borne elle devient pouvoir elle-même, pou-
voir arbitraire, capricieux, indéfini et illimité, autre forme d'anar-
chie et de désordre civil et m.oral.
Légitimiste donc avec obstination, et libéral avec entêtement, il
Ta été d'une suite et d'une constance parfaites jusqu'à la fin. Son
caractère comportait ce système et l'y retenait. Il y a des gens
qui sont hbéraux par libéralisme, et il y en a qui sont libéraux
parce qu'ils sont autoritaires. Royer-Collard était de ces derniers.
Sévère, sinon austère, ce qui peut-être serait trop dire, un peu
dur même, pour ne rien cacher, à l'égard des siens, dans la vie
privée, très orgueilleux et très tranchant, ayant eu de très bonne
160 REVUE DES DEUX MONDES.
heure un tempérament de procureur général et l'ayant toujours
gardé, « dictateur, » comme a très bien dit M. Taine, il n'était nul-
lement légitimiste par sentiment de fierté et d'amour. Il n'avait
aucunement l'âme royaliste. Un état politique où lui, ou bien, si
l'on veut, un homme comme lui, eût une part d'influence respec-
tée, consacrée et inattaquable, où nulle puissance ne pût le tou-
cher dans sa chaire de professeur, sur son banc de député ou sur
son siège de magistrat inamovible, c'était ce que son caractère
exigeait. Et, d'autre part, assez paresseux, fuyant les tracas et les
responsabilités du pouvoir avec un soin extrême, ce n'était point
par la participation à la puissance executive qu'il pouvait songer à
satisfaire ses instincts de commandement. Restait donc bien qu'il
fût un « parlementaire, » un homme qui veut, non pas le grand
pouvoir du ministre dirigeant, mais le pouvoir, plus restreint en
son action, aussi absolu et plus absolu dans sa sphère étroite, du
magistrat, du député inviolable, que sais-je? de l'homme qu'un
droit, inscrit dans la constitution, protège, défend, et maintient
dans l'exercice d'une certaine autorité. Si quelqu'un a dû rêver
de l'institution des sénateurs inamovibles et désiré y figurer, c'est
bien lui.
Voilà pour son hbéralisme et pour sa manière de comprendre le
mot de liberté. Pour ce qui est de son légitimisme, il vient de la
même source. Si les libertés sont des droits constitutionnels dont
profitent certaines classes de citoyens pour exercer un certain pou-
voir, il est bien sûr que ces droits ne seront véritablement et effica-
cement garantis que par un droit aussi, un droit supérieur et una-
nimement respecté, dont la présence, le passé surtout, et la longue
autorité traditionnelle, habituent la nation à vénérer et à maintenir
par son respect même les droits inférieurs et de second ordre. Si
la royauté est une délégation populaire, à plus forte raison tous
les pouvoirs et toutes les autorités le sont aussi ; si la royauté est
l'effet d'un coup de fortune, et le trophée d'un soldat heureux, ou le
butin d'un intrigant habile, elle n'est plus qu'une aventure, et tous
les pouvoirs et autorités d'ordre inférieur sont des accidens.
Un état, donc, où la royauté soit un droit et ne soit pas le seul
droit, pour qu'il y ait des droits pour d'autres ; soit un pouvoir, et
ne soit pas le seul pouvoir, pour qu'on puisse être puissant au-
dessous d'elle, sans la courtiser : c'est l'état social où Royer-Gollard
aime à vivre.
I.
On dit qu'il trouva un jour un volume de Thomas Reid sur les
quais, et qu'en l'ouvrant il vit que sa philosophie était dans ce livre-
ROYER-COLLARD. 161
là. Il en a trouvé un autre, en 1815, où il vit que toute sa politique
était renfermée, à le bien traduire; et ce livre, c'était la Charte.
Royer-Collard, comme a très bien dit Rémusat, « a fondé la philo-
sophie de la charte. » C'est là qu'il a trouvé écrit ce qu'il avait dans
l'esprit à l'état de système, et dans sa complexion intime à l'état de
besoin, l'union de la légitimité et de la liberté : « La charte n'est
autre chose que cette alliance indissoluble du pouvoir légitime
dont elle émane avec les libertés nationales qu'elle consacre. C'est
là son caractère; c'est par là qu'elle est forte comme la nécessité. »
Royer-Collard s'est aperçu en 1815 que, depuis environ soixante
ans, les Français n'avaient qu'une question à se poser les uns aux
autres quand ils s'entretenaient de politique : Où est la souverai-
neté? Est-elle dans le roi? Est-elle dans le peuple? Est-elle dans
le roi en tant que délégué du peuple? Est-elle dans le roi en tant
que délégué de Dieu ? Est-elle dans le peuple d'une manière imma-
nente et inaliénable? Est-elle dans le peuple représenté par des délé-
gués qui se réuniront autour du roi, ou sans lui? — Royer-Collard
a répondu : « La question est mal posée, pour cette bonne raison
qu'elle ne doit pas être posée. On dit: où est la souveraineté? Je
dis : il ny a pas de souveraineté. Dès qu'il y a une souveraineté,
il y a despotisme ; dès qu'il y a despotisme, il y a, sinon mort sociale,
et encore souvent il ne s'en laut guère que cela soit, du moins
désordre organique profond. Demander où est la souveraineté, c'est
être despotiste, et déclarer qu'on est despotiste. C'est n'avoir pas
même le soupçon, le sens et l'instinct de ce qu'est la liberté. »
Il n'y a pas de souveraineté, voilà tout l'esprit politique de
Royer-Collard. Successivement il s'est tourné vers tous les pouvoirs
sociaux, anciens, nouveaux, ou à naître, et à chacun il a dit : vous
n'êtes pas souverain.
Il a eu à faire. Car au temps où il vivait, tout le monde, chacun à
son moment, ayant été souverain, et tout le monde aspirant à le
redevenir, il avait à parler à beaucoup de gens. Il disait au roi :
Vous n'êtes pas souverain ; vous êtes gouvernement, ce qui est
très différent. Il disait au peuple : Vous n'êtes pas souverain ;
vous êtes la force, ce qui est autre chose. Il disait aux membres
du parlement: Vous n'êtes pas souverains; vous êtes législateurs,
ce qui n'est pas la même affaire. Le secret, facile certes à démê-
ler, de ses variations, ou plutôt de ses changemens d'attitude, est
tout entier là. En 1816, il est avec le gouvernement contre la
chambre, et je le crois bien ; car la chambre de 1816 n'est pas
autre chose, en ses intentions et son esprit, qu'une convention. Elle
prétend gouverner, elle prétend être souveraine : « Vous n'êtes pas
souverains! » — En 1828, il est avec la chambre contre le gouver-
TOME xcvni. — 1890. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
nement; et je le crois bien, car le gouvernement de 1828 prétend
être Louis XIV : « Vous n'êtes pas souverain ! » Il répète toujours
la même chose, il tient toujours le même langage. Seulement il le
tient à différentes personnes selon différens temps. Il n'y a rien
autant que cela qui vous donne l'air d'être extrêmement versa-
tile.
Et cette théorie ferme et constante, c'est dans la charte qu'il la
trouve ou croit la trouver. C'est la charte, suivant lui, qui a dit
qu'il n'y a pas de souveraineté. Elle a institué un pouvoir anonyme
et impersonnel qui est la loi, et voulu que personne, en vérité, ne
fît la loi, tant seraient nombreuses, diverses et séparées les puis-
sances dont l'accord serait nécessaire pour qu'elle fût faite. La loi,
selon la charte, n'est point faite par le peuple, point par le roi, point
par l'aristocratie, point par les élus du peuple. Elle est faite par le
roi, les pairs et la délégation du peuple, quand ils sont tombés
d'accord, ce qui revient à dire, et ce n'est pas là une simple sub-
tilité de langage, qu'elle n'est point faite par le roi, les pairs et les
députés, mais que, quand roi, pairs et députés consentent, elle
se trouve faite. La source de la loi reste mystique, tant sont mul-
tiples les élémens de sa formation ; et, en définitive, seule elle est
souveraine ; et nul ne saurait dire qui l'a conçue et produite ; et
quelque chose est souveraineté, et personne n'est souverain, non pas
même tout le monde.
Voilà le sens de la charte, voilà son esprit. Tout vient d'elle.
C'est elle qui nous institue en nos di'oits, en nos autorités, en nos
puissances. Tout pouvoir vient d'elle et n'est que par elle, précisé-
ment pour que personne dans le pays ne soit puissant de par soi.
C'est elle qui nous fait roi, pair, député, éligible ou électeur. Si
tout le monde n'est pas électeur, par exemple, des esprits prati-
ques et positifs pourront dire que c'est parce que la compétence
est chose où il faut avoir égard même quand il s'agit du salut du
pays, et que pour faire un métier il faut le savoir faire; et ils n'au-
ront sans doute pas tort ; mais c'est surtout pour qu'il soit bien
marqué qu'on n'est pas électeur de par un droit naturel, mais de
par un droit qui vous est constitué par la charte, qui vient tout
d'elle, qui naît avec la désignation qu'elle fait de vous, et qui,
avant qu'elle existât, n'existait pas. — Pour donner à la constitution
une telle autorité, pour la douer d'une telle toute-puissance et lui
attribuer une telle vertu, il faut la rehausser autant qu'il se peut
dans l'estime des hommes. C'est à quoi Royer-Collard ne manque
point, et il s'efforce de la confondre, comme nous avons déjà vu,
avec la « nécessité, » entendant par là la nécessité historique. La
charte, c'est l'histoire de France. Ses premiers « hnéamens » sont
visibles au temps de Louis le Gros. Elle n'est pas d'hier; d'hier
ROYER-COLLARD. 163
seulement le papier où on l'a écrite. En dépendant d'elle, c'est de
notre histoire que nous dépendons. C'est la France éternelle qui
oblige le Français d'un moment ; et c'est elle aussi qui lui donne
ses droits, qui, après Fax oir créé comme homme, le crée, — est-
ce plus étrange? — comme citoyen, magistrat, législateur, ou roi.
Dans cette conception, Royer-CoUard est très à l'aise. En faisant
la constitution aussi ancienne que la monarchie, il peut se per-
mettre d'être aussi constitutionnel que royaliste , et libéral tout
autant que légitimiste, et comme du même sentiment et de la
même pensée. Charte et royauté sont deux faces du même droit,
et ce droit à double aspect a toujours existé en France et confond
ses origines avec celles du pays. Légitimité et charte, en histoire,
même destinée ; en raison, même sens et même esprit. L'une et
l'autre sont pour que là où il y aurait la force, ou une aventure, il
y ait un droit. Légitimité, pour qu'un avènement ne soit pas un
accident et un règne une circonstance. Charte, pour que la loi ne
soit pas un coup de la force, une pesée du plus grand nombre sur
le plus petit et d'un gros chiflre sur un chiiïrc un peu plus faible.
Toutes les deux ingénieuses et salutaires substitutions d'un droit à
la force, de quelc[ue chose de spirituel à quelque chose de maté-
riel et de grossier, toutes les deux formes, et produits, et soutiens
de la civilisation parmi les hommes ; car le seul concours, ou le
seul jeu, pour faire l'histoire humaine, de la force et des circon-
stances, c'est la définition même de la barbarie.
IL
Fort de cette conception générale, Royer-Collard se place, et
très fermement, et avec un coup d'oeil très sûr et très juste, dans
le temps où il vit, qu'il comprend très bien et pénètre avec une
véritable perspicacité d'homme d'état; et il remarque que la
France, en 1816, est entre deux « souverainetés, » l'une dans le
passé, l'autre dans l'avenir. La souveraineté d'autrefois, c'était la
monarchie /?/v.s(7«e absolue; la souveraineté à venir, c'est la sou-
veraineté du peuple absolue.
La souveraineté d'autrefois, c'était la monarchie presque abso-
lue. Elle l'était, quoi que Royer-Collard ait dit de la double conti-
nuité et de la légitimité et de la charte. 11 sait bien qu'en ce qui
concerne la charte, ce qu'il en a dit était pour la théorie, mais que,
dans la réalité des choses, de ces deux droits éternels, l'un était
très fort et l'autre au moins très languissant. Il faut bien avouer
qu'avant 1789 il y avait une souveraineté. Cependant, elle n'était
vraiment que presque absolue. Il y avait des droits en France, à
côté, au-dessous, si l'on veut, du droit du roi. Il y avait des puis-
164 • REVUE DES DEUX MONDES.
sances qui n'étaient pas dérivées du pouvoir royal , il y avait des
autorités et des magistratures qui relevaient d'elles-mêmes, il y
avait des fonctions qui étaient des propriétés. Là France lut long-
temps (( hérissée, » elle fut toujours pleine, « non-seulement d'or-
dres, de seigneuries, de communes, mais d'une foule de corpo-
rations avec leurs magistratures domestiques. Le droit est partout...
C'étaient là comme des faisceaux puissans de droits privés, vraies
républiques dans la monarchie. Ces institutions ne partageaient pas,
il est vrai, la souveraineté; mais elles lui opposaient partout des
limites que l'honneur défendait avec opiniâtreté. » Tout ceci a dis-
paru. La Révolution, qui a cru fonder la liberté, n'a fait que dépla-
cer la souveraineté, tout en la faisant, de presque absolue qu'elle
devenait, absolue sans aucune restriction. « La Révolution n'a laissé
debout que des individus. » Actuellement, en 1816, nous sommes
centralisés, ce qui veut dire isolés; isolés les uns par rapport aux
autres, centralisés par la prise directe et sans intermédiaire de
l'état sur chacun, a La servitude publique,., voilà l'héritage que
Louis XVIII a recueilli » de ceux dont il n'était pas l'héritier. Nous
ne sommes pas des citoyens, nous le sommes moins qu'avant l'in-
vention de ce mot, a nous sommes des administrés. » La souve-
raineté nous submerge ; nous sommes noyés dans la souveraineté ;
« ce sont les délégués de la souveraineté qui nettoient nos rues et
qui allument nos réverbères. »
Dans cet état, nous sommes sur un chemin qui mène de l'an-
cienne souveraineté presque absolue à une nouvelle souveraineté
qui sera littéralement écrasante. Nous sommes tout préparés à tom-
ber sous le joug de l'absolue souveraineté populaire. Nous l'avons
subie à l'état d'accident; nous allons la subir demain à l'état régu-
lier et permanent. Encore quelques années et c'est chose faite,
encore quelques années et « la démocratie coule à pleins bords.» —
Que faire pour empêcher cette souveraineté future et prochaine de
s'établir? D'abord garder la légitimité. Certes, il le faut. Dans cette
France égalisée et centralisée, des choses de droit ^ et non de force,
qui étaient si nombreuses autrefois, c'est la seule qui reste ; et,
sans doute, du moment que c'est la seule qui reste, on peut me
dire que c'est comme s'il n'en restait pas, un droit, quand il de-
vient unique et n'est plus limité par aucun autre , devenant
une simple force oppressive. Mais encore est-il que c'est un droit,
en ce sens, si vous voulez, que c'en a été un, qu'il garde ce carac-
tère, au moins honorable, vénérable et peut-être de bon exemple ;
et qu'à ce titre il vaut mieux qu'une force pure et simple, qui n'au-
rait pas même ceci d'un droit, de l'avoir été. — De plus, puisque
rien ne reste des droits anciens, il en faut créer. Il faut que cer-
taines choses en France soient établies à l'état d'institutions indé-
ROYER-COLLARD. 165
pendantes et inviolables que ne pourra toucher la souveraineté, ni
celle, toute relative, puisque la charte existe, qui existe en ce mo-
ment, ni celle, absolue à cette fois, que nous aurons probablement
demain et qui s'appellera la souveraineté du peuple. Et, dès lors,
remarquez que la légitimité, seulement souvenir d'un droit, quand
elle était tenue pour droit unique, redevient un droit véritablement
dès qu'il y en a d'autres, et que je la légitime, si on me passe le
mot, en la limitant.
Quels sont ces droits nouveaux qu'il faut consacrer pour rem-
placer les anciens qu'on a laissé prescrire et qu'on a fini, formel-
lement, par efTacer?
Ces droits devront être des droits généraux, c'est-à-dire des
libertés, au lieu d'être, comme autrefois, des droits particuliers,
c'est-à-dire des privilèges. C'est en cela, c'est en observant cette
différence entre le passé et le présent qu'il convient d'être démo-
crate et qu'il convient d'accepter la révolution. Un droit de classe,
un droit de corporation, un droit de commune, un droit personnel,
c'est une liberté, ne nous y trompons point ; car est une hberté, et
profit indirect de tous, quoique propriété d'un seul, tout ce qui
limite, arrête ou contrebalance le pouvoir absolu ou d'un maître
ou de tout le monde; mais encore c'est une liberté, générale sans
doute en son dernier cfTet, particulière pourtant, privée et comme
« domestique » en sa nature et en son essence. Ce que le monde
moderne peut comprendre, d'abord, et ensuite ce qui est pratique
et possible, c'est, non plus des libertés particulières, qui, étant des
exceptions, au point qu'elles paraissent des abus, ne peuvent être
instituées que par le temps; mais des libertés générales, des liber-
tés, qui, certes, ne seront point à l'usage de tout le monde, n'y
comptez pas, des libertés qui seront parfaitement, comme les an-
ciennes, et, forcément, le privilège de quelques-uns, mais enfin
des libertés générales en ce sens, que, comme aux « fonctions
pubhques » tous les Français y seront admissibles, et, sinon aptes,
du moins conviés. — En ce sens, elles auront un caractère un peu
trompeur, soit, mais spécieux et séduisant, de généralité, qui
satisfera l'instinct démocratique et égalitaire; et, aux yeux du
penseur sérieux, elles auront le même office et le même effet que
les anciennes, ni plus ni moins^ et c'est assez : elles empêcheront
qu'il y ail une souveraineté.
Ces libertés générales, destinées à remplacer les libertés parti-
culières, quelles seront-elles?
Ce sera la liberté de la presse, la liberté des cultes, l'inamovi-
bilité de la magistrature, le gouvernement parlementaire.
La liberté de la presse n'est pas, comme on l'a dit, la garantie,
la sauvegarde des autres libertés. Elle n'en est pas le gardien
166 REVUE DES DEUX MONDES.
jaloux; car elle n'en a souci, n'ayant cure que de soi-même. Ce
que veut la presse, c'est exister et persister et ôe développer et
être puissante, et rien de plus. Elle ne se sent nullement soli-
daire des autres libertés, et elle a raison ; car elle ne l'est pas. Au
contraire, elle se sent plus considérable, et elle l'est, quand le par-
lement est paralysé et la magistrature asservie; car alors l'opinion,
dont elle vit, est toute avec elle. Elle a donc un caractère tout
égoïste, peu généreux, et volontiers assez malfaisant, qui ne vaut
pas qu'on ait pour elle une vénération singulière. Mais remarquez
qu'elle est, de sa nature, un peu plus que les autres libertés, une
liberté populaire. Ces petites libertés populaires et droits « domes-
tiques » d'autrefois, qui n'existent plus, c'est elle qui les remplace,
à peu près. 11 sera toujours facile, relativement, à n'importe qui,
de l'aire connaître sa plainte et de produire sa réclamation par le
journal. De ce fait « la souveraineté » est bornée; car la vraie sou-
veraineté est faite surtout du silence des gouvernés. Ce qu'on
reproche à la presse, et ce dont elle se vante, c'est d'être un « troi-
sième » ou un « quatrième pouvoir. » C'est pour cela qu'il faut
qu'elle soit. Ce sont des pouvoirs qu'il faut élever, ou dont il faut
permettre la formation autour du Pouvoir proprement dit. Ce qu'il
faut, c'est qu'il ne soit pas seul, c'est qu'il n'absorbe pas la somme
totale des forces sociales. La presse est un des pouvoirs limita-
teurs ; et celui-ci a pour lui qu'il est, sinon aux mains, du moins
à la disposition des petits. C'est leur arme; mettons que ce soit
leur consolation. Il est d'hygiène sociale qu'ils en aient ou qu'ils
croient en avoir une.
Et cette liberté deviendra un privilège ! — Sans aucun doute. Toute
chose qui est liberté en théorie devient privilège en pratique. La
presse, à le bien prendre, sera un pouvoir aux mains de certaines
gens, dont ne profitera guère et dont pâtira plutôt le particulier
(sur quoi il faudra même prendre certaines précautions). Mais en-
core c'est une liberté en ce sens que c'est un pouvoir limitateur
de la souveraineté. Pourquoi s'intéresser à celui-là plutôt qu'à un
autre? Parce que nous n'avons plus beaucoup de choix. Ces pou-
voirs limitateurs que Montesquieu appelait (( pouvoirs intermé-
diaires, » et qui étaient si nombreux dans l'ancienne France, en-
core que, sur la fin, languissans, ils sont très peu nombreux
aujourd'hui. Le nivellement s'est fait ; le rouleau a passé. Je cherche
les barrières à opposera l'absolutisme. Je trouve celle-ci. Elle n'est
pas sans inconvénient. Elle a des avantages. Tout compte fait, je
la garde.
La liberté des cultes est un pouvoir limitateur, et, elle seule, a ce
caractère de ne pouvoir aucunement devenir un privilège. Elle
est exceptionnelle à cet égard. C'est un pouvoir limitateur qui n'a
1
ROYER-COLLARD.
167
<ie force qu'en tant que limite, et, pour en parler mieux, c'est une»
limite qui n'est pas un pouvoir. Gela vient de ce qu'elle se détruit
«omme puissance en s'établissant comme liberté. Une église est
une puissance, une église privilégiée est un joug, et une église
confondue avec l'état est un despotisme, le plus complet dos des-
potismes. Des églises libres sont des libertés, rien que des liber-
tés, et des enseigncmens perpétuels de liberté. Elles apprennent
au citoyen, continuellement, qu'il n'appartient pas tout entier à
l'État, qu'il a une partie de lui-même, intime et sacrée, où l'État
n'a rien à voir, et dont l'homme dispose pleinement à son gré,
pouvant l'associer spontanément ou à telle communion ou à telle
autre. Ce sont, en cela, des pouvoirs liraitateurs, mais ce sont des
limites toutes morales. Ce sont des âmes aftranctiies ; ce sont des
consciences qui se saisissent d'elles-mêmes et s'aperçoivent qu'elles-
sont des consciences, et, du moment qu'elles s'en aperçoivent, le
deviennent, au lieu de n'être que des soumissions. La liberté de
conscience est création de consciences. Il n'y a pas ferment d'in-
dividualisme plus puissant au monde. — C'est précisément au temps
où monai'chie presque absolue, révolution, empire, tous, renché-
rissant l'un sur l'autre, ont nivelé, centralisé, et socialisé la nation
au point que voilà l'État, c'est-à-dire en pratique le gouvernement,
qui est tout, qu'il convient plus que jamais qu'il y ait au moins
une chose individuelle qui soit la conscience, et des associations
libres de consciences qui soient les églises. « De petites républi-
ques dans la monarchie, » nous avons vu qu'autrefois il y en avait;
de petites républiques aujourd'hui dans la monarchie, demain, dans
la démocratie autoritaire, il n'y en aura pas, si ce n'est les églises.
Une église d'état est un danger iormidable pour la liberté plus que
jamais ; car dans l'ancienne monarchie, l'Église officielle n'était pas
église d'Etat : elle était un corps de l'État, c'est-à-dire pouvoir
limitateur de la souveraineté; désormais, agrégée à l'État, soudée
à lui, dotée par lui, vivant par lui, elle lui serait non plus une
limite, mais un surcroît d'autorité et de force ; elle serait l'État
religieux renforçant l'état civil, une aggravation de centralisation,
de compression et de despotisme. Le despotisme absolu, c'est
l'État-Eglise. L'école de la hberté, c'est l'Église libre.
L'inamovibilité de la magistrature, c'est un pouvoir limitateur
plus matériel et plus palpable, aussi nécessaire. C'est l'État recon-
naissant, non plus qu'il peut y avoir une conscience en dehors de
lui, mais qu'il peut y avoir une justice contre lui, l'État reconnais-
sant que, dans un démêlé avec un citoyen, il peut être condamné,
et qu'il est d'utilité sociale qu'il puisse l'être. C'est l'État recon-
naissant qu'il ne peut pas être juge, parce qu'il lui arriverait d'être
juge et partie. La liberté civile et la sécurité du citoyen honnête,
168 REVUE DES DEUX MONDES.
et partant la sécurité sociale tout entière repose sur ce sacrifice
nécessaire. Que dit l'État au juge en l'installant? n'importe quel
État; car on est toujours juste en principe, et ce n'est que les
occasions qui vous sollicitent plus tard à l'être moins. « Il lui dit :
Soyez impassible. N'ayez ni crainte ni espérance. Si mes propres
erreurs, si les influences qui m'assiègent m'arrachent des comman-
demens injustes, désobéissez-moi. — Le juge répond : Je ne suis
qu'un homme... Vous êtes trop fort et je suis trop laible. Je suc-
comberai... Je ne puis m'élever toujours au-dessus de moi-même,
si vous ne me protégez à la fois et contre moi et contre vous.
Secourez ma faiblesse. Affranchissez-moi de la crainte et de l'espé-
rance. » Voilà ce que seul peut faire, non pas même l'État, mais le
principe de l'inamovibilité. La justice ne peut être juste que si la
fonction de juger est la propriété du juge. Elle l'était autrefois. Cette
vénalité des charges, née de la plus basse origine, du besoin d'ar-
gent d'un roi, n'en a pas moins fondé la justice en France. Elle a
fait des juges qui ne craignaient pas d'être destitués, une magis-
trature qui ne redoutait pas une épuration périodique. Un temps
viendra peut-être (ce n'est plus Royer-Gollard qui parle) où le be-
soin d'argent rétabhra la vénalité des charges, et ce sera un scan-
dale dans l'opinion publique, et ce sera un progrès social, malgré
le sentiment de la foule, et malgré la bassesse de l'expédient d'où
elle renaîtra; car ce n'est pas la vénalité des charges qui est un
malheur, c'est la vénahté du juge, ou seulement son ambition ou
sa faiblesse. Un autre temps viendra peut-être, dans une répu-
blique de Salente, où la magistrature, qui ne sera composée ni
d'acheteurs, ni d'héritiers, ni de fonctionnaires, sera un corps de
l'État se recrutant lui-même parmi les juristes, aura sa pleine auto-
nomie et sera aussi indépendante du pouvoir exécutif qu'elle l'est
maintenant de la puissance législative, et pour les mêmes raisons...
En attendant, l'inamovibilité, qui rassure la timidité, mais qui n'em-
pêche point l'ambition, est un minimum de garantie qui peut
suffire, à la condition qu'il soit tenu pour un principe constitu-
tionnel inattaquable, et qu'on ne le viole que tous les trente ans.
— Et voilà encore un privilège qui naît. — Soyez-en sûrs, et
que les abstractions en politique ne peuvent point ne pas devenir
des réalités. De même que l'État, en théorie, c'est tout le monde,
ce tout le monde qui ne peut pas être oppresseur, comme nous
l'enseigne Rousseau, mais en pratique c'est toujours le gouverne-
ment, lequel trouve le moyen d'être oppresseur non-seulement de
la minorité, mais assez souvent de la majorité elle-même ; tout
aussi bien la liberté en théorie c'est la liberté, mot sous lequel
chacun entend toutes les choses qu'il estime les plus belles, mais
en pratique la liberté c'est toujours une liberté, c'est-à-dire un
ROYER-COLLARD. 169
droit qui appartient à quelqu'un et qui limite le droit de l'État;
c'est-à-dire (sous peine de n'être qu'un droit théorique, à savoir
un mot) une quantité de pouvoir donné à quelqu'un ; c'est-à-dire
un privilège. Oui, la magistrature inamovible, c'est un privilège,
c'est le privilège, singulier au premier abord, d'être salarié de
l'Etat sans être un fonctionnaire du gouvernement, et d'être payé
sans être tenu d'être obéissant. C'est un privilège ; mais entendez
bien que la liberté générale ne sera constituée que par l'établisse-
ment d'un certain nombre de privilèges raisonnables. Privilèges
établis par le temps et constituant une certaine somme de libertés,
c'était l'ancien régime; privilèges, au défaut des anciens, établis
par la raison, c'est le régime nouveau, a L'esprit moderne » doit
trouver sa satisfaction à ceci qu'au moins ce ne sont pas les mêmes.
Enfin, le gouvernement parlementaire est la plus grande ga-
rantie de liberté et le plus puissant pouvoir limitateur, et aussi le
plus considérable « privilège » des temps nouveaux. A la rigueur,
comme garantie de liberté, il suffirait. Un peuple libre est un
peuple qui ne paie que l'impôt qu'il vote. Un peuple libre est un
peuple qui a un conseil d'administration des finances. Gela con-
stitue, à la vérité, une manière de liberté un peu grossière, pour
ainsi parler, et brutale et violente, le peuple n'ayant qu'im moyen,
et qu'un moyen formidable de « limiter » et de réduire son gou-
vernement, pour répondre aux mille petits moyens d'oppression
continuelle dont le gouvernement dispose. Quand il n'a que cette
liberté-là, il ne peut, s'il est mal administré, que refuser l'impôt;
s'il est mal jugé, que refuser l'impôt; s'il est engagé dans une
mauvaise voie diplomatique, que refuser l'impôt; si ses réverbères
sont mal allumés par « les délégués de la souveraineté, » que re-
fuser l'impôt. C'est pour cela que cette garantie de liberté a quelque
chose d'élémentaire, de grossier et de violent. Ce n'est guère
qu'une organisation pacifique de l'insurrection. Mais enfin c'est
une puissante et même énorme garantie qui constitue la liberté
politique à elle seule, et si elle est colossale, aussi est-elle essen-
tielle. Personne, du reste, ne songe à en attaquer le principe. Ce
qu'il faut, c'est en comprendre la nature, en bien voir les limites
et en conjurer les dangers.
Le gouvernement parlementaire est une liberté, c'est un pouvoir
limitateur, et par conséquent c'est un privilège. Seulement, ce-
lui-ci, c'est un si grand pouvoir limitateur qu'il risque d'absorber
ce qu'il limite, et c'est un si grand privilège qu'il risque de devenir
une omnipotence. Ce qui est inventé pour fonder ou maintenir la
liberté, cette fois peut la détruire. Le parlement a une tendance
invincible à faire ce pour quoi il est le moins fait, à gouverner;
170 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abord parce que c'est un penchant naturel aux hooinies de vou-
loir être ce à quoi leur nature ne les destine point, ensuite parce
que gouverner est toujours ce que tout homme ou toute corpora-
tion désire le plus. Le parlement ne peut pas gouverner, et il ne
le doit pas. Il ne le peut pas, parce qu'il est un corps. L'action de-
mande toujours un chet unique. Un parlement ne gouverne, quand
il gouverne, que par un homme qu'il a investi de sa confiance; ce
qui revient à dire que tant s'en faut qu'il puisse gouverner qu'il ne
gouverne que quand il abdique. — Le parlement ne doit pas gou-
verner, parce qu'il gouvernerait sans rapidité, sans secret et sans
suite. Tout au plus une aristocratie très forte, très vigoureuse et
très rigoureuse, concentrée en un conseil héréditaire et peu nom-
breux, a-t-elle pu, quelquefois dans l'histoire, mener un peuple.
Un parlement moderne, c'est-à-dire plus ou moins démocratique,
-et tellement responsable devant le peuple, qu'il est toujours mené
par lui, loin qu'il le mène, ne gouvernera jamais. 11 s'accommo-
dera, il imaginera non une politique, mais une série d'expédiens;
il subira, peut-être adroitement, l'histoire; il ne la fera pas. Le
parlement ne doit pas gouverner. — Pourtant il voudra prendre le
pouvoir, et il pourra le prendre. Dès qu'il y a eu un parlement en
France, la première chose qu'il ait faite a été de prendi-e le gou-
vernement ; la seconde, de subir celui de la foule. Vouloir gouver-
ner, se résigner à être gouverné, c'est l'histoire du gouvernement
parlementaire. Comment empêcher ces deux malheurs, en conju-
rant le premier?
D'abord il faut tâcher d'ôter ses prétendus titres au gouverne-
ment parlementaire. Les députés croient toujours qu'ils sont les
représentans du peuple souverain et par conséquent souverains
eux-mêmes. Ils disent couramment, ce qui est significatif : « Gou-
vernement parlementaire, gouvernement représentatif. » Ce sont
des mots impropres, et c'est une idée fausse. Les députés ne sont
pas les mandataires de la nation ; ils sont les représentans des in-
térêts de la nation, ce qui est très différent. S'ils étaient les man-
dataires de la nation, d'abord nous serions en république, ensuite
ils représenteraient quoi? des hommes, des hommes tout entiers,
avec leurs passions, leurs désirs, leurs penchans, c'est-à-dire qu'ils
représenteraient des forces. Mais la force ne se délègue pas. Elle
est où elle est. Dès qu'il est établi que le député représente des
citoyens, des hommes, un total d'hommes, il devient un contre-
sens. Il ne devrait pas exister. Les hommes, au lieu de se faire
représenter par lui, devraient se compter, et dire : « Nous sommes
trois miUions à avoir telle passion, vous êtes deux millions à avoir
la passion contraire. C'est la nôtre qui va être loi. » Le gouverne-
ROYER-GOLLARD. 171
ment représentatif, suivant sa propre logique, doit se transformer
en gouvernement direct, c'est-à-dire ne plus être. Mais cette doc-
trine et cette logique n'est pas la nôtre. Dans la doctrine de la
charte, il n'y a pas de représentant des droits du peuple. Les
droits du peuple sont reconnus, ils sont proclaixiés, ils sont res-
pectés, ils ne sont pas représentés. Les députés ne sont pas repré-
sentans du peuple, ils sont dépositaires des intérêts du peuple ;
ils ne sont pas mandataires du peuple, ils sont mandataires de la
charte. C'est la charte qui les crée, qui les fait, comme elle main-
tient le roi, comme elle fait les pairs, comme elle fait les magis-
trats, comme elle fait les électeurs, et, pour la même raison, —
parce qu'elle en a besoin. Elle a besoin que les divers, et très
divers, intérêts de la nation soient gardés et défendus. La nation a
intérêt à une certaine continuité et unité traditionnelle dans son
existence : pour cet intérêt, la charte maintient le roi. Les hautes
classes, pensantes, intellectuelles, à grandes entreprises, à longs
desseins, ont des intérêts particuliers qu'il est d'utilité générale
qui soient protégés : pour elles la charte crée les pairs. Le peuple
a ses intérêts, ses besoins et ses souffrances : pour lui la charte fait
les députés. Elle ne les fait pas directement, il est vrai; elle nomme
des électeurs pour les faire. Mais les électeurs ne sont pas autre
chose que des fonctionnaires de la charte. C'est bien évident. Si
les députés étaient représentans du peuple, c'est le peuple qui de-
vrait les nommer. Le suffrage universel serait rationnellement iné-
vitable. La charte ne l'admet pas. Elle dit : « Les citoyens dans
telles conditions de cens nommeront les députés. » C'est dire : « Je
nomme électeurs les citoyens tels et tels. Je leur suppose une ap-
titude, etje leur donne un office. » L'électorat est une fonction. — Et
la députation en est une autre, comme la pairie, comme la royauté.
Un gouvernement composé de trois fonctions gouvernementales est
organisé par la charte pour garder, protéger et défendre les difîé-
rens intérêts de la nation. La chambre des députés est une de ces
trois fonctions, et rien de plus. Quand elle prétend prendre le gou-
vernement, elle renverse la constitution tout entière, d'abord; de
plus, des trois grands intérêts du pays elle en ruine deux.
Donc, avant tout, tâchons d'établir fermement ce principe qim-
le gouvernement du pays par les députés est inconstitutionnel, est
irrationnel, et est funeste. — Ensuite opposons aux empiétemens du
« gouvernement parlementaire » des barrières autres que des rai-
sonnemens.
C'est une « souveraineté » qui nous menace. Traitons-la comme
nous faisons toute « souveraineté. » Disons d'abord qu'il n'y a pas
de souveraineté ; ensuite brisons celle-ci comme nous faisons les
172 REVUE DES DEUX MONDES.
autres, en la divisant. Rien que pour cette raison, sans plus nous
occuper de la diversité des intérêts, il faudrait deux chambres. La
dualité parlementaire est le principe auquel les libéraux tiennent
le plus, et auquel, pour ainsi dire, on les reconnaît, parce que c'est
la dualité parlementaire seule, absolument seule, qui empêche que
le parlement ne soit une souveraineté absolue. Ils y tiennent en-
core plus en république qu'en royauté sans doute, parce qu'en
république, à cette souveraineté parlementaire il y a une limite de
moins ; mais ils y tiennent toujours essentiellement parce qu'il faut
diviser toute souveraineté pour l'atténuer, et que, de toutes les
souverainetés possibles, sans qu'il y paraisse au premier regard, la
souveraineté parlementaire est la plus oppressive. — Elle est plus
oppressive qu'un peuple, elle est plus oppressive qu'un roi; plus
oppressive que le gouvernement démocratique direct, plus oppres-
sive que le gouvernement personnel absolu. Le gouvernement
direct serait absurde en ce qu'il ne gouvernerait pas du tout, mais
il ne serait pas minutieusement et subtilement oppresseur, à sup-
poser qu'il put fonctionner. Il ne tiendrait qu'à deux ou trois
grandes mesures radicales, par exemple, à ce qu'il n'y eût plus
d'impôt, ni plus d'armée; mais il n'aurait nullement le tempéra-
ment tyrannique, il laisserait très bien vivre chacun à sa guise, et,
pour en parler un instant sérieusement, il se transformerait très
vite en une fédération vague de cent mille petites républiques agri-
coles ou industrielles. Ce n'est pas la liberté qui y périrait. Il est
vrai que ce serait la nation.
La souveraineté parlementaire est plus oppressive qu'un roi ab-
solu, parce que l'isolement est une responsabilité qu'il est rare
qu'un roi ne sente pas. Un roi est très en vue, étant tout seul l'au-
torité. A chaque mesure injuste, ou seulement rude, il sait vers
qui les yeux se tournent, les plaintes montent, les bras, supplians
ou menaçans, se tendent. Ce qui est beaucoup plus rare qu'on ne
pense, c'est qu'un roi gouverne contre l'opinion, du moins d'une
façon continue. — Il est vrai qu'il fait de temps en temps, et le plus
souvent d'accord avec l'opinion, une bévue énorme, qu'en ses
lentes délibérations un parlement, surtout divisé, n'aurait pas faite,
et qui ruine un grand peuple en une minute.
Le parlement, lui, est oppresseur d'une manière continue, de sa
nature même. Il est oppresseur parce qu'il se sent relativement
irresponsable, relativement irresponsable parce qu'il est anonyme,
anonyme parce qu'il est collectif. Les mesures qu'il prend ne sont
signées de personne, sauf des ministres, qu'il rend irresponsables
en les faisant dépendans de lui, et qu'il couvre en les absorbant.
Il gouverne sans qu'on sache qui gouverne, et à qui précisément
ROYER-COLLARD. 173
il faut s'en prendre. Ce gouvernement, si manifeste et en plein
jour quant à ses opérations, est occulte quant à sa responsabilité.
De plus, il est comme mieux situé qu'un autre pour empiéter sur
des pouvoirs qui ne sont pas les siens. Faisant la loi, il peut et il
veut toujours la diriger et la tourner au bénéfice de son autorité.
Il fait des lois qui lui assurent plus ou moins complètement le
pouvoir exécutif; il fait des lois qui diminuent, comme pouvoir
d'état, le pouvoir judiciaire; il fait des lois qui diminuent ou sup-
priment le « pouvoir » de la presse ; il fait des lois qui diminuent
ou suppriment tous les droits qu'il tient pour des pouvoirs, en ce
qu'ils lui sont des limites ; et rien n'est plus difficile, et c'est où
s'épuise toute l'imagination ingénieuse des libéraux, que de sous-
traire à la prise du pouvoir législatif en les plaçant dans une for-
teresse qu'on appelle constitution, les droits auxquels on veut que
le pouvoir législatif ne touche pas, et que de tracer la limite assez
nette et que de creuser le fossé assez profond entre la loi propre-
ment dite que le pouvoir législatif doit faire, et la loi constitution-
nelle qu'il doit respecter.
Pour ces raisons, c'est autour de lui qu'il faut tracer des
limites, autant qu'on le pourra, mais c'est surtout par lui-même
qu'il le faut limiter. Il faut deux chambres de droits égaux, chacune
impuissante, puissantes à elles deux seulement quand elles sont
d'accord. Ainsi partagé, le parlement ne gouvernera pas. Comme
il ne peut gouverner qu'en se concentrant, qu'en se sublimant,
qu'en ramassant sa force active dans un comité, qui lui-même
condense la sienne en un chef, ce comité et ce chef, dans le cas
de deux chambres, appartiendront toujours à l'une d'elles, et l'autre,
se trouvant écartée du gouvernement, deviendra immédiatement
opposition, résistance, limite, frein. La seule conviction, sensation
continue, pour mieux dire, dans chacune des deux assemblées, que
les choses iront ainsi dès qu'une des assemblées voudra gouverner,
empêchera perpétuellement qu'aucune y tâche. Elles se résoudront
toutes deux, d'une part à faire la loi, ce qui est leur office, et
d'autre part à avoir contrôle sur le gouvernement, et, par le con-
trôle, influence indh'ecte, ce qui est légitime et salutaire. Nous
avons, ici encore, où c'était plus difficile qu'ailleurs, empêché qu'il
y eût une souveraineté.
Ce n'est pas tout. De souveraineté permanente, dans le système
que nous venons d'exposer, il n'y en a nulle part. De souveraineté
intermittente, pour ainsi dire, et éruptive, si l'on nous passe le
mot, il serait bon qu'il n'y en eût pas davantage. En langue tech-
nique, cela signifie qu'il ne faut pas de plébiscite. Le plébiscite,
c'est la souveraineté du peuple intervenant de temps en temps,
174 REVUE DES DEUX MONDES.
brusquement. C'est le ((gouvernement direct» accidentel, c'est-
à-dii'e quelque chose de beaucoup plus mauvais que le gouverne-
ment direct ; car le gouvernement direct, s'il' était possible de
l'organiser dans une grande nation, aurait encore, peut-être, à
s'exercer constamment, une certaine suite. Mais le plébiscite, c'est
le gouvernement direct appelé un jour, subitement, et par hasard,
à s'exercer. C'est la plus aventureuse des aventures. Il ne peut
être, par définition, que l'expression d'un caprice. Il ressemble à
un homme qui pointerait au hasard une date dans son calendrier et
se dirait : « L'humeur dont je serai ce jour-là en me levant, j'en
ferai mon principe de conduite, ma loi, ma morale, ma religion
pour toute ma vie, ou pour dix ans. » Et, si cet homme était d'une
merveilleuse égalité d'humeur il ne ferait pas là une folie, étant
sûr à l'avance que son humeur de tel jour à venir serait son hu-
meur habituelle, mais il est rare qu'on soit si constant, et encore
mieux vaut-il composer sa loi morale d'une série de consultations
sur soi-même finissant par donner une moyenne qui a des chances
d'être raisonnable.
Il ne laut donc pas de plébiscite, d'abord, pour remonter à nos
principes, parce qu'un plébiscite suppose la souveraineté du
peuple, et qu'il n'y a pas plus de souveraineté populaire que
d'autre souveraineté. Le peuple n'est pas la souveraineté, il est la
force. Se gouverner autrement que par le pur emploi et exercice
de la force, il est probable que c'est le désir, l'effort et l'invention
de la civilisation tout entière. Substituer la raison à la force, c'est
le travail de l'humanité se dégageant de la barbarie. Le peuple n'a
pas plus la souveraineté que ne l'a le parlement ou le roi. Il est
lonction dans l'état, simplement, comme le roi, le parlement ou la
magistrature. — C'est pour cela qu'il ne vote pas quand il veut,
toutes les fois qu'il veut, selon son caprice, comme fait une insur-
rection, qui, elle, est la force pure et simple. Il vote quand la con-
stitution lui dit de voter ; en d'autres termes, il y a des momens
où la constitution lui donne une fonction, le fait fonctionnaire pour
un temps, l'institue fonctionnaire-électeur pour le service de l'État.
— C'est pour cela qu'il ne vote pas toutentier, nulle part, les enfans,
les adolescens et les femmes étant partout exclus du vote ; ce qui
veut dire que c'est bien la constitution qui choisit, qui nomme dans
le peuple un certain nombre d'hommes pour être électeurs, en rai-
son non de leur existence, car d'autres existent, non d'un droit,
car pourquoi l'auraient-ils à l'exclusion des autres ? mais en raison
d'une aptitude qu'elle leur suppose. Même en pays de prétendu
« suffrage universel, » la souveraineté du peuple n'est donc pas re-
connue par l'Etat, et n'existe, en pratique et réellement, que les
ROYER-COLLARD. 175
jours d'insurrection. Sous le régime de la charte de 1815 la chose
est, non pas plus nette, mais plus stricte, puisque la constitution,
ne reconnaissant pour électeurs qu'un nombre limité de citoyens,
fait bien iormellement de l'électorat une fonction, loin qu'elle le
reconnaisse comme un droit de l'homme, ou qu'elle le subisse
comme une force.
Donc, nier la souveraineté du peuple et maintenir soigneuse-
ment cette négation dans la charte, voilà le premier point; mais,
admît-on la souveraineté du peuple, ne pas permettre qu'elle
s'exerce par plébiscite, c'est-à-dire capricieusement, aventureuse-
ment et par une sorte d'explosion inattendue, comme si l'on faisait
du tremblement de terre de Lisbonne un article constitutionnel,
voilà le second.
C'est pour cela qu'il ne faut pas de renouvellement intégral de
la chambre éligible. Le renouvellement intégral, de quelque eu-
phémisme qu'il vous plaise de l'appeler, c'est le plébiscite. Dans
un pays où une seule chambre gouverne, le renouvellement
intégral de cette chambre, c'est hier tout, aujourd'hui lien, ce
soir tout, de nouveau. Voilà de bien rudes secousses. Dans
un pays où le parlement ne gouverne pas et où il y a deux cham-
bres, c'est encore trop d'instabilité, trop d'inconnu, trop d'anxiété
pendant toute l'année qui précède les élections et toute celle
qui les suit. A la vérité, on sait quand les élections doivent
avoir lieu. La belle assurance! On sait quand aura lieu l'érup-
tion. On sait quand se déclarera la crise. Mais à prévoir l'état
violent on y est déjà. « Le renouvellement intégral, c'est la pério-
dicité de la tempête. » — C'est surtout le plébiscite reconnu par
la constitution. La constitution ne doit pas reconnaître le plébis-
cite même indirect; en d'autres termes l'Etat ne doit pas admettre
qu'il soit lui-même mis en question. Il l'est quand on dit au
peuple, ou seulement quand on semble lui dire : « Ceux qui iont
la loi n'existent plus. Désignez-en d'autres. » Le peuple traduit par :
« Il n'y a plus rien ; et tout est à faire ; et c'est moi qui fais tout. »
Vous donnez à la souveraineté je ne sais quelle consécration for-
midable; à l'exercice de la souveraineté, je ne sais quelle forme so-
lennelle et quel appareil terrifiant. Vous exaltez la souveraineté ;
et elle n'existe pas; et elle existerait, qu'il ne faudrait pas trop la
reconnaître. Les députés sortis de ces grandes assises du peuple
croient toujours être au commencement du monde et avoir tout à
organiser. Et en vérité leur illusion est naturelle. C'est le a contrat
social )) qui vient de se renouveler. Chaque renouvellement inté-
gral, c'est la prétendue origine des temps qui se reproduit, c'est
l'état de société aboli pour permettre à l'état de société de renaître
176 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'état de nature. Ce sont jeux dangereux, tout au moins, et qui
interrompent et brisent toute tradition. Épargnez à la chambre
élective cette période d'inexpérience et d'audace, cette adolescence
factice où elle retombe tous les cinq ans. Ne lui donnez pas pério-
diquement, en face des autres pouvoirs de l'État, cette illusion
qu'elle est tout, et qu'elle vient de ramasser en elle tout droit et
toute légitimité. Un parlement partagé en deux chambres, dont
chacune sera lentement et progressivement renouvelée, n'aura ni
la souveraineté, ni l'illusion, déjà dangereuse, qu'il est souverain.
Il fera honnêtement et patiemment son métier de législateur, le seul
auquel il soit propre.
Voilà l'ensemble des idées de Royer-Collard, tel qu'on peut le
tirer des nombreux discours, sur diverses questions, qu'il a pro-
noncés de 1815 à 1840. La « souveraineté » nulle part, le gouver-
nement partagé en divers pouvoirs, qui se limitent à la fois et se
contrebalancent et s'aident l'un l'autre contre la « souveraineté »
toujours menaçante, qu'elle vienne de la monarchie réparée ou de
l'omniarchie victorieuse; au lieu des privilèges particuliers d'au-
trefois, des privilèges généraux, qui s'appelleront, en langue cou-
rante, des libertés publiques ; tout cela présenté, non comme théo-
rie d'un penseur isolé, mais comme défini, édicté et proclamé par
la constitution de 1815 et formant a la philosophie de la charte; »
voilà le système politique de Royer-Gollard.
III.
Il faut remarquer d'abord que ce système est tout politique et
historique. Il n'est nullement métaphysique. Royer-Collard n'a nul-
lement cherché le principe ou les principes sur lesquels il établis-
sait sa doctrine. Il n'a pas, comme Benjamin Constant, constitué
un dogme du libérahsme ; il n'a pas, comme de Maistre ou de
Bonald, constitué un dogme de l'autorité. Ce libéral n'a jamais
défini la liberté, dit ce qu'elle était en son essence, en sa nature
propre. Il n'a pas dit : c'est un droit de l'homme fondé sur ce que
l'homme est un être moral, est une conscience. Le mot de droit de
l'homme est même absolument inconnu à Royer-Collard, et très
probablement lui répugne. Il n'a pas non plus rattaché la liberté au
sentiment que doit avoir l'homme de la dignité de son semblable
et au respect de cette dignité. Il n'en a pas fait une forme de la fra-
ternité, de la charité. 11 n'est pas assez homme de sentiment pour
cela. Il ne la regarde jamais que comme une négation, que comme
un veto, que comme une barrière et un halte-là! Elle n'est jamais
pour lui, sous quelque forme qu'elle se présente à ses yeux, qu'un
ROYER-COLLARD. 177
pouvoir limitateur. Il a dit formellement : « Les libertés sont des
résistances. » Il doit y avoir liberté, pour qu'il n'y ait pas souve-
raineté; c'est toute sa pensée sur ce point, et il n'en sort jamais. Il
est homme d'opposition, d'opposition conservatrice, certes, et
d'opposition patriotique, mais d'opposition. Il dit toujours à quel-
qu'un : « Vous n'irez pas plus loin, » et à un certain moment c'est
au pouvoir, et à un autre c'est à la chambre, et toujours c'est à la
foule; mais sa fonction est d'être opposant et limitateur; ce n'est
peut-être pas d'être fondateur.
C'est pourquoi ses « libertés » ont quelque chose de si arbi-
traire en leur institution, et de si flottant en leur définition et en
leurs limites.
Ses libertés, elles sont quatre : de presse, de culte, de parlement,
de magistrature. Pourquoi quatre, et non trois ou cinq? Pourquoi
celles-là et non d'autres? Pourquoi, par exemple, de Hberté indivi-
duelle, personnelle, domestique, Royer-Gollard ne parle-t-il pas? Je
crois bien le voir : c'est parce que, pour Royer-Collard, une liberté
n'est pas, à proprement parler, une liberté, c'est un pouvoir.
Quelque chose qui puisse arrêter la souveraineté, la faire reculer,
empêcher qu'elle soit, voilà, pour Royer-Gollard, une liberté.
Voyez-vous bien le caractère tout pratique, nullement philoso-
phique, nullement général, et, on croit pouvoir le dire, nullement
élevé de ce libéralisme? Il croit, et ce n'est pas une vue fausse, que
toute liberté deviendra un privilège; mais c'est un peu parce qu'il
ne compte, ne reconnaît et ne consacre comme liberté que ce qui
déjà en est un. Il y a un esprit singuhèrement autoritaire (et, en
efïet, le tempérament de Royer-Gollard était très autoritaire) dans
ce libéralisme-là.
Il y a surtout, et c'est un peu la même chose, un esprit de dé-
fiance et comme de désillusion préalable et préventive. « Gon-
fiance! confiance! » n'est pas le mot de Royer-Gollard. Il a toujours
cru que tout allait sombrer. Il a toujours dit : « Nous allons être
submergés, par ceci, par cela, par la royauté oppressive, par la
chambre envahissante, par la démocratie débordante, et après ce
débordement-là, il n'y a plus rien. Des limites, des barrières, des
digues ! » Ge n'est pas une mauvaise disposition d'esprit, et l'homme
d'Etat ne doit pas être un homme confiant et rassuré ; mais, chez
Royer-Gollard, elle est un peu inquiète, morose et chagrine. Il était
homme d'ancien régime par toute une partie de son caractère et
par tout un côté de son esprit. Il avait bien raison de dire qu'il
n'avait « de vocation libérale qu'avec la légitimité ; » il n'avait de
vocation libérale qu'avec la légitimité, pour la restreindre, pour la
gêner, et, il faut le reconnaître, pour la guider, et il faut lui rendre
TOME XCVIII. — 1890. 12
178 REVUE DES DEUX MONDES.
cet hommage, pour la sauver. Il avait un libéralisme de vieux par-
lementaire attaché aux grandes institutions françaises, et en accep-
tant quelques-unes de nouvelles, et voyant, avec raison, dans les
unes et les autres, des garanties de liberté, mais y voyant toute la
liberté et ne concevant point et n'aimant point à entendre dire
qu'elle fût ailleurs.
C'est pour cela, et, comme je l'ai dit, qu'il ne'cherche jamais, pour
y rattacher sa doctrine libérale, un principe philosophique ou moral,
et que ses « libertés » ont quelque chose d' interminé, de mal déli-
mité et, de flottant. 11 a pu varier singulièrement, quelquefois, sur
la part à faire à une de ces hbertés publiques, sans être inconsé-
quent, pour cette raison. Par exemple, il se montre très coercitif à
l'égard de la presse au début de la Restauration, et très libéral à
son endroit vers la fm du règne de Charles X. C'est que, pour lui,
la liberté de la presse n'est pas un droit, rattaché, je suppose, à la
liberté de penser, à la hberté de croire, à la liberté d'être un être
intelligent; ce n'est pas un droit, c'est un pouvoir; c'est une force,
tout simplement, qui se trouve là, à la place de laquelle il pourrait
y en avoir une autre, mais qui est là, et dont il peut être bon, dont
il est bon de se servir pom- limiter la souveraineté du monarque
ou la souveraineté du parlement. Si elle n'est que cela, certes, elle
est considérable, et il y tient ; mais elle n'est pas sacrée, et il a,
selon les circonstances, en considération du bien général de ILtat,
le droit de lui laisser toute sa puissance, ou de lui en ôter, s'il le
peut.
Ces systèmes tout pratiques sont tout simplement des systèmes
de circonstance, et ce n'est point, tant s'en faut, pour les mépriser
que je leur donne ce nom, surtout quand ce que j'appelle une cir-
constance est une période de l'histoire d'une trentaine d'années. Il
convient de louer, au contraire, Royer-Collard d'avoir, il me semble,
plus précisément et avec plus de pénétration que personne, vu
juste ce qu'il fallait croire et dire en politique de 1815 à 18/iO.
L'immense autorité qu'il a possédée en ce temps-là tient principa-
lement à cette cause. Il est homme d'ancien régime et de légitimité
d'une manière très intenigente,et homme de hberté d'une manière
très sagace, avec beaucoup de mesure et de tact. Au fond, ou plutôt
par l'ensemble de sa doctrine, sinon par le fond de son caractère,
Royer-Collard est un Ronald qui, parce qu'il n'est point passionné,
raisonne et conclut mieux que Ronald. J'ai fait remarquer que
Ronald, autoritaù-e (Royer-Collard l'est aussi), légitimiste (Royer-
Cohard l'est aussi), n'ayant point une « philosophie libérale »
(Royer-Collard non plus), avait toujours raisonné de la façon
suivante : Je suis homme d'ancien régime; — il y avait mille
ROYER-COLLARD. 179
fois plus de libertés sous l'ancien régime que sous le nouveau;
— je ne veux d'aucune liberté. Royer-Gollard reprend le raison-
nement et conclut d'une manière moins inattendue : « Il v
avait toutes sortes de libertés sous l'ancien régime, j'entends toutes
sortes de pouvoirs particuliers, très forts, très nombreux sur-
tout, qui limitaient l'omnipotence centrale (quand il les énumère,
complaisamment, on croit s'être trompé de volume et lire une page de
Bonald, plus brillante et plus oratoire qu'à l'ordinaire) ; il n'y en a
plus : la révolution a sinon fait, du moins consommé le despotisme.
Il faut qu'il y en ait. Je conserve ceux dont il reste au moins un
vague souvenir, pairie, magistrature, sinon autonome, du moins
inamovible ; je donne force de pouvoirs à de nouvelles institutions
qui se sont élevées, assemblée bourgeoise, presse, et je trouve les
anciennes libertés à peu près remplacées par les nouvelles. Je
trouve du moins qu'il y a des garanties ; et j'estime que mieux vaut
accepter celles-là que de dire : il y en avait, je les admire, je les
crois nécessaires, et je n'en veux d'aucune sorte. »
Ajoutons que ces nouveaux pouvoirs, comme nous l'avons noté,
il leur donnait un certain caractère de généralité qui faisait qu'au
lieu de libertés qui étaient des privilèges, comme la France an-
cienne, la France nouvelle avait des libertés plus accessibles, au
moins en apparence, à tout le monde, des libertés qui, tout en
étant très susceptibles de se tourner en privilèges à leur tour,
avaient au moins l'air de l'exercice d'un droit, et par là quelque
chose de plus accommodé à l'esprit moderne. C'est ce que Bonald
appelait avec mépris : « Installer la révolution sur la base de la lé-
gitimité. » Ce n'était pas cela précisément ; c'était vouloir le pou-
voir légitime limité, comme il l'avait toujours été, au moins en prin-
cipe, et limité après la révolution par les barrières qui seules, après
la révolution, étaient possibles.
C'était donc là un système, ou plutôt un ensemble d'idées très juste
et très judicieux pour le temps où il a été exposé. Il est certain qu'il a
quelque chose d'un peu étroit. Il convient à son temps et, trop
modestement ou trop obstinément, n'est fait que pour lui. Il n'est
pas transportable (sauf une partie, très importante) d'une époque
à une autre. Les hommes du temps de Charles X, ou même de
Louis-Philippe, en peuvent tirer profit. Le temps suivant, il le pré-
voit, certes, mais il ne veut pas le prévoir. Il se contente de le mé-
priser. Royer-Collard semble dire : « Je nie la souveraineté du
peuple, comme toute autre. — Mais quand elle existera? — On
aura eu tort de la faire! — Mais encore? — Tout sera perdu! —
Mais encore? Le moyen de vivre avec elle? — Dieu merci, je serai
mort. » — Sa fameuse boutade : « Nous périrons, c'est une solu-
tion! » est plus qu'une boutade, c'est bien un trait de son carac-
180 RE\TJE DES DEUX MONDES.
tère. Il était l'homme d'un système juste et peu flexible, dont il ne
sortait point et dont il n'admettait pas qu'on pût sortir sans suc-
comber. Montesquieu, qui est son maître, et il s'en est assez sou-
vent réclamé avec raison, était capable et d'avoir un système, et
de montrer tout ce qu'il y avait de praticable, et dans quelles con-
ditions, dans les systèmes qui n'étaient pas le sien. Royer-Gollard
n'a pas cette largeur de vues et cette souplesse d'intelligence poli-
tique. C'est pour cela qu'il a un libéralisme si conditionnel et si
conditionné, si difficile à placer, si l'on me permet l'expression, et
qui, en dehors de la légitimité, ne sait plus où se prendre.
C'est que sa conception de la hberté est étroite et incomplète.
Il est très vrai que des pouvoirs intermédiaires, comme dit Mon-
tesquieu, ou des pouvoirs limitatifs comme dit Royer-Collard, sont
des garanties de la liberté ; il est très vrai qu'ils en sont comme
les organes, à ce point que, là où ils n'existent pas, la liberté
court risque, et grand risque, de n'être plus ; mais ils ne sont pas
la liberté elle-même. — Et aussi, et pour dire à peu près la même
chose à l'inverse, il est très vrai que toute liberté devient aux mains
de ceux qui savent s'en servir, à l'exclusion de ceux qui s'en pas-
sent, une sorte de propriété, de privilège, dont il ne faut pas avoir
peur, et au contraire, car ce privilège c'est la liberté pratiquée, au
lieu de rester théorie, c'est la liberté devenue droit possédé, au
lieu de rester droit à prendre, et c'est la preuve que la liberté a
existé et qu'on s'en est servi, et qu'elle continue d'exister et qu'on
s'en sert ; et seulement il faut empêcher que tel de ses privilèges
finisse par devenir une puissance oppressive, finisse, selon le cours
de beaucoup de choses humaines, par s'exagérer jusqu'à devenir
le contraire de ce qu'il était en son principe, et par détruire ce
dont il est né. — Oui, cette conception aristocratique de la hberté est
vraie, elle est historique, elle voit les choses telles qu'elles sont,
et telles qu'elles se sont toujours passées. Mais elle est incomplète;
elle appelle liberté ce qui n'en est que le résultat, la preuve et le
signe, le résultat heureux et respectable, la preuve éclatante, le
signe certain, mais seulement le signe, la preuve et le résultat.
Aussi ces pouvoirs Hmitateurs nés jadis de la liberté, les conserver
c'est excellent ; ces pouvoirs limitateurs qui commencent à naître
de la liberté, les consacrer dans la constitution, c'est très judicieux,
et l'on ne saurait trop louer Royer-Collard de l'avoir fait avec dé-
cision ; mais croire que ces pouvoirs soient toute la liberté possible,
et que s'ils disparaissaient, il n'y aurait plus qu'à désespérer, c'est
désespérer trop vite. Croire que, si la démocratie s'établissait, non-
seulement la liberté périrait, mais encore qu'elle ne pourrait plus
renaître, c'est avoir une idée et une définition trop étroite de la
liberté elle-même.
ROYER-COLLARD. 181
La démocratie a une tendance incontestable et inévitable au des-
potisme ; mais elle ne le constitue pas. Elle ne peut pas aimer la
liberté, mais elle ne peut pas non plus à coup sûr l'empêcher
d'être. La démocratie est un fait historique, analogue à la monar-
chie absolue, et c'est précisément pour cela que, la liberté ayant
trouvé sa voie à travers le despotisme monarchique, elle peut la
trouver aussi à travers le despotisme de l'omniarchie. Sous la mo-
narchie absolue, ou qui voulait l'être, la liberté s'étabUssait, grâce
aux laiblesses du gouvernement, par les énergies des communes,
des corporations, des classes, énergies devenant peu à peu des
libertés, et de libertés prises devenant privilèges consacrés. Mais
si la monarchie a ses faiblesses, la démocratie aussi a les siennes,
et elle a ses limites dans ses faiblesses mêmes. C'est l'erreur et de
Rousseau, et, je dirai presque conséquemment,de ses adversaires,
d'avoir cru que la démocratie, et pour parler plus clair, qu'un
peuple disposant de soi et appelé à se gouverner lui-même saurait
ce qu'il veut, se conduirait comme un seul homme, par conséquent
ne songerait qu'à être oppresseur, qu'à faire de sa volonté, de son
goût, de sa croyance, de sa morale, de sa conception des choses,
la loi, le décret, l'ordonnance, le règlement de police, et qu'à plier
sous ce niveau toutes les laçons de penser et d'agir des particu-
liers isolés. La démocratie poursuit continuellement ce but, cela
-est certain, et, de l'anxiété que cette perspective donne à tout
homme qui aime à avoir une pensée à soi, tout ce qu'on appelle
hbérahsme est sorti; mais elle n'y réussit presque jamais. Cette com-
munauté et cet accord dans une pensée oppressive déterminée ne
se rencontrent presque jamais en un grand peuple. 11 est d'accord
pour vouloir que sa volonté soit la seule, mais il n'est pas d'accord
sur ce qu'il veut. L'instinct de combativité l'emporte sur l'instinct
tyrannique, ou tout au moins le contrebalance. Une élection, un
plébiscite même, est une occasion pour un peuple d'abord d'im-
poser ses goûts aux individualités solitaires, sans doute, mais en-
suite de se disputer et de se battre, et à ceci il tient encore plus
qu'à cela. C'est à ce point que, s'il était et se sentait unanime, ou
presque unanime, il est probable qu'il ne voterait pas du tout.
Mais il est toujours, par seul instinct de lutte, et éternel besoin de
l'homme d'en venir aux coups, partagé en deux ou trois grands
partis dont les élections ne sont pas autre chose que le champ de
bataille, où triomphe la haine. Si une majorité est trop grosse, tenez
pour certain qu'elle se divisera pour former deux fractions consi-
dérables qui se combattront avec acharnement l'une l'autre. Dans
ces conditions, qui sont constantes, il arrive que la démocratie
veut toujours gouverner et ne gouverne presque jamais. Elle n'est
182 REVDE DES DEUX MONDES.
limitée par rien, et elle se limite intérieurement elle-même par ses
divisions. Grâce à cela la liberté trouve sa voie et s'établit insensi-
blement, ce qui est sa manière, et la seule sûrepour elle, de s'éta-
blir. 11 arrive qu'un grand effort d'un parti victorieux pour détruire
une liberté qu'il n'aime point, n'aboutit qu'à la suspendre un temps,
par la gêner quelque temps encore, et en dernier qu'à la laisser
renaître pendant que les partis se battent sur une autre affaire.
11 est donc bon, si l'on peut, de limiter extérieurement la dé-
mocratie, de soustraire à sa prise certains droits généraux qu'on
dépose dans une constitution comme dans un fort ; mais cette pré-
caution, quoique étant sage, ne laissant pas d'être un peu illusoire,
il faut surtout compter sur l'aptitude de la démocratie à cultiver
et à perfectionner son impuissance. C'est sur quoi Royer-Collard ne
compte pas du tout, et de là cette certitude du déluge après lui,
qui ne me paraît être qu'une demi-sagacité. On peut servir et vé-
ritablement contribuer à fonder la liberté sous tous les régimes.
Sous la monarchie et l'omniarchie, on la fonde en étant quelque
chose, en se distinguant, classe, corporation, compagnie, groupe,
ou même particulier, par une pensée, un dessein, une volonté sui-
vie, un but précis, une œuvre bien conduite. Dans ces conditions
on devient une force sociale qui acquiert un droit à durer, par
simple prescription. Ces forces sociales munies d'un di'oit, Royer-
Collard l'a vu, comme elles sont les résultats de la liberté, en de-
viennent les soutiens, parce qu'elles deviennentpeu à peu pouvoirs
limitateurs, étant des pouvoirs ; et il a très énergiquement affu*mé
que c'était sauver la liberté que les défendre. Seulement il faut tenir
compte de celles qui naissent et qui peuvent naître, autant que de
celles qui existent ; et compter sur celles qui peuvent naître autant
que sur celles qu'on trouve adultes et toutes grandes ; et croire
que, les anciennes venant à disparaître, c'est un malheur, non un
désastre, et qu'il n'y a qu'à recommencer, et qu'on peut toujours
recommencer.
Défendre les pouvoirs Umitateurs existans, c'est d'un bon libéral
conservateur; aider à naître les pouvoirs limitateurs à venir, c'est
d'un bon libéral progressiste. C'est les deux parties de la tâche,
dont on ne devrait jamais abandonner ni l'une ni l'autre ; car le
pouvoir limitât eur existant c'est de la liberté acquise, et elle fait tra-
dition, et elle fait assise, et elle fait clé de voûte : elle maintient; —
et le pouvoir limitateur futur c'est de la liberté qui s'organise, qui
s'efforce, qui se fait, c'est une énergie; elle continue. — Et surtout
c'est probablement une erreur de croire que, les conquêtes libérales
du passé disparaissant, l'énergie libérale actuelle est impuissante à
reconstituer son œuvre, différente de l'autre, équivalente pourtant.
ROYER-COLLARD. 183
Des deux parties de la tâche, Royer-Gollard a trop borné à une
seule son activité, et attaché à une seule sa foi.
A la vérité, celle à laquelle il s'est appliqué, il l'a menée avec
une singulière force de volonté, et une netteté admirable d'intelli-
gence. C'est surtout à la théorie et à l'analyse du gouvernement
parlementaire qu'il s'est consacré. De tous les pouvoirs limitateurs
c'est celui-là qu'il s'est obstiné et à maintenir, et à bien comprendre,
et à délimiter sûrement. C'était voir et toucher le point juste. Car
si les craintes de Royer-CoUard sur l'avenir de la liberté en France,
et sa quasi-désespérance à cet égard, sans pouvoir être admises, à
mon avis du moins, auraient une forte apparence d'être justes et
trouveraient un fondement, ce serait bien dans le cas où le gou-
vernement parlementaire disparaîtrait, et même dans celui où le
gouvernement parlementaire, changeant de nature en changeant de
forme, serait constitué d'une manière défuiilivement très différente
de celle dont Royer-Collard voulait qu'il le tût. La plus pénétrante
et solide et prévoyante doctrine sur le gouvernement parlementaire,
c'est bien dans Royer-Collard qu'il faut la chercher.
Mieux que personne, il a bien vu que le gouvernement parle-
mentaire était la plus solide garantie de liberté qu'un peuple pût
avoir; et que le gouvernement parlementaire pouvait devenir, à
n'être pas constitué d'une manière normale, un despotisme aussi
rude que tout autre ; et la manière enfm dont il fallait qu'il fût ovt
ganisé pour rempUr sa fonction et ne pas dégénérer en son con-
traire. Il a montré que tout gouvernement qui n'est pas sincèrement
parlementaire ne peut être que despotisme, par une sorte de fatalité,
et eût-il les meilleures intentions de ne l'être point, et que c'est
le pire des sophismes que d'opposer le parlement au peuple en
persuadant à celui-ci qu'il peut exprimer son vœu, manifester sa
volonté et la réaliser autrement que par celui-là. Il a, sinon dé-
truit, du moins poussé à bout la chimère du gouvernement direct
et du régime plébiscitaire, aussi vaine qu'elle peut paraître sédui-
sante, et montré que ce régime ne peut être, ou que la soumission
continue à un pouvoir qui feint d'être contrôlé, et par conséquent
un despotisme hypocrite, ou que la violence dans l'instabilité, et
par conséquent l'anarchie. — Et, d'autre part, personne n'a mieux
vu, en un temps où le despotisme paraissait ne pouvoir venir que
du silence des assemblées et non de leur existence, que le gou-
vernement parlementaire peut, lui aussi, devenir un despotisme,
qui, pour n'être pas monarchique, n'en est ni moins inique ni moins
pesant. Il a voulu deux chambres très différentes de nature et
d'origine pour que jamais l'une ne pût, en l'absence de toute force
égale à elle, concentrer tout pouvoir social, se considérer comme
184 REVUE DES DEUX MONDES.
la nation, dire : « L'État c'est moi, » l'être, en effet, à vrai dire,
contre toute vérité et toute raison, être une espèce de pays légal,
c'est-à-dire une fiction aussi étrange, au moins, et aussi dangereuse,
et plus encore, qu'un roi-état; — et pour que la loi faite par deux
assemblées différentes et rivales ne fût jamais l'intérêt ou l'ambition
de l'une d'elles travestie en volonté législatrice, mais en réalité ne
lût pas faite par les assemblées, ne vînt pas d'elles, fût quelque
chose d'impersonnel, comme elle doit l'être, fût seulement ou la
nécessité des choses s'imposant aux assemblées et reconnue par
elles, ou l'utilité générale consentie par les assemblées et devenant
loi, moins parce qu'elles la veulent que parce qu'elles tombent
d'accord à s'y soumettre. — La loi devient ainsi, comme elle doit
l'être, quelque chose de supérieur à ceux qui paraissent la faire,
puisqu'elle n'est pas ce qu'ils auraient lait s'ils avaient été aban-
donnés à la liberté de leurs caprices et de leurs passions, mais
qu'ils la font par une sorte d'accord, de transaction, de soumission
donc, d'adhésion au raisonnable et au nécessaire.
Et il a bien insisté sur une fiction qui est une vérité, comme on
sait qu'il arrive souvent en science politique, sur cette idée qu'il
ne faut pas considérer l'électorat comme un droit, mais comme
une fonction. Dans « les pays constitués, » pour nous servir de la
formule de Bonald, par définition même les droits ne sont pas dé-
fendus par ceux qui les possèdent. C'est dans l'état de barbarie que
chacun défend, maintient, fait respecter son droit. Dans l'état con-
stitué, c'est tout le monde qui défend le droit de chacun, interdic-
tion faite à chacun de défendre le sien lui-même. Dans l'état consti-
tué il est interdit de se rendre justice à soi-même, parce qu'il y a
une justice d'état constituée pour tous. Dans l'état constitué, il n'est
permis qu'au défaut de la force publique, et en l'attendant, c'est-
à-dire dans un cas où il y a absence momentanée de l'état, en
d'autres termes renaissance momentanée de la vie barbare, de dé-
fendre soi-même sa propriété, parce qu'il y a une force d'état
constituée pour la défendre. Ainsi de suite. Tout de même, le droit
de gouverner n'existe pas en tant que droit personnel. Personne ne
gouverne, pas même tout le monde. C'est la loi qui gouverne. Pour
qu'elle existe, l'état vous charge d'élire des législateurs. Il vous
nomme électeurs; c'est une fonction que l'état vous donne, non
un droit que vous exercez. C'est une magistrature que vous rem-
phssez, — Et ceci n'est pas une subtilité vaine. Si l'électorat était un
droit, il faudrait que tout le monde en fût investi, et que personne
n'en fût exclu. Il faudrait que chacun eût le droit de voter, comme
il a droit à la liberté, à la sûreté, à la propriété. Et nous voilà au
suffrage universel, non pas seulement au suffrage universel tel que
ROYER-COLLARD. 185
certains peuples le pratiquent, mais au suffrage absolument uni-
versel, au suffrage des femmes, des enfans, des adolescens et des
étrangers ; non pas seulement au suffi-age absolument universel,
mais au suffrage absolument universel continuellement pratiqué
et gouvernant directement, c'est-à-dire ou par « gouvernement
direct » ou plébiscite quotidien. — Non, il y a des droits du citoyen,
que la constitution, que l'état constitué proclame et qui ne sont
susceptibles, ni d'exception, ni de prescription, ni d'interruption.
Et ces droits, liberté, sûreté, propriété, sont protégés et défendus
par l'état et ne doivent pas l'être par le particulier. Et il y a des
fonctions qui sont exercées par les particuliers, et qui sont leurs
devoirs et non pas leurs droits. Si l'électorat est exercé par le
citoyen, c'est donc signe précisément qu'il n'est pas un droit, mais
une fonction et un devoir. Et non-seulement il y aurait confusion
et contre-sens, mais il y aurait péril social à l'entendre autrement.
— Considérations qui s'appliquent du reste aux députés comme
aux électeurs. Le député, lui aussi, n'est point portion de souve-
rain, fragment de souverain, exerçant pour sa part un droit de
gouverner.il est un magistrat. Il est un homme chargé, avec d'au-
tres, par l'état constitué, de faire la loi qui, seule, est le souverain.
Dès qu'il se considère comme exerçant un droit, il empiète, il est
usurpateur; car il se croit souverain; il croit que l'assemblée dont
il fait partie peut s'attribuer et exercer l'omnipotence, et cela est le
contraire même, et est la ruine, de l'esprit du gouvernement par-
lementaire.
Toute cette partie de l'œuvre de Royer-Collard est si solide
qu'elle reste vraie, et précieuse, et féconde en cnseignemens, même
pour un état politique tout différent de celui qu'il s'appliquait à
analyser, à définir, à enseigner. Il est le vrai maître non-seulement
en (c gouvernement selon la charte, » mais en gouvernement par-
lementaire, et même en démocratie pour tout le temps où la dé-
mocratie se gouvernera par le moyen de parlemens. Il n'a pas seu-
lement fondé « la philosophie de la charte ; » il a fondé et il a exposé
avec profondeur et avec une admirable clarté la philosophie du
gouvernement représentatif.
IV.
Toutes ces idées, il les a soutenues avec éloquence, avec une
puissance de dialectique incomparable, qui du reste serait de nul
effet aujourd'hui, mais qui faisait une impression profonde dans le
temps où il y avait des auditoires capables de suivre une argumen-
tation ; avec une clarté dans la subtilité qui a quelque chose de mi-
186
REVUE DES DEUX MONDES.
raculeux, surtout avec une autorité^ que personne peut-être au
monde n'a eue comme lui. Il semblait être l'autorité personnifiée.
C'est que de cette puissance si difficile à définir qui s'appelle l'au-
torité, il avait tous les élémens connus, sans qu'il en manquât un.
Il avait l'aspect extérieur, la haute taille, la tête énergique, la face
pleine, les grands traits largement taillés, nullement affinés, vi-
goureux et impérieux. Il avait le débit lent, égal, sans hésitation,
terme et comme martelé. Du mouvement tranquille et sur de son
balancier il frappait et laissait tomber à ses pieds ses formules et
ses aphorismes nets et d'un relief tranchant comme les médailles
neuves. Il avait la conviction pleine, absolue, superbe et impertur-
bable d'un olympien, que dis-je, du destin lui-même, car il ne se
donnait même pas la peine de tonner. Il avait ce parfait mépris de
ceux à qui il parlait, qui est la moitié du génie oratoire, à la condition
qu'on ait l'autre. Il avait la gravité naturelle et constitutionnelle,
non pas celle qui est apprise et qui trahit la timidité qu'elle veut
cacher. Et, ce qui achevait de la rendre redoutable, cette gravité
n'était pas « un mystère du corps inventé pour dissimuler les dé-
fauts de l'esprit » et le manque d'esprit ; il était spirituel et caus-
tique à faire frémir ses ennemis, ses adversaires, ses alliés et ses
amis intimes. On le sentait toujours prêt à vous transpercer, avec
un sérieux magistral, d'un javelot à triple dard trempé dans un
venin subtil comme sa dialectique. Ses mots sont célèbres et sont
devenus classiques. Je cite les moins connus. On vantait devant lui
un homme charmant, d'une séduction irrésistible, peut-être un peu
geîté sous son élégance : « Oui, c'est la fleur des drôles, » disait
trancpiillement Royer-Gollard. Il rencontrait un de ses collègues
récemment honoré de je ne sais quelle distinction très recherchée :
(c Mes complimens, monsieur... — Oh!... — Si! si! mes compli-
mens... cela ne vous diminue pas. » Rencontrant Odilon Barrot
après un discours de celui-ci: « Vous m'intéressez, monsieur... —
Vraiment? — Beaucoup. Il y a du reste très longtemps que je vous
suis. Très longtemps. Dans ce temps-là vous vous appeliez Pétion.»
— Il allait ainsi, entre deux discours, promenant autour de lui une
petite terreur à son usage, qui est celle devant laquelle les Fran-
çais tremblent le plus. Quelquefois, très rarement, ces boutades, il
les apportait à la tribune ramassées et serrées en un faisceau so-
lide, et c'était comme une haie de dards qu'il portait devant lui
en marchant sur l'adversaire. C'était alors un grand spectacle, et
quelque chose d'aussi terrible et de plus continu, de plus obstiné,
de plus cruellement acharné, toujours dans une gravité parfaite,
que les coups de hure de Mirabeau. Il s'agissait de traduire à la
barre de la chambre l'éditeur du Journal du Commerce^ qui avait
ROYER-COLLARD. 187
fait remarquer qu'il y avait dans la chambre beaucoup d'émigrés
et beaucoup de fonctionnaires, ce qui expliquait peut-être l'indem-
nité aux émigrés et le zèle gouvernemental de la chambre. Voyez
cet homme au visage imperturbable et au maintien imposant mon-
ter lentement à la tribune, et écoutez-le : « ... De ce qu'il y a beau-
coup d'émigrés dans notre assemblée, le journaliste conclut que
l'indemnité a été votée dans des intérêts personnels ; et de ce qu'il
y a beaucoup de fonctionnaires il conclut que la chambre protège
beaucoup les commis... Je crois, moi, que les émigrés qui siègent
dans cette chambre ont été mus par des considérations supérieures
à leur intérêt personnel; il me plaît ou il m'appartient de le croire,
mais ni la raison ni la morale ne m'en font un devoir. De même je
crois que les fonctionnaires conservent leur indépendance dans
cette chambre ; mais je ne suis obligé ni de le croire ni de le
dire... La prudence commune, cette prudence aussi ancienne que
le genre humain, enseigne que la situation particulière des hommes
détermine leurs intérêts, et qu'il faut s'attendre trop souvent que
leurs intérêts déterminent leurs actions. Là où le contraire arrive,
il y a de la vertu ; la vertu seule opère ce miracle. Je le dis donc
hautement, je le dis avec l'autorité de l'expérience universelle, il
a fallu de la vertu aux émigrés pour se préserver de leur intérêt
personnel dans le vote de l'indemnité ; il faut de la vertu aux
fonctionnaires, et une vertu sans cesse renaissante, pour rester in-
dépendans dans la chambre. Quel est maintenant le crime du
Journal du Commerce? C'est uniquement d'avoir jugé la chambre
sur les apparences, comme juge la prudence, comme juge l'histoire ;
c'est d'avoir cherché et trouvé l'esprit qui l'anime dans la loi ordi-
naire du cœur humain plutôt que dans la loi extraordinaire de la
vertu... Je vous demande, messieurs, si un peuple peut être con-
damné à ne jamais trouver que de la vertu dans ceux qui le gou-
vernent! » — Royer-Collard avait pour les Pensées àe Pascal la plus
profonde admiration ; il est à croire qu'il ne négligeait pas les
Provinciales.
Instinctivement ce qu'on approuve et ce qu'on aime dans les
institutions politiques et , en général , dans les établissemens
humains, c'est ce que d'une certaine façon on est soi-même, c'est
ce dont on a en soi le caractère : Royer-Collard a aimé et il a cu-
rieusement cherché partout des pouvoirs limitateurs, parce qu'il
était un pouvoir limitateur, lui-même, à lui tout seul, et qu'il se
sentait tel. Peu fait pour le gouvernement, et évitant soigneuse-
ment d'en faire partie, il était tour à tour contre les empiétemens
du gouvernement, de la chambre, de la foule, une barrière solide,
monumentale et terriblement hérissée. Il a remph cet office, qui est
188 REVUE DES DEUX MONDES.
utile et nécessaire dans toute société organisée selon le système
représentatif, et même dans toute société, avec vigueur, avec àpreté,
avec entêtement, avec dignité. — Et peu à peu, et même assez vite,
parce qu'il avait l'esprit systématique , de cette série de polémi-
ques est sortie, sinon une doctrine, du moins une méthode, une
sorte de grammaire politique très nette, très précise et un peu sub-
tile. Il a été un dé tenseur des libertés nécessaires, puis un profes-
seur de gouvernement libre. Je me le représente très souvent
comme un disciple d'un grand philosophe, qui de l'œuvre vaste
et touffue de son maître retient un point essentiel, s'y retranche
et s'y confine, et sur ce point est plus précis, plus lumineux, plus
explicite et plus complet que son inspirateur ; qui de la pensée
puissante, libre, parfois un peu vagabonde de son maître retient
une idée, et, il se peut bien, l'idée essentielle, la creuse, la pé-
nètre, la suit en ses conséquences et applications et en fait un livre
solide, plein, certain, à lire avec assurance, non plus un livre exci-
tant et suggestif, mais un bon livre de vérité acquise et d'ensei-
gnement. Il a été l'élève de Montesquieu. A Montesquieu, il a pris
la théorie de la division des pouvoirs, et de cette théorie il a fait sa
pensée tout entière, son enseignement, sa prédication, son apos-
tolat et sa polémique. Mais, et c'est en cela qu'il est considérable,
d'une part il a analysé plus profondément que Montesquieu non-
seulement la théorie des trois pouvoirs, mais la théorie de tous les
pouvoirs dont à la fois la concurrence et le concours font la société
libre sans que le gouvernement soit rendu faible; d'autre part,
vivant dans un commencement de pratique et dans un essai à peu
près loyal des institutions conçues par Montesquieu, il a pu contrô-
ler par les faits et accommoder aux faits la théorie de Montesquieu ;
et il a vu, ou cru voir, conviction qui, émanant d'un si grand esprit,
est au moins en faveur du système une présomption à laquelle on
ne saurait rester indifférent, que la doctrine de Montesquieu don-
nait satisfaction aux plus impérieux besoins, très divers, de la so-
ciété moderne et en même temps aux émancipations, très exigeantes
aussi, de l'esprit public nouveau.
Et il a professé sa science politique avec une certaine hauteur
qui était de trop, et aussi avec une certaine recherche de déduc-
tion déliée, un certain raffinement de finesse qui ne laisse pas
d'être un peu ardu. C'est le docteur superbe et c'est le docteur
subtil de la philosophie politique. On sent en lui l'ancien profes-
seur de philosophie. Le mot qui courut sur lui, ou à propos de
lui, ou en souvenir de lui : a Le doctrinaire est un être insolent et
abstrait » n'est pas sans quelque justesse dans beaucoup d'irrévé-
rence. La superbe était inutile, n'eût été qu'elle ajoutait beaucoup
{
I
EOYER-COLLARD. 189
à son autorité. La subtilité était inévitable. La science politique est
une science. Toute science n'est simple, et accessible de plain-
pied au sens commun, qu'avant d'être constituée, c'est-à-dire
tant qu'elle n'est pas scientifique. Quand elle est devenue une
science véritable, elle est infiniment complexe et a besoin de toutes
les ressources de l'esprit pour être comprise, pour être pénétrée
et pour être enseignée. Cela ne l'empêche nullement d'être pra-
tique. Elle est pratique par ses résultats et ses applications. Elle
livre à ceux qui n'ont pas le temps de l'étudier des formules qu'ils
n'ont qu'à tenir pour acquises, qu'à respecter et qu'à employer. 11
en est en politique comme dans toute autre science, avec cette dif-
férence, je ne sais pourquoi, que la foule, qui des autres sciences
accepte très pieusement les formules et les applique avec con-
fiance sans prétendre pénétrer la science elle-même, n'a nulle-
ment en politique la même docilité, et prétend se connaître en
politique directement et immédiatement, soit qu'elle nie que la
politique soit une science, soit qu'elle se croie par privilège pour-
vue naturellement de celle-ci. En conséquence, elle reproche aux
professeurs de science politique d'être complexes, d'être abstraits,
de se livrer à des analyses laborieuses, et, en un mot, d'être
savans. Royer-Collard traitait, comme Montesquieu, la politique
en science très difficile et très délicate. Il savait, en particulier,
comme Montesquieu , que la science de la liberté est , entre
toutes, infiniment compliquée ; car la liberté n'est et ne peut être
autre chose qu'un équilibre très difficile à atteindre et à mainte-
nir, et toujours menacé, entre les différentes formes de despo-
tisme, le despotisme, sous une forme ou sous une autre, étant
l'état naturel de la société humaine. La liberté est une réussite,
comme la civilisation, dont, aussi bien, la liberté est une des
expressions. 11 n'y a donc rien d'étonnant à ce que la science
de la liberté soit chose subtile, et que, pour gagner la partie et
apprendre aux autres à la gagner, il faille être un expert aux règles
du jeu. — Royer-Gollard connaissait presque tous les secrets de
cette science, comme presque toutes les ressources de cet art. Il n'a
mis qu'un peu d'afiectation peut-être et coquetterie de fin pro-
fesseur dans les leçons qu'il en donnait. Son enseignement, dont
toute une partie reste solide, forte, essentielle, doit être l'objet,
encore aujourd'hui, de nos méditations. Sa bonne vieille gram-
maire, comme les ouvrages d'éducation de ce Port-Royal qu'il aimait
tant, doit être consultée par nous avec attention, et ne peut l'être
qu'avec profit.
Emile Faguet.
M. DE SYBEL
ET SON
HISTOIRE DE LA FONDATION DE L'EMPIRE ALLEMAND
Dans son livre sur l'Europe au temps de la Révolution de 1789, M. de
Sybel avait raconté la chute du saint-empire romain ; dans l'ouvrage
qu'il vient de commencer et dont trois volumes ont paru, il raconte
l'histoire de la fondation du nouvel empire allemand, en remontant
jusqu'à la Révolution de 18/i8 et jusqu'au parlement de Francfort. Cette
entreprise laborieuse plaisait à son patriotisme, et les dieux lui sont
venus en aide; ils ont mis à sa disposition de précieux documens que
personne n'avait pu consulter avant lui (1).
M. de Sybel est un de ces libéraux-nationaux qui, à l'époque du
fameux conflit prussien, firent une guerre acharnée à M. de Bismarck;
ils ne voyaient en lui que le grand ennemi des libertés constitution-
nelles, ils n'avaient ni pressenti ses projets ni deviné son génie. Mais
au lendemain de Sadowa, éclairés par l'événement, ils reconnurent et
confessèrent leur méprise, rachetèrent leur faute par leur zèle de nou-
veaux convertis, et les services qu'ils ont rendus ayant fait oublier leurs
mauvais procédés et leurs injures d'autrefois, ils sont rentrés en grâce.
Le prince de Bismarck a désormais tant de confiance en M. de Sybel
qu'il lui a permis de fouiller à son aise dans les archives d'état et dans
les papiers des affaires extérieures. Circulaires des ministres et rap-
(1) Die Begriindung des deutschen Bciches durch Wiîhelm /, vornehmlich nach dea
preussischen Staatsacten, von Heinrich von Sybel. Mûnchen und Leipzig, 1889.
LA FONDATION DE l'eMPIRE ALLEMAND. 191
ports des chefs de légations, protocoles de séances et de conférences,
télégrammes, correspondances de tout genre, notes et dépêches des
gouvernemens étrangers, il a tout lu, tout étudié, tout feuilleté, et à
l'aide de ces nombreux documens, il a pu suivre les évolutions de la
politique prussienne dans l'espace de vingt-trois ans, mois par mois,
et souvent jour par jour, heure par heure : — « On sera surpris de voir,
nous dit-il, combien de faits importans apparaîtront pour la première
fois à la lumière ou se montreront sous un nouveau jour. A la vérité,
ajoute-t-il, je n'ai pas cherché à me procurer l'accès d'autres archives
par la raison très simple que je n'avais aucun espoir d'en obtenir l'au-
torisation. »
Il est impossible de porter un jugement définitif sur un livre com-
mencé, dont les premiers volumes, qui nous conduisent jusqu'au mois
d'octobre 1866, ne traitent en quelque sorte que des préliminaires du
sujet. Mais nous pouvons nous assurer dès maintenant que M. de Sybel
a tenu sa promesse, que sur plus d'un point il a su renouveler la ma-
tière, qu'il nous apprend des choses que nous ne savions pas et éclair-
cit des questions que nous connaissions mal. Personne avant lui n'avait
raconté avec tant de précision, avec une netteté si lumineuse les grands
événemens qui ont agité l'Europe centrale de 18/j8 à 1850, l'essai
infructueux de créer une Allemagne d'où l'Autriche serait exclue, la
vaine tentative du parlement de Francfort offrant la couronne impé-
riale à Frédéric-Guillaume IV qui la refuse dans la crainte de se
mettre à la merci de la démocratie, mais se dédommage de son refus
en groupant sous son patronage les petits états du nord, l'Autriche,
remise enfin des violentes commotions où elle avait failli périr, le
sommant de détruire son ouvrage, de dissoudre l'union restreinte et
de la laisser régler comme elle l'entend les questions de la liesse
électorale et du Holstein, les irrésolutions d'un roi partagé entre l'hon-
neur et l'inquiétude, pratiquant quelque temps la politique de résis-
tance, portant la main à la garde de son épée et finissant par se sou-
mettre, les conférences d'Olmùtz, si douloureuses à la fierté prus-
sienne, qui en a tiré seize ans plus tard une éclatant'^! satisfaction.
Grâce à M. de Sybel, nous savons exactement et par le menu tout ce
que pensa, tout ce qu'éprouva, tout ce que voulut et ne voulut pas,
dans cette crise décisive, un souverain romantique qui, à beaucoup
d'esprit, mêlait un grain de folie. Son horreur pour la révolution, qu'il
considérait comme l'œuvre de Satan, l'emportant sur les jalousies que
lui inspirait l'Autriche, il ne ressentit guère l'affront qu'elle lui infli-
geait et que ses sujets eurent bien de la peine à dévorer. Il était
presque content d'avoir été battu. « Les concessions qu'on lui avait
arrachées étaient conformes aux souhaits qu'il formait dans le secret
de son cœur. Comme les cours impériales de Vienne et de Saint-Péters-
bourg, il pensait que dans la Hesse et dans le Holstein l'autorité légi-
192 REVUE DES DEUX MONDES.
time devait être restaurée; il rendait grâces à Dieu, du fond de son
âme, de l'avoir délivré de la constitution libérale de l'Union restreinte,
et il considérait comme un pur et brillant triomphe de sa politique
d'avoir amené l'Autriche à ouvrir des conférences libres pour la ré-
forme de la confédération germanique. Ce grand ouvrage allait être
soustrait à cette assemblée de Francfort, qu'il abhorrait. » En ce
temps, la Prusse avait un roi qui, fort attaché à ses intérêts, à ses
ambitions, tenait encore plus à ses principes, et qui, ne réussissant
pas à mettre d'accord ses deux âmes, vivait dans un état permanent
de conspiration contre lui-même. C'est un spectacle étrange qu'elle n'a
pas donné souvent au monde.
On sait le rôle que joua la Russie dans ce conflit de l'Autriche et de
la Prusse, qui faillit les amener sur le terrain, et combien son attitude
contribua à décider Frédéric-Guillaume IV à une reculade qui lui coû-
tait peu et que son peuple lui reprocha comme une lâcheté. Le prin-
cipal ministre prussien était le comte Brandenbourg ; le roi l'envoya à
Varsovie pour y conférer avec l'empereur Nicolas, pour plaider sa
cause auprès de son redoutable et impérieux beau-frère. On a souvent
prétendu que le comte fut mal reçu et traité de haut en bas par le
tsar, qu'il rentra à Berlin la rougeur au front, l'âme ulcérée, le cœur
brisé; que, n'ayant pu déterminer son roi à relever le gant, il tomba
malade; que, dans le délire de la fièvre, il demandait son casque et
son épée ; que, quelques heures plus tard, il succombait à son hé-
roïque chagrin. M. de Sybel a détruit pour toujours cette légende fort
accréditée.
Le comte Brandenbourg était devenu président du conseil un peu
malgré lui. Il avait cherché à décliner cet honneur en alléguant qu'il
n'était pas un homme d'état. On lui répondit qu'on comptait sur lui
non pour résoudre des questions compliquées, mais pour rétablir
l'ordre et la légalité : « Si je dois être l'éléphant qui écrase la révolu-
tion, répliqua-t-il, je suis prêt; mais j'ai besoin d'un cornac. » Ce cor-
nac lui fut donné dans la personne de M. de Manteuffel. Il eut quelque
peine à s'orienter au milieu des perpétuelles contradictions de son
royal maître, « dont la tête, disait-il, était autrement organisée que
celle d'un autre homme. » Il dut renoncer à être toujours d'accord
avec un souverain qui s'accordait rarement avec lui-même et passait
sa vie à chercher sa volonté. Mais il était assez avisé pour deviner que
le désir secret du roi, qui n'avait pas l'âme d'un soldat, était d'éviter
la guerre à tout prix et de s'accommoder, coûte que coûte, avec l'Au-
triche, dirigée alors par un ministre aussi habile qu'énergique,
le prince Félix de Schwarzenberg. Or, cette politique d'accommo-
dement était précisément celle que lui conseillait son propre bon sens.
Comme l'a démontré M. de Sybel, il avait rapporté de Varsovie la
ferme résolution d'empêcher une guerre où la Prusse, dépourvue d'al-
LA FONDATION DE l'eMPIRE ALLEMAND. 193
liés, ayant à dos une France dont les intentions étaient suspectes,
aurait eu contre elle l'Allemagne du Sud, l'Autriche et la Russie.
Ce qui dans cette affaire le surprit et le chagrina, ce fut la ruse de
son roi qui désirait la paix autant que lui, mais qui s'arrangea pour lui
laisser toute la responsabilité d'une décision dont la Prusse devait
s'indigner. Le 2 novembre 1850, dans la séance du conseil, Frédéric-
Guillaume se prononça nettement pour la politique de résistance et de
fierté et pour une mobilisation immédiate de l'armée, et il mit ses mi-
nistres en demeure de déclarer incontinent s'ils étaient disposés à le
suivre dans cette voie périlleuse. Mais il s'empressa d'ajouter que, si, à
l'exemple du comte Brandenbourg, le ministère désirait poursuivre les
négociations à Vienne sans mobiliser, il se ferait un devoir de se sou-
mettre au vote de la majorité. Celte manœuvre parut étrange. Frédé-
ric-Guillaume IV avait aftirmé plus d'une fois que dans les cas décisifs,
les souverains par la grâce de Dieu sont inspirés d'en haut, et il avait
dit en 1844 à M. de Bunsen : u Vous avez tous de bons sentimens et
vous êtes des hommes d'action ; mais il y a des choses qu'un roi seul
peut savoir et que moi-même j'ignorais quand je n'étais que prince
royal. »
A quelques jours de là, une fièvre accompagnée de délire emportait
le comte Brandenbourg. Cet événement inattendu frappa les imagi-
nations. La Prusse humiUée se dit : « Il ressentait mon affront, et il
en est mort, » et elle vit en lui le martyr de son honneur outragé.
Après tout, cette perte n'était pas irréparable ; on remplace facilement
un éléphant qui a besoin d'un cornac. L'Autriche, tout au contraire,
essuya un vrai désastre, dix-huit mois plus tard, lorsqu'elle perdit
tout aussi subitement le prince de Schw^arzenberg, dont la constitution
avait été usée tout à la fois par l'excès des plaisirs et par des débau-
ches de travail. Le soir du 5 avril 1852, il devait assister à un bal où
il comptait rencontrer une femme qui lui était chère et à qui il avait
dit : « J'irai si je ne suis pas mort. » Dans la journée il lui envoya un
bouquet, et après avoir donné plusieurs audiences, il faisait sa toilette
quand il tomba pour ne plus se relever. L'Autriche avait eu le bonheur
de posséder quelque temps un de ces hommes d'État qui savent pré-
voir et Youloir. Quelques années après, ce fut à la Prusse qu'échut cet
inappréciable avantage, et les destins s'accomplirent.
On ne peut douter, après avoir lu les trois premiers volumes de
VHistoire de la fondation de l'empire allemand, que ce livre important
ne soit jusqu'au bout plein d'intérêt et fort instructif; mais il est per-
mis d'ajouter qu'il en faudra lire certaines parties avec un peu de dé-
fiance. M. de Sybel a toutes les qualités du véritable historien, sauf la
suprême impartialité, le parfait dégagement d'esprit; il n'est pas de
ceux dont la signature est une valeur de toute sûreté et de tout repos.
TOME xcvin. — 1890. 13
194 REVUE DES DECX MONDES.
Personne n'apporte plus de conscience dans ses recherches, personne
n'a plus de sagacité, de pénétration ; mais personne aussi n'est plus pas-
sionné, li appartient à cette nouvelle école d'historiens allemands qui
Baet l'histoire au service du patriotisme et un sens critique très exercé
au service d'un parti-pris. Il a beaucoup de talent, il en aurait davan-
tage encore s'il avait moins d'intentions. Dans son précédent ouvrage,
qui ressemblait trop à un réquisitoire, il s'est appliqué constamment à
mettre la France dans son tort : son nouveau livre ressemble trop à
un plaidoyer, et il s'y applique sans relâche à présenter la politique
prussienne sous le jour le plus favorable. 11 a senti lui-même le besoin
de se défendre contre cette accusation ; il s'engage dans sa préface à
juger équitablement la conduite des adversaires de l'Allemagne, à ne
pas leur prêter en toute rencontre des motifs bas ou pervers, à tenir
compte des nécessités de leur situation. Malgré lui, ce patric^^ est dur
aux étrangers, il considère le reste des hommes comme une espèce
inférieure, il éprouve un secret mépris pour quiconque n'a pas eu le
bonheur de naître Prussien.
Quand par une faveur spéciale on écrit d'après des documeas
que personne ne pourra consulter après vous, on échappe à tout con-
trôle, et le lecteur doit s'en rapporter entièrement à la bonne foi du
narrateur. La bonne foi de M. de Sjbel est hors de toute discussion.
Il est incapable d'altérer un texte, de fausser le sens d'une pièce ; mais
il soutient une thèse, il en est amoureux, et les amoureux sont des
témoins suspects; quand ils auraient la vue du lynx, ils ne voient que
ce qu'ils veulent voir. Ce qui nous met en défiance, ce qui nous in-
quiète, c'est qu'en relatant des faits notoires, l'historien allemand a
commis quelquefois des péchés de prétéritioû; il n'ajoute pas, il omet.
Il a fait un récit très détaillé et très vivant de la révolution de mars à
Berlin ; mais il n'a eu garde de rappeler que dans le premier effare-
ment de sa défaite, le roi Frédéric-Guillaume lY, après avoir mitraillé
sa capitale, se vit contraint de saluer du haut de son balcon les cada-
vres des insurgés. Ce tragique abaissement d'un roi qui se flattait de
tenir de Dieu même sa couronne d'or est un trait que Tacite n'eût pas
manqué; M. de Sybel ne l'a jugé bon qu'à être oublié, effacé des an-
nales de la Prusse. Pour citer un autre exemple entre cent, il nous
dira dans son chapitre sur la guerre d'Italie u qu'au mois de mars 1860
la Toscane et l'Emilie furent annexées à la couronne sarde à la suite
d'une votation solennelle, auf Grund feierlicher Volksabstimmung , et
qu'en même temps la Savoie et Nice furent incorporées à l'empire
français. » On pourrait être tenté d'en conclure que contrairement à
tous les principes de Napoléon III, ni à Nice, ni en Savoie, les popula-
tions ne furent consultées. On sait cependant, pour ne parler que de
Nice, que sur 30,000 inscrits, il y eut 25,000 oui. Assurément, ce ne
sont là que des vétilles, mais on y sent le procédé de l'avocat qui plaide
LA FONDATION DE l'eMPIRE ALLEMAND. 195
et ne dit que ce qui con^^ent à sa cause, et ce défaut se fait sentir
bien plus encore dans le 3^ volume consacré aux démêlés de l'Alle-
magne avec le Danemark. Les fautes trop réelles de la politique da-
noise y sont dévoilées avec une impitoyable rigueur, les manœuvres, les
ruses du conquérant y sont palliées avec soin. Cet agneau fut mangé
par un loup qui, juge intègre, n'obéissait qu'à sa conscience et exécu-
tait un décret divin.
M. de Sybel a prouvé plus d'une fois que lorsqu'il voulait s'en don-
ner la peine, il avait Fart de saisir et de peindre les caractères. On
trouve çà et là dans Sun livre des portraits nuancés, finement touchés;
mais dès que sa thèse est en jeu, il n'a plus ni finesse ni nuances, le
peintre fait place à l'enlumineur d'images. Parmi les ministres
dirigeans des états moyens de l'Allemagne, tels que M. de Beust,
il y avait des figures qui méritaient d'être spirituellement cro-
quées; ces ministres ont combattu, traversé la politique prussienne,
et quoiqu'ils ne soient plus de ce monde, M. de Sybel ne peut parler
d'eux sans aigreur, sans animosité; il les fait descendre au rang
d'intrigans vulgaires. Sa haine pour les NapoL'onides est si vivace
qu'il n'essaie pas de la dissimuler. Le vainqueur d'Iéna n'est à ses
yeux qu'un soldat parvenu, et il ne songe pas à s'étonner qu'un sou-
dard ait donné à la France ce code civil dont la Prusse rhénane s'ac-
commoda si volontiers. Un historien qui aurait assez l'esprit de son métier
pour lui sacrifier quelquefois sa passion, ses rancunes, se serait piqué
d'être juste pour l'homme très compliqué qui s'appelait Napoléon III.
M. de Sybel ne nous fait voir en lui qu'un aventurier à la conduite am-
biguë et louche ; ce qu'il y avait de généreux dans cette imagination,
d'attirant dans cette physionomie a disparu ; c'est un portrait grosse-
ment dessiné et poussé au noir.
Les historiens qui ne sont ni des procureurs généraux ni des avo-
cats savent que l'homme est un être ondoyant et divers, et ils aiment
à nous montrer le haut et le bas de son cœur, à nous faire comprendre
les inégalités de sa conduite et son infinie complexité. Les historiens
plaidans sont trop disposés à partager les personnages historiques en
fils des ténèbres et en enfans de la lumière; ils ont des sympathies,
des aversions, et ils les prennent pour règle de leurs jugemens.
Pour M. de Sybel, la restauration de l'empire allemand n'est pas seu-
lement un des événemens les plus considérables de l'histoire du
XIX® siècle, c'est une œuvre sainte, presque divine, et quiconque y a
travaillé était un ouvrier du Seigneur, au cœur pur et aux mains nettes.
Il ne le dit pas, mais sa conviction perce à chaque page ; c'est écrit
dans l'entre-deux des lignes. Vous pensiez peut-être que M. de Bis-
marck appartenait à la race des grands ambitieux; vous aviez cru vous
apercevoir que, dictateur ombrageux et infiniment jaloux de son auto-
rité, il avait eu grand soin d'écarter quiconque le gênait ou le contre-
196 REVUE DES DEUX MONDES.
carrait, ou aspirait à le remplacer. Vous vous trompiez. M. de Sybel
nous apprend que lorsque, au mois de septembre 1862, le roi Guil-
laume nomma M. de Bismarck président provisoire du ministère, ce fut
le sentiment du devoir, das Pflichtgefiïhl, qui l'empêcha de refuser ses
services à son roi. Les Richelieu, les Pitt, furent des ambitieux; un
homme d'État, né dans la Marche, agit par des motifs plus nobles ; il
est l'esclave de sa conscience. L'homme qui a créé le nouvel empire
allemand n'a jamais obéi à des considérations personnelles; c'est par
dévoûment qu'il est devenu ministre, c'est par amour de son devoir
qu'il a immolé tous ses rivaux. Le cœur prussien a de sublimes mys-
tères qu'un historien prussien peut seul comprendre.
M. de Sybel a parlé sans exagération du génie politique de M. de
Bismarck; peut-on le surfaire? Son seul tort est d'avoir fait de ce grand
homme d'État un portrait sans ombres. Il le loue avec raison « d'avoir
toujours eu le sentiment net du possible et l'art de reconnaître la
limite où il faut s'arrêter. » M. de Bismarck est un de ces violens qui
se commandent, se possèdent, qui conservent quelque modération
jusque dans l'abus de la force et à qui l'ivresse de la victoire n'a ja-
mais tourné la tète. M. de Sybel le représente fort justement aussi
comme un de ces grands politiques qui sacrifient tout à l'intérêt de
l'État. « Toute autre considération, nous dit-il, lui a toujours paru fort
secondaire. Libre échange ou protectionnisme, institutions féodales ou
démocratiques, liberté religieuse ou hiérarchie, questions qui, pour des
milliers d'hommes, sont les principes déterminans de toute leur exis-
tence, n'étaient pour lui que des moyens d'action bons ou mauvais, selon
les circonstances; il n'avait en vue que l'agrandissement de la Prusse,
et ses adversaires ont pu quelquefois l'accuser d'être l'opportuniste le
plus dépourvu de principes qui fût jamais. Tandis que Frédéric le
Grand considérait l'État comme un instrument de civilisation, Bismarck
a toujours été un pur utilitaire, se demandant jusqu'à quel point tel
art ou telle science pouvait contribuer à la prospérité de l'État
prussien. »
Mais M. de Sybel, qui est décidé à ne rien critiquer dans son héros,
a soin d'ajouter « que cet utilitaire, qui ne se soucie que de la gran-
deur de son pays et ne compte qu'avec les réalités, a su trouver le
moyen de procurer à l'Allemagne les biens idéaux auxquels elle aspirait.»
Pourtant, il y a quelques semaines, un conservateur de haut parage
déclarait au Reichstag dans un discours qui a fait sensation que l'Alle-
magne commence à se lasser du régime militaire et policier qu'on lui
impose, qu'un peuple ne peut vivre longtemps sans idéal, et que, lorsque
les hommes qui le gouvernent n'en ont point, ils font malgré eux les
affaires du parti socialiste. De récentes élections semblent prouver que
ce conservateur voyait juste.
C'est une histoire fort intéressante que celle des métamorphoses de
LA FONDATION DE l'eMPIRE ALLEMAND. 197
M. de Bismarck. Ce grand politique, qui s'accommode de tout, a com-
mencé par être un doctrinaire du droit divin, joignant aux préjugés d'une
caste ceux d'un parti, ou, comme le dit M. de Sybel, « un jwiker de la
Marche, le plus résolu champion du clan féodal, l'ennemi le plus auda-
cieux de toutes les tendances libérales, l'orateur qui voulait supprimer de
la surface du globe toutes les grandes villes, et qui criait aux libéraux que
le fier coursier Borussia désarçonnerait et enverrait rouler dans le sable
tous les bourgeois endimanchés qui avaient l'insolence de vouloir le
monter. » Tel il était encore quand Frédéric-Guillaume IV, reconnais-
sant en lui « un œuf d'où pouvait sortir un ministre, » l'envoya comme
son plénipotentiaire auprès de la diète de Francfort. C'est là qu'il s'ou-
vrira l'esprit, qu'il s'instruira ; c'est là qu'apprenant à se défier de ses
dogmes, il acquerra en peu de temps une expérience consommée et se
formera dans l'art de servir la Prusse et de nuire à ses ennemis. On
pourra dire de cet apprenti, qui passera bientôt maître :
Heureux celui qui, pour devenir sage,
Du mald'autrui fait son apprentissage!
Comme on le voit par les remarquables dépêches qu'a publiées
M. Poschinger, toutes ses idées changèrent. Il était disposé à s'allier
avec l'Autriche contre la révolution ; quand il quitte Francfort, il est
prêt à s'allier avec la révolution contre l'Autriche. 11 a reconnu que ce
ne sont pas les sentimens, mais les intérêts qui gouvernent ce monde
et que, par une contrariété d'intérêts incompatibles. Vienne ne s'enten-
dra jamais avec Berlin, que la politique autrichienne vise à médiatiser
la monarchie de Frédéric le Grand et à la faire dépendre d'un collège
de 17 délégués fédéraux dont elle dispose, que c'est là le mal qui
ronge la Prusse et qu'il faudra guérir tôt ou tard ferro et igné, qu'elle
doit se préparer à cette guerre en entretenant de bonnes relations
avec la Russie et avec la France, et en évitant toute querelle oiseuse,
sous peine de gaspiller sa poudre. Il a son programme ; mettez-le à la
tête des affaires, il l'exécutera. Comment s'y prendra-t-il ? Les circon-
stances en décideront; selon les cas, il saura modifier sa méthode, va-
rier ses procédés. Fixité immuable dans le but, liberté infinie dans le
choix des moyens, tels sont les traits distinctifs de sa politique aussi
souple que tenace.
M. de Sybel compare le court et rapide apprentissage de M. de Bis-
marck à celui d'un jeune poisson apprenant à nager, et il s'étonne de
la précocité de son génie. Ce qui me frappe davantage, c'est la préco-
cité de son caractère. Son puissant esprit a subi plus d'une transfor-
mation; sa constitution morale a toujours été la même. De bonne heure,
il a senti se remuer en lui des forces mystérieuses, une de ces indomp-
tables volontés qui s'imposent au monde. « Ce jeune homme est bien
198 REVUE DES DEUX MONDES.
sûr de lui et de son fait 1 » disait M. de Manteuffel en lisant ses pre-
mières dépêches. Dès sa jeunesse, il a été un grand oseur, qu'on pre-
nait à tort pour un fanfaron, car il avait l'habitude de faire ce qu'il
disait. Aussi prudent que hardi, profond dans ses calculs, il n'a jamais
livré bataille sans avoir choisi son terrain, jamais commencé une en-
treprise sans avoir préparé son action, jamais tenté la fortune sans
avoir mis presque toutes les chances pour lui. Il était né audacieux, il
n'a jamais été téméraire ; il n'a accompli que des desseins longtemps
médités, il n'a couru que des aventures réfléchies.
Mais il ne suffit pas aux historiens allemands de la nouvelle école que
leurs héros aient du génie, ils les dotent de toutes les vertus, ils les
représentent comme des parangons de bonne lôi et de droiture, irré-
prochables devant le Seigneur et devant Israël. M. de Sybel admirerait
moins M, de Bismarck s'il n'avait réussi à se persuader que cet incom-
parable politique n'a jamais songé qu'à découvrir et à faire son devoir
et qu'il a toujours eu « une piété sérieuse et profonde, eine tiefermte
Beligiosilàt. « Qu'il convienne au moins que, dans ses manèges diplo-
matiques, celui qui est devenu chanceher de l'empire allemand n'a
pas été souvent gêné par ses scrupules ! Je n'en veux pour preuve
qu'une anecdote que le chancelier a sans doute contée lui-même à
M. de Sybel, qui la rapporte fidèlement : ses récits sont beaucoup plus
exacts que ses portraits.
M. de Bismarck n'était pas encore ministre lorsque le gouvernement
prussien se décida à mettre à la raison l'électeur de Hesse, qui lui
causait mille ennuis par ses perpétuels démêlés avec ses sujets. L'or-
donnance qu'il venait de lancer les condamnait à n'exercer leur droit
de vote qu'après avoir prêté serment à une constitution qu'ils avaient
en horreur. Les Hessois se fâchèrent, ils en appelèrent à la diète de
Francfort ; l'électeur ne fit qu'en rire. Le roi Guillaume, à bout de pa-
tience, lui écrivit de sa main et lui fit porter sa lettre par le général
Willisen. L'électeur commença par se constituer malade; mais ayant
appris que des troupes prussiennes s'amassaient sur sa frontière, et la
colère l'emportant sur la crainte, il reçut le général, refusa d'ou^Tir
devant lui la lettre du roi, la jeta dédaigneusement sur une table. Puis
il éclata en plaintes, déclara que tous ses malheurs lui venaient de la
Prusse, que ses sujets se tiendraient tranquilles si on ne les excitait
pas contre lui. et comme le général le menaçait d'une rupture diplo-
matique, il se retira en disant : « Qu'à cela ne tienne ! mais c'est un
étrange procédé que de rappeler sa légation parce que tout ne se
■passe pas comme on le veut chez le voisin. »
Qu'allait-on faire? Occuperait-on militairement Cassel, au risque
d'entrer en guerre avec l'Autriche et avec la diète? M. de Bismarck,
qui venait de quitter Saint-Pétersbourg pour se rendre à Paris, se
trouvait alors à Berlin. Le comte Bernstorff, ministre des affaires
I
il
LA FONDATION DE l'eMPIRE ALLEMAND. 199
étrangères, lui demanda son avis. Il répondit : « Le fait que l'électeur
a jeté une lettre du roi sur une table est un mauvais casiis belli ; maïs si
vous voulez décidément en découdre, nommez-moi votre sous-secrétaire
d'état, et je m'engage à vous fournir dans l'espace de quatre semaines
une guerre civile allemande de première qualité. » Voilà déjà l'homme
tout entier, le prodigieux joueur d'échecs, qui causera tant d'étonne-
mens à l'Europe par sa merveilleuse adresse à créer, quand il lui plaît,
des casus helli. M. de Sybel a transformé bénévolement un tigre royal
de haute taille en un chat domestique. Sans doute M. de Bismarck a
eu peine à se reconnaître dans ce pastel aux teintes un peu molles,
aux contours llous et effacés ; il y a cherché ses griffes, il a été surpris
de ne pas les y trouver.
Mais c'est pour louer dignement l'empereur-roi Guillaume \" que
M. de Sybel s'est le plus mis en frais et qu'il a prodigué les lis et les
roses de son éloquence. Le portrait de douze pages qu'il en a fait est
un chef-d'œuvre de cette rhétorique sentimentale et onctueuse dont les
historiens allemands d'aujourd'hui ont seuls le secret et qui coule comme
l'huile sur le marbre. Cette fois, l'historien a passé la plume à l'hagio-
graphe. 11 a peint une image d'autel, une de ces figures de saints
couronnés d'une auréole, se détachant sur un fond d'or et devant les-
quels les enfans de chœur balancent les cassolettes. Guillaume r"", s'il
en faut croire son panégyriste, fut un exemplaire unique et parfait du
roi chrétien, sans tache, sans macule, au-dessus de toute faiblesse
comme de toute passion, qui n'a jamais payé son tribut aux infirmités
de la pauvre nature humaine. « Toujours il marcha sous les yeux du
Très-Haut... Sa foi étaii le pain de sa vie, la consolation de ses dou-
leurs, la règle unique de ses actions. Se sentant impuissant dans la
main de Dieu, il se sentait invincible en face du monde entier. »
Était-il nécessaire de recourir aux hyperboles pour faire l'éloge de
ce remarquable souverain, qui, se défiant de son propre jugement,
sut si bien s'aider de la sagesse des autres, rechercher leurs conseils
et conserver sa confiance à ceux de ses serviteurs qui la méritaient?
M. de Sybel, qui se plaît à détruire les légendes, a voulu prouver qu'il
avait un égal talent pour en créer. On pensait que, comme tout le monde,
le roi Guillaume avait eu ses faiblesses ; que, dans certains cas, il
s'était montré fort personnel, qu'il avait chagriné son fils par l'ombra-
geuse défiance qu'il lui témoignait, par son obstination à le tenir à
l'écart de tout, à lui interdire toute ingérence dans les affaires de
l'État. On croyait qu'à plusieurs reprises il n'avait pas balancé, sans
qu'il lui en coûtât beaucoup, à sacrifier aux rancunes de son ministre
quelques-uns des hommes qui se flattaient de pouvoir compter sur son
amitié. M. de Sybel nous apprend « qu'il avait le cœur infiniment ai-
mant, qu'il fut toujours le plus fidèle des amis et que jamais n'a tari
dans son cœur la source de la joie la plus pure qu'il soit donné à
200 REVUE DES DEUX MONDES.
l'homme terrestre de goûter, la joie qui consiste à en procurer aux
autres. » On croyait aussi qu'aux heures critiques dé son règne, au mo-
ment de se lancer dans une grande entreprise, il avait eu le sentiment
très vif des risques qu'il allait courir, et qu'après la victoire, il eût vo-
lontiers donné carrière à ses appétits ; que M. de Bismarck, occupé tour
à tour à le pousser et à le contenir, s'était donné autant de peine pour
modérer les convoitises de son maître que pour triompher de ses lon-
gues hésitations. M. de Sybel nous assure que le roi Guillaume n'a ja-
mais eu d'autre désir que celui de plaire à Dieu et que, d'autre part,
« les mots de crainte et de danger étaient pour lui vides de sens. »
Ici encore il se charge de rectifier lui-même ses appréciations par
ses récits. Il a consacré l'un des chapitres les plus intéressans et les
plus piquans de son deuxième volume à ce fameux congrès des princes,
qui se rassembla à Francfort au mois d'août 1863, et s'ouvrit avec tant
d'éclat pour se dissoudre bientôt sans avoir rien fait. On avait rétabli
l'ancienne diète, les anciennes institutions, mais de jour en jour on en
sentait davantage les inconvéniens, on voulait les réformer ; la ques-
tion était de savoir qui ferait cette réforme et si elle s'accomplirait au
profit de la Prusse ou de l'Autriche. L'empereur François-Joseph en
prit l'initiative. Il se proposait de créer un directoire composé de cinq
souverains, où la Prusse aurait été majorisée, une assemblée de délé-
gués de toutes les chambres allemandes, un tribunal fédéral et des
congrès périodiques de princes.
Dès le premier jour, l'infaillible bon sens de M. de Bismarck avait
décidé que ce projet de réforme mettait en péril les intérêts prus-
siens, que son roi ne devait à aucun prix paraître à Francfort,
qu'il suffirait de son abstention pour faire avorter le congrès. Cepen-
dant rois et princes étaient accourus dans la ville impériale, où des
salves d'artillerie et les cloches sonnant à toute volée leur souhaitaient
la bienvenue. Le 16 août, au soir, l'empereur François-Joseph fit son
entrée solennelle ; toutes les rues étaient pavoisées , une foule im-
mense poussait des hourras. « L'empereur Frédéric Barberousse, sor-
tant de sa grotte du Kyffhaùser, n'aurait pas été reçu avec un plus
bruyant enthousiasme. » Le roi de Prusse était alors à Baden, il bou-
dait; mais tout le monde se flattait qu'il finirait par sortir de sa tente.
Dans la séance du 17 août, on se décida à l'envoyer quérir, et le roi de
Saxe se chargea d'aller le trouver et de lui faire l'ambassade.
L'arrivée imprévue de cet ambassadeur couronné plongea le roi Guil-
laume dans de cruelles perplexités. Comme le dit M. de Sybel, « sa tête
et son cœur étaient en lutte. » Il s'interrogeait, il flottait entre le désir
et la crainte. S'il s'était écouté, il serait parti sur-le-champ pour aller
travailler au grand œuvre avec ses frères. Il s'effrayait de son isolement
volontaire. Quand on n'est pas à la peine, on n'est pas à l'honneur ; ne
pouvait-il pas arriver qu'on s'arrangeât pour se passer de lui ? Mais son
LA FONDATION DE L EMPIRE ALLEMAND. 201
imperturbable conseiller était là, et lui disait : « Si vous allez, j'irai
aussi; mais quand nous rentrerons à Berlin, je ne serai plus ministre.»
D'heure en heure, il devenait plus nerveux, et dans son entrevue
avec le roi Jean, il se trouva mal. A la seule fin de gagner du temps,
il promit d'expliquer par écrit ses raisons à la noble assemblée. Puis
il délibéra longuement avec son ministre : — « Trente princes m'invi-
tent, s'écriait-il, un roi m'est dépêché en courrier; puis-je refuser? »
— Et son ministre recommençait à le raisonner. De guerre lasse, il
céda, écrivit sa lettre de refus. Pendant ces interminables pourpar-
lers, la colère s'était amassée dans le cœur de M. de Bismarck, et à
peine fut-il seul, prenant de ses deux mains un plateau chargé de
verres, il le fit voler en éclats : — « J'avais besoin de casser quelque
chose, s'écria-t-il à son tour; enfin, je respire! » — Ces scènes se
renouvelleront souvent entre son souverain et lui, et, un jour, il lui
échappera de dire que le plus dur labeur de sa vie n'a pas été de mater
ses parlemens, mais de convaincre son roi. N'avais-je pas raison
d'affirmer que M. de Sybel narre mieux qu'il ne peint et que ses récits
sont quelquefois en contradiction avec ses portraits ?
Le congrès princier de Francfort avorta; mais ce ne fut pas une de
ces étoiles filantes qui disparaissent sans laisser de traces. Pour gagner
l'opinion publique à ses projets, l'empereur François-Joseph avait pro-
posé d'adjoindre à la diète une assemblée de délégués des chambres
allemandes. Le gouvernement prussien ne pouvait demeurer en reste,
il dut surenchérir, et quoiqu'il fût alors à couteaux tirés avec sa
chambre, il déclara qu'il n'accepterait une réforme du pacte fédéral
que si on donnait à l'Allemagne un parlement élu directement par la
nation.
La tragédie antique nous montre des morts qui sortent de leur tom-
beau pour venger leur injure. Le parlement de Francfort, si décrié, si
conspué, avait voulu, en 18^9, créer un empire allemand libéral et dé-
mocratique; il avait succombé sous les rancunes et la coalition des
princes. Cette grande ombre fut vengée le jour où M. de Bismarck se vit
dans la nécessité de doter l'Allemagne du suffrage universel, dont les
socialistes ont su faire leur profit. II y a dans ce monde une puissance mys-
térieuse, pleine d'artifices et de ruses, qui se joue des plus grands poli-
tiques et tire de leurs plus savantes entreprises des conséquences qu'ils
n'avaient ni désirées ni prévues. Les anciens l'avaient élevée au rang
de déesse, ils l'appelaient Némésis; on l'appelle aujourd'hui l'éter-
nelle ironie des choses. Quelque nom qu'on lui donne, les vainqueurs
doivent compter avec elle, et quelquefois elle s'amuse à consoler les
vaincus.
G. Yalbert.
REVUE MUSICALE
J
Théâtre de la Monnaie de Bruxelles : Salammbô, opéra en 5 actes et 7 tableaux, tiré
du roman de Gustave Flaubert, par M. C. du Locle, musique de M. E. Reyer. —
Théâtre de l'Odéon : Egmont, de Goethe et Beethoven.
Un de mes amis, écrit Sainte-Beuve dans un des trois articles, peu
enthousiastes d'ailleurs, qu'il consacra jadis à la Salammbô de Gus-
tave Flaubert, un de mes amis, qui n'est pas Français, il est vrai, et
qui est sévère pour notre littérature, me disait : « N'avez-vous pas
remarqué? Il y a toujours de l'opéra dans tout ce que font les Français,
même ceux qui se piquent de réel. » Il y a, en effet, beaucoup d'opéra
dans Salammbô, et l'on ne pouvait manquer de chercher un lïbretto
dans l'œuvre colorée , plastique, puissante et écrasante de Flaubert,
la plus imaginaire à coup sûr et la plus artificielle qu'ait jamais
composée le créateur, un peu surfait aujourd'hui, du réalisme contem-
porain. M. Reyer, le plus capable peut-être parmi nos compositeurs
actuels, de mettre ce vaste sujet en musique, n'y a pourtant réussi
qu'à demi. Il a renversé dans sa partition le rapport qui existait
dans le roman entre les divers élémens du sujet. Chez Flaubert,
Salammbô, malgré le titre même du livre, et le zaïmph, bien
que la possession de ce voile sacré soit au fond le principal res-
sort de l'action, Salammbô, dis-je, et le zaïmph se perdent un peu
dans la vaste épopée barbare, se noient dans le flot des épisodes, des
descriptions de paysages, de batailles, de sièges, de monstrueuses
orgies et de sacrifices sanglans. La fille d'Hamilcar se détache seu-
lement en fine silhouette sur le fond du livre, comme sur les gigan-
tesques parois de son palais, quand elle en descend les longs escaliers
REVUE MUSICALE. 203
collés aux murailles. C'est d'elle, au contraire, que s'est inquiété, que
s'est épris le musicien ; d'elle ainsi que de sa mystérieuse et céleste
amie. Tanit! Baalet, Rabbetna, Anaïtis, Astarté, Derceto, Astoreth,
Mylitta, Athara, Elissa, Tiratha, la lune, puisqu'il faut l'appeler par
son nom, voilà la véritable et la première héroïne de l'opéra de
M. Reyer. Ne croyez pas que Salammbô aime Mathô, le colossal Li-
byen aux cheveux noirs et crépus, ce beau drôle de Libyen, comme
disait Sainte-Beuve ; ce qu'elle aime, c'est la lune; ce qu'il lui faut,
c'est la lune, ou du moins le voile éblouissant qui brille au fond du
sanctuaire, lumineuse émanation, symbole argenté de la Déesse.
« Jamais, disait l'autre soir non loin de nous un spectateur, jamais
je ne m'intéresserai pendant cinq actes à une femme amoureuse d'un
chàle! » — Voilà, sous forme de boutade, une sérieuse critique de
Salammbô. On peut, sans être pour cela un Philistin, ne pas s'intéres-
ser au théâtre, ou ne s'intéresser que d'un intérêt vague et lointain, à
l'aspiration mystique, au désir sidéral de l'étrange fille, et comme dit
encore Sainte-Beuve, de cette Elvire sentimentale qui a un pied dans
le Sacré-Cœur. Ce qui manque le plus à cette histoire et à cette figure,
c'est l'humanité. Je sais bien que la mode actuelle est aux légendes,
aux personnages surhumains, ou extra-humains, ou même anti-
humains. Le drame lyrique prétend se passer d'action. D'action, peut-
être ; mais de passion, non pas : l'art et surtout l'art théâtral n'a
jamais vécu et ne vivra jamais d'autre chose. L'intérêt dramatique de
Sigurd souffrait déjà un peu, selon nous, de la fourberie d'amour qui
faisait le fond de la pièce. Il nous déplaisait de voir Sigurd aller con-
quérir Brunehild pour un autre, et Gunther essayer de surprendre une
reconnaissance qu'il ne méritait pas, de voler une tendresse qui ne
lui était pas destinée. L'équivoque ne se dissipait qu'au dernier acte,
le plus beau de tous, sans doute parce qu'on y rentrait dans la nature
et dans la vérité.
Ici, nous sommes bien plus encore en dehors de l'humanité.
Salammbô ne pense véritablement ou plutôt ne rêve qu'à sa déesse.
Elle est possédée, je dirais presque hypnotisée par l'astre, dont elle
semble un reflet immatériel, mais inanimé; figure très poétique, d'ac-
cord ; mais dramatique et vivante, non pas. « Des soldats l'avaient
aperçue la nuit sur le haut de son palais, à genoux devant les étoiles,
entre les tourbillons de cassolettes allumées. C'était la lune qui l'avait
rendue si pâle, et quelque chose des dieux l'enveloppait comme une
vapeur subtile... Une iniluence était descendue de la lune sur la
vierge ; quand l'astre allait en diminuant, Salammbô s'affaiblissait.
Languissante toute la journée, elle se ranimait le soir. Pendant une
éclipse, elle avait manqué mourir. » — Je sais bien que derrière cette
tendresse pour l'astre bien-aimé se dissimulent l'attente, l'inquiétude
et le désir de tendresses plus précises et plus formelles. Ce que
204 REVUE DES DEUX MONDES.
souhaite en secret, presque en cachette d'elle-même, la fille troublée
d'Hamilcar, une servante de Molière (voir le Médecin malgré lui) nous
l'apprendrait sans vergogne : « Salammbô, dit encore Flaubert, avait
grandi dans les jeûnes, les abstinences et les purifications, » et la Déesse,
qui, au fond, dans le roman et selon les croyances prêtées par l'auteur
à ses personnages, n'est que le principe féminin de l'amour, «la Déesse,
jalouse de cette virginité soustraite à ses sacrifices, tourmentait Sa-
lammbô d'obsessions d'autant plus fortes qu'elles étaient vagues,
épandues dans sa croyance et avivées par elle. » — Mais cette ven-
geance de la nature dont l'helire dans le roman finit par sonner, cette
revanche de Mathô, l'ardent Libyen, sur la froide déesse, et de la pas-
sion vivante sur le mysticisme et la rêverie, voilà ce que le musicien
n'a pas su ou n'a pas voulu nous montrer et ce qui nous manque. Nous
y reviendrons, et pour y insister davantage.
Wagner, dit-on, a fait des drames avec des idées non moins
surnaturelles et mystiques que celle-ci. Aussi les drames de Wagner
manquent-ils souvent, du moins à notre gré, d'intérêt, de passion hu-
maine. Quant à Parsifal, qu'on peut rappeler à propos de Salammbô,
la portée philosophique et morale en est de beaucoup plus directe et
plus profonde. Le Graal nous touche infiniment plus que le zaïmph. Le
ciboire de cristal, empourpré du sang divin, a d'autres droits à notre
respect, à notre émotion, à notre piété, que le voile d'une déesse pu-
nique. De plus, dans Parsifal, sous le symbole, quelle grandeur et
quelle beauté morale! Parsifal, c'est l'initiation à la pitié par le spec-
tacle de la souffrance; c'est l'apprentissage du dévoûment et de la
compassion. Un peu naïf parfois et même quelque chose de plus, le
héros wagnérien est parfois sublime : sublime lorsqu'il écoute, le ven-
dredi saint, l'universelle leçon de sacrifice et de bonté que lui chan-
tent les arbres de la forêt, les oiseaux du ciel, les herbes même de la
prairie, toutes les créatures enfin, rachetées par la passion de Jésus;
sublime, lorsque, sorti pur et vainqueur de toutes les épreuves, la
lance sacrée au poing, le manteau de pourpre aux épaules, triomphant,
radieux comme un autre Sauveur, il rentre dans le cénacle pour y gué-
rir toute misère. Tenez, ne nous souvenons pas trop de Parsifal; ou-
blions le Graal, ou le zaïmph étincelant ne nous semblerait qu'une
guenille.
Le zaïmph, Salammbô et la lune, voilà toute la partition de M. Reyer.
C'est surtout, pour ne pas dire exclusivement, dans le rôle de l'héroïne
et dans les parties religieuses de l'œuvre que nous trouverons de
très réelles beautés : la grâce, la noblesse, l'élévation, la pureté,
que déjà dans Sigurd nous avions admirées. Quant à la force, qui,
selon nous, manquait à Sigurd même, elle manque également, et
peut-être plus encore, à Salammbô. De la violence, de la sauvagerie, de
la barbarie du roman, rien n'a passé dans la partition. En musique,
REVUE MUSICALE. 205
plus de peuple, plus de foule, plus de soldatesque déchaînée, plus de
ces brutes humaines lâchées à travers les jardins d'Hamilcar; plus de
furieux désirs, plus de rage ni de folie d'amour chez Mathô lui-même,
dont le personnage s'est refroidi et figé. De lui, au moins, nous atten-
dions une autre passion, d'autres convoitises et d'autres transports. Son
humanité robuste et vivante devait contraster avec la poésie à demi di-
vine de Salammbô; mais le contraste, cherché peut-être, n'a pas été
trouvé, et du sujet littéraire, qui est double, la musique éclaire une face
seulement. Elle l'éclairé, hâtons-nous de le dire, d'une lumière aussi
mystérieuse, aussi pure que celle de l'astre chéri par la vierge de Car-
thage. iMysticisme, rêverie, langueur, voilà la note principale, unique
peut-être de la partition; mais cette note est toujours douce, et sou-
vent exquise. 11 semble qu'on se trompe sur le compte de M. Reyer;
tout chez lui : l'extérieur, l'abord, les allures; tout également autour
de lui : sa réputation, la nature esthétique qu'on lui prête, les ten-
dances souvent attribuées à sa musique, tout cela jusqu'ici a peut-être
donné le change sur le véritable caractère de ce très grand talent. On
vante le plus souvent la vigueur de M. Reyer et son énergie, qualités
qu'il ne possède pas, ou dont il a l'intention seulement, le goût sans
doute et la bonne volonté. Je crois bien que dans Sigurd déjà et dans
Salammbô encore, le musicien a visé à la puissance; mais je ne trouve
pas qu'il y ait atteint. Les scènes guerrières et barbares de l'un et de
l'autre ouvrage, du second surtout, me paraissent manquées ; elles ne
sont que bruyantes, brutales même, je dirais presque grossières, té-
moin, dans Sigurd, l'air déplorable de Hagen, au troisième acte, et le
pas guerrier; dans Salammbô, le festin des mercenaires du premier
acte, certaine marche en charivari qui accompagne l'entrée de Giscon,
et surtout une autre marche au quatrième acte, entre le tableau de la
tente et celui du champ de bataille. Le tableau final des noces de Sa-
lammbô ne vaut pas mieux et le bruit décidément ne réussit pas à
M. Reyer. Au fond, ce prétendu violent excelle surtout dans la douceur
et la tendresse ; à Salammbô comme à Brunehild, il a su donner
une grâce noble et sereine, sans rien d'affecté, de mièvre ou de
sensuel; grâce surnaturelle, immatérielle, grâce d'héroïne ou de
déesse plus encore que de femme. La vraie grandeur de M. Reyer est
là : dans la conception très pure et l'expression très idéale du senti-
ment. La beauté, quand elle se rencontre chez l'auteur de Sigurd et de
Salammbô, est toujours de l'ordre le plus élevé et pour ainsi dire de
qualité supérieure. Les erreurs de M. Reyer semblent d'un musicien
vulgaire ; ses trouvailles parfois d'un homme de génie.
Inutile, n'est-ce pas, de disserter après tant d'autres sur le roman
de Flaubert ; il suffira d'en rappeler les divers épisodes au fur et à me-
sure qu'ils se présentent dans la partition. Manqué, tout à fait manqué
le premier tableau, l'orgie des mercenaires dans les jardins d'Hamil-
206 REVUE DES DEUX MONDES.
car et sur des lits de brocart, comme dit le livret, pour satisfaire ap-
proximativement à la tyrannie de la rime. Rien ici que du bruit, et le
bruit le plus trivial ; des chœurs quelconques et un orchestre qui fait
boum boum, voilà tout. Aucune évocation ni par les rythmes, ni par les
timbres, ni par les harmonies, de la cohue bariolée et grouillante et
de la gigantesque ripaille que nous montre le début du roman. Songez
que ces gens-là mangent des « oiseaux à la sauce verte, des gigots de
chamelles et de buffles, des hérissons au garum, des cigales frites
et des loirs confits, » le toui servi dans « des assiettes d'argile rouge
rehaussées de dessins noirs, et dans des gamelles en bois de Tamra-
panni ! » Un tel menu, un tel service et surtout de tels convives voulaient
sans doute une musique un peu plus assortie. Mais voici que les portes
du palais s'ouvrent; les prêtres deTanit (habituez-vous tout de suite à ce
nom) s'avancent, chantant du haut de leur tête une mélopée efféminée
et traînante, dont le caractère assez oriental contraste heureusement
avec la vulgarité de la bagarre musicale qui précède. Salammbô paraît,
accompagnée par une belle phrase expansive qui monte et redescend
aisément, sans se hâter, sans s'étrangler surtout. Le discours de Sa-
lammbô aux barbares est encore une bonne page. La jeune fille sup-
plie, menace, tour à tour irritée et plaintive, avec des mouvemens
variés et des accens toujours justes d'indignation, de mélancolie,
presque de honte. Sa première plainte aux dieux :
0 çiel, où naissent les étoiles,
Cache ton azur obscurci ;
Tanit, cache-toi dans tes voiles!
a déjà cette simplicité sereine, cette gravité chaste qui souvent carac-
térisent l'inspiration de M. Reyer. A l'orchestre passent et repassent,
mais sans exagération ni confusion, le motif de Salammbô et le
motif des prêtres. Puis un autre motif se dessine, celui qui désormais
exprimera l'amour de Mathô, et qui rappelle un peu par son contour si-
nueux, surtout par ses dernières notes, le voluptueux appel des sirènes au
premier acte de Tannhaûser. Les barbares interdits se prosternent de-
vant la jeune fille, qui, pour gage de pardon et de paix, offre à Mathô
une coupe remplie par elle : Bois, dit-elle. Bois, soldat; sois heureux,
et ces simples mots, que nul accompagnement ne soutient, ont une
force ou plutôt une grâce d'expression, une justesse d'accent et une
poésie tout ensemble, que plus d'une fois dans Salammbô M. Reyer
obtiendra ainsi de la déclamation sans orchestre et de quelques notes
solitaires.
Le second acte est presque entièrement réussi; il se tient et se
maintient dans son ensemble. On y trouverait bien quelques taches
légères , çà et là des soupçons de vulgarité rythmique ou mélodique,
REVUE MUSICALE. 207
des mouvemens inattendus et parfois un cantique de catéchisme au
lieu d'un hymne païen. La scène, en outre, paraît un peu longue et mo-
notone : une demi-heure de clair de lune, de psalmodies, de proces-
sions et de cérémonies sacrées, c'est beaucoup, d'autant plus que déjà
le second acte de Sigurd s'ouvrait par une liturgie analogue et plus
grandiose. La divinité qu'on adorait n'était pas la même, je le sais.
M. Reyer le sait mieux encore, et je reconnais qu'il a donné au culte
de Phœbé une couleur mélodique et orchestrale plus douce et plus
féminine qu'à la religion d'Odin. Le tableau néanmoins, par sa compo-
sition générale, par Tordre même des épisodes, rappelle inévitable-
ment le précédent et fait un peu l'effet d'une seconde épreuve atté-
nuée. Pour les acteurs comme pour les exécutans, un bis est toujours
dangereux.
Les idées, et les idées heureuses, abondent ici. Le rideau se lève
sur un prélude de cors, exposé tout seul comme le prélude de Parsifal,
et suivi également d'arpèges qui semblent l'envelopper d'un nimbe.
M. Reyer, pour obtenir cet effet vaporeux, s'est servi de gammes rou-
lantes de harpes assez originales; au loin, adoucis et veloutés par la
distance, retentissent de beaux appels des trompettes sacrées. J'ai
moins aimé certaine ascension lente et chromatique des violons, qui
montent jusqu'à de périlleuses hauteurs et prennent là une sonorité
trop mince et trop perçante. Quant à la cantilène du grand-prêtre :
Sors dfs flots, déesse éclatante, bien posée, bien déduite et bien achevée,
elle fait un digne pendant à l'invocation d'un autre grand-prêtre, celui
de Sigurd : Et toi, Freia, déesse de l^ amour.
La marche religieuse a beaucoup de caractère. Elle suit une progres-
sion tonale dont les degrés servent d'échelons à la progression de toute
la scène. Les différens motifs hiératiques se combinent ou plutôt se
succèdent : le pontife déploie le zaïmph au-dessus des prêtres et des
bayadères à genoux; il dit avec solennité le pouvoir magique du voile,
les maux où sa perte plongerait Garthage et le péril de mort pour qui-
conque oserait le toucher. Cependant, Mathô, guidé par un esclave, a
pénétré dans l'enceinte sacrée; cachés derrière un buisson de roses,
tous deux contemplent le zaïmph qu'ils viennent dérober, et leur dia-
logue se mêle aux homélies, aux prières, sans que la vérité de la décla-
mation nuise à la beauté musicale de l'ensemble. On frappe à la porte
du temple; c'est Salammbô; le grand-prêtre demeure seul avec elle.
Excellent et du plus noble style, le duo qui s'engage entre eux. Veuillez,
je vous prie, excuser ce vieux mot de duo : il me paraît encore le meil-
leur pour désigner tout entretien en musique de deux personnages,
que ceux-ci chantent ensemble ou chacun à son tour. Ici, ils ne chan-
tent que de cette seconde manière; mais qu'importe, puisqu'ils chan-
tent de larges récits, de belles phrases à la fois mélancoliques et
expressives, qui rendent avec autant de poésie que de simplicité la
208 REVUE DES DEUX MONDES.
pieuse curiosité, l'inquiétude sacrée de Salammbô. On citerait volon-
tiers plus d'un passage de ce duo : les premières paroles de Salammbô
au grand-prêtre, la réponse si calme et si sereine de Shahabarim :
Parmi les parfums, parmi les prières, enfin tout l'ardent récit de la
jeune fille, ce récit que terminent ces mots : J'ai dormi pâle et soli-
taire, double soupir d'orgueil virginal et de désir amoureux.
Le prêtre, se refusant aux vœux de Salammbô, la laisse sur le seuil
redoutable qu'elle pe t à son gré, pieuse ou sacrilège, respecter ou
franchir. De beaux récitatifs encore, simples et graves, amènent... je
n'ose et ne veux pas dire un air. On m'a conté qu'un jour, à l'Opéra,
M. Reyer avait tancé d'importance un directeur qui s'était permis d'ap-
peler ainsi le chant deSigurd : Hilda, vierge au pâle sourire. Désignons
donc par cantabile, chose charitable, ce que chante Salammbô devant la
porte du temple, sa délicieuse rêverie, son aspiration à se fondre en
nuage flottant, en impalpable vapeur, à se perdre « dans le rayon qui
passe et fuit, dans la brise aux tièdes haleines. » Toute la mélodie ici
(une longue et belle mélodie) est confiée à l'orchestre ; la voix ne fait
que suivre et poser de temps en temps sur le chant instrumental
quelques paroles, comme l'accompagnement jadis ajoutait quelques
notes à la ligne vocale. L'orchestre a le premier rôle; il est le grand
agent expressif; Salammbô ne parle qu'après lui, elle se tait avant
lui ; c'est lui qui achève l'idée et conclut la période musicale. On fait
ainsi maintenant, et l'on peut faire très bien; M. Reyer le prouve dans
cette page vraiment exquise. Mais on peut faire bien aussi selon une
formule différente, et M. Reyer encore l'a prouvé dans une autre et
non moins exquise page, de Sigurd, celle-là : Des présents de Gunther
je ne suis plus parée. Toutes deux se ressemblent un peu par le senti-
ment; elles diffèrent par l'exécution : dans l'une, l'orchestre accom-
pagne; la voix, dans l'autre. Laquelle est la meilleure? L'avenir jugera.
Nous exposons et il décide.
Mais revenons à l'action. Salammbô sent redoubler son trouble et
son désir; les voix de nouveau l'appellent; elle s'élance vers le sanc-
tuaire, quand tout à coup, en haut des degrés, se dresse Mathô, couvert
du pallium éblouissant. La phrase qui, tout à l'heure, guidait la rêverie
de Salammbô, éclate alors avec fracas, emportant, dans son explosion
magnifique, le chant triomphal du barbare. Voilà, je crois, le point
culminant de l'ouvrage. Cette fois, nous croyons au voile de la déesse,
et, comme Salammbô elle-même, nous sentons autour de nous, et le
musicien a dû sentir en lui quelque chose des dieux.
Vers la vierge agenouillée et défaillante d'une joie divine, Mathô
descend lentement. « Dis-moi, lui dit-elle, ô consolateur! dieu jeune
et charmant, dis-moi sous quel nom on t'adore. » Et la phrase musi-
cale traduit à merveille l'hallucination ravissante. « Je t'aime! » ré-
pond trois fois Mathô, mais tout bas, de peur que le rêve radieux ne
REVUE MUSICALE. 209
s'envole, et l'orchestre palpite, se soulève, comme pour se porter, lui
aussi, au-devant de la rayonnante apparition. L'inspiration de M. Reyer
s'est élevée et soutenue ici à de grandes hauteurs. Le moindre détail
de ces belles pages a de l'intérêt et du charme, témoin certaine ré-
ponse de Mathô : Je suis le mercenaire dont tu remplis la coupe aux jar-
dins d'Hamilcar, quelques notes à peine, mais timides, mais humbles
et reconnaissantes, qui ramènent gracieusement dans l'orchestre la
courte phrase de Salammbô au premier acte : Bois, soldat, sois
heureux !
Nous passerons, si vous m'en croyez, sur le tableau du conseil des
anciens, une longue, lourde et fastidieuse scène, où, malgré les efforts
du compositeur et les nôtres, nous n'avons rien trouvé, sauf une cer-
taine ressemblance du motif d'Hamilcar avec celui de Hunding, l'époux
de Sieglinde, au premier acte de la Valkijrie, et une éloquente impré-
cation d'Hamilcar, attestant l'innocence de sa fille accusée. Le reste est,
non pas le silence, mais au contraire le bruit, un bruit le plus souvent
indifférent, parfois même désagréable, bruit de gros instrumens de
cuivre qui prodiguent inutilement leurs notes caverneuses et leur»
meuglemens sinistres. Cette délibération de vieux Carthaginois pour-
rait être supprimée sans dommage pour le poème et pour la partition.
Elle fait comme un trou noir entre les belles scènes du temple de
Tanit et la charmante scène à laquelle nous arrivons : la terrasse de
Salammbô.
M. Reyer, quoi qu'on en ait pu dire, n'a soumis sa nouvelle partition
à la règle étroite, à la formule unique d'aucun système. On ne saurait
voir dans Salammbô la manifestation, encore moins le manifeste d'un
parti arrêté, ni d'une doctrine absolue. Sans doute, l'œuvre est ce
qu'on appelle une œuvre avancée; autrement dit, l'orchestre y joue un
rôle considérable; les scènes, les phrases même s'enchaînent sans
interruption, et Salammbô n'enrichira guère le répertoire des concerts
et des salons; les duos, par exemple, ne sont pas coupés à l'ancienne
mode, avec la symétrie d'autrefois; l'emploi du leitmotiv est fré-
quent, sans être odieux. Et avec tout cela, ou malgré tout cela,
malgré ce régime en somme assez wagnérien, les belles parties de
l'ouvrage sont belles par la liberté, l'aisance et la simplicité. Le tableau
de la terrasse est un exemple précieux de l'éclectisme et de l'indé-
pendance de M. Reyer. Il s'ouvre par un court prélude où plusieurs
thèmes caractéristiques, celui du voile, celui des prêtres, celui de
l'amour, sont rapprochés, enchevêtrés et comme imbriqués les uns
dans les autres. Cette petite cuisine, fort goûtée aujourd'hui, est faite
ici avec beaucoup de goût. Mais voyez : Shahabarim, le grand-prêtre,
vient supplier Salammbô d'aller au camp des barbares reconquérir le
zaïmph protecteur de Carthage, et la meilleure partie de ce dialogue
TOME XCYUI. — 1890. Ik
210 REVUE DES DEUX MONDES.
est déclamée à voix nue, sans autre accompagnement que de rares
et courts frissons de timbales. Ce n'est plus à Wagner que l'on pense,
mais à Verdi, j'entends le Verdi d''Othello.
Les exhortations du pontife ont décidé Salammbô. Elle ira, comme
Judith, et comme Judith elle a besoin de toute sa beauté. La scène est
charmante, eh! oui, charmante; ce mot revient sans cesse à pro-
pos d'une œuvre décidément plus gracieuse que grandiose. Voici les
pages les plus originales, les plus étranges peut-être, que M. Reyer ait
écrites. La Margyane de la Statue était plus classique que Salammbô,
mais elle était moins touchante. Elle va partir, la pâle messagère, et
tandis que sa nourrice, ses esclaves s'empressent à sa parure, ceignent
ses épaules d'un manteau couleur de l'aurore, ses bras et son front de
cercles d'or et de pierreries, le motif du voile, de ce voile que Sa-
lammbô va reprendre, revient à l'orchestre, non plus avec l'éclat d'au-
trefois, mais transposé en mineur, alangui et attristé. Le voile, tou-
jours le voile ! Son souvenir est partout : dans l'âme de Salammbô,
dans sa voix, même dans son silence; dans les mélodies à demi sou-
riantes, à demi mélancoliques dont l'orchestre accompagne ici la pan-
tomime; dans un intermède plein de couleur, de fantaisie et de senti-
ment, ou l'instrumentation de M. Reyer, le quatuor surtout, par sa
plénitude et sa rondeur, nous a paru presque digne de M, Saint-Saëns.
La toilette de Salammbô est achevée. Sa vieille nourrice lui pré-
sente son miroir en lui parlant de ses noces prochaines. « Mes noces, »
reprend Salammbô pensive; et, se levant lentement, montrant du
doigt l'horizon où, peu à peu, vers les flots, dans la rougeur du soir,
disparaît un vol de colombes :
Vois là-haut dans le ciel passer ce blanc nuag-e!
Nous sommes dans ces tristes jours
Où les colombes de Carihage
Partent, pour abriter loin d'elle leurs amours.
La période musicale se déroule doucement, comme une ombre qui
descendrait à la fois sur la ville, sur la mer au loin silencieuse, et sur
le front soucieux de la vierge tremblante. L'effet est obtenu ici par les
moyens les plus simples, presque primitifs, par la seule déclamation
flottant sur un trémolo de violons et quelques notes de harpe ; mais quelle
poésie et quelle maladive langueur ! Dans ces tristes jours où les co-
lombes de Carihage... Sous ces derniers mots, le dernier surtout, quelle
intonation adorable, inquiète, irrésolue! Mais elles reviendront, maî-
tresse. — Je le sais. — Et tu les reverras. — Peut-être. La moindre note,
ici, est exquise, et quelques mesures d'orchestre, tandis que les es-
claves s'éloignent, viennent achever la délicieuse tristesse du tableau.
— Qui me donnera, reprend Salammbô demeurée seule, qiii me don-
I
REVUE MUSICALE. 211
nera, comme à la colombe, des ailes pour fuir dans le soir qui tombe?
Et les notes tombent aussi, d'une chute lente et molle comme celle du
soir. Elles se détachent sans secousse et se posent sans bruit. Nous
voilà bien loin de Wagner, de l'école avancée et de la suprématie de
Torchestre sur toute voix humaine. Ici l'orchestre se tait, ou peu s'en
faut ; tout l'effet (et il est considérable) tient au seul contour de la ligne
vocale, à l'isolement et à la détresse de cette faible voix que rien n'ac-
compagne. Çà et là seulement un retour, une reprise tumultueuse
d'orchestre marque le trouble croissant de Salammbô, son angoisse,
ses terreurs. La nuit est venue; là-bas, dans le temple de Tanit, son-
nent les trompettes sacrées. L'épouvante redouble au cœur de la jeune
fille, elle appelle à son secours les génies protecteurs de sa race, elle
les supplie de la sauver, de la retenir; mais la lune souriante apparaît
sur la mer, et de l'orchestre monte en même temps, enveloppé, bai-
gné d'uae vapeur sonore, un des thèmes religieux dont le timbre ve-
louté ressemble à la clarté qui se lève. Salammbô n'hésite plus ; avec
un cri de joie, de tendresse et d'extase, elle reconnaît et salue sa pro-
tectrice, sa déesse, et comme Armide vaincue par l'amour, elle s'aban-
donne tout entière à son astre bien-aimé.
Mieux vaut nous arrêter ici que de poursuivre notre étude. Nous
avons insisté, — un peu longuement peut-être, — sur les belles par-
ties de l'ouvrage; insister sur les autres serait encore plus long et
plus désagréable à tout le monde. Il resterait beaucoup à dire, mais
peu de bien. Moins favorisé que Sigurd, dont le dernier acte était le
plus beau, la nouvelle œuvre de M. Reyer finit mal, par deux actes
manques. Passe encore pour le cinquième, auquel on eût pardonné de
tourner un peu court. Mais le quatrième, l'acte de la tente, était capi-
tal, La scène décisive entre Mathô et Salammbô, voilà le centre, la clé
de voûte de l'œuvre tout entière; c'est là qu'un duo d'amour vivant et
vibrant, passionné et humain, devait faire équilibre au mysticisme, à
la religiosité, à la rêverie des actes qui précèdent. Mais devant ce duo,
qui pourtant s'imposait, l'inspiration du compositeur s'est dérobée;
la critique, à son tour, peut bien se dérober devant une analyse in-
grate et qui ne s'impose pas. Parvenu à certain endroit du roman,
Sainte-Beuve écrivait : « Nous entrons dans des chapitres pénibles. »;
Ici, nous en écrirons autant de la partition ; et, si vous le permettez,
nous n'entrerons pas.
M. Reyer disait en écrivant son œuvre : Là où sera M"® Caron, là sera
Salammbô. Il avait raison. Sans M'"° Caron, on n'imagine pas Salammbô
et le compositeur lui-même ne l'aurait peut-être pas imaginée. Le rôle
est fait pour l'artiste et en quelque sorte par l'artiste, dont la voix, la
physionomie, les attitudes, dont toute la nature esthétique a exercé sur
le musicien une mystérieuse, mais très sensible influence. M™^ Caron a
inspiré, avant de l'interpréter, cette musique qu'elle a faite ainsi dou-
212 REVUE DES DEUX MONDES.
blement sienne. Salammbô a peut-être un peu moins de voix que Brune-
hild, mais elle a encore plus de talent, plus de noblesse et de sérénité,
plus encore de cette grâce sérieuse et un peu étrange qui nous ravit
et nous inquiète à la fois. Les autres interprètes ont fait de leur mieux,
et pour quelques-uns, M. Renaud, par exemple, qui joue Hamilcar,
M. Vergnet dans le rôle du grand-prêtre et M. Bouvet, dans le rôle effacé
et inutile de Spendius, ce mieux est le bien. M™^ Caron, M. Bouvet,
M. Vergnet, hélas ! sans parler de M. Reyer lui-même, tous transfuges
de chez nous ! L'orchestre de la Monnaie n'est plus dirigé par M. Du-
pont; on s'en est un peu aperçu. Quant au théâtre lui-même, il est
dirigé par des administrateurs intelligens et courtois, auxquels nous
sommes heureux, avec tous les Parisiens qui ont été leurs hôtes,
d'adresser nos félicitations et nos remercîmens.
La place nous manque pour faire plus que féliciter un autre direc-
teur de théâtre, Français celui-là, M. Porel, qui a donné une quinzaine
de fois à l'Odéon VEgmont de Goethe et Beethoven. On connaissait en
France la partition, exécutée souvent au Conservatoire, où elle était
accompagnée de strophes explicatives. Quant au drame, il fut récem-
ment arrangé (vous savez ce que cela veut dire) pourl'Opéra-Comique,
par MM. Wolff et Millaud. Un de nos confrères les plus écoutés a traité
de « bel opéra » cette adaptation, ou cette parodie. Un autre, non moins
écouté, a reproché à M. le directeur de l'Odéon d'accueillir trop de pièces
exotiques. Il faut en conclure que l'original d^Egmont a semblé très infé-
rieur à la contrefaçon, et que le théâtre de Goethe peut nous intéres-
ser juste autant que le théâtre annamite. Tel a paru le sentiment général,
et je n'ai pas ici qualité pour le contredire, ou le discuter seulement.
Goethe, paraît-il, n'était pas homme de théâtre, et puis son Egmont
n'est pas amusant. Le jour où nous l'avons entendu, d'aimables voi-
sines de loges parlaient tout haut toilette et cuisine, pendant que l'or-
chestre jouait la Mort de Claire, quarante mesures qui sont parmi
les plus belles de toute la musique dramatique. Mais, encore une fois,
nous n'avons aujourd'hui ni la mission de défendre Goethe, ni le loisir
d'admirer Beethoven. Si nous parlons un jour ici, comme nous en avons
le dessein, de V Héroïsme dans la musique, l'occasion sera plus favora-
ble pour analyser le fier et doux chef-d'œuvre. Oublions en attendant
de quelle triste manière la pauvre Claire a balbutié ses deux adorables
chansons. Oublions aussi qu'à la répétition générale l'excellent or-
chestre de M. Lamoureux a joué un peu trop lentement le second en-
tr'acte. Nous nous étions permis d'en faire humblement la remarque.
Le chef impérieux avait mal pris l'observation ; mais il en a tenu
compte.
Camille Bellaigue.
REVUE LITTÉRAIRE
ALEXANDRE VINET.
Étude sur Alexandre Vinet, critique Utté?-aire, par M. Louis Moliaes. Paris, 1890 ;
Fischbacher.
Je me sens un peu embarrassé pour parler d'Alexandre Vinet.
Comme, en effet, quand je rassemble mes plus anciens souvenirs et
que je fais mon examen de conscience, je ne trouve pas d'historien de
la littérature à qui je doive davantage ni de qui j'ai plus appris, — non
pas même Sainte-Beuve ou Désiré Nisard, — je suis heureux que l'occa-
sion s'offre à moi de le dire. Mais, d'un autre côté, comme il y a bien déjà
quinze ou vingt ans que je ne le lis plus, que je me garde même soi-
gneusement de le lire, pour m'être jadis aperçu que, si j'avais par hasard
une idée , Vinet l'avait toujours eue avant moi, je crains de n'en pou-
voir parler avec autant de précision que je le voudrais. Je l'espère pour-
tant, et que le livre de M. Louis Molines sur Alexandre Vinet, critique
littéraire, m'y servira de guide. S'il n'est pas toujours très bien écrit, ni
même toujours assez clair, le livre de M. Molines est du moins conscien-
cieux ; il est surtout complet en son genre ; et puisque rien n'a nui davan-
tage à Vinet que l'extrême dispersion de son œuvre, on ne pouvait sans
214 REVUE DES DEUX MONDES.
doute lui rendre un meilleur office que de la ramasser ou de la résu-
mer tout entière en un seul volume. Grâce à M. Louis Molines, il ne
tiendra désormais qu'à ceux qui ne connaîtraient pas Alexandre Vinet,
— j'entends le critique et l'historien de la littérature, — ou qui le
connaîtraient mal, de le mieux connaître ; et j'ose les assurer, sur ma
propre expérience, qu'ils ne s'en plaindront pas.
Car il est mal ou peu connu en France; et c'est une chose assez
singulière que Sainte-Beuve lui-même, ayant saisi toutes les occa-
sions qu'il pouvait de le louer, n'ait rien fait que de précaire pour la
réputation d'un ami qui fut quelquefois son maître. Un autre critique,
Edmond Scherer, en louant Vinet à son tour, a cherché les raisons de
cette indifférence, et il a cru les trouver dans cette observation, assez
désobligeante pour nous,
Qu'eût-il eu, par ailleurs, cent belles qualités,
Vinet aurait le tort, à nos yeux, d'être chrétien, protestant, et Suisse.
Il y avait ainsi chez Edmond Scherer, on se le rappelle peut-être, une
intrépidité d'affirmation dans le paradoxe tout à fait remarquable,
comme encore quand il commençait un jour un article sur les Ser-
mons de Bossuet par ces paroles dignes de mémoire : « Le sermon est
un genre faux;.. » et qu'il continuait en ces termes : « J'entends par
genre faux celui dans lequel on ne peut ni penser, ni dire juste... »
On avouera du moins que, dans le pays où leur qualité d'étrangers,
et de Suisses, bien loin de leur nuire, a plutôt servi la gloire de
Jean -Jacques Rousseau et de M""' de Staël, il serait bien étonnant
qu'elle eût empêché Vinet de « prendre place dans notre littérature, »
et ses œuvres d'y « atteindre le rang » que leur mérite « semblait
devoir leur assigner. » Et, aussi bien, tout récemment encore, ce que
Scherer n'avait pas pu pour Alexandre Vinet, ne l'avons-nous pas vu
le pouvoir lui-même pour Henri-Frédéric Amiel, pour son Journal in-
time, pour l'inoiïensive, précieuse, et déplaisante personne de cette
contrefaçon de rêveur?
Il n'est pas plus vrai de dire qu'étranger de naissance et d'éduca-
tion, le « protestantisme » de Vinet nous le rende encore plus « étrange
et étranger. » Mais plutôt, ce que l'on, pourrait prétendre, c'est qu'en
voulant accaparer Vinet pour eux seuls et en ne séparant pas en lui le
théologien du critique, quelques protestans ont failli aous faire croire
que la critique de Vinet, qui n'en est qu'à peine une conséquence, était
une forme de sa théologie. En écrivant ceci, je songe au rédacteur de
l'article Yinet dans la dernière Encyclopédie des sciences religieuses; et
je crains que M. Louis Molines lui-même, dans son livre, n'ait encore
REVUE LITTÉRAIRE. 215
trop appuyé sur ce qu'on pourrait appeler le caractère confessionnel
de la critique de Vinet. A Dieu ne plaise, au moins, que je médise
ici de la théologie! « Ces études théologiques, abstraites et aujour-
d'hui presque décriées, sont une vigoureuse gymnastique pour l'es-
prit, » dit avec raison M. Louis Molines ; et, pasteur lui-même, je
n'aurais pas trouvé mauvais du tout qu'il en montrât l'utilité. J'ad-
mets d'ailleurs, puisque Vinet a joué son rôle dans l'histoire religieuse
de la Suisse et même du protestantisme contemporain, qu'on en tienne
compte, comme l'a fait jadis M. Eugène Rambert dans son Histoire de
la vie et des œuvres d'Alexandre Vinet (1). Mais, après cela, si la partie
durable de son œuvre, c'en est la partie de critique et d'histoire, c'est
elle seule qui nous importe. En vérité, ce n'est pas d'être « protestant »
qui nous rendrait Vinet étranger; mais c'est quand on veut qu'il le soit
à tout prix, quand on nous le rappelle avec une inutile insistance,
quand on réclame enfin pour le « protestantisme, » la hauteur de
vues, la pénétration d'esprit, la préoccupation morale qu'il a portées
dans la critique et dans l'histoire littéraire.
De toutes les raisons que l'on a données pour expliquer l'indiffé-
rence relative du public français à l'égard de Vinet, je n'en retiendrai
donc qu'une seule : c'est la sincérité, c'est la sévérité, c'est, si je puis
ainsi dire, l'intensité de son christianisme : « Analyser le rôle litté-
raire de Vinet, dit à ce propos M. Louis Molines, ce n'est pas autre chose
qu'étudier la critique littéraire au point de vue chrétien; » et en effet,
c'est bien ainsi que Vinet a compris la critique. Nous, cependant, en
France, nous l'aimons mieux « laïque, » étant pour la plupart, comme
on l'a dit si souvent, de la religion de Voltaire et de Béranger. Le
Dieu des bonnes gens nous suffît, un Dieu qui aime à rire, un bon-
homme de bon Dieu, qu'on honore sans y songer et rien qu'en usant
de ses dons. Aussi excellons-nous, chez nos grands écrivains, à dis-
tinguer artificiellement ce qui ne saurait pourtant se séparer l'un de
l'autre. Nous admirons « le style » de Pascal, mais nous réprouvons
« le fanatisme » dont il est l'expression. Nous sommes fiers de
Bossuet et de son « éloquence; » nous regrettons seulement qu'elle
enveloppe quelquefois des idées « cléricales. » Nous n'aimons pas,
pour le dire en deux mots, qu'on mêle la religion et la littérature.
Nous n'aimons pas beaucoup non plus que Ion confonde la littéra-
ture et la philosophie. Ainsi nous faisons cas de l'Esprit des lois, mais
le Montesquieu que nous citons, c'est celui des Lettres persanes ou du
Temple de Guide. Nous ne méprisons pas l' Emile, ni le Discours sur
l'inégalité, mais comme nous préférons la Nouvelle Héloïse! Quoi en-
core? Nous estimons que la littérature est faite pour nous divertir, et
(1) George Bridel, éditeur, à Lausanne.
216 REVUE DES DEUX MONDES.
non pas pour nous faire penser. Rien n'est plus éloigné de la nature
de Vinet, et rien par conséquent ne l'éloigné davantage de la nôtre.
La valeur des œuvres, leur intérêt même, ne se mesure pour lui qu'au
nombre et à la grandeur des idées qu'elles expriment. Et, comme il
n'y en a pas de plus grandes à ses yeux que celles qui touchent à la
vie morale, celles d'où dépendent la conduite, et conséquemment le
progrès, c'est pour cela qu'on a pu dire que son « christianisme » avait
éloigné de lui la foule des lecteurs français.
Mais est-il bien nécessaire d'être « chrétien » pour penser comme
lui? Ses préoccupations, qui sont pour lui la conséquence de son chris-
tianisme, ne pourraient-elles pas s'en détacher peut-être? Et, indépen-
damment de toute idée religieuse, ne peut-on pas croire que, de tous
les problèmes le plus important et le plus tragique pour nous, c'est
encore celui de notre destinée? Je le crois, pour ma part, et qu'il l'est
même d'autant plus que nous sommes plus libres et plus dégagés de
toute espèce de confession. Catholiques ou protestans, c'est quand
nous sommes vraiment « chrétiens » que nous pouvons, à la rigueur,
nous passer d'agiter la question : elle est résolue; et nous ne sommes
« chrétiens » qu'autant que nous la tenons fermement pour réso-
lue. Nous n'avons pas davantage à nous préoccuper de la morale :
elle est faite; et, d'en chicaner les applications particulières, — mais
à plus forte raison, d'en discuter le principe, — outre que cela s'ap-
pellerait proprement hérésie, nous ébranlons imprudemment l'autorité
simple et souveraine de ses prescriptions. Mais, au contraire, dès que
nous ne croyons plus, dès que nous revendiquons et dès que nous
reconquérons notre liberté dépenser, alors, c'est justement alors, c'est
alors surtout que nous avons besoin d'une règle qui guide nos actions,
et d'une philosophie qui détermine notre conduite. Et d'où dépend
cette philosophie, à son tour? ou qu'est-elle en elle-même, en son fond,
qu'est-elle et que pourrait-elle être qu'une certaine façon de concevoir
et de résoudre, ou de poser tout au moins le problème de la destinée?
Moins nous sommes « chrétiens, » plus ces questions ont donc d'in-
térêt et d'importance pour nous. Bien loin d'en diminuer la grandeur,
on l'augmenterait plutôt en les laïcisant. Et c'est ce que je veux dire
en disant que, si le « christianisme » de Vinet est la règle intérieure
de ses jugemens littéraires, on peut juger pourtant comme lui, sans
être « chrétien. »
« La littérature, a-t-il dit quelque part, est par excellence l'expres-
sion de la société, c'est-à-dire tout à la fois du gouvernement, de la
religion, des mœurs et des événemens, » et quand il le disait, il ne
disait sans doute rien de bien neuf. Mais il ajoutait ailleurs : « Ce
qu'on nomme communément la UUtralure se rapporte réellement à
une connaissance spéciale, qui est celle de la vie humaine. Gela ne veut
REVUE LITTÉRAIRE. 217
pas dire précisément qu'elle nous apprend à vivre, mais qu'elle nous
ouvre le spectacle de la vie. » Et encore : « Une société sans lettres
serait une société sans lumière, sans morale, sans sociabilité et même
sans religion. Non pas à la vérité que la littérature crée aucune de
ces choses, mais elle les accompagne, et elle en est tellement la con-
dition qu'on ne les conçoit pas sans elle. » Voilà le premier principe
de sa critique, et non pas le moins original, ni surtout le moins fécond.
M. Molines, dans son livre, s'est complu à montrer comment, par
quelle suite ingénieuse de déductions subtiles, Vinet en a tiré des
conséquences qui s'étendent jusqu'à la rhétorique et jusqu'à la gram-
maire. « Quoi d'étonnant, s'écrie Vinet, si un instinct universel veille
d'un soin jaloux sur une grammaire et sur un vocabulaire dont l'alté-
ration rendrait imminentes la confusion des langues et la dispersion
des forces de la société. Veiller sur la langue, c'est veiller sur la société
elle-même. » Il compare en un autre endroit les écrivains sans cor-
rection à de « faux monnayeurs » dont les opérations « diminuent le
crédit de la parole; » et il ajoute ces mots, que je livre aux médita-
tions de nos naturalistes et des réformateurs de l'orthographe fran-
çaise : Le respect de la langue, c'est presque de la morale. En effet, l'ob-
servation en paraîtra peut-être curieuse : les grands écrivains n'ont
pas toujours assez respecté la morale; ils lui ont même souvent
donné de profondes atteintes; mais, en revanche, depuis l'auteur du
Paijsan parvenu jusqu'à celui du Paysan perverti, depuis Marivaux jus-
qu'à Restif de la Bretonne, ou depuis l'auteur de la Paysanne pervertie
jusqu'à celui de la Fille Èlisa, tous les inventeurs de néologismes ont
plus ou moins encouru le reproche d'immoralité.
Mais ce que Vinet veut surtout dire, et ce que nous pouvons dire avec
lui, sans avoir besoin pour cela d'être « protestant» ni « chrétien, »
c'est que, puisque les mots expriment des idées, ce sont bien les idées
dont la valeur mesure celle des œuvres littéraires, et que, si la littéra-
ture est Vexpression de la société, la critique et l'histoire ne sauraient
séparer l'art d'avec la vie, qui l'inspire, l'enveloppe, et le juge. Pour
nous approprier la doctrine et la rendre laïque, nous n'avons qu'à
étendre un peu le sens du mot même de morale, et, puisque l'étymo-
logie nous le permet, nous n'avons qu'à le prendre comme synonyme
du mot de mœurs.
La littérature n'est pas un amusement d'oisifs ou un divertisse-
ment de mandarins ; elle est à la fois un instrument d'investigation
psychologique, et un moyen de perfectionnement moral. En renou-
velant les procédés de l'art, la manière même de composer ou
d'écrire, nous pouvons dire, il faut dire qu'une grande œuvre n'ac-
croît pas seulement le patrimoine héréditaire d'un grand peuple, elle
en renouvelle encore et elle étend l'âme. Après le Cid et après Pohjeucte
218 REVUE DES DEUX MONDES.
l'âme française était plus grande, elle s'était enrichie de tout ce qu'il y
a de plus dans le Polyeucte de Corneille que dans, Siméon Métaphraste
ou dans son Cid que dans celui du Romancero. Quand un grand écri-
vain, en rendant littéraire ce qui ne l'était pas avant lui, — la juris-
prudence ou la théologie, — ajoute au domaine public une province de
plus, c'est la littérature elle-même qui s'annexe ainsi par milliers les
indifférens et les étrangers. Après les Provinciales, il ne fut plus per-
mis, il ne fut plus possible aux théologiens de s'isoler avec leur science
dans l'obscurité des écoles, et VEsprit des lois a tiré les magistrats
du silence de leur cabinet pour les mêler aux agitations de l'opinion
publique. Et de conquête en conquête, lorsqu'une grande littérature,
ayant passé ses frontières, est devenue plus que nationale, ce n'est pas
seulement le prix du bien dire qu'elle a fait sentir aux hommes, c'est
encore celui de l'institution sociale et de la civilisation. Après et de-
puis Voltaire, il s'est établi dans l'Europe entière une façon nouvelle
de penser dont on peut bien discuter si les inconvéniens n'ont pas plus
d'une fois balancé les avantages, mais dont on ne saurait méconnaître
en tout cas que la douceur des mœurs, que la facilité des relations,
que l'agrément de la vie commune aient singulièrement profité. En
d'autres termes encore : écrire, ce n'est pas seulement rêver, ou sen-
tir, ou penser, c'est agir; et même, pour agir, il n'y a pas seulement
besoin de le vouloir, dès qu'on écrit; puisque après tout, c'est la condi-
tion même de l'œuvre écrite qu'elle se détache de son auteur, et que,
vivant d'une vie propre et indépendante, elle dure d'âge en âge pour
être aux hommes un modèle qu'ils imitent, une conseillère qu'ils con-
sultent, et une institutrice qu'ils écoutent.
Il me faudrait parler beaucoup, si je voulais énumérer ici les suites
presque infinies du principe. Je me bornerai à faire observer aujour-
d'hui, que, depuis Vinet, il a été celui de George Eliot; que M. Taine
y souscrit quand il fait ce qu'il a nommé le « degré de bienfaisance
du caractère, » le juge suprême de la valeur littéraire des œuvres;
et qu'hier encore il inspirait tout un livre : VArt au point de vue socio-
logique, au regretté M. Guyau, — l'auteur assez libre, je pense, assez J
indépendant, assez audacieux même, de VlrrèUgion de l'avenir et de H
VEsquisse d'une morale sans obligation ni sanction. ^
Si tel est le premier principe de la critique de Vinet, en voici le
second : c'est que, ce qu'il s'agit de retrouver sous les œuvres, c'est
l'homme, et que, ce qui fait l'homme, c'est cette « combinaison de
qualités qui distingue un homme entre tous ses semblables, et ne per-
met pas de le confondre avec aucun d'eux, ou, d'un seul mot, l'indivi-
dualité. » Il s'en explique avec plus de précision dans ses Études sur
Biaise Pascal, son chef-d'œuvre, et, — dans l'état d'inachèvement où
elles nous sont arrivées, par une conformité singulière avec son mo-
REVUE LITTÉRAIRE. 219
dèle même, — ce que Ton a écrit de plus juste, de plus pénétrant et
de plus profond sur l'auteur des Pensées. « L'individualité est la base
de notre valeur propre, car, pour que nous soyons quelque chose, il
faut d'abord que nous soyons, ou, en d'autres termes, que nos quali-
tés soient à nous. Dans ce sens, l'individualité est rare, et Ton n'exa-
gère pas en disant que la plupart des hommes, au lieu d'habiter chez
eux, vivent chez autrui, et sont comme en loyer dans leurs opinions
et dans leur morale. » On ne saurait mieux dire : il n'est donné qu'à
peu de nous d'être eux-mêmes ; il n'appartient qu'à un très petit nombre
d'hommes de ne ressembler qu'à eux seuls. J'ajouterai seulement que
si, comme Vinet en fait la remarque à bon droit, « l'intelligence et le
développement de l'esprit ne sont pas des gages tout à fait assurés de
l'individualité , » réciproquement, d'être soi, seul de sa race et seul
de son espèce, ce n'est pas non plus une garantie du développement
de l'esprit ou de l'intelligence. Le théologien a ici égaré le critique.
L'individualité, qui mesure bien la supériorité des consciences, ne
mesure pas la valeur des esprits. Dans l'histoire de la littérature et de
l'art, il y a des combinaisons uniques auxquelles on peut, auxquelles
on doit préférer des combinaisons moins rares. Marivaux, par exemple,
au xnif siècle, est plus unique, si je puis ainsi dire, plus individuel
que Voltaire, et, inversement, au siècle précédent, Uourdaloue le fut
beaucoup moins sans doute que M™'' de La Fayette ou que M"'' de Sê-
xigné.
Ce n'en est pas moins là que Vinet a vraiment excellé, comme critique,
dans l'art délicat, savant, et subtil, de démêler ou de caractériser l'in-
dividualité des autres. Sainte-Beuve, avec sa manière de tourner autour
du personnage, et presque uniquement soucieux d'étudier l'homme
dans son œuvre, l'homme total, avec « ses mœurs domestiques, le tic
familier, la gerçure indéfinissable, » Sainte-Beuve, dans sa chasse à
l'anecdote, a plus d'une fois oublié l'œuvre, et nous savons de lui des
jugemens bien étranges. Nisard, dans son ignorance alTectée, je ne dis
pas même de la psychologie, mais de la biographie des grands écri-
vains, les a traités trop souvent comme il eût fait d'illustres anonymes
dont l'œuvre seule, pour ainsi dire, lui garantissait l'existence. Vinet,
lui, les a connus aussi bien que Sainte-Beuve; mais tout ce qu'il pou-
vait savoir de leur personne, c'est à une interprétation plus intime de
leurs œuvres qu'il l'a fait uniquement servir; écrivain moins habile
sans doute que Nisard, et juge habituellement moins sûr, mais, en
revanche, combien plus pénétrant ! Dans un Corneille et dans un Racine,
dans un Voltaire et dans un Rousseau, ce qu'il a surtout cherché, c'est
ce qui fait qu'ils sont eux; il l'a trouvé sans sortir de leurs œuvres,
en s'y enfermant au contraire; et j'ose dire qu'en général il l'a mieux
montré, plus ingénieusement que personne.
220 REVUE DES DEUX MONDES.
Il faut le suivre dans cette voie. Nous avons trop donné, depuis
trente ans ou davantage, aux grandes causes, aux « grandes pressions
environnantes : » la race, le milieu, le moment, — dont l'action est cer-
taine, mais obscure, — et qui expliquent bien le génie des nations ou
le caractère des siècles, qui n'expliquent pas, ou qui expliquent moins
le caractère et le génie des individus. Si d'ailleurs nous avons le pou-
voir en nous de résister à celui des grandes causes, et d'équilibrer la
pression de la race, par exemple, ou celle du moment, c'est ce que je
n'examine point, et j'en laisse volontiers le problème à la métaphy-
sique. Mais évidemment, dans la même race et chez le même peuple,
au même moment de son histoire et dans le même milieu, quelquefois
dans une même famille, si, de deux hommes, l'un est Thomas et l'autre
Pierre Corneille, si l'un est Scarron et si l'autre est Molière, il faut
bien qu'en chacun d'eux il y ait quelque chose de différent de l'autre,
et, dans tous les deux, de leurs contemporains. C'est ce que nous appe-
lons leur individualité, dans la composition ou dans la définition de
laquelle nous n'avons besoin de rien faire intervenir de mystérieux
ou d'encore innomé. Comme en effet on voit, dans la nature, les
mêmes élémens simples, combinés en des propoitions différentes, en-
gendrer des corps dont les propriétés différent également de celles des
corps qui leur ressemblent le plus, et de leurs élémens ; ainsi, cha-
cun de nous apporte en naissant des aptitudes qui sont uniquement
siennes, et pas plus que nous ne rencontrons deux visages humains
qui se ressemblent, deux Ménechmes ou deux Sosies, pas plus il n'y
a deux esprits parfaitement semblables. L'individualité, parmi les
hommes, c'est ce qui fait de chacun d'eux un exemplaire unique de
lui-même, une combinaison, si je puis ainsi dire, qui n'a pas besoin
d'être rare pour être singulière. Et de là cette conséquence : que,
fût-elle un « produit » de la race, du moment ou du milieu, l'indivi-
dualité, rien qu'en s'y mêlant, modifie l'action des grandes causes.
Après qu'un Dante, par exemple, ou un Shakspeare ont passé, les
« grandes pressions » elles-mêmes diffèrent de tout ce qu'ils y ont
ajouté qui n'y était point compris avant eux. Ou plutôt, l'individualité
dans l'histoire est une de ces grandes causes dont on parle, — et je
crains, comme je le disais, que depuis un demi-siècle, historiens ou
critiques, nous ne l'ayons vraiment trop oublié.
Car enfin , si l'individualité manifeste quelque part son pouvoir,
n'est-ce pas précisément dans l'histoire de la littérature et de l'art?
Quelques grands écrivains, j'y consens, — Voltaire ou Bourdaloue, dont
nous parlions tout à l'heure, — peuvent bien être considérés comme
l'expression de leur race ou de leur temps, quoique, si leur individua-
lité n'a rien de très singulier, cependant elle soit déjà rare. Leurs qua-
lités d'éloquence ou d'esprit sont celles de leurs contemporains, qui s'y
REVUE LITTÉRAIRE. 221
reconnaissent, pour ne pas dire qu'ils s'y mirent avec complaisance; et
déjà c'est une chose rare que d'avoir à soi tout seul autant d'esprit ou
d'éloquence que tous ses contemporains ensemble. Mais, plus souvent
encore, c'est pour leur individualité que les artistes ou les écrivains
s'inscrivent dans l'histoire de la littérature ou de l'art. La différence
qui paraît entre eux et leurs contemporains, voilà ce qui consacre et
ce qui fait durer leur mémoire. Nous ne leur demandons pas d'être
très grands, il nous suffit qu'ils soient originaux. Inversement, s'ils ne
sont pas originaux, nous les négligeons, et nous avons raison. Ou en-
core, si nous les lisons, si nous lisons ]\Iairet, par exemple, ou Rotrou,
ce n'est pas pour eux, ni pour notre plaisir, c'est parce qu'ils en ont
précédé ou préparé de plus grands qu'eux-mêmes, c'est pour nous ap-
prendre à sentir la différence qui les sépare de Corneille, et c'est tou-
jours, on le voit, pour nous habituer à mettre à leur vrai prix le génie,
l'originalité, l'individualité.
Mais un moraliste comme Vinet, tout en recherchant et tout en louant
par-dessus les autres qualités celles qui font l'originalité, ne pouvait
pas méconnaître les dangers de l'individualisme. Aussi, s'est-il con-
stamment efforcé de distinguer l'individualisme et l'individualité. « Je
ne crains pas, a-t-il encore dit dans ses Études sur Biaise Pascal, qu'au-
cun de vous confonde dans une fraternité imaginaire deux ennemis
jurés : l'individualisme et l'individualité : le premier, obstacle et néga-
tion de toute société, la seconde, à qui la société doit tout ce qu'elle a de
saveur, de vie, et de réalité. » Ces distinctions sont un peu subtiles, et il
semble bien que le théologien et le critique se gênent encore ici l'un,
l'autre. C'est le théologien qui l'emporte dans le passage suivant :
« Aussi longtemps que l'homme est immortel, il vaut plus que l'huma-
nité, qui ne l'est pas. Aussi longtemps que l'individu attend d'un juge-
ment au-delà de ce monde, il est plus grand que la société qui n'en
attend point... L'immortalité de l'âme détrône la société et la met
aux pieds, non de l'individu sans doute, mais de l'individualité. » Je
n'aime pas voir ainsi les droits de l'individu mis dans la dépendance
et au hasard d'une hypothèse métaphysique. 11 y a d'ailleurs une dis-
tinction certaine, je l'accorde, sinon peut-être une contradiction entre
l'individualisme et l'individualité, ou, pour nous servir de mots moins
ressemblans, qui prêtent moins à la confusion, entre l'égoïsme et l'ori-
ginalité. Mais quelle est-elle exactement, c'est ce que Vinet n'a pas pu
dire, et, si j'avoue pour ma part que je serais embarrassé de mieux
faire, il faut savoir quelquefois ne pas mettre dans nos opinions plus
de logique et de cohésion que leurs objets n'en comportent.
Il a été plus heureux quand, pour achever sa doctrine et compléter
son œuvre, il a le premier, je crois, ou l'un des premiers essayé de sai-
sir d'un seul coup d'œil toute l'histoire de notre littérature. Sur ce sujet.
222 REVUE DES DEUX MONDES.
on remarquera qu'encore aujourd'hui même, c'est ce qui nous manque
le plus, une histoire qui en soit une, si je puis ainsi dire ; la véritable
et vivante histoire dont Nisard a tellement simplifié, réduit, et systé-
matisé les grandes lignes qu'on prendrait la sienne pour un théorème;
l'histoire que Sainte-Beuve lui-même, dans ses Causeries, à force de
battre les buissons, aurait plutôt embrouillée qu'éclaircie.
Grâce à ses préoccupations, morales autant que littéraires, c'est cette
histoire qu'a entrevue Vinet, si même on n£ peut dire qu'il en a tracé
l'esquisse, — pour ceux au moins qui savent lire, — dans V [jUrodnction
de son Histoire de la Utlérature française au XVIW siècle. Non pas
sans doute qu'il se soit aperçu le premier que le XYif siècle, dans
son ensemble, « pouvait être considéré comme une halte, un es-
pace intermédiaire entre deux époques de critique et de négation ; »
ou encore, et pour en emprunter à Sainte-Beuve l'image expressive,
comme un pont, jeté sur le courant qui relie Montaigne à Pierre
Bayle et l'auteur de Pantagruel à celui du Rêve de d'Alembert. Mais,
considérant que la Renaissance était, dans un monde chrétien, la
réapparition de l'antique naturalisme, il a vu que la réforme, et après
la réforme, le jansénisme étaient, eux, un eîTort pour sauver la morale
au moins des ruines du moyen âge. Le xvn'^ siècle a semblé justifier la
tentative, et, pendant cinquante ou soixante ans, on a pu croire qu'on
avait enrayé le progrès du naturalisme. Mais il n'a pas tardé long-
temps à reprendre son cours, plus impétueux, plus violent de tout ce
qu'il avait rencontré de résistance, et les derniers « philosophes » ont
fini par conclure qu'il fallait, selon le mot célèbre, « se déchristianiser
et se rendre Grec ou Romain par l'âme. » De telle sorte que les der-
nières années du xviif siècle rejoignent ainsi les commencemens du
xvr siècle ; et trois cents ans d'histoire littéraire se distribuent, s'ordon-
nent et se composent par rapport à un seul problème.
Sur quelle conception de la vie réglerons-nous la conduite ? C'est la
question que Rabelais a posée et qu'il a résolue dans le sens que l'ora
sait; la question que Calvin, que Pascal, que Bossuet, que Leibniz, ont
décidée dans le sens précisément contraire ; et la question enfin que
V Encyclopédie, en la ramenant à son point de départ, a résolue comme
la Renaissance. Ou en d'autres termes encore : le xvif siècle est une
« réaction » contre le xvi*, mais le xviii® à son tour en est une contre
le xv!!*", et comme c'est le même problème que l'on continue d'agiter,
le xviii'^ siècle, par-delà le xvn" siècle, dans ses traits les plus géné-
raux, reproduit, renouvelle, et en même temps fortifie la tradition
du XVI®.
Encore ici, je crois que Vinet a raison, et quand il aurait tort, — je
veux dire, si l'on refusait de mettre ainsi dans une histoire de la litté-
rature française, la question morale au premier plan, — il aurait toujours
REVUE LITTÉRAIRE. 22S
raison, puisque d'aucun autre point de vue, vous ne pourrez, en effet,
mieux reconnaître ni mieux déterminer les « masses » de cette his-
toire ; d'aucune autre manière vous ne pourrez plus aisément grouper
les hommes ni définir les caractères des œuvres; ni d'aucun autre
sommet vous ne discernerez plus nettement la division, la succession,
la diversité des époques. Mais je vais plus loin; et je dis que le théo-
logien, s'il l'a quelquefois gêné, a au contraire ici singulièrement aidé
le critique et l'historien. En réalité, pendant trois cents ans, la ques-
tion religieuse a été l'àme de la littérature. De XlnsiUulion chrétienne
au Génie du christianisme, en passant par les Essais de Montaigne et
par les Pensées de Pascal, par les Sermons de Bossuet et par le Tartufe
de Molière, par VAthalie de Racine et par le Candide de Voltaire, il n'y
a pas une grande œuvre qui ne soit plus ou moins pour ou contre la
religion ; et il serait bien étonnant que la connaissance ou la curiosité
des choses de la religion ne fussent pas de quelque secours à l'intelli-
gence, et au jugement d'une telle littérature.
Voilà sans doute bien des services. Comment donc expliquer que la
réputation de Vinet, qui de son vivant même avait déjà franchi les
frontières de sa patrie, ne soit pas plus grande ni plus solidement
établie parmi nous? C'est qu'en premier lieu, s'il a eu des idées,
beaucoup d'idées, de très générales et de très ingénieuses, il a man-'
que, je ne sais d'ailleurs comment ni pourquoi, de la force d'esprit
qu'il lui eût fallu pour les développer ou les faire valoir. Ses vues,,
quand elles sont profondes, sont courtes, mais, quand elles sont plus
longues ou plus larges, elles sont vagues. A la vérité, quoique nous
ayons de lui vingt ou vingt-cinq volumes, dont il y en a bien une
dizaine sur l'histoire de la littérature, nous n'avons pourtant que des
fragmens de son œuvre, dont il n'a pas eu le temps d'équilibrer les
proportions. Mais autant qu'on en puisse juger, « le temps n'eût rien
fait à l'affaire, » et très capable de concevoir le plan d'une grande
œuvre, il semble qu'il le fût beaucoup moins de l'exécuter. Comme
d'ailleurs on faisait volontiers en son temps, il met ses idées dans une
espèce de Discours préliminaire, et content de les y avoir mises, il ne
les oublie pas, mais on dirait qu'il les oublie, à mesure qu'il avance et
qu'il essaie de pénétrer dans le détail des choses.
J'ajouterai qu'il écrit mal; et rien ne m'a plus étonné, dans cet
article d'Edmond Scherer dont j'ai cité quelques mots, que d'y lire ce
jugement du style de Vinet : « Si j'avais à définir le style de Vinet, je
dirais qu'il a mis l'esprit dans le style, comme d'autres y ont mis l'ima-
gination, lia l'image heureuse, appropriée, mais il a surtout l'inattendu
de l'image, la rencontre fortuite, le contraste piquant. L'esprit qui con-
siste dans le rapprochement à la fois exact et imprévu ; l'esprit éclate
sous sa plume comme les étincelles qui partent d'une machine élec-
22Ù REVUE DES DEUX MONDES.
trique trop chargée. C'est un feu roulant de choses ingénieuses. Ce sont
des allusions, des intentions, des comparaisons qui se croisent, qui
s'enchevêtrent et qui finiraient par éblouir, si le tout n'était soutenu
d'un dessin ferme et net. » C'est à peu près ainsi que l'on pourrait
louer le style de Marivaux; et comme, par malheur, il n'y en a pas qui
soit moins convenable aux idées que traite habituellement Vinet, on ne
saurait, à notre avis, en croyant servir sa réputation d'écrivain, lui
nuire davantage.
A vrai dire, il est lourd et précieux, lourd quand il s'abandonne,
€t précieux quand il se travaille, avec moins d'esprit, comme la
plupart des précieux, que d'envie d'en avoir. Ses allusions me dérou-
tent, ses intentions m'importunent, et ses comparaisons m'affligent.
« L'esprit humain marche par antithèse et par réaction : il ressemble
au pendule, dont les oscillations vont sans cesse de gauche à droite et
de droite à gauche. Mais le pendule demeure enchaîné ; la valeur de
l'une de ses oscillations est perpétuellement compensée par celle de
l'autre ; tandis que l'action et la réaction de l'esprit humain ne se dé-
truisent pas complètement : il reste toujours un excédent, et ces excé-
dons additionnés forment la somme des progrès de l'esprit humain. »
Voilà de ses comparaisons; et voici de ses images: «Au sein du bassin
limpide, mais profond, où s'arrête l'esprit du xvn® siècle, on entrevoit
la forme du monstre qui doit plus tard arriver au jour. » J'en citerais
bien d'autres encore, s'il le fallait, mais je me le reprocherais à moi-
même, et ces exemples suffisent à prouver que Vinet, qui a si bien
parlé du style des autres, n'a pas eu, pour lui, le sentiment du style.
Encore une fois, il écrit mal, et les défauts de sa manière d'écrire sont
justement ceux de tous qu'on pardonne le moins au critique et à
l'historien.
Que restera-t-il donc d'Alexandre Vinet? Car je ne l'ai pas assez dit,
en termes assez clairs, et c'est par là que je veux terminer. Il en res-
tera tout d'abord ce que l'on pourrait appeler un penseur dans la cri-
tique et dans l'histoire de la littérature, abondant et fécond en idées,
qu'il n'a pas eu la force ou le temps de développer lui-même, et
qu'ainsi nous pouvons lui reprendre pour nous les approprier. C'est ce
que savent bien tous ceux qui ont pratiqué ses Moralistes français, ou
ses Poètes finançais sous Louis XIV, ou son Histoire de la Littérature fran-
çaise au XVIII siècle, ou ses Études, le premier volume surtout de ses
Études sur la littérature française au XIX^ siècle, où il a si bien parlé de
Chateaubriand et de M""" de Staël. D'autres amusent ou charment, si
l'on veut, davantage, comme Sainte-Beuve; et d'autres, comme Nisard,
ont cette supériorité sur lui, d'avoir mis tout leur talent et donné leur
mesure dans un livre durable ; Vinet fait penser ; il aide surtout à pen-
ser, ou mieux encore il y excite ; et, de combien de nous en peut-on
REVUE LITTÉRAIRE. 225
dire autant ? Psychologue, longtemps avant que ce mot fût à la mode,
et moraliste ingénieux, pénétrant, profond, personne encore n'a parlé
mieux que lui de quelques-uns de nos grands écrivains, et en particu-
lier de Pascal, — le Pascal des Provinciales, mais surtout celui des Pen-
sées,— non pas même Sainte-Beuve, et encore bien moins Victor Cousin.
C'est quelque chose, et c'est même beaucoup, si nos jugemens nous
jugent nous-mêmes, et que de bien parler de quelques hommes extra-
ordinaires, ce soit, pour ainsi dire, se mettre un peu de leur famille.
Ni Cousin ni Sainte-Beuve n'étaient de la famille de Pascal. Et ce fut
enfin une âme haute et noble, une de ces âmes rares, qui sont natu-
rellement, ou nécessairement, pour beaucoup de raisons, plus rares en
critique qu'ailleurs. Car, vous ne croyez pas sans doute, — je ne nomme
ici que des morts, tout à fait morts, — vous ne croyez pas qu'ils
eussent l'âme noble, les La Harpe ou les Fréron ? Aussi, bien des
choses leur ont-elles échappé, toutes celles qu'on nomme à peu près
des mêmes noms en morale et en littérature: délicatesse du sentiment,
distinction de l'esprit, élévation de la pensée, toutes ces qualités plus
intimes et par conséquent plus cachées, qui peuvent autant pour faire
durer les œuvres que la vérité de l'observation, que la richesse de
l'imagination, que la splendeur du style. Mais c'est précisément ce que
Vinet a le mieux connu, ce qu'il a le mieux mis en lumière, et c'est ce
qui fait l'entière originalité de sa critique. Ce qu'il y a de plus noble
dans la littérature ou de plus exquis, voilà ce qu'il a le plus profon-
dément senti lui-même, et le mieux exprimé ; et il est bien possible
que ses livres ne soient pas des livres, qu'ils ne soient que des notes,
et des notes souvent mal écrites, mais voilà cependant ce qu'on ne
trouvera, ce que du moins, pour ma part, je n'ai jamais trouvé qu'en
eux.
F. BnuNiTiÈnE.
TCMK xrviii — 1890. 15
9CS
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
28 février.
Si on voulait se représenter des hommes de parti, des politiques de
parlement, des ministres dupes de la plus étrange des hallucinations,
aveuglément occupés à gaspiller une situation, à ruiner un régime, des
institutions, en ajoutant les fautes aux fautes, les inconséquences aux
inconséquences, que pourrait-on imaginer de mieux que ce qui existe
aujourd'hui? Il est certain qu'on a rarement vu chambres et minis-
tère laisser plus bénévolement échapper toutes les occasions de ren-
trer dans la vérité d'une sérieuse et libérale politique, pour se perdre
plus que jamais, avec un véritable acharnement de médiocrité, dans
toutes les maladresses, dans les petites tactiques, dans les plus vul-
gaires expédiens de parti. Il y a dans nos régions officielles une sorte
de fanatisme étroit et subalterne qui rabaisse tout, qui empêche de
voir la réalité des choses et n'a plus même l'excuse de la passion.
Lorsqu'au dernier automne, un scrutin qui ne manquait pas d'une
certaine gravité , d'une certaine solennité émouvante, s'ouvrait en
France, on ne savait pas trop, il faut l'avouer, ce qui allait arriver,
— ce qui allait sortir de cette urne mystérieuse. On le savait, à
n'en pas douter, le lendemain. Le résultat était aussi clair, aussi déci-
sif qu'il pouvait l'être. A travers les obscurités et les confusions inévi-
tables d'un si vaste mouvement, le pays avait manifesté ses vœux,
ses sentimens, ses intimes aspirations avec une irrésistible évidence...
Ou les élections n'avaient aucun sens, ou cette grande masse fran-
çaise, qu'on venait d'interroger, avait dit qu'elle ne demandait ni
un changement de régime, ni une révolution d'institution, qu'elle
demandait tout simplement une politique laissant de côté les vaines
querelles, les guerres de parti pour s'occuper désormais de rétablir
l'ordre dans les finances, la paix dans les esprits, l'équité conciliante
Jl
»
REVUE. — CHRONIQUE. 227
dans l'administration. C'était le programme d'une législature, d'un
gouvernement que le vote populaire venait de tracer instinctivement.
La plupart des républicains eux-mêmes en convenaient au lendemain
des élections, lorsqu'ils avaient encore le sentiment de la crise à
laquelle ils venaient d'échapper par un succès presque inespéré. Six
mois sont passés depuis, on dirait que des années se sont écoulées,
que tout est déjà oublié, et c'est là justement la première cause de
cette impuissance turbulente et confuse où l'on se débat aujourd'hui
sans prévoyance et sans direction.
A peine rentrés dans cette atmosphère factice du Palais-Bourbon,
des réunions plénières, des intrigues de couloirs, les élus de la veille,
tout fiers de se retrouver une majorité, oubliant lestement le pays,
semblent n'avoir plus songé qu'à exploiter leur victoire, à exercer leurs
petites représailles, à renouer leurs combinaisons de parti. Les mo-
dérés, qui avaient eu quelque succès, sont passés on ne sait où ; ils
reparaîtront sans doute quelque jour, — pour le moment ils ont disparu,
ils sont restés silencieux. Tout ce qu'ils ont pu a été de ne pas mêler
leur voix à celle de M. Ribot, qui a prouvé sa modération et son tact
politique en déployant son éloquence contre les influences cléricales.
Les radicaux ont repris leur hardiesse et n'ont rien négligé pour impo-
ser bruyamment leur domination en intimidant les indécis de l'oppor-
tunisme. Entre tous ces camps, le gouvernement, ahuri, renonçant à
avoir une volonté, passe depuis trois mois son temps à louvoyer, à se
donner une apparence de maintien, à flotter entre tous les partis, et,
en définitive, à plier aux premières injonctions des radicaux. Ils sont
là, tous mêlés, gouvernement et partis, impuissans à former une ma-
jorité et à donner au pays ce qu'il demande, allant au hasard, toujours
prêts à accumuler sans réflexion les inconséquences et les fautes. Ils
ne peuvent s'en défendre, soit qu'ils provoquent par des invalidations
systématiques de nouvelles élections boulangistes, comme les der-
nières élections de Paris, soit qu'ils se trouvent en face de quelque
incident imprévu, comme cette affaire où un jeune prince, à la har-
diesse généreuse et séduisante, a suffi pour troubler leur sang-froid
depuis la première jusqu'à la dernière heure.
Eh! sans doute, elle a mal commencé, elle finit plus mal encore,
cette étrange affaire où, pour n'avoir pas eu au début une idée nette,
un peu de résolution, on a été entraîné de faute en faute, sans qu'on
soit arrivé au bout. Et s'il en est ainsi, c'est qu'il n'y a pas eu un gou_
vernement ayant le sentiment vrai et politique des choses, sachant se
dégager des petitesses de parti et accepter sans faiblesse la responsa-
bilité d'un acte de prévoyance. On s'est exposé à s'entendre dire bruta-
lement par un journal anglais qui n'est même pas des plus hostiles,
le Times, que décidément « un homme d'état ne s'improvise pas plus
qu'un cordonnier, et que pour être capable de gouverner une nation
'228 REVUE DES DEUX MONDES.
un long apprentissage est aussi nécessaire que celui qu'on demande à
ceux qui sont chargés de confectionner une paire de bottes. » La com-
paraison n'est peut-être pas des plus relevées; elle n'est que plus si-
gnificative. Assurément, s'il y avait eu dès l'origine un gouvernement,
il aurait aussitôt jugé de haut cet incident inattendu ; il ne lui aurait
pas laissé le temps de grandir, il en aurait fini dès le premier soir en
ramenant à la frontière le brillant conscrit qui venait réclamer sa
place dans l'armée française. On a hésité et c'est la première faute.
On a laissé s'engager un procès qui était déjà une complication et où
M. le duc d'Orléans s'est naturellement montré ce qu'il est, un jeune
prince au cœur ému de patriotisme, impatient de servir son pays, ris-
quant avec une bonne grâce chevaleresque sa liberté. Il n'a pas mar-
chandé avec ses juges, il s'est livré tout entier avec la franchise de ses
vingt ans. La condamnation a été prononcée: c'était encore une occa-
sion d'en finir et il paraît bien qu'on en a eu la pensée. La grâce, une
grâce immédiate, sans condition, répondait sûrement aux vœux de M. le
président de la République, — elle était même, dit-on, déjà décidée et ar-
rêtée ; mais voilà où la débâcle a commencé ! M. le président du conseil,
avant d'aller plus loin, a voulu prendre l'air du Palais-Bourbon, « aller
causer familièrement avec ses amis, » comme il le disait hier. Il s'est
vu aussitôt assailli par les clabauderies radicales et le cœur ministériel
s'est glacé, on n'a plus osé ! non, on n'a plus même osé avouer qu'on
avait eu cette pensée de rendre la liberté à un jeune homme coupable
d'avoir voulu être un soldat de la France. Et alors qu'a-t-on fait? On a
procédé en vérité comme dans un complot. On est allé nuitamment ré-
veiller le jeune prince qui dormait en paix; puis ce grand criminel a
été expédié furtivement, avec toute sorte de précautions, entre deux
agens de sûreté sur une maison centrale, sur Clairvaux,
Allons, l'expédition a bien marché ! M. le ministre de l'intérieur, à ce
qu'on nous raconte, recevait ce soir-là, d'heure en heure, les nou-
velles de l'opération, en s'amusant à un vaudeville du Palais-Royal, et
il a pu être content de sa police ! M. le duc d'Orléans, mis en voiture
entre minuit et une heure du matin, n'a pas rencontré de manifestans
prêts à l'enlever sur le quai de l'Horloge pour le conduire à l'Elysée, et
il n'a tenté aucune révolution sur le chemin de Clairvaux! Les plus
basses envies démagogiques sont satisfaites, le jeune prince aura de
la cellule, dans le voisinage des bandits vulgaires! Ceux qui savent
comment on a raison du ministère l'avaient annoncé ; c'était ce qu'ils
voulaient, c'est fait! La république est sauvée! — Malheureusement, en
gardant son prisonnier, le gouvernement n'a pas diminué ses embar-
ras; il n'a fait, au contraire, que les augmenter en donnant à l'acte
d'une jeunesse hardie le prestige de l'épreuve, de la captivité, et en se
mettant lui-même dans une situation sans issue; mais il y a, de plus,
un fait qui a bien quelque gravité et auquel on ne prend pas garde.
REVUE. — CHRONIQUE. 229
Le droit de grâce, qui est inscrit dans la constitution, esi un droit per-
jp'jnnel, spontané, attribué au président de la république. Ce droit
paraît avoir été réellement exercé; l'usage qui en avait été fait dans la
circonstance la plus avouable a été cependant bel et bien désavoué,
d'une heure à l'autre, devant le bon plaisir de quelques agitateurs sans
mandat. 11 est donc démontré qu'avec la complicité ministérielle, le
chef de l'État a été atteint dans une de ses plus éminentes préroga-
tives, que, par une indigne fiction, le droit de grâce est passé de M. le
président de la république à un clan radical. On aura beau subtiliser,
on a subi la loi des radicaux, et c'est ainsi que le ministère a réussi
à couronner la série de ses fautes par une dernière faute qu'il faut bien
appeler une vilenie commise sans conviction, à donner la mesure de
ses faiblesses, à fournir un prétexte de plus aux révisionnistes contre
une constitution avilie par ceux-là mêmes qui sont chargés de la
défendre.
Voilà six mois déjà qu'un gouvernement faible et une majorité qui
n'est pas une majorité sont occupés à sauver la république de la même
manière. Ils la sauvent, tantôt par des actes de brutalité maladroite
qui ne servent qu'à populariser un jeune prince à la bonne humeur
séduisante, tantôt par des invalidations de paru qui tournent contre
eux, tantôt enfin par des essais de lois répressives qu'ils déguisent
sous toute sorte d'euphémismes. Au fond, ils ne sauvent rien, ils ne
réussissent à rien. Ils expient par l'impuissance la première faute
qu'ils ont commise, en se plaçant en dehors du courant du pays, en
interprétant les dernières manifestations du suffrage universel au pro-
fit de leurs passions et de leur domination. Ils l'avouent eux-mêmes, ils
se sentent dans une voie où il n'y a ni une majorité, ni un gouverne-
ment, ni une politique saisissable, où l'on ne se retrouve que pour ac-
complir quelque œuvre de parti, pour se donner le plaisir de quelque
reprèsaille. A quoi servent donc ces invalidations qui ne sont même
pas encore épuisées ? Les républicains de la chambre se sont plu à
annuler, presque sans examen, bon nombre d'élections de Paris, sous
prétexte qu'elles étaient boulangistes. Ils n'ont même pas été arrêtés
par l'inconvénient de raviver des agitations périlleuses ou stériles.
Qu'a-t-on gagné? Paris vient, il y a quelques jours, de renvoyer au Pa-
lais-Bourbon, à peu près tous ces candidats invalidés, — et comme
M. Boulanger n'est plus heureusement le héros du jour, comme le bou-
langisme est passé de mode, ces élections parisiennes elles-mêmes ne
sont nécessairement que l'expression d'un mécontentement persistant.
Les autres invalidations ont des résultats à peu près semblables; là
même où le candidat invalidé échoue, l'élection prouve assez que le
pays ne cesse pas d'être partagé en deux camps presque égaux. Déci-
dément les invalidations ne sauvent rien!
Pense-t-on être plus heureux en s'armant de lois nouvelles sur la
230 REVUE DES DEUX MONDES.
presse ou plutôt contre la presse pour la défense du régime? C'est
depuis quelque temps, surtout depuis les dernières crises et les élec-
tions, une sorte de mot d'ordre. Il y a au Palais-Bourbon une proposi-
tion pour fortifier la répression des journaux. Ces jours derniers à
peine il y a eu, au Luxembourg, une discussion aussi savante qu'ani-
mée sur une motion semblable proposée par un brave modéré, M.Mar-
cel Barthe. L'objet est toujours le même : il s'agit de faire passer un
certain nombre de délits de presse de la juridiction du jury à la police
correctionnelle. La raison est aussi toujours la même : c'est le déchaL
nement outré et offensant de la presse. Assurément , depuis quelques
années, les journaux se sont livrés à d'étranges excès. Ils ont répandu
sous toutes les formes l'outrage, l'injure, la calomnie, la diffamation,
sans respecter ni le rang, ni les services, ni les intérêts privés, ni les
intérêts publics, ni le gouvernement, ni les hommes. C'est malheu-
reusement vrai; mais, d'abord, si ces excès ont été possibles, qui donc
l'a voulu? Lorsqu'il y a dix ans, les républicains, tout gonflés de leurs
succès et de leur fortune, ont voulu faire leur loi sur la presse, ils
n'avaient pas assez de dédains pour toutes les lois anciennes, pour les
lois de 1819, pour celles de 1830. Ils prétendaient dépasser tout le
monde par leur libéralisme et prouver que la république seule pouvait
supporter une liberté complète. On avait beau les avertir qu'ils se pré-
paraient des mécomptes : ils n'ont rien écouté, ils ont fait leur loi de
1881, qui a tout permis. Aujourd'hui, on est un peu honteux et repen-
tant. On ne l'avoue pas de peur d'être suspect de palinodie et de
paraître renier ce qu'on a toujours défendu. On a recours à des euphé-
mismes. Oh ! ce n'est pas la liberté de la presse qu'on veut diminuer, —
c'est la diffamation qu'on veut atteindre par un tout petit changement
de juridiction! On oublie seulement que ce qu'on appelle la juridiction-,
c'est ce qui a toujours passé pour la vraie garantie de la liberté de la
presse.
Encore si, dans un sentiment supérieur de bien public, avec la
préoccupation des dangers auxquels les excès des journaux peuvent
exposer les intérêts les plus élevés, on proposait une revision sérieuse
et réfléchie du régime de la presse, ce serait une œuvre digne de ten-
ter des esprits prévoyans. En réalité, ce qu'on propose, c'est une me-
sure de circonstance, une apparence de réforme décousue, limitée, une
manière de rendre, particulièrement aux fonctionnaires, la garantie de
la police correctionnelle, et de pouvoir dire qu'on a maintenu la loi
de 1881. Bref, c'est un expédient de répression ou de combat, et les
expédiens de ce genre ne sont pas plus efficaces que les invalidations
de parti ou les rigueurs à l'égard d'un prince généreux, pour raffermir
une situation ébranlée. La police correctionnelle n'est qu'une défense
insuffisante et même compromettante. C'est la politique de dix minis-
tères qui a fait le mal, et, ainsi que l'a dit, dans la discussion récente
REVUE. — CHRONIQDE, 234
du Luxembourg, un sénateur qui s'est fait honneur par la fidélité de
ses idées libérales, M. Trarieux, le vrai moyen de réparer le mal,
c'est de faire de la bonne politique, de répondre au vœu d'apaisement
et d'ordre qui est dans le pays.
Ce ne sont point les spectacles curieux ni même les affaires sé-
rieuses qui manquent en Europe. Ils ne manquent ni en France, ni
dans les autres pays qui n'ont pas moins que nous leurs embarras et
leurs crises. Les élections qui viennent de se faire en Allemagne ont
certes tout le caractère d'un événement des plus singuliers, des plus
instructifs, et par les circonstances dans lesquelles elles se sont ac-
complies et par l'intervention de l'empereur Guillaume II, et par le
résultat de ce récent scrutin du 20 février. On pouvait bien voir depuis
quelques jours que l'opinion était ébranlée ou partagée, que la popu-
lation de certaines régions se laissait aller à des courans dangereux;
on distinguait dans tous les cas, de toutes parts, une incertitude qui
ressemblait à de l'anxiété. On ne s'attendait pas à ce qui est sorti du
scrutin, et le résultat, tel qu'il apparaît aujourd'hui, a d'autant plus de
gravité que les élections avaient eu pour préliminaires les rescrits im-
périaux destinés à attester la sollicitude du souverain pour les réformes
sociales, à rallier, ne fût-ce qu'en partie, les populations ouvrières.
En réalité, le vote du 20 février a, dès ce moment, une signification
des plus caractérisées, et même assez embarrassante pour le gouverne-
ment. Il y a un premier fait sur lequel on ne peut se méprendre. L'Al-
liance connue sous le nom de u cartel, » et formée des conservateurs
purs, des conservateurs libres, des nationaux-libéraux, cette alliance
est la grande vaincue du 20 février. Les nationaux-libéraux, à eux seuls,
perdent plus de cinquante sièges. Les conservateurs ne sont pas moins
atteints. Cette majorité, un peu factice, pourtant assez fidèle, sur la-
quelle s'appuyait le gouvernement depuis 1887, est virtuellement dis-
soute. Elle n'est plus qu'une minorité déçue, aigrie par la défaite, peut-
être divisée désormais et impuissante. Au camp de l'opposition, les
uns gardent leurs avantages, les autres sont en progrés évident. Le
centre catholique, conduit par M. Windthorst, a déjà plus de quatre-vingt-
dix élections, et avec les ballottages, il retrouvera vraisemblable-
ment son chiffre ordinaire de cent représentans. L'Alsace-Lorraine,
invariable dans sa fidélité, a toujours ses élus de la protestation,
M. Charles Grad au premier rang. Les progressistes, qui suivent le
drapeau de M. Richter, ont reconquis quelques sièges. Ceux qui ont
gagné le plus, en définitive, ce sont les socialistes. Ce n'est pas que
les socialistes entrent, pour cette fois, en victorieux au parlement ; ils
n'en sont pas là. Ils étaient au nombre de onze dans le dernier Reich-
stag; ils ont déjà, par le vote du 20 février, plus de vingt élections. Ils
ont la chance d'en avoir, par les ballottages, de trente à quarante. Ce n'est
232 REVUE DES DEUX MONDES.
pas là encore, si l'on veut, une force parlementaire redoutable; mais
ce qu'il y a de caractéristique, de frappant, c'est le mouvement con-
tinu, incessant qui se dévoile à travers ces chiffres. En 1871, les socia-
listes ne réunissaient, dans tout le pays allemand, que 124,000 voix;
ils montaient à 350,000 en 1874; ils en étaient au demi-million de voix
en 1884, à 760,000 en 1887; le dernier scrutin va leur donner plus
d'un million et demi de suffrages! Vainement, depuis quelques années,
on a employé tous les moyens, tantôt les répressions, tantôt les con-
cessions : le mouvement ininterrompu suit son cours d'élection en
élection !
Ainsi, on en est là ! Une majorité décomposée, un centre catholique
toujours le même, des progressistes satisfaits de quelques avantages,
des socialistes en petit nombre dans le Reichstag, mais représentant
près de deux millions de voix dans le pays, ce sont les résultats sail-
lans du vote du 20 février. En sorte que le gouvernement se trouve
dans l'alternative de rechercher l'alliance du centre catholique, en
payant naturellement cette alliance, s'il veut avoir une majorité, ou de
dissoudre à la première occasion ce parlement nouveau, qui vient
d'être élu pour cinq ans. La situation ne laisse pas d'être compliquée,
et il pourrait bien y avoir, un jour ou l'autre, de l'imprévu.
De toute façon, en dehors même des conséquences parlementaires
qui pourraient se produire, le fait significatif des élections du 20 fé-
vrier est donc le progrès persistant, irrésistible et, jusqu'à un certain
point, redoutable du socialisme en Allemagne. Jusqu'ici, chose à re-
marquer, on avait la ressource d'accuser toujours la France. C'était la
France qui passait pour être le grand foyer des propagandes et des
contagions révolutionnaires! C'était la France qui infestait les Étals
conservateurs, l'Europe entière, d'anarchisme, de socialisme! La France
était la grande suspecte! Aujourd'hui, la France peut avoir ses misères,
on ne peut plus dire que d'elle vient le danger. C'est en pleine Alle-
magne, au milieu du plus vaste déploiement de la force militaire, que
le socialisme a son foyer. Il a des programmes très raisonnes, très
méthodiques, son organisation, ses ramifications, ses directions qui
échappent à la police la plus ombrageuse. C'est à Berlin même, à Ham-
bourg, à Leipzig qu'il a eu le plus de succès, sans se laisser séduire
par des promesses ni intimider par des démonstrations de force mili-
taire, comme celle qui a étonné les Berlinois le jour des élections. On
peut maintenant se demander quelles seront les suites de tout ceci,
s'il y a des moyens de limiter ou de détourner un mouvement qui n'a
rien de factice, ce qui en sera de ces rescrits par lesquels Guillaume II
a voulu opposer un socialisme d'État au socialisme populaire grandis-
sant. Il n'y a point à s'y tromper, c'est une lutte engagée où il s'agit de
la paix de l'Allemagne, et peut-être de la paix de l'Europe.
REVUE. — CHBONIQUE. 233
Ce serait sans aucun doute juger trop légèrement les choses que de
voir dans les derniers rescrits impériaux une simple tactique^électo-
rale. Évidemment ce n'est là que le plus petit côté. Le jeune souve-
rain allemand, sans être indifférent pour les élections, a eu une autre
pensée. Il s'est jeté dans la mêlée avec l'impatience et l'ardeur sé-
rieuse d'un esprit agité qui ne connaît pas d'obstacles, qui a hâte
d'inaugurer une politique nouvelle, à la fois intérieure et internatio-
nale. C'est certainement un fait nouveau et grave qu'un prince, chef
d'un grand empire, appelant ses conseillers d'état et les représentans
de l'Europe à délibérer sur les questions sociales les plus ardues et les
plus délicates : « la protection à accorder aux ouvriers contre l'exploi-
tation arbitraire et sans limites des forces du travail, la limitation du
travail des enfans et des femmes, la taxation des salaires, la repré-
sentation des travailleurs dans les négociations avec les patrons pour
le règlement de leur activité commune et la sauvegarde de leurs inté-
rêts. » L'empereur Guillaume H parle sans façon ce langage et soulève
sans embarras tous ces problèmes. 11 a déjà réuni son conseil d'état,
il lui a tracé son programme de réformes sociales : le conseil d'état
prussien décidera ce qu'il pourra, et sera peut-être assez embarrassé,
plus embarrassé que le souverain dans ses discours. Pour la réunion
de la conférence internationale, qui est aussi une partie du programme
des rescrits, c'est une autre affaire : elle ne laisse pas de soulever de
singulières difficultés. La première est qu'il y avait déjà une conférence
qui devait se réunir à Berne pour le même objet. Le cabinet allemand
a été nécessairement obligé de négocier d'abord avec le gouvernement
suisse pour que la conférence de Berne consentît à s'éclipser devant la
conférence projetée à Berlin. Cette première difficulté une fois écartée,
les puissances auxquelles on fait appel consentent à se rendre à Berlin,
au congrès du travail : soit! ni l'Angleterre ni la France ne peuvent sûre-
ment accepter sans faire les plus sérieuses réserves. On n'imagine pas
facilement les grandes nations industrielles se réunissant sous les
auspices du jeune empereur d'Allemagne pour adopter en quelques
séances un symbole commun, des règles communes sur les conditions
du travail, sur les rapports des patrons et des ouvriers. Les confé-
rences de ce genre sont destinées à finir par des mécomptes.
De sorte que l'empereur Guillaume II risque d'être aussi peu avancé
le lendemain que la veille, et peut se retrouver, sans avoir rien fait,
en face de ce socialisme grandissant, menaçant, dont les élections du
20 février sont l'inquiétante expression. Que fera-t-il alors? Se rejet-
tera-t-il, après une tentative infructueuse, dans un redoublement de
répressions contre des agitations qui peuvent devenir dangereuses
pour l'empire? Ira-t-il jusqu'au bout, jusqu'à se faire l'empereur des
travailleurs, une sorte de César socialiste armé de sa puissance mili-
234 REVUE DES DEUX MONDES.
taire? Le p/oblème, dans les deux cas, est également obscur et laisse
provisoirement l'Europe, aussi bien que l'Allemagne, en face d'une
assez redoutable énigme.
En tout pays, à mesure que les années passent, tout change et se
transforme. Les conditions de la vie intérieure et de la vie extérieure
des plus grands états se modifient à vue d'oeil. La scène se dépeuple
de ses plus vieux acteurs pour se peupler d'acteurs nouveaux, qui en-
trent maintenant dans leur rôle. De tous ceux qui depuis vingt-cinq ou
trente ans ont mis la main aux affaires de leur nation et de l'Europe,
la plupart ont disparu ou sont en train de disparaître. M. de Bismarck,
en allant voter ces jours derniers dans sa section à Berlin, parlait de
ses soixante-quinze ans en homme qui ne dispose plus d'un long ave-
nir, et M. de Moltke est un nonagénaire à demi enseveli dans sa gloire.
Les autres, leurs contemporains, acteurs du même drame, l'empereur
Guillaume P"", celui qui fut l'éphémère empereur Frédéric III, le prince
Frédéric-Charles, M. de Roon, M. de Manteuffel, ne sont plus là. En An-
gleterre, M. Gladstone est un des derniers survivans des anciennes
générations. Au-delà des Alpes, presque tous ceux qui ont fait l'Italie
ont disparu ; il n'en reste que quelques-uns qui ne sont même pas les
plus écoutés. En Autriche, M. de Beust, qui avait été chanceher de
l'empire des Hapsbourg, qui a eu son influence sur les transformations
de la monarchie austro-hongroise, a quitté ce monde il y a quelques
années déjà, et après lui, son successeur, le comte Jules Andrassy,
meurt aujourd'hui à soixante-sept ans, vaincu par un mal implacable.
Il vient de s'éteindre à Volosca, aux bords de l'Adriatique, arrivé au
bout d'une étonnante carrière, où il a été tour à tour un conspirateur
et un premier ministre, un condamné d'État et un favori des cours.
Le roman se mêle à la politique dans la vie de ce brillant Magyar, qu'on
appelait quelquefois dans le monde, le « beau ténébreux, » qui reste
une des plus curieuses figures du temps.
Né d'une puissante famille de magnats, il avait reçu en partage,
avec l'instinct de sa race, tous les dons de la fortune, de l'esprit, de
l'élégance, de la séduction personnelle. Le comte Jules Andrassy était
né Magyar, grand seigneur, magicien et même ambitieux. Il avait été
enveloppé dès sa jeunesse dans la révolution hongroise de 1848 qu'il
avait servie comme soldat contre les armées impériales et comme en-
voyé de Kossuth à Constantinople. Atteint avec bien d'autres par le
retour victorieux de l'Autriche aidée de l'intervention russe, il avait
été condamné comme rebelle et quelque peu pendu en effigie. A en
était heureusement quitte pour un exil temporaire que le proscrit mon-
dain passait après tout assez doucement dans les hautes sociétés de
Londres et de Paris; mais il n'était pas homme à se morfondre indéfi-
niment dans l'exil, et après quelques années, profitant d'une grâce
REVDE. — CHRONIQUE. 235
impériale, il rentrait en Hongrie où commençaient à reparaître les
signes d'une ère nouvelle de réconciliation. Il n'avait été un révolu-
tionnaire que par circonstance ; il avait appris, avec son esprit fin et
souple, que ce qu'on ne conquiert pas toujours par une insurrection, on
l'obtient plus sûrement par la politique: aussi se ralliait-il à la cam-
pagne de revendications toutes légales engagée par son grand compa-
triote Deak. A côté du juriste méthodique et scrupuleux disputant pied
à pied les droits traditionnels et constitutionnels de la Hongrie, !e
comte Jules était dans cette campagne le grand seigneur brillant, sé-
duisant, facilement popularisé par son faste et son dandysme un peu
théâtral. 11 avait son rôle dans le nouveau mouvement national, et
lorsque les disgrâces de Sadovva décidaient l'Autriche à une réconci-
liation définitive avec la Hongrie, il était un de ceux avec qui M. de
Beust, devenu premier ministre de rempire,négociait le compromis qui
a ouvert l'ère nouvelle, l'ère du dualisme. Il n'était pas seulement un
négociateur; il ne tardait pas à être le chef du premier ministère
chargé d'inaugurer l'ordre nouveau, d'organiser pour ainsi dire l'indé-
pendance hongroise reconquise. Il mettait un art singulier à conduire
cette œuvre compliquée, à se grandir lui-même dans son pays et à ga-
gner par sa grâce aristocratique l'empereur, l'impératrice elle-même. Il
avait rapidement conquis les faveurs de la cour.
Cette fortune du premier ministre tout-puissant à Pesth ne suffisait
déjà plus peut-être à son ambition. Populaire en pays hongrois, favo-
risé à la cour pour ses manières de gentilhomme, médiateur heureux
entre sa nation et la dynastie, il visait plus haut, et s'il ne conspirait
pas dès lors ouvertement contre M. de Beust, il contribuait du moins
à préparer sa chute. Le brillant Hongrois, dans tous les cas, devait
bientôt entrer en vainqueur à la chancellerie de Vienne et remplacer
le Saxon étonné lui-même d'avoir à s'effacer devant son heureux rival.
M. de Beust dit avec une naïveté mêlée peut-être d'une secrète ironie
dans ses Mémoires : « Le comte Andrassy ne se montra pas chez moi.
Il vint me voir seulement après sa nomination au poste que j'occupais
pour me dire combien sa situation était pénible et comme il lui serait
dur de changer sa résidence à Pesth pour celle de Vienne. » Le nou-
veau chancelier, pour pousser sa fortune, avait pris le meilleur moyen
sans consulter M. de Beust : il avait plu aux maîtres à Vienne et il avait su
gagner des amitiés à Berlin. Ce qui est certain, c'est que le comte An-
drassy, devenu le premier conseiller diplomatique de l'empereur Fran-
çois-Joseph, a eu pendant quelques années une influence décisive sur
les affaires de l'empire austro-hongrois. C'est lui qui a toujours passé pour
avoir décidé la neutralité de l'Autriche pendant la guerre de 1870, à ce
moment où M. de Beust disait mélancoliquement : « Il n'y a plus d'Eu-
rope! » C'est lui qui, après la guerre, a négocié la réconciliation des
236 REVUE DES DEUX MONDES.
vaincus de Sadowa avec le dur vainqueur, et qui, à la faveur de celte
réconciliation, a obtenu plus tard, au congrès de Berlin, la Bosnie et
l'Herzégovine. C'est lui qui a préparé les alliances nouvelles de l'Au •
triche avec le dessein plus ou moins dissimulé de contenir ou de me-
nacer la Russie. 11 resterait à savoir si dans toute cette diplomatie il a
toujours eu le sentiment du rôle européen de l'empire qu'il servait, s'il
n'a pas été un Magyar souple et délié, enivré d'un grand rôle plutôt
qu'un véritable homme d'état en enchaînant l'Autriche à de périlleuses
combinaisons. C'est encore une question; elle n'est pas résolue par la
mort de celui qui a le plus contribué à placer l'Autriche dans des con-
ditions difficiles en Europe, dans des rapports qui ressemblent à une
subordination forcée vis-à-vis de l'Allemagne.
Depuis bon nombre d'années déjà, le comte Andrassy avait quitté le
pouvoir. Il avait mis une sorte de coquetterie à s'effacer après avoir
accompli ce qu'il considérait comme son œuvre. Il l'a peut-être depuis
regretté plus d'une fois dans les loisirs qu'il s'était faits, oh. il n'était
plus qu'un politique en disponibilité, paraissant de temps à autre aux
délégations et au parlement de Pesth, donnant des consultations, pro-
diguant au besoin les épigrammes à ses successeurs. Il avait gardé
toutefois un grand prestige en Hongrie, il était resté dans l'intimité
de la cour. Le comte Andrassy aura été jusqu'au bout un personnage
d'une originalité singulière, et sa mort même aura été l'occasion d'un de
ces spectacles où éclatent les contrastes des destinées de notre temps.
Celui qui avait été pendu en effigie en 18^8 a eu l'autre jour à Pesth
des obsèques où ont figuré tous les grands de l'état : l'empereur, l'im-
pératrice elle-même, le corps diplomatique, les princes de l'église, les
magnats, les députés, — et celui qui a prononcé l'éloge funèbre du
comte Andrassy avait été condamné comme lui ! C'est la plus saisis-
sante moralité d'un temps où tout arrive, où les condamnés d'hier sont
quelquefois les souverains ou pour le moins les ministres de demain !
A quoi tiennent souvent les affaires d'un pays? A ces jeux du destin
qui font passer les hommes comme des ombres sur la scène, à un
prince qui meurt ou qui vit. L'an dernier, la Hollande a été au mo-
ment de voir disparaître son souverain. Le roi Guillaume semblait
toucher à sa dernière heure. On le croyait si bien qu'on avait déjà
organisé la régence en même temps qu'on avait appelé l'héritier éven-
tuel du Luxembourg, le duc de Nassau, à prendre le gouvernement du
. grand-duché. C'était une crise qui pouvait avoir sa gravité pour la
Hollande, même un peu pour l'Europe, par suite du changement de
condition du grand-duché de Luxembourg qui passait sous un prince
allemand; mais voici que, par une heureuse fortune, ce roi qu'on avait
déjà remplacé est revenu tout à coup à la vie, et, depuis, c'est lui qui
règne, qui gouverne. On célébrait récemment un de ses anniversaires.
REVUE. — CHRONIQUE. 237
Tout est rentré dans l'ordre à La Haye. Il n'y a plus de crises, ou, s'il
y en a, ce sont des crises ministérielles comme celle qui a failli em-
porter, ces jours derniers, le cabinet présidé depuis quelque temps
déjà par M. de Mackay. Cette crise, à peine apaisée aujourd'hui, a été
provoquée par une mésaventure parlementaire du ministre des colo-
nies, M. Keuchenius, et elle n'est point sans avoir offert quelques singula-
rités. M. Keuchenius était un ministre ultra-protestant dont la politique
un peu vive ne tendait à rien moins qu'à convertir par la propagande
religieuse les populations mahométanes des Indes néerlandaises. Ces
tendances ne laissaient pas d'effrayer les esprits libéraux ou prudens
à la Haye. M. Keucheniuz s'était aussi créé des embarras assez sérieux
en soutenant ardemment un gouverneur de Surinam, ultra-protestant
comme lui, M. Savornin-Lohman,qui s'est mis en querelle ouverte avec
le parlement du pays. Bref, M. Keuchenius s'était fait une position dif-
ficile, et le jour où il a eu à défendre son budget devant les états-gé-
néraux, la première chambre, dont la majorité est restée libérale, le lui
a refusé. M. Keuchenius a dû se retirer.
Que restait-il à faire? Au premier moment le ministère tout entier a
paru disposé à partager la disgrâce du ministre des colonies et à se re-
tirer avec lui. Réflexion faite, on n'est pas allé jusque-là, on a cru pou-
voir limiter la crise à la retraite du ministre atteint par le vote de la
première chambre. Le président du conseil, M. de Mackay, s'est chargé
lui-même de la direction des affaires des colonies en se donnant pour
successeur au ministère de l'intérieur un député de la seconde chambre,
M. Savornin-Lohman, et c'est ici justement qu'est la singularité. Le
nouveau ministre de l'intérieur est le frère de ce gouverneur de la
Guyane hollandaise, de Surinam, pour qui M. Keuchenius s'est compro-
mis. Il est lui-même un des chefs du parti ultra-protestant ou anti-
révolutionnaire; il va être chargé comme ministre de l'intérieur de
présider à l'exécution de la dernière loi scolaire qui a rétabli les in-
fluences religieuses dans l'enseignement. On se demande si le chef du
cabinet, M. de Mackay, qui est un politique habile, réussira à maintenir
dans les affaires des colonies comme dans les affaires intérieures cet
esprit de tolérance si naturellement propre au tempérament hollandais.
Ce n'est vraisemblablement qu'à ce prix que la dernière crise peut
être considérée comme dénouée, au lieu d'être le commencement de
nouvelles crises pour la sage Hollande.
CH. DE MAZADE.
238 REVUE DES DEUX MONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
L'emprunt russe, émis le 20 courant dans les conditions exposées ici
il y a quinze jours, a eu un succès si éclatant qu'il ne laisse pas d'em-
barrasser le syndicat chargé de l'opération. Il s'agissait d'un total de
360 millions de francs en rente h 0/0, offerte contre espèces à
h^b francs, chaque obligation de 500 francs rapportant 20 francs, ou
contre des titres d'anciens emprunts 5 0/0, acceptés en paiement à des
conditions déterminées.
L'emprunt a été couvert au moins dix fois. Mais comme il a été pré-
senté un très grand nombre de titres à la conversion et qu'un privi-
lège était naturellement réservé à ce genre de souscriptions, il n'est
resté qu'une partie relativement minime de l'emprunt à la disposition
du public qui apportait ses capitaux en vue d'un nouveau. placement.
Or il s'est présenté près de 180,000 souscripteurs contre espèces, et il
ne restait à répartir entre eux que 120,000 titres, opération à peu près
impraticable, alors même que l'on se décidait à éliminer toutes les
petites souscriptions. Il est probable que la difficulté va être atténuée
par une décision du ministre des finances de Russie, émettant un nou-
vel emprunt de 200 millions de francs pour donner satisfaction au pu-
blic, déçu par l'excès même de la réussite de l'opération. Mais cette
création supplémentaire de rentes soulève des questions assez déli-
cates, et il y a, dit-on, quelques divergences de vues à cet égard parmi
les membres du syndicat.
De quelque façon que ces embarras imprévus, d'une nature si flat-
teuse pour le crédit et pour la situation financière du gouvernement
russe, soient finalement réglés, l'ardeur avec laquelle les capitaux se
sont jetés sur la pâture qui leur était offerte est d'un excellent augure
pour l'opération que prépare à son tour le gouvernement français,
M. Rouvier a fait connaître à quelles résolutions s'était arrêté le ca-
binet. Le projet de loi de finances pour 1891 supprime le budget extra-
ordinaire de la guerre en faisant rentrer désormais toutes les dépenses
qui y étaient afférentes dans le cadre du budget ordinaire. C'est pour
ce dernier un surcroît de charges d'environ 100 millions de francs. Le
ministre propose d'y faire face au moyen de diverses augmentations
d'impôts, et notamment par l'élévation de 156 francs à 225 de la taxe
par hectolitre d'alcool. Quant aux obligations sexennaires émises
jusqu'à ce jour ou dont l'émission était législativement autorisée, mais
REVUE. — CHRONIQUE. 239
non encore réalisée, en vue d'alimenter le budget extraordinaire de la
guerre, elles seront remplacées par une création de rente 3 0/0 perpé-
tuelle pour un montant de 700 millions de francs. Les obligations
sexennaires émises et à convertir représentent à peu près la moitié
de cette somme. C'est donc à moins de /lOO millions que s'élève le
chiffre de l'appel direct fait à l'épargne française.
On avait pensé d'abord que l'opération projetée porterait sur un
chiffre beaucoup plus élevé. On parlait d'un grand emprunt de liquida-
tion qui aurait consolidé tous les arriérés, tous les engagemens du
trésor et donné à nos finances, entièrement reconstituées, un point de
départ nouveau.
Sur cette perspective d'un emprunt de 1,200 millions de francs, —
tel était le chiffre présumé, — une partie de la spéculation avait, au
début du mois, vendu des rentes à découvert. Mal lui en a pris. Aussi-
tôt qu'ont été connues les propositions ministérielles, le 3 pour 100
s'est raffermi, reprenant d'abord lentement de 87.75 à 88 francs, puis
dépassant largement ce niveau. La veille de la réponse des primes,
les rachats du découvert aidant, — la rente a atteint 88.i40, le plus
haut prix où on l'ait vue, et n'a reperdu ensuite que quelques cen-
times. L'abaissement du taux de l'escompte sur les places de Vienne,
de Berlin, de Bruxelles et de Londres a fait supposer que les taux de
report seraient très modérés à la liquidation de fin février ; les ache-
teurs se montrent très confians.
Pendant quelques jours, les marchés étrangers n'ont pas paru dis-
posés à suivre le nôtre dans cette voie de hausse. A Londres, une
réaction très vive s'est produite sur les titres de nombreuses sociétés
de mines d'or et sur ceux de la compagnie de diamans de Beers.
A Berlin, les cours d'un grand nombre de valeurs minières et métal-
lurgiques n'ont pas été mieux traités. On avait commis bien des exagé-
rations de hausse, sur la foi d'une élévation considérable du prix du
fer et sur un développement remarquable d'activité dans la plupart
des industries. Lorsque la hausse s'est enfin arrêtée et que les ache-
teurs voulurent commencer à réaliser, il y eut une sorte d'effondre-
ment et les pertes ont été considérables. Les banques locales n'ont
pas été indemnes de tout dommage ; pendant plusieurs jours la place
berlinoise a paru désorientée. Mais le calme s'est rétabli, et la spécu-
lation, dégagée du poids d'engagemens inconsidérés en valeurs de
mines, a supporté avec impassibilité l'impression produite par les suc-
cès des socialistes en Allemagne dans les élections qui viennent d'avoir
lieu pour le Reichstag. '^
A Vienne, l'optimisme est resté à l'ordre du jour. Les valeurs locales,
chemins de fer, banques et titres industriels, sont en hausse. La pu-
blication, toujours impatiemment attendue, du bilan semestriel de la
Creditanstalt de Vienne a produit une très bonne impression. Les bé-
2Û0 REVUE DES DEUX MONDES.
néfices nets réalisés pendant l'exercice entier atteignent plus de 5 mil-
lions de florins et le dividende sera fixé à 16 florins par action contre
14.50 pour le précédent exercice.
L'Italien est le seul fonds d'état qui ait eu une attitude faible pen-
dant la seconde quinzaine de février. De 94.25, cette rente a reculé à
93.40. On attribue le mouvement de baisse à des réalisations de la
haute banque allemande, un peu lasse de porter seule si longtemps le
fardeau des dernières émissions italiennes en obligations de chemins
de fer.
Les valeurs ottomanes ont été au contraire recherchées en Allemagne
et par contre-coup à Londres et à Paris. Le 1 pour 100 de la dette gé-
nérale a définitivement pris et gardé le cours de 18 francs, et l'obliga-
tion des Douanes s'est élevée de 412 à 420. On annonce un projet, non
d'unification des dettes de la Turquie, mais de conversion de la dette
privilégiée 5 pour 100 dont les titres sont arrivés à peu prés au pair.
La Banque ottomane est restée immobile à 535 francs, malgré la con-
firmation par iradé impérial d'une convention dérèglement des comptes
de cette société avec le trésor turc.
Notre place s'est à peine occupée depuis le milieu du mois des fonds
brésiliens et de la Banque nationale du Brésil. Les cours de ces titres
ont été assez fermes, sans variations sensibles.
: La Banque de France, avec des oscillations assez fortes, s'est main-
tenue aux environs de 4,200 francs.
: L'Assemblée générale des actionnaires du Comptoir national d'es-
compte a eu lieu le 27 février. Les comptes du premier exercice qui ne
comprend que les huit mois écoulés du 1" mai au 31 décembre 1889
présentent un montant de bénéfices nets de 433,617 francs. Le conseil
d'administration a proposé de consacrer 320,000 francs à la répartition
d'un dividende de 4 francs par titre entre les 80,000 actions de la pre-
mière émission, et de porter le solde au compte de l'exercice en cours.
Ces propositions ont été acceptées.
■ Le Crédit lyonnais a poursuivi lentement son mouvement de hausse,
et est arrivé à 733.75, pour reculer assez brusquement le dernier jour
à 726.25. Le dividende de 1889 a été annoncé le 26 courant. 11 s'élève
à 27.50 par action de 500 francs, libérée de 250 francs.
M. de Serres et M. Joubert ont donné l'un après l'autre leur démis-
sion, celui-là de directeur, le second de président du conseil d'admi-
nistration des chemins de fer autrichiens. Les actions sont restées
assez longtemps à 470 et se sont relevées dans les derniers jours
à 480. L'assemblée générale extraordinaire a été renvoyée du 10 mars
au 10 avril. Le dividende de 1889 paraît devoir être fixé à 18 francs,
sur lesquels 12 francs ont été déjà mis en répartition.
Le directeur-gérant : G. Buloi.
HONNEUR D'ARTISTE
DBUXIÈMB PARTIS (1),
VIII.
MARCELLE.
Marcelle, la fille du peintre, était alors une jolie fillette de cinq
ans, qui avait le grand front intelligent et sérieux de son père, et
d'ailleurs bien campée sur ses petites jambes fines et robustes.
M™*' de Montauron déclara qu'elle avait l'air d'une Espagnole.
— Du reste, ajouta-t-elle, vous aussi, mon cher monsieur Fa-
brice, vous avez l'air d'un Espagnol... Êtes- vous sûr de ne pas
l'être?.. Je me rappelle avoir vu, il y a deux ou trois ans, à Saint-
Sébastien, un toréador qui vous ressemblait extraordinairement.
— J'en suis extrêmement flatté, madame, dit Fabrice ; mais je
suis forcé d'avouer que ce n'était pas moi.
La société d'invités réunie aux Genêts s'était en partie renou-
velée pendant l'absence du peintre; mais le personnel féminin,
quoiqu'un peu refroidi par le départ de Pierrepont, y était encore
nombreux et brillant. — Les femmes, en général, dans leur besoin
de tendres démonstrations, saisissent avec empressement toute
occasion honnête d'embrasser quelqu'un ou quelque chose. Mar-
celle ne manqua donc pas d'attirer sur sa gentille personne les eflu-
(î) Voyez la Revue du 1" mars.
TOME XCVIII. — 15 MARS 1890. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
sions caressantes dont son sexe est si volontiers prodigue. Seule
parmi les habitantes du château, M"® de Sardonne n'eut pour l'en-
fant que de la froideur et de l'indifférence, lui jetant à peine quelques
paroles, en passant, d'un accent bref, distrait, presque maussade.
Pendant ses leçons d'aquarelle, qu'elle avait reprises, elle n'eut pas
avec le père un seul mot obligeant pour Marcelle... La petite fdle
sentait elle-même l'espèce de mépris qu'elle lui témoignait et pa-
raissait avoir peur' de cette belle créature dédaigneuse. Fabrice
ignorait absolument l'épreuve affreuse que Béatrice venait de tra-
verser, et dont l'obsession pesait encore sur sa pensée. Blessé et
alarmé dans sa tendresse paternelle, il accusa l'orpheline d'insen-
sibilité, de vain orgueil etjde sécheresse d'àme; il se demanda si ses
propres sentimens pouvaient jamais attendre le moindre retour de ce
cœur lermé; il se demanda aussi avec anxiété si, en continuant de
poursuivre son rêve d'amour, il ne hasarderait pas le bonheur de
sa fille, qu'il adorait. Il passa dans ces perplexités la première
semaine qui suivit son retour aux Genêts.
Par une agréable matinée de la fin de septembre, il s'était assis
sur un banc, à l'entrée du parc, attendant Béatrice, qui était un
peu en retard pour sa leçon. Marcelle jouait et courait devant lui,
en faisant craquer les feuilles sèches sous ses pieds. Elle interrom-
pait ses jeux à tout instant pour venir présenter sa joue à son
père. Elle avait pour lui des attentions de petite femme. Elle lui
refaisait le nœud de sa cravate, qu'elle jugeait insuffisant; elle lui
enlevait, d'une chiquenaude, un grain de poussière sur son habit;
elle lui jetait un mouchoir autour du cou pour le préserver de la
brise un peu fraîche. Ayant découvert dans l'herbe quelques pâ-
querettes attardées, elle en fit un bouquet et le passa dans la bou-
tonnière du peintre , en l'y fixant avec une épingle double qu'elle
tira de ses cheveux; puis, s'asse^'ant, elle s'accommoda de son
mieux sur le banc, rabattit soigneusement ses jupes, et, se câli-
nant contre son père :
— Es-tu bien, père? lui dit-elle; moi, je suis très bien !.. C'est si
joli, les bois !
Cette scène intime avait, depuis quelques minutes, un témoin.
M"^ de Sardonne, sortant du château et portant sa boîte de pein-
ture, s'était approchée sans être aperçue : elle s'arrêta, puis
s'avança vers le banc, et, de sa voix grave :
— Vous vous aimez bien tous deux? dit- elle.
— Nous sommes tout l'un pour l'autre, répondit Fabrice, qui
s'était levé.
Elle attacha sur lui un regard attentif, et, se retournant vers
Marcelle :
— Tu aimes bien ton père, dis?
HONNEUR d'artiste. 2/i3
L'enfant, très intimidée par la présence de son ennemie, répondit
d'nn simple geste, en posant sa petite main à plat sur son cœur.
— Chère mignonne! dit Béatrice. Embrasse-moi, veux-tu?
Tout étonnée, la fillette s'approcha lentement. M"^ de Sardonne
l'enleva de terre, la mit debout sur le banc et la pressa contre son
sein en la couvrant de baisers.
Cette caresse passionnée, de la part d'uno personne si avare
d'expansion, troubla Fabrice jusqu'au fond de l'àme, comme s'il
l'eût reçue lui-même. Toutes ses craintes, toutes ses anxiétés,
toutes ses défiances s'évanouirent au souffle de ces baisers. Il de-
vina toute la chaleur d'àme que la fière jeune fille dissimulait, par
une sorte de pudeur, sous ses glaces habituelles. Sa passion, un
moment découragée, le reprit tout entier.
Marcelle était rentrée au château. Béatrice prit sa place sur le
banc et se mit au travail sous l'œil du maître.
Elle achevait de dessiner une sorte de chalet couvert d'une dra-
perie de vigne vierge qui servait de logement au jardinier. Fabrice
examina son esquisse, la lui prit des mains, y fit une légère
retouche, et, la lui rendant :
— Comme vous avez été bonne pour ma fille! dit-il.
— Cela vous étonne?
— Non, assurément... mais...
— Si... cela vous a étonné... J'ai vu cela dans vos 3'eux... Je sais
bien que je ne l'avais guère gâtée jusqu'ici, votre fillette... Il faut
m'cxcuser... Je suis cpielquefois si distraite, si préoccupée... Vous
me disiez, monsieur Fabrice, que vous êtes tout l'un pour l'autre,
votre fille et vous... Y a-t-il longtemps que la pauvre enfant a perdu
sa mère?
— Un peu plus de cinq ans.
— Vous vous étiez marié bien jeune!
— Très jeune, oui.
— Et la petite n'a plus d'autre parent que vous?
— Elle a un oncle... un frère de sa mère.
— Elle est au couvent, n'est-ce pas?.. Aux Oiseaux, je crois?
— Non, mademoiselle... à l'Assomption d'Auteuil.
— Ah! je connais... Elle est très bien là... c'est un paradis...
Mon Dieu ! monsieur Fabrice, comme mes branches de vigne tom-
bent- mal! comme elles sont raides!.. Ah! ça ne va pas... Je me
décourage, monsieur Fabrice!
— Vous avez tort, mademoiselle... Je vous assure que vous avez
fait de sérieux progrès.
— Mais je n'aurai jamais de talent, n'est-ce pas?
— Pardon... répondit le peintre avec sa sincérité un peu rude...
vous aurez un joh talent d'amateur.
2 A4 REVUE DES DEUX MONDES.
— Oui... mais jamais un talent qui, à la rigueur, pût me faire
vivre ?
— Vous pourriez y arriver... Mais il faudrait, pour cela, donner
plus de temps à vos études...
— Plus de temps! murmura-t-elle.
En ce moment même, la cloche du château sonna deux coups.
— C'est pour moi! dit Béatrice en se levant vivement, — et repla-
çant son esquisse dans sa boîte : — Vous voyez, monsieur, comme
c'est facile! comme je suis maîtresse de mon temps!
— Votre vie n'est guère heureuse ! dit Fabrice en la couvrant
d'un regard de tendre pitié.
— Monsieur Fabrice, lui dit-elle"'alors en baissant la voix, mais
avec une énergie extraordinaire, ce n'est rien que d'être malheu-
reux... Ce qui est terrible, c'est de sentir qu'on devient méchant!
Et elle se dirigea d'un pied rapide vers le château.
Fabrice rentra aussitôt chez lui. Il se promena longtemps entre
sa chambre et son salon, agité par de suprêmes hésitations; puis
il s'assit devant une table, prit une plume et écrivit cette lettre :
(( Mademoiselle,
« Je vous écris ce que je n'ai pu trouver le courage de vous dire.
Ma lettre sera courte. Je vous respecte trop pour vous faire en-
tendre le langage d'une admiration et d'une galanterie banales. Le
seul hommage que je veuille vous rendre, c'est de mettre ma des-
tinée entre vos mains. Elle ne peut désormais être heureuse ou
malheureuse que par vous. N'est-ce pas vous dire assez qu'il n'y
a pas un de vos mérites, pas une de vos grâces, pas une de vos
douleurs dont je ne sois profondément, — éperdument touché et
pénétré? Je vous estime si haut, mademoiselle, qu'il me semble
commettre une profanation quand j'ose vous aimer. Mais enfin, je
vous offre humblement le peu que je suis : voulez-vous être la
mère de ma pauvre petite fille?.. Voulez-vous d'elle et de moi?
(( Votre respectueusement dévoué à jamais et quand même,
(( Jacques Fabrice. »
Comme Fabrice, après avoir fermé sa lettre, réfléchissait au
moyen de la faire parvenir sûrement et promptement à son adresse,
il vit, par la fenêtre de son salon, M"^ de Sardonne traverser la cour
d'honneur du château. Cette cour, très A^aste, était garnie de pe-
louses et plantée en partie; un beau catalpa formait, dans un angle,
une sorte de bosquet, sous lequel étaient quelques sièges de jar-
din... Béatrice venait quelquefois, dans l'après-midi, s'y installer
pendant un moment et y faire quelque lecture pour son compte,
HONNEUR d'artiste. 1l\b
quand la baronne la laissait respirer. — Le peintre appela sa fille,
qui occupait une chambre voisine de la sienne.
— Ma chérie, lui dit-il, M"" Béatrice est assise sous ce grand
arbre que tu vois là-bas, près de la chapelle... Tu vas lui porter
cette lettre de ma part... Va, ma chère petite.
Un instant plus tard, Fabrice suivait de l'œil, avec angoisse, la
marche de l'enfant à travers la cour. Elle disparut sous l'ombrage
épais du catalpa. De longues minutes s'écoulèrent. Puis Marcelle
sortit du cercle d'ombre et revint vers le château à petits pas. Fa-
brice crut voir qu'elle rapportait sa lettre. 11 passa sa main glacée
sur son front, dit simplement :
— Mon Dieu ! — et attendit immobile.
Marcelle entra.
— Voilà, père ! dit-elle.
Et elle lui remit le pli qu'elle tenait à la main. C'était, en effet,
l'enveloppe de sa lettre, mais l'enveloppe seule, ouverte et à demi
déchirée. Sur un coin du papier était écrit au crayon ce seul mot :
« Demain. »
Après une pause :
— Elle ne t'a rien dit? demanda-t-il à l'enfant.
— Rien.
— T'a-t-elle embrassée?
— Non.
Tous ceux qui aiment ou qui se souviennent d'avoir aimé s'ima-
gineront aisément, sans qu'on les leur décrive, les agitations de
cœur et d'esprit, la fièvre d'attente, les élans d'espoir et les pro-
fondes désespérances au milieu desquels Jacques Fabrice se dé-
battit pendant les heures éternelles de jour et de nuit qui le sépa-
raient du lendemain. Il se rencontra dans la soirée comme de
coutume avec Béatrice sans pouvoir surprendre ni dans sa froide
attitude, ni dans son œil impassible de sphinx le moindre signe
qui pût l'aider à deviner l'énigme qu'elle avait enfermée dans ce
mot : — demain !
Lui écrirait-elle? Lui répondrait-elle de vive voix en venant, sui-
vant son usage quotidien, prendre sa leçon de peinture?..
Le lendemain, bien avant l'heure habituelle, il était au rendez-
vous, assis sur le banc où avait eu lieu leur entretien de la veille.
Elle arriva, répondit à son salut par un léger mouvement de tête,
s'installa sans prononcer un mot en préparant son vélin et ses cou-
leurs, puis enfin, lui faisant signe de s'asseoir : — Monsieur Fabrice,
lui dit-elle d'une voix contenue, douce et triste, je a^ous suis recon-
naissante,., très reconnaissante,., mais je ne veux pas vous trom-
per,., je puis vous promettre ma main,., mais je crains que mon
cœur accablé, usé, flétri par le malheur, ne puisse vous rendre tout
2Û6 REVUE DES DEUX MONDES.
ce que le vôtre me donne,., je crains que nies sentimens sincères
d'estime et de sympathie pour vous no répondent que bien impar-
laiiemcnt à ceux que vous voulez bien avoir pour moi... Je crains
que cela ne vous rende malheureux.
— Mademoiselle, je n'ai pu m'atlendre à trouver chez vous dès
à présent la tendresse infinie que vous m'avez inspirée... Je ne puis
espérer, je le sais, un pareil sentiment que du temps, de mes soins
affectueux, de mon dévoûment passionne à votre bonheur.
— Monsieur Fabrice, on n'est jamais sûr que du présent, et j'ai
dû vous dire la vérité... Quant à l'avenir, tout ce que je puis vous
assurer, c'est que je ferai mon possible pour être une bonne et
honnête femme pour vous, une bonne mère pour votre enfant.
Fabrice, l'œil humide d'émotion, prit la blanche main qu'elle lui
offrait, comme pour la porter à ses lèvres. Mais elle la retira dou-
cement :
— Prenez garde ! dit-elle. Si vous croyez avoir à me remer-
cier, vous me remercierez plus tard... INous sommes trojp surveil-
lés ici... et je vous demande de ne pas trahir notre secret, du
moins jusqu'à ce que j'en aie instruit... ma bienfaitrice.
M"^ de Sardonne eut un sourire d'une étrange amertume en
prononçant ce dernier mot.
— Mais, mademoiselle, dit le peintre, n'ai-je pas moi-même une
démarche à faire auprès de celle que vous appelez votre bienfai-
trice ?
— Assurément, cela sera convenable et même nécessaire. Mais
je crois devoir lui parler d'abord. J'ai mes raisons.
— Mon Dieu! mademoiselle, nous savons tous deux, n'est-ce
pas? que vous allez rencontrer des dispositions un peu hostiles,..
qu'on peut vous rendre cet entretien très pénible... Permettez-
moi de vous l'épargner,., ou, du moins, ajouta-t-il en souriant,
d'essuyer le premier feu... Je respecte intiniment M™^* de Montau-
ron ; mais je n'en ai pas peur.
— Mais,., moi non plus, ditjM"*^ de Sardonne... Si vous m'avez
vue subir patiemment les humiliations d'une véritable domesticité,
— quels que fussent les motifs de ma résignation, — soyez sîir
que la lâcheté n'y était pour rien. Vous me connaîtriez bien mal,
monsieur Fabrice , si vous pensiez... — Elle s'interrompit brus-
quement ; — la cloche du château venait de sonner les deux coups
qui rappelaient la lectrice auprès de la baronne.
— J'y vais! dit-elle en se levant, et un éclair farouche jaillit de
sa prunelle. — Elle tendit de nouveau sa main à Fabrice et s'éloi-
gna.
Le jour où M™^ de Montauron avait imposé à Béatrice le sacrii-
fice définitif de son amour pour Pierrepont, elle lui avait enlevé,
HONNEUR d'artiste. '2 kl
en réalité, le seul motif que pût avoir l'orpheline de supporter l'exis-
tence misérable qu'elle menait auprès d'elle. Dès cet instant, le
sentiment très compréhensible de sourde irritation que la jeune
fille nourrissait à l'égard de sa dure protectrice, s'était changé
dans cette àme contenue, mais ardemment passionnée, en une
véritable horreur. La vue même de la baronne lui était devenue
odieuse. Sa résolution de la quitter était absolument arrêtée, et elle
n'hésitait plus que sur l'heure et sur le choix de sa retraite. Sa
première pensée, on s'en souvient, avait été de s'ensevelir par une
sorte de suicide dans une communauté de l'ordre le plus austère.
Elle avait parlé de nouveau à son amie, M°^ d'Aymaret, de sa pro-
chaine entrée au Carmel , et c'était avec sincérité qu'elle s'y prépa-
rait en s'efîorçant de reporter vers le ciel un amour qui n'avait plus
aucun avenir terrestre. Mais il n'est pas si difficile de laire un sacri-
fice que de le soutenir : à mesure qu'elle y songeait plus posément,
la pauvre fille trouvait dans son attachement naturel à la vie et au
monde, dans son énergique et florissante jeunesse, des résistances
qui lui rendaient bien douloureux l'éternel renoncement... Et cepen-
dant que faire"? où aller?
La lettre et la déclaration de Fabrice vinrent la surprendre au
milieu de ses cruelles indécisions. Fort étonnée d'abord, et même
froissée, elle voulut pourtant prendre quelques heures pour y pen-
ser. Elle eut à vaincre plus d'une révolte secrète. Mais enfin, dans
Textrémité où elle était réduite, comment ne pas se jeter dans ce
refuge, honorable après tout, que lui ouvrait une main aflectueuse
et dévouée? Pour une naufragée comme elle, c'était la vie du
moins, sinon le bonheur. C'était surtout le terme certain, immé-
diat de son pesant esclavage. En outre, elle n'ignorait pas que la
nouvelle de son mariage et de son départ serait horriblement desa-
gréable à M™^ de Montauron, et le plaisir de le lui annoncer satis-
faisait chez M'^* de Sardonne le sentiment le plus violent peut-être
qu'il y ait au monde, la hame d'une femme contre une femme.
M=^s de Montauron, cependant, venait de faù'e paisiblement sa
sieste dans un boudoir attenant à son grand salon. Elle avait, en
général, la digestion lourde et le réveil maussade ; dès qu'elle
vit entrer Béatrice : — H me semble, ma chère, lui dit-elle, que
vous vous attardez beaucoup avec votre professeur?.. J'ai déjà eu
le temps de lire la moitié de mon journal,., mes yeux en pleurent.
Tenez,., prenez aux faits dicers,.. ou plutôt non, lisez-moi le feuil-
leton,., voyons ce que devient cette étonnante duchesse... que l'au-
teur fait parler comme une marchande de pommes... Eh ! bien, lisez
donc!
— Pardon , madame , dit la jeune fille avec une extrême poli-
tesse, puis-je vous dire quelques mots auparavant?
2â8 REVUE DES DEUX MONDES.
La baronne la regarda avec une vague inquiétude : — Quoi donc ?
dit- elle sèchement.
— Madame, reprit Béatrice, me permettez -vous de vous rappe-
ler la conversation qui a eu lieu entre nous dans votre chambre, il
y a une quinzaine de jours? Vous avez bien voulu me dire que, si
jamais quelque galant homme, quelque homme de cœur me de-
mandait en mariage, non-seulement je n'aurais à craindre aucune
difficulté de votre part, mais que je pourrais compter sur votre
concours le plus empressé... Ces paroles, madame, m'étaient trop
précieuses pour qu'il me fût possible de les oublier... Avez-vous
vous-même la bonté devons en souvenir?
La baronne, qu'il n'était pas facile de déconcerter, perdit cepen-
dant contenance à l'audition de cet cxorde, et ce fut presque en
balbutiant qu'elle répondit :
— Mon Dieu,., c'est possible,., oui. J'ai pu dire quelque chose
d'approchant,., mais non sans réserves...
— C'est vrai, madame, il y avait quelques réserves. Vous met-
tiez en efîet à votre bienveillant concours deux conditions : la pre-
mière était que votre neveu serait excepté du nombre de ceux
parmi lesquels je pourrais choisir mon mari : je l'ai respectée...
La seconde, madame, était que je ne prendrais jamais d'engage-
ment sans vous en avertir,., c'est ce que je viens faire.
— Eh bien! j'écoute.
— Madame, poursuivit M"* de Sardonne sur le même ton de
parfaite urbanité, la circonstance que vous m'aviez lait l'amitié
de prévoir et de désirer pour moi se présente aujourd'hui.
— Ah!
— Et je viens vous prier d'agréer la recherche dont M. Fabrice
veut bien m'honorer.
— Il vous demande, Fabrice?
— Oui, madame.
— Il me semble qu'il aurait pu commencer par s'adresser à
moi... C'était d'un savoir-vivre élémentaire.
— Il l'aurait pu sans doute, madame; mais il a jugé inutile de
vous tourmenter à ce sujet avant de s'être assuré de mes senti-
mens personnels... qui lui importaient avant tout.
— Et ça vous plaît, ce mariage-là?
— Oui, madame, M. Fabrice est un honnête homme et un homme
de talent dont je serai heureuse de porter le nom.
— Vous savez, je suppose, à qui vous succédez?., il avait épousé
en premières noces une blanchisseuse.
— Pardon, madame, c'était une fleuriste.
— C'est tout comme... Vous verrez une drôle de société dans ce
monde-là.
.^1
HONNEUR d'artiste. 249
— Je me trouverai assez heureuse, madame, si j'y suis traitée
avec égards.
— Et ainsi,., vous me plantez là, moi, tout bonnement, oubliant
tout ce que j'ai fait pour vous depuis que je vous ai recueillie
comme une amie, comme une fille...
— Soyez sûre, madame, que je n'oublie aucune des bontés sin-
gulières que vous avez eues pour moi depuis que vous m'avez
prise à votre service.
Il y avait cela d'agréable avec M'"® de Montauron, qu'elle saisis-
sait les moindres nuances de langage : aucune des impertinences
correctes et des ironies vengeresses que lui décochait sa lectrice
n'était perdue pour elle. — Sur cette dernière et sanglante ré-
plique, la baronne s'était levée : si elle eût disposé do la foudre, il
est vraisemblable que M^'® de Sardonne n'aurait pas vécu deux
secondes de plus. — Faute de mieux, elle pouvait la chasser igno-
minieusement de chez elle : elle y songea. Un peu de réflexion
lui montra tous les inconvéniens d'un éclat de ce genre. Les mau-
vaises langues pourraient l'accuser de s'opposer, par un sentiment
d'égoïsme tyrannique, au mariage, — après tout fort convenable
— de sa protégée. Quoi qu'elle pût faire d'ailleurs désormais,
Béatrice lui échappait. Si irréparable que fût sa perte, il lallait
donc en prendre son parti et se donner au moins les apparences
et le mérite de la bonne grâce... Enfin, ce sot mariage avait au
moins un bon côté : il délivrait à jamais M™^ de Montauron de la
terreur de voir son neveu Pierrepont épouser cette fille ruinée.
En vertu de ces diverses considérations, l'entretien belliqueux de
la baronne et de sa lectrice allait avoir un dénoùment assez inat-
tendu, quoique parfaitement féminin. — M™® de Montauron, qui
avait fait quelques pas avec agitation dans son boudoir, posa dou-
cement sa main sur l'épaule de Béatrice :
— Ma chère enfant, lui dit-elle, vous ne devez pas vous étonner
que mon premier mouvement, en apprenant que vous me quittiez,
ait été un mouvement d'humeur... Car j'ai des regrets, moi,
quoique vous n'en ayez guère... Voyons, ma chère petite, em-
brassez-moi !
M"^ de Sardonne se rendit à ce vœu ; et, tout en la serrant sur
son cœur, la baronne, qui avait les nerfs très montés, fondit en
larmes. — Ce fut pour elle un soulagement.
— Savez-vous, reprit-elle à travers ses sanglots, combien il
gagne par an ?
— Je ne le lui ai pas demandé, madame.
— Ces peintres, une ^is qu'ils ont la vogue, gagnent ce qu'ils
veujent... Vous serez riche, ma chère... c'est toujours ça!
250 REVUE DES DEUX MONDES.
— Piiis-je dire maintenant à M. Fabrice, madame, que vous
voulez bien le recevoir ?
— Mais sans doute... à l'heure ordinaire de nos séances... Il
iaut bien, d'ailleurs, qu'il termine mon portrait... Je l'attendrai
dans une demi-heure.
Béatrice lui présenta de nouveau son front et se retira. — Elle
eut bientôt rejoint Fabrice à l'entrée du parc. Elle lui fit un court
résumé de son entretien avec la baronne.
— Vous voyez, monsieur, lui dit-elle, que cela s'est passé, en
somme, assez doucement, et qu'elle ne m'a pas trop maltraitée...
— C'est qu'elle a senti mie forte défensive, dit le peintre en
riant. Mais je suis tenu envers elle à plus de ménagemens et de
respect; elle le sait, et j'ai grand'peur que l'orage, qui n'a fait que
gronder sur vous, n'éclate sans pitié sur moi.
— Vous devez certainement, mon pauvre monsieur, vous attendre
à quelques impertinences... Mais si vous m'aimez un peu, vous les
supporterez patiemment, afm de ne pas gâter les choses, puisque,
après tout, elles vont bien.
— Je vous le promets, dit Fabrice, et je souhaite maintenant
que l'épreuve soit très dure, puisque je dois la souffrir pour vous.
— Merci, monsieur... Vous comprenez, n'est-ce pas, que je dé-
sire sortir d'ici, autant que possible, sans esclandre.
Leur conversation se prolongea encore un peu de temps. Pen-
dant qu'ils allaient et venaient à petits pas dans la principale ave-
nue du parc, Béatrice lui donna quelques détails sur la personne
de son tuteur, à qui elle se proposait d'écrire dans la journée, mais
dont le consentement n'était pas douteux. Puis l'heure de la séance
de portrait étant arrivée, Fabrice rentra au château et se trouva,
l'instant d'après, en tète-à-têto avec la baronne.
M™^ de Montauron avait déjà pris sa pose sur son fauteuil au
centre de son salon.
— Madame la baronne, lui dit le peintre, M"*" Béatrice m'a dit
que vous aviez la bonté d'approu\er l'union que j'ai eu l'extrême
hardiesse d'ambitionner... Je vous en remercie, pour ma part,
d'autant plus vivement, que vous vous privez en ma faveur d'une
compagnie, d'une intimité dont personne ne peut mieux qne moi
comprendre le prix.
■ — Mon Dieu ! mon cher monsieur Fabrice, que voulez-vous? Ce
qui fait le bonheur des uns fait le malheur des autres... C'est la
vie!.. Asseyez-vous donc... Nous causerons de tout cela pendant
que vous travaillerez, puisque cela ne vous dérange pas...
11 s'inclina, installa son chevalet, prit sa palette et se mit à
peindre.
4l
â
HONNEUR d'artiste. 251
— Pensez-vous terminer aujourd'hui, mon cher maître?
— Je crois que nous aurons encore besoin de deux séances, ma-
dame.
— Enfin! dit la baronne. — Et après un silence : — Eh bien!
pour revenir à votre mariage, mon cher monsieur Fabrice, vous
allez épouser une personne dont je n'ai absolument que du bien à
vous dire... Sa conduite, depuis qu'elle est auprès de moi, a été
positivement exemplaire, comme vous avez pu en juger vous-
même... Elle est pourvue de mille quahiés que j'apprécie infini-
ment... et malgré tout cela, si vous m'aviez fait l'honneur de me
consulter avant de lui olïrir votre main, peut-être me serais-je
ellbrcée de vous en détourner.
— Puis-je savoir pourquoi, madame la baronne?
— Mon Dieu ! parce que le jour où elle vous épousera, ses qua-
lités mêmes — en partie du moins — peuvent devenir des incon-
véniens... Ainsi, ce n'est pas moi qui lui reprocherai, assurément,
d'être fière de sa naissance et de porter très haut l'estime de son
nom et d'elle-même... Mais même pour moi, — qui suis naturelle-
ment très indulgente à cet égard, — iW® de Sardonne pousse ce
mérite à l'excès... Elle a en réaUté, — je vous le dis entre nous, —
l'orgueil de Luciler... Vous vous en apercevrez, je le crains, mon
cher monsieur... Je ne vais pas jusqu'à dire, bien entendu, qu'elle
méprisera son mari, — qui est si au-dessus d'un semblable senti-
ment de la paît de qui que ce soit, — mais une alliance comme celle
qu'elle contracte, — si parfaitement honorable qu'elle soit d'ail-
leurs, — est trop contraire aux traditions, aux habitudes de sa
famille et de notre monde, pour^que AP^® de Sardonne n'en souffre
pas plus ou moins dans le secret de son cœur... Hélas! mon cher
monsieur, je sais aussi bien que vous qu'au point de vue de la
saine raison, cela est complètement absurde... Mais permettez-moi
de vous dii'e que je connais mieux que vous les idées qui ont cours
à ce sujet dans notre région sociale... Elles ont très peu changé, je
vous assure, depuis le temps de Louis XIY et de Saint-Simon...
Pardon! je sais ce que vous allez me dire... Vous allez me parler
de la révolution. Mon Dieu! certainement, il v a eu la révolution...
Mais si la révolution nous a enlevé nos privilèges et même nos
têtes, elle n'a pu nous ejilever les bénéfices de ce que vous appe-
lez, je crois, rata\isme... c'est-à-dire, en vieux français, la qualité
d'un sang qui s'est distillé et raffiné dans nos veines de généra-
tion en génération pendant cinq ou six cents ans.... C'est ce sang-là,
mon cher maître, qui se révolte, malgré nous, quand on le mé-
lange avec du sang... plus jeune... plus pur peut-être, — mon
Dieu! je ne dis pas le contraire... — mais qui, enfin, n'est pas de
la même essence ni du même azur!.. En conséquence, ce n'est pas
252 REVUE DES DEUX MONDES.
l'usage aujourd'hui, plus qu'avant la révolution, qu'une fille noble
épouse un industriel... un savant... un écrivain... un artiste, fus-
sent-ils du premier mérite... On voit peut-être quelquefois des
femmes titrées épouser des poètes ou des artistes... mais ce sont
des princesses étrangères!.. En France, la chose est à peu près
sans exemple... et n'allez pas supposer, mon cher monsieur Fa-
brice, que cette exclusion ait le moindre côté blessant pour ceux
qui en sont l'objet... personne au monde n'aime et ne goûte plus
que nous les poètes et les artistes... Nous en faisons avec le plus
grand plaisir l'ornement de nos tables, l'intérêt et l'agrément de
nos salons... mais nous ne les épousons pas!.. Pardon! Vous allez
me dire, n'est-ce pas, que nous sommes moins difficiles pour les
alliances de nos fils, et que nous les marions très volontiers à des
demoiselles peu ou point nées, pourvu qu'elles soient riches... Je
vous répondrai d'abord que ce n'est pas ce que nous faisons de
mieux, et en second heu que, d'après nos vieilles coutumes, le
mâle anobht, — principe, remarquez-le bien, qui repose sur une
conception très juste de la nature humaine : car il y a chez les
femmes une finesse d'instinct, une souplesse d'assimilation, une
plasticité... si je m'exprime mal, mon cher monsieur, reprenez-
moi!., il y a, dis-je, chez les femmes, des qualités de flexibihté qui
les plient assez aisément à toutes les conditions de la vie sociale...
On fera une petite duchesse très suffisante avec la fille d'un par-
venu, et du parvenu lui-même on ne fera jamais rien... Vous com-
prenez surabondamment, mon cher maître, que le mot de parvenu,
dans ma bouche, signifie les hommes d'argent, et non les hommes
de talent... Ceux-ci, fort au contraire, ont en général dans leur
nature quelque chose de féminin qui peut les assortir plus ou
moins aux femmes les plus délicates... Car n'oubliez pas, monsieur
Fabrice, — et ici je vous parle plus que jamais en véritable amie, —
n'oubliez pas que, dans nos longues successions et sélections de
famille, ce n'est pas seulement le sang qui se raffine, comme je
vous le disais tout à l'heure... C'est aussi l'éducation, le goût, le
tact, le savoir-vivre... tous les sens et toutes les facultés... De là
cette distinction supérieure qui vous enchante chez M^^® de Sar-
donne — et qui sera à la fois pour vous un grand charme et un
grand danger... Car une nature si perfectionnée et si exquise est
froissée d'un rien, révoltée d'une nuance... Il faudra faire bien
attention, monsieur Fabrice... il y a des détails qui vous semblent
de la dernière insignifiance, dont vous ne vous apercevez même
pas, et qui peuvent sembler monstrueux à M"^ de Sardonne... Un
exemple seulement... une misère ! — Vous m'appelez à tout bout
de champ, quand vous me parlez : — Madame la baronne! — Eh
bien! soyez sûr que cela agace singulièrement M"*" de Sardonne...
HONNEUR d'artiste. 253
parce qu'il est tout à fait incorrect d'appeler les femmes par leur
litre... quand on leur adresse la parole... Ça ne se fait qu'au théâtre
ou dans les antichambres... Il y a comme cela, mon cher monsieur,
une foule de petites choses qui peuvent être des écueils dans votre
ménage, et contre lesquelles je vous mettrais en garde, si je ne
craignais de vous fatiguer.
— Si vous n'êtes pas fatiguée vous-même, madame, vous pou-
vez continuer, répondit froidement le peintre.
Malgré cette invitation, M™® de Montauron ne continua pas.
Quoique Fabrice gardât son calme, elle comprit peut-être, à la
pâleur de son visage, qu'elle aurait tort de le pousser davantage,
et la vérité est qu'il avait eu besoin plus d'une fois d'évoquer
l'image de Béatrice pour ne pas couper court à la séance en bala-
frant de son couteau à palette le portrait de son insolent modèle. —
Quand il rendit compte, un peu plus tard, à M^'® de Sardonne, de
cette pénible entrevue, il n'entra dans aucun détail. — La ba-
ronne, lui dit-il simplement, a été aussi désagréable que possible
dans la forme; mais comme, dans le fond, elle se bornait à me
faire entendre que j'étais indigne de vous, nous étions en réalité
du même avis.
M™^ de Montauron n'en avait pas moins atteint le but que sa
rancune haineuse se proposait. Elle avait fait l'œuvre de ces mou-
ches venimeuses dont la piqûre imperceptible laisse pourtant dans
l'organisme un trouble profond, rongeur, parfois mortel.
Ce ne fut pas sans embarras, ni même sans angoisse, que M"^ de
Sardonne se rendit le lendemain matin chez la vicomtesse d'Ayma-
ret, à qui elle voulait apprendre elle-même son engagement avec
Fabrice. Mais M"'^ d'Aymaret n'en parut ni froissée, ni même éton-
née. Depuis le jour où elle avait vu Béatrice refuser la main du
marquis de Pierrepont, elle demeurait persuadée, d'après le lan-
gage un peu équivoque et les demi-confidences de son amie,
qu'elle avait quelque amour au cœur ; en y réfléchissant, elle n'avait
vu, parmi tous les hôtes des Genêts, que Jacques Fabrice dont
la personne, le talent, la réputation, pussent justifier la passion
dont M"^ de Sardonne paraissait possédée. Ses soupçons semblaient
encore confirmés par l'espèce d'intimité particulière que les leçons
d'aquarelle avaient établie entre eux. Elle crut comprendre que la
jeune fille avait renoncé au couvent dès qu'elle avait su que son
amour était partagé, et Béatrice, trop heureuse de n'avoir pas d'ex-
plication à imaginer, se contenta de ne pas la détromper.
i^|me d'Aymaret, dans le cours de leur entretien, lui suggéra une
idée qu'elle s'empressa d'adopter, et qu'elle n'eut pas de peine à
faire accepter par Fabrice. Il paraissait difficile, dans l'état de leurs
relations avec M""" de Montauron, que leur séjour aux Genêts put se
25i REVUE DES DEUX iVH>\'DES.
prolonger avec agrément ou même avec convenance, 11 fut donc
décidé que Béatrice prendrait prétexte des acquisitions du tronis-
seau et des préparatifs de son installation poui* se rendre à Paris
la semaine suivante. Elle se retirerait jusqu'à son mariage dans le
couvent d'Auteuil où la petite Marcelle était en pension. M*"® de
Montauron, qui avait appréhendé qu'on ne lui imposât les embai-
ras et les frais d'une noce, se prêta sans murmurer ,à cette com-
binaison.
Quelques jours plus tard^ le comte de Villerieux, tuteur de Béa-
trice, venait la chercher aux Genêts et l'emmenait à Paris, où Fa-
brice était déjà retourné avec sa fille. — Les adieux de la baronne
et de sa lectrice furent, on le devine, de la plus parfaite séche-
resse.
Nous ne dirons rien, quant à présent, du sentiment que fit éprou-
ver au marquis de Picrrepont la nouvelle des fiançailles de W" de
Sardonne avec Jacques Fabrice. — Les lettres qui lurent échan-
gées à cette occasion entre les deux amis n'auraient même pour le
lecteur aucun intérêt. Celle de Fabrice n'était qu'une simple no-
tification de l'événement qui comblait ses vœux. La réponse de
Pierrepont était amicale et brève. 11 venait malheureusement de
prendre avec son hôte, lord S***, un engagement pour une excur-
sion sur son yacht dans la Méditerranée : mais il espérait bien être
de retour à temps pour assister au mariage. Il le chargeait de ses
respectueux complimens et de ses meilleurs vœux pour M^^* de
Sardonne. Presque en même temps que cette lettre, un riche bra-
celet arrivait de Londres à l'adresse de Béatrice.
IX.
Gl?STAYE CALVAT.
Quatre mois se sont passés. — Nous sommes à Paris, boulevard
Malesherbes, chez la mère de Marianne de la Treillade, ou plutôt
chez Marianne elle-même, qui a son petit salon particulier où elle
se trouve plus à l'aise pour potùier, suivant l'expression qu'elle
affectionne. Elle potine, en ce moment, en compagnie de sa fidèle
institutrice, miss Eva Brown, de la gentille miUioimaire américaine,
miss Ketty Nicholsou, celle qui a, d'après Pieirepont, une vague
odeur de pétrole, et de M^"" Chalvin, cette jeune personne qui,
si l'on en croit sa bonne mère, rue quand on la contrarie. Ces de-
moiselles, qui se sont liées aux Genêts, se retrouvent avec plaisir à
Paris., en revenant un peu tard, suivant l'usage actuel, de leurs
villégiatures respectives. Elles sont toutes jolies, y compris l'insti-
tutrice blanche et rousse; mais la plus jolie est toujours cette
peste de Marianne, avec le pur ovale et la pâleur mate de son
HONNEUR d'artiste. 255
visage, ses grands yeux: ironiques et ses petites dents de ron-
geur.
Marianne était de passage à Paris à l'époque du mariage de Béa-
trice et elle rend compte à ses amies de cette cérémonie. Elle avait
eu lieu dans l'église de Passy. Béatrice avait désiré qu'elle fût très
simple à cause de ses deuils et de ses malheurs de famille. Il y
avait d'ailleurs peu de monde à cause de la saison. Cependant Ma-
rianne avait remarqué dans l'assistance une quantité de têtes de
concierges. Elle supposait que c'étaient des parens du marié...
M°^® de Montauron avait prétexté une crise de rhumatisme et n'était
pas venue. Elle s'était fait remplacer par une boîte d'une douzaine
de couverts... C'était ignoble... Le marquis de Pierrepont avait
également manqué à la fête. 11 avait envoyé une dépêche de Malte.
Son absence avait paru singulière... car il était l'intime ami de
Fabrice... mais il avait craint probablement que la mariée ne se
jetât à son cou dans l'église... 11 était si content de sa délicieuse
personne, et si persuadé que toutes les femmes l'adoraient! Ma-
rianne ne connaissait rien au monde de plus détestable qu'un fat...
Miss Eva et M''" Chalvin étaient du même sentiment... Seule, miss
Nicholson, timide quoique Américaine, prenait doucement la dé-
fense du marquis... Marianne insista... C'était un homme qu'elle
n'avait jamais pu sentir... D'abord elle lui en voulait d'avoir com-
promis, — des pieds à. la tête, — sa cousine d'Aymaret... la-
quelle, du reste, ne demandait pas mieux... ail était même, entre
nous, ajoutait-elle, [)assablement en train de compromettre Béatrice
de Sardonne, quand elle a eu le bon esprit d'épouser ce Fabrice, qui
me fait l'elïet d'un bien honnête homme... Ils sont assez bien installés
rue de Prony... C'est ma cousine d'Aymaret qui s'est occupée de
l'ameublement... Fabrice voulait faire des folies... Ma cousine d'Ay-
maret me disait qu'elle avait été forcée de l'arrêter dans son élan. . .
Il n'est pas riche en réalité... Il n'a que ce qu'il gagne au jour le
jour... il est vrai qu'il vend ses tableaux très cher.... Je voudrais
bien savoir par parenthèse combien il a demandé à la baronne pour
son portrait... A sa place je l'aïu^ais joliment salée... pour sa
douzaine de couverts!
— Et le marquis de Pierrepont, dit miss Nicholson, est-il tou-
jom's à Malte?
— Non... pour le moment, il est, je crois, à Cythère.
— A Cythère '?
— Oui, — du moins je l'ai vu hier soir au théâtre avec une
dame qui m'avait bien l'air d'être de ce pays-là...
— Est-ce qu'il est mauvais sujet? demanda miss Nicholson en
rougissant.
— Non!.. Il se gêne! répliqua Marianne.
256 REVUE DES DEUX MONDES.
Les informations de M"*" de la Treillade, relativement au mariage
de Béatrice et de ses circonstances accessoires, peu bienveillantes
dans la lorme, étaient assez exactes quant au fond, et elles nous
dispensent d'entrer dans plus de détails à ce sujet. — Il était éga-
lement exact que le marquis de Pierrepont était de retour en France
depuis quelques semaines: mais il n'avait fait d'abord que traverser
Paris sans y voir personne pour se rendre immédiatement aux Genêts,
où sa tante commençait à s'impatienter. Depuis quelques jours seu-
lement il était définitivement rentré à Paris avec M™® de Montauron,
et s'était réinstallé dans son élégant entresol du boulevard Ma-
lesherbes, qui n'était pas très loin de l'hôtel où respirait Marianne
de la Treillade.
Sa première visite fut pour la vicomtesse d'Aymaret, qui demeurait
elle-même près de là, sur le parc Monceau. 11 l'avait prévenue d'un
mot, et elle l'attendait le cœur un peu serré. Elle n'avait pas osé
lui écrire, et elle n'en avait reçu elle-même aucune nouvelle di-
recte depuis son départ pour l'Angleterre. Elle ne pouvait oublier
qu'elle l'avait encouragé dans sa malencontreuse passion pour
M"*' de Sardonne, qu'elle s'était faite sa messagère officieuse au-
près de la jeune fille, qu'elle avait contribué enfin pour sa bonne
part à l'humiliation qu'il avait subie, et dont le mariage de Béatrice
avec Fabrice était venu encore aggraver l'amertume. Elle n'était
donc pas sans appréhender quelque scène de désespoir, peut-être
de colère et de reproches. Mais elle en fut quitte pour la peur. —
Il lui apparut un peu pâle, mais calme et courtois, et même sou-
riant. Après avoir répondu presque gaîment aux questions qu'elle
lui adressait sur son voyage :
— Chère madame, lui dit-il, je vais encore une fois abuser de
votre amitié... J'ai un conseil à vous demander.
— Je ne sais pas comment vous pouvez me demander encore
des conseils, dit-elle tristement.
— Je ne m'en lasserai jamais... Je suis, je vous l'avoue, très in-
certain sur la conduite que je dois tenir avec Fabrice... Vous
n'ignorez pas l'intimité assez étroite dans laquelle nous avons vécu
lui et moi depuis plusieurs années... Je n'ai aucune raison de
rompre mes relations avec lui... Mais avant d'aller le voir, je vou-
drais être assuré que ma présence chez lui ne sera un embarras ni
pour lui, ni pour sa femme, ni pour moi... En d'autres termes,
croyez-vous que M"® de Sardonne... M""^ Fabrice, veux-je dire...
ait informé son mari des sentimens que j'ai eus pour elle, et de la
recherche que j'ai faite de sa main? Vous comprenez que, s'il en
était ainsi...
— Pardon, si je vous interromps, dit W^^ d'Aymaret, mais je puis
vous certifier dès à présent que vous n'ayez rien à craindre à cet
HONNEUR d'artiste. 257
égard... Pas plus tard qu'hier, j'ai vu Béatrice, et comme on avait
parlé de votre retour, elle m'a dit qu'après y avoir réfléchi, elle avait
résolu de ne jamais laire cette conlidence à son mari. Elle considère
que ce serait le troubler gratuitement, et en outre manquer de dé-
licatesse envers vous.
— Vous pensez donc que je puis me présenter chez eux sans in-
convénient?
— Il y aurait plus d'inconvéniens, il me semble, à ne pas vous
y présenter. Fabrice ne s'expliquerait pas votre abstention, il en
chercherait la cause et la soupçonnerait tout au moins : ce qui ne
serait bon pour personne. Je vous engage donc à ralentir des rela-
tions qui doivent vous être désormais pénibles, mais non à les
rompre brusquement.
— Vous avez raison... J'irai... Je vais même y aller en sortant
d'ici... pensez-vous que je les rencontre?.. AP^ Fabrice a-t-elle un
jour?
— Oui, le lundi... c'est aujourd'hui mardi... Mais vous êtes tou-
jours sûr de rencontrer Fabrice dans son atelier... et probable-
ment aussi sa femme... Car je crois qu'il est en train de faire son
portrait...
— Ah!.. Cela m'intéressera.
Il parla ensuite des pièces nouvelles, de quelques commérages
mondains, et ne tarda pas à prendre congé. — Gomme il lui serrait
afTectueusement la main :
— Bien heureuse, lui dit la jeune femme avec émotion, de vous
voir si sage !
— Les voyages forment la jeunesse, répondit Pierrepont en riant,
et il partit.
En le complimentant sur sa sagesse, M™'' d'Aymaret avait espéré
provoquer quelque expansion confidentielle dont elle avait vérita-
blement besoin. Car après avoir redouté de la part de cet amou-
reux si cruellement éconduit des transports trop violons, elle l'avait
trouvé d'une tranquillité et d'une sécheresse qui la laissaient à
demi froissée, à demi alarmée. Si cette indifférence de Pierrepont
était sincère, elle témoignait d'une légèreté que les femmes n'ad-
mettent pas dans les affaires de cœur. Mais, avec la connaissance
qu'elle avait du caractère fier et réservé du marquis, elle craignait
plutôt que cette froideur apparente ne dissimulât une de ces bles-
sures d'autant plus douloureuses et inquiétantes qu'elles saignent
en dedans.
Dix minutes plus tard, Pierrepont entrait chez Fabrice, et sur
l'indication d'un domestique, il montait directement à l'atelier du
peintre avec la familiarité des anciens jours. Il frappa légèrement,
TOME xcvm. — 1890. 17
25S REVUE DES DEUX MONDES.
et soulevant une portière, il se trouva en lace de Béatrice, dont les
lèvres s'entr'ouvrirent soudain comme pour un cri, mais qui resta
muette. Elle était assise à quelques pas du chevalet de Fabrice,
tenant un livre d'une main et caressant de l'autre la longue cheve-
lure flottante de la petite Marcelle qui était agenouillée à ses pieds.
Au milieu de cette grande pièce,, tendue de tapisseries, et décorée
sobrement de quelques buffets d'un style sévère, c'était une de ces
scènes d'intérieur connue on en voit dans les vieux tableaux fla-
mands — où les nobles joies du travail semblent se mêler aux plus
douces idées de bonheur et de paix domestiques.
Fabrice eut une exclamation joyeuse, et courut au-devant de Pier-
repont, à qui la franchise de cet accueil ne put laisser aucun doute
sur la discrétion de Béatrice. Il en eut plus de liberté d'esprit pour
complimenter le jeune ménage sur son installation. 11 s'excusa de
nouveau de n'avoir pu revenir à temps pour le mariage, ayant été
retenu à Malte par une grave indisposition de son ami lord S***. —
La main de Béatrice posée sur la tête de Marcelle s'ouvrait et se
refermait un peu convulsivement, en faisant scintiller les pierreries
de ses bagues. C'était le seul signe d"émotion que donnât la jeune
femme. Ele remercia Pierrepout du bracelet qu'il lui avait envoyé
de Londres et dont elle vanta le bon goût ; puis elle s'inlorma avec
intérêt de la santé de M™® de Montauron. Pierrepont répondit que
sa tante l'ajeunissait tous les jours, et que c'était un plaisir de la
voir. Personne n'ayant dit le contraire, — quoique tout le monde
le pensât, — le marquis, après avoir loué chaudement les portraits
ébauchés, qui prenaient effectivement une tournure de chef-d'œuvre,
ne voulut pas interrompre plus longtemps la séance, et se retira.
11 se retira emportant tout vivant dans son imagination le tableau
de cet intérieur heureux, honnête et gracieux qui est la tentation
assez ordinaire des blasés de son âge, et qu'il avait lui-même rêvé
avec une ardeur si smcère.
Hélas! qu'elles sont trompeuses souvent, ces mises en scène de
bonheur! Que de fois, en pénétrant vers le soir dans l'intimité
d'un salon de famille, que de fois en passant devant la grille de
quelque riante villa, pleine de soleil, de fleurs et d'enfans, on se
dit : le bonheur est là ! — Et que de fois on s'abuse î
Telle que Fabrice l'a vue, entendue et admirée pour la première
fois dans le salon blanc de M'"® de Montauron, avec sa beauté de
Muse et sa voix grave et chantante, telle Béatrice est devant lui
en ce moment, et elle est sa femme ! il a là en même temps sous
les yeux, sous la main, près du cœur, sa fille, son art, tout ce qu'il
aime au monde, — et il n'est pas heureux... Les insinuations veni-
meuses de M™*" de Montauron reviennent trop souvent à son sou-
venir. 11 croit sentir dans la manière d'être de Béatrice avec lui une
HONNEUR d'artiste. 259
sorte de tristesse résignée, un manque d'abandon, une froideur un
peu dédaigneuse qui semblent justifier les propliéties perfides de
la baronne. Quoique cette belle statue lui appartienne, il croit
sentir qu'elle ne lui appartient pas tout entière, qu'il y a en elle
quelque chose qui se refuse, un fonds de tendresse passionnée
qu'elle ne lui livre pas, qu'elle garde en réserve. Comme il lui est
impossible de soupçonner qu'il ait un rival dans son cœur, il s'en
prend à lui-même, et un peu aussi à son entourage. Il éprouve
un malaise inquiet : il se surveille avec une défiance pénible de soi,
il craint qu'il n'y ait dans son langage, dans sa tenue, dans ses ha-
bitudes peisonnelles, quelque gaucherie involontaire, dont les in-
stincts délicats, le goût raffiné, et la culture supérieure de sa jeune
femme ne soient offensés. 11 redoute également les froissemens
qu'elle peut ressentir au contact de quelques relations un peu vul-
gaires que le métier et la camaraderie imposent à l'artiste.
Malheureusement les appréJiensions qui obsèdent Fabrice ne
sont pas très lom de la vérité. Bien qu'elle l'ait épouse par un coup
de désespoir, Béatrice est entrée chez lui en honnête femme, avec
la plus sincère résolution d'étouffer tout sentiment contraire à ses
nouveaux devoirs, et de s'attacher à son mari. Mais, quoiqu'elle
estime son talent, il y a dans l'art du peintre une partie manuelle
et commerciale qui choque la jeune patricienne. Elle remarque aussi
avec ennui, presque avec souffrance, dans les petites circonstances
quotidiennes de la vie commune, de légers solécismes de goût, de
menus péchés d'ignorance, des fautes vénielles contre l'usage, qui
dénoncent chez le pauvre grand artiste les lacunes trop naturelles de
l'éducation première. Les femmes nées et élevées comme Béatrice
pardonneraient plus aisément un vice, peut-être un crime, qu'une
incorrection. — Fabrice, connaissant la passion de sa femme pour
les exercices du sport, avait voulu qu'elle se remît à monter à che-
val. Il avait pris lui-même depuis deux ou trois ans l'habitude de
l'équitation, et il allait assez régulièrement faire une promenade
au Bois le matin. Il était hardi et solide cavalier; mais il montait
mal, sans principes et sans élégance. Sa femme en était gênée ;
elle cherchait souvent un prétexte pour ne pas l'accompagner, pré-
férant se priver de son plaisir favori que de voir sourire, sur le
passage de son mari, les habitués corrects de l'allée des Acacias.
11 était également vrai qu'il se trouvait parmi les familiers de
l'atelier de Fabrice, comme de tous les atehers, quelques amateurs
ou compagnons de jeunesse, appartenant plus ou moins à l'art et à
la littérature, et dont le ton et les façons eliarouchaient extrême-
ment Béatrice. Le peintre, en alléguant ses obligations de travail,
s'efforçait de décourager ces visiteurs parasites, et d'écarter sur-
tout ceux qui avaient quelque odeur de bohème. — Au nombre de
260 REVUE DES DEUX MONDES.
^es derniers, il y en avait un par malheur que Fabrice se croyait
forcé de supporter et de ménager, et c'était précisément celui qui
était le plus antipathique à Béatrice. Il s'appelait Gustave Galvat,
il était le frère de la première femme de Fabrice, et par conséquent
l'oncle de la petite Marcelle. Sa liaison avec Jacques remontait à
l'époque déjà lointaine où ils avaient été tous deux élèves du même
maître dans le même atelier. Ils avaient donc un point de départ
commun. Mais pendant que Fabrice, se concentrant dans l'effort
continu d'un travail austère, arrivait peu à peu aux degrés les plus
élevés de son art, Gustave Galvat se dissipait et se dépensait en
paroles, en projets, en théories, en critiques transcendantes, et en
considérations esthétiques qui faisaient l'admiration du boulevard
des Batignolles. — « Tu parles trop, et tu ne dessines pas assez, »
lui disait sobrement Fabrice.
Galvat avait longtemps cherché le genre de peinture qui pourrait
le mieux convenir à son siècle et à lui-même. Il avait cru plusieurs
fois l'avoir trouvé. Pendant un voyage en Italie qu'il avait fait aux
frais de Fabrice, il s'était engoué des peintres primitifs, et il était
revenu ne jurant plus que par Ducio, Cimabue, Giotto, Taddeo
Gaddi, le Masaccio, le Pêriigin, — en extase devant les mosaïques de
San-Miniato, et le simpHsme hiératique des Byzantins. — « G'était,
disait-il avec sa faconde trop souvent moviillée d'alcool, c'était à
cette source fraîche et pure qu'il fallait retremper l'art épuisé du
dix-neuvième siècle... Il se ferait lui-même personnellement
l'apôtre et le précurseur d'une nouvelle renaissance... L'inspira-
tion, le procédé de ces admirables primitifs, il s'en était profon-
dément pénétré... Et quel était ce procédé? La sincérité, la naïveté,
la foi !.. L'artiste devait commencer par passer hardiment l'éponge
sur l'histoire du monde depuis l'an lîoO... oubher carrément
qu'il y a eu Luther, qu'il y a eu Voltaire, la prise de la Bas-
tille, les principes de 89 et cœtera et cœtera... fermer les yeux, se
recueilhr, s'agenouiller en esprit au milieu d'un chapitre de vieux
moines du quatorzième siècle... puis rouvrir les yeux... et regar-
der en haut, simplement, humblement... comme un petit enfant
qui fait sa prière... Et alors... alors saisir sa palette et peindre! »
— Sur quoi, il traçait dans l'air, de quelques coups de pouce éner-
giques, les lignes maîtresses d'un chef-d'œuvre imaginaire.
Il était curieux de voir Gustave Galvat mimer, suivant sa cou-
tume, cette puissante théorie, en donnant par momens à son visage
de bohémien des airs et des mouvemens d'yeux préraphaéliques.
Après avoir peint une Annonciation sur fond d'or, et une Sainte
Famille à longues mains sur un bleu sans nuages, il prit les pri-
mitifs en dégoût, — (il y avait de quoi !) — et passa à l'imitation
des Vénitiens, puis à l'école flamande et hollandaise, qui se rap-
HONNEUR d'artiste. 261
prochait davantage de la nature, et enfin à la nature elle-même,
ce fut son dernier avatar. Il tenait enfin la vérité. 11 se mit donc
à copier la nature, toujours avec la simplicité d'un petit enfant,
et dès ce moment ses œuvres, qui avaient successivement ressemblé
à celles de tout le monde, ne lessemblèrent plus à rien.
Fabrice essayait en vain de lui suggérer que l'art ne consiste
nullement à copier la nature, laquelle est par elle-même inerte et
stupide, mais à refléter sur elle l'idée qu'elle dégage dans notre
intelligence, et à lui prêter un peu de l'àme que nous avons et
qu'elle n'a pas. Galvat le traitait de paysagiste en chambre, de
peintre de salon, et l'envoyait finalement à la fosse commune de
l'immonde idéalisme, c'est-à-dire à l'Institut.
Jacques, qui était sans rancune, riait volontiers des bavardages
de son beau-frère et de sa peinture par gestes. Mais ce qu'il lui
pardonnait moins aisément, c'était le désordre de sa vie qui s'écou-
lait à peu près tout entière dans les cafés et les brasseries. Il lui
pardonnait plus difficilement encore le méchant esprit d'envie, et
le dénigrement haineux dont il poursuivait tout ce qui avait plus
de talent que lui. Malgré tout, Fabrice continuait d'accueilUr ami-
calement ce triste parent, et même de répondre aux fréquens ap-
pels qu'il faisait à sa bourse. C'était d'abord par une piété d'hon-
nête homme envers la mémoire de cette première femme qui avait
été sans doute une assez fâcheuse créature, mais qui était mainte-
nant une pauvre morte couchée dans sa froide tombe ; c'était aussi
parce que ce drôle de Calvat avait au moins une vertu, celle d'ai-
mer sa nièce, la petite Marcelle, — et un mérite, celui de plaire à
l'enfant, ou plutôt de l'amuser. Avec son goût et ses dons pour la
mimique, il lui jouait des scènes de Guignol : il savait figurer avec
ses mains des ombres d'animaux sur les murailles, il imitait leurs
cris, il imitait aussi divers instrumens : il faisait enfin mille tours
et grimaces cpii arrachaient à Marcelle des éclats de joie très doux
à l'oreille de son père.
A la première vue, et on peut dire au premier flair, ce grand
vieux garçon, dégingandé et gesticulant, — avec son nez en bec
d'oiseau de proie, sa moustache gluante, ses ongles douteux, et sa
forte odeur invétérée de tabac et de bière, avait été pour Béatrice
un objet souverainement déplaisant. Elle avait été touchée des rai-
sons de cœur par lesquelles Fabrice crut devoir lui expliquer ses
ménagemens envers son beau-frère : mais ce n'en était pas moins
pour elle une tristesse et une confusion de subir l'intimité familière
de ce personnage.
Galvat, de son côté, avait vu d'un très mauvais œil le mariage
de Fabrice avec cette grande dame, dont il pressentait justement
les dédains, et qui ne pouvait manquer de le gêner dans ses habi-
262 REVUE DES DEDX MORDES.
tudes. D'abord, il se plaignait d'être forcé maintenant, toutes les
fois au'il allait chez son beau-frère, de se mettre sur son trente-
six^ — ce qui voulait dire, probablement, de se layer les mains. A
part ce grief considérable, il éprouvait pour Béatrice l'espèce d'aver-
sion que lui inspirait toute supériorité physique, intellectuelle ou
morale. Enfin, elle l'inquiétait dans le seul sentiment honnête qui
lui restât : il craignait qu'elle ne lui enlevât une part de l'affection
de Marcelle, et qu'elle ne voulût l'éloigner plus ou moins de l'en-
fant.
Pour toutes ces raisons, Gustave Galvat haïssait Béatrice autant
qu'elle le méprisait, et l'antipathie mutuelle de ces deux êtres rap-
prochés par le hasard, et si différens par les instincts et l'éduca-
tion, ne pouvait que croître et s'envenimer avec le temps.
X.
KOU\'ELLES DE LA BARONNE.
Ce doit être un fait scientifique, — peut-être un fait de sugges-
tion, — que la prédilection si constante et si remarquable des
maris pour l'homme qui est aimé de leur lemme. Le pauvre
Fabrice ne devait pas échapper à cette fatalité : depuis le retour
de Pierrepont, il montrait pour lui un redoublement d'amitié, qui
s'expliquait peut-être d'ailleurs par le désir d'assurer à sa femme
la compagnie d'un homme de son monde. Pierrepont ayant mis
une réserve naturelle à renouveler souvent ses \'isites au jeune
ménage, le peintre lui en fit des reproches et le pressa à ce sujet
au point de l'embarrasser. De toutes les gaucheries involontaires
dont Fabrice pouvait être coupable envers sa jeune femne, ce ne
fut pas celle dont elle fut le moins choquée. Oubliant trop que
Fabrice ignorait absolument son secret et celui de Pierrepont, elle
vit dans son insistance à attirer le marquis chez elle un manque
de tact, une maladresse agaçante, et de plus une véritable
cruauté envers elle. — Gomment ! quand elle s'épuisait •en efforts
de volonté et de courage pour chasser de sa pensée celui qu'elle
avait tant aimé, c'était son mari qui le lui ramenait par la main et
qui lui imposait sa présence troublante !
Ce fut un nouveau griel qui vint se joindre à tous ceux qu'elle
nourrissait déjà contre lui, et qui n'avaient guère au fond plus de
justice. Mais quand une femme a le malheur de ne pas aimer son
maii, elle trouve toujours des raisons pour paUier à ses propres
yeux un tort que sa conscience réprouve, et elle est presque de
bonne foi : car pour son esprit aigri tout est froissement, pour son
cœur malade tout est blessure.
Béatrice avait toutefois l'âme trop haute pour céder à la tenta-
HONNEUR d'artiste. 263
tion vulgaire d'abuser de raveuglement de son mari. Elle persista
donc dans la conduite qu'elle s'était tracée d'avance en prévision
du retour de Pierrepont, et il lui fut d'autant plus facile de le tenir
à distance, qu'il paraissait l'éviter lui-même avec autant de soin
et de hauteur, aimant mieux évidemment encourir les reproches
du mari que les mépris de la femme.
Fabrice cependant, tout en sentant avec amertume la froideur
triste dont Béatrice ne se départait jamais avec lui, ne désespérait
pas de la vaincre à la longue, à iorce d'attentions généreuses et déli-
cates. Après avoir gâté et paré de son mieux pendant tout le cours
de l'hiver son ingrate idole, il lui loua pour l'été, entre Meudon et
Bellevue, une jolie villa qui avait, entreautres agrémens, celui de la
rapprocher de son amie M™^ d'Aymaret, laquelle passait elle-même
cette année-là la saison à Versailles. L'habitation, souvent occupée
par des peintres, à cause de quelques dispositions spéciales, était
assez simple, mais elle dominait la radieuse vallée de la Seine, et
à l'arrière-plan le mirage grandiose de Paris. Le rez-de-chaussée
ouvrait de plain-pied sur le plateau d'un vaste jardin qui descen-
dait en pent'^ douce presque jusqu'à la Seine, à travers des bou-
quets de bois, des pelouses et des taillis un peu négligés et sau-
vages. — On rencontrait à mi-côte une espèce de grand hangar
fermé et vitré qui servait d'atelier à Fabrice. Tout à fait au bas du
jardin, s'étendait une allée rectiligne bordée de charmilles treilla-
gées, et qui par son grand style paraissait être le reste d'un
ancien parc de château. Un chemin public profondément encaissé
passait au-dessous. Elle était bornée, à ses deux extrémités, par
des murs très élevés, contre l'un desquels on avait étabh une
plaque de tir. En l'ace, à l'autre bout, était un banc rustique.
Cette allée, malgré quelques vues ménagées sur la campagne,
était un lieu particulièrement retiré et solitaire que la femme du
peintre avait pris en affection. — Elle y promenait sa rêverie, par
une après-midi du mois de juillet, quand elle vit parahre au dé-
tour d'un sentier la vicomtesse d'Aymaret, qui lui dit gaîment :
— J'étais sûre de te trouver dans l'allée des soupirs !
Puis après l'avoir embrassée :
— Je viens t'apprendre une nouvelle... assez inattendue... La
pauvre baronne, qjui se flattait si bien d'avoir encore trente ans à
vivre...
— Quoi ! s'écria Béatrice en lui saisissant le bras violemment..
— Elle est morte la nuit dernière, ma clière, — d'un accès de
goutte sur le cœur... c'est Pierrepont qui m'envoie une dépêche,
en me chargeant de te...
jyjme d'Aymaret s'interrompit : Béatrice, devenue subitement très
pâle, la regardait avec une hxité effrayante... une faible convulsioui
264 REVUE DES DEUX MONDES.
plissa sa bouche ; elle s'appuya contre la charmille, défaillit tout à
fait, et glissa sur le sol.
La vicomtesse poussa un léger cri, parut hésiter une seconde,
puis comprenant qu'elle était trop loin de l'habitation pour être
entendue, elle s'agenouilla devant la jeune femme évanouie, et lui
fit respirer son flacon de sels, en lui prodiguant de douces paroles.
Béatrice reprit peu à peu connaissance, et pendant qu'elle se rele-
vait d'un air étonné et égaré :
■ — Qu'est-ce que j'ai eu? murmura-t-elle. — Elle contracta son
front brusquement, et son pâle visage se couvrit d'une couche
de pourpre :
— Ah ! je me rappelle !
— Veux-tu que j'aille prévenir ton mari? dit M™® d'Aymaret, en
l'aidant à gagner un banc.
— Non... non... d'ailleurs, il est allé à Paris... As-tu la dé-
pêche ?
— La voilà.
Béatrice lut le télégramme, et laissant tomber ses deux bras par
un geste d'accablement :
— Ah! mon Dieu! dit-elle à demi-voix, c'est pour m'achever?
Et, comme M""" d'Aymaret la contemplait avec stupeur :
— Tu me crois folle?., reprit-elle. Tu ne t'expUques pas l'émo-
tion que me cause la mort de cette femme ?
— C'est vrai... je ne comprends pas... mais absolument pas.
— Eh bien ! tu vas comprendre : mais promets-moi sur l'hon-
neur que ce que je vais te dire restera entre nous deux?
— Je te le promets... Tu me lais peur... Qu'est-ce qu'il va?
— 11 y a, ma pauvre Elise, il y aquej'aimais le marquis de Pier-
repont... je l'aime depuis que j'existe; et j'ai refusé sa main parce
que sa tante m'avait juré qu'elle le déshériterait si je l'épousais...
et aujourd'hui... elle est morte... comprends-tu?., morte quelques
mois après mon mariage avec un autre... et si j'avais attendu ces
quelques mois, j'aurais été sa femme... et j'en suis séparée à
jamais... et je l'aime depuis que j'existe!
Elle cacha son visage dans ses mains et sanglota.
Pour ]\'P^^ d'Aymaret, qui jusqu'à cet instant n'avait pas cessé
d'être convaincue que Béatrice avait épousé Fabrice par un entraî-
nement de passien, cette révélation était si nouvelle, si boulever-
sante qu'elle n'y put répondre d'abord que par de confuses excla-
mations d'étonnement et de pitié :
— Ah! est-ce possible!.. Pauvre amie! Pauvre chère!.. Gom-
ment ne m'as-tu pas dit cela dans le temps!
Béatrice lui conta alors brièvement, par phrases entrecoupées, ce
qui s'était passé moins d'un an auparavant entre elle et la baronne
HONNEUR d'artiste. 265
de Monlauron, — l'engagement qn'ellc avait pris de se taire, — en-
gagement que la mort venait de rompre.
— Et quand même, ajoutait-elle, j'aurais été libre alors de te
confier mon secret, je ne l'aurais pas fait... je te connais... Tu n'au-
rais pu y tenir... tu aurais tout dit au marquis... Il aurait bravé
sa tante, et le malheur serait arrivé... J'aurais été cause de sa
ruine, et peut-être me l'aurait-il reprochée un jour : en tout cas,
moi, je me la serais reprochée!.. Non, vois-tu, ma seule laute a
été de ne pas suivre ma première inspiration... de ne pas entrer
au couvent, — au lieu de faire ce malheureux mariage... et de
tromper un honnête homme !
— Mais, dit M""® d'Aymaret, cet honnête homme, qui est en
même temps un homme de grand cœur et de grand talent, ne
peux-tu donc l'aimer un peu?
— J'ai essayé... Je ne pouvais déjà pas... Juge... maintenant!
répliqua Béatrice avec une sorte d'emportement.
Interrogée affectueusement par son amie, elle la mit dans la con-
fidence de ses souffrances domestiques, de ses Iroissemens conti-
nuels, de ses secrets dégoûts. M™^ d'Aymaret affecta de rire de ces
petites misères, comparées aux sérieuses douleurs de sa vie; elle
représenta très justement à Béatrice qu'il lui suffirait de le vouloir
pour effacer de légères inégalités d'éducation entre elle et son mari
en lui donnant, avec gentillesse et gaîté, quelques leçons de par-
faite correction, qu'il recevrait certainement avec la même bonne
grâce. La vraie souffrance de Béatrice était cet amour étranger
qu'elle avait apporté comme malgré elle dans son ménage ; c'était
cet amour qui lui ôtait tout courage, qui lui empoisonnait toutes
choses et dont il fallait faire franchement le sacrifice.
— Facile à dire ! murmura Béatrice.
M™^ d'Aymaret, prenant un ton plus confidentiel, lui fit alors
entendre qu'elle avait eu elle-même, quelques années auparavant,
l'occasion de faire un sacrifice du même genre, qu'elle savait que
c'était difficile, mais pas impossible...
— Et tu avoueras, ma chère, ajouta-t-elle, que j'aurais eu de
meilleures excuses que toi?
— Et comment t'y es-tu prise? dit Béatrice, que cette circon-
stance mystérieuse intéressait. Tu as cessé de le voir?
— Ma chère, cesser de se voir est un vain mot. On ne cesse
jamais de se voir quand on est du même monde... Non... j'ai sim-
plement et sincèrement changé mon amour en amitié... De cette
façon, le cœur ne perd pas tout.
Béatrice la regarda au fond des veux :
— C'était Pierrepont? dit-elle très bas.
— Il y a quatre ans de cela... répondit M™^ d'Aymaret. Je ne me
266 REVUE DES DEUX MONDES.
souviens pas très bien... mais c'était c|uelqu'un qui lui ressemblait
beaucoup... Du reste, sois tranquille... il ne m'aimait pas autant
qu'il t'a aimée... Car, moi, ce n'était pas pour m' épouser...
Béatrice hésita, puis elle l'attira vers elle et,- pendant qu'elle
l'embrassait, elles pleurèrent toutes deux.
— Eh bien! je tâcherai... reprit Béatrice. Tu m'aideras de tes
conseils, de ton exemple... Mais toi tu es une sage petite femme, et
moi un pauvre être tourmenté... N'importe, je suis heureuse de
pouvoir maintenant causer de tout cela avec toi... Mais surtout,
jamais un mot, jamais un souffle qui puisse faire soupçonner au
marquis ce que je t'ai confié!
— Si je commettais une pareille faute, dit M"^® d'Aymaret en
riant, je ne serais plus une sage petite femme...
Le soir approchait et elle lut forcée de partir... Mais elle re^dnt
voir son amie assidûment pendant quelques jours, jusqu'à ce
qu'elle lui semblât plus calme. Cependant, quoiqu'elle se (prêtât
docilement aux exhortations tendres de M""^ d'Aymaret, il était im-
possible que Béatrice ne demeurât pas profondément troublée des
réflexions et des regrets que lui suggérait forcément la mort de
M""® de Montauron : il était impossible que ses devoirs ne lui en
parussent pas encore plus difficiles et ses déplaisirs plus amers.
XI.
« FIN DE SIÈCLE. »
M"^'' de Montauron n'ayant pas pris de dispositions contraires, le
marquis de Pierrepont héritait légalement de la totalité de ses biens,
ce qui lui constituait désormais un revenu annuel de plus de quatre
cent mille francs. 11 passa les premiers temps de son deuil à chas-
ser solitairement dans sa propriété des Genêts et rentra à Paris vers
la fm d'octobre. Il s'installa dans le grand hôtel de la rue de Va-
rennes qui avait appartenu à sa tante; mais il garda en même
temps son entresol du boulevard Malesherbes, ce qui fit sourire les
dames... Il avait toujours été, même au temps de sa pauvreté
relative, un personnage très en vue dans le monde parisien, où sa
grâce chevaleresque, sa dignité personnelle, sa galanterie discrète
semblaient donner le ton de la distinction la plus parfaite. Ce ne
fut donc pas sans surprise qu'on le vit reparaître sur la scène où il
était si connu et si apprécié, avec des allures beaucoup moins irré-
prochables. Déjà l'hiver précédent, après son retour de Londres, on
avait remarqué des changemens bizarres dans ses habitudes. Assez
fréquemment on l'avait aperçu au théâtre, derrière l'écran d'Une
avant-scène, en compagnie de jeunes femmes fort agréables, sans
doute, mais avec lesquelles il n'est pas d'usage de se montrer en pu-
I
I
HONNEUR d'artiste. 267
blic, quand on a passé l'adolescence. — Ce détail, on peut s'en sou-
venir, n'avait pas échappé à la clairvoyance de Marianne de la Treil-
lade. — On lavait vu également chevaucher sans façon dans les allées
du Bois, à côté de quelques amazones peu farouches, ce qui n'éton-
nait pas moins de la part d'un homme passé maître en fait de bien-
séance. On disait même qu'il avait rapporté d'Angleterre un vice
qui ne paraît p^s y être aussi rare qu'il l'est chez nous. Du moins,
le vicomte d'Aymaret, qui s'y connaissait, assurait à sa femme que
ce diable de Pierrepont avait pris là-bas un goût tout à fait confor-
table pour le porto et le brandy.
Les deux personnes qui, dans tout Paris, s'intéressaient le plus
au marquis de Pierrepont, c'est-à-dire Béatrice et M™^ d'Aymaret,
s'étaient émues dès ce temps-là de ces méchans bruits. Mais elles
avaient amié à se persuader que ces propos étaient de pures médi-
sances.
Cependant, à peine rentré à Paris, le riche héritier de M™^ de
Montauron, comme grisé par sa nouvelle fortune, donna à ses
écarts de tenue et de conduite un éclat tel qu'il devint impos-
sible aux plus bienveillans de méconnaître l'étrange métamor-
phose qui s'était opérée dans son caractère. 11 n'avait jamais été
un puritain; mais on l'avait toujom-s vu apporter, dans les aven-
tures de galanterie, toute la délicatesse morale qu'elles comportent
et qui semble consister, pour l'honnête homme, à ne pas mettre le
public dans la confidence de ses amours, encore moins de ses
vices. Et maintenant, on eût dit qu'il aûectait de braver l'opinion.
C'est ainsi qu'il affichait fort indiscrètement sa liaison avec une
étoile d'opérette qui, grâce à ses libéralités, menait chaque jour au
Bois le plus bel attelage de France. Mais c'était là, disait-on, le
momdre de ses égaremens, et on commençait à lui prêter des traits
de mœurs qui avaient un assez vilain caractère de débauche. On
pai'lait entre haut et bas, dans les cercles et dans les salons, de cer-
tains soupers hebdomadaires où il réunissait à quelques amis des
séries de ces femmes sans préjugés que Paris voit flotter, comme
des astres échappés de leur orbite, sur les frontières du monde et
du demi-monde. Quelques-unes y étaient même amenées par leurs
maris, dont c'est assez faire l'éloge.
On racontait de Pierrepont d'autres excentricités du même ordi'e
qu'il est; inutile de préciser et qui, sans atteindre formellement
son honneur, soulevaient peu à peu autom* de son nom, jusque-là
si respecté, une rumeur de mésestime.
Béatrice et M'"° d'Aymaret étaient trop mêlées au mouvement
parisien pour ne pas avoir çà et là, tantôt au théâtre, tantôt au
Bois, l'occasion de constater par leurs yeux les désordres très peu
268
REVUE DES DEUX MONDES.
dissimulés du marquis. La vicomtesse était, en outre, renseignée à
ce sujet par son mari, convive assez habituel des fameux soupers,
et Béatrice l'était, de son côté, par Gustave Calvat, que son indus-
trie de bohémien, — méprisé, mais amusant, — introduisait dans
les théâtres et dans les cafés de journalistes; il y recueillait avide-
ment les scandales courans du tout Paris. 11 n'y avait jamais eu
beaucoup de sympathie entre lui et Pierrepont, qu'il rencontrait
souvent autrefois chez son beau-frère, et il était bien aise de mettre
ses incartades en relief, surtout devant Béatrice, dont il sentait la
secrète solidarité avec un homme de sa caste. Mais ce qui, auprès
des deux jeunes femmes, accusait Pierrepont plus que tout le reste,
c'était le fait de les avoir complètement abandonnées l'une et l'autre,
comme par un aveu de son indignité. Il ne paraissait même plus
à l'atelier de Fabrice, qui, dans sa fidèle amitié pour son camarade
de combat et d'ambulance, s'en montrait très aiïecté.
Pierrepont, du reste, avait renoncé à la plupart de ses anciennes
relations. On l'apercevait pourtant encore quelquefois dans le
monde; car nous le trouvons, vers le milieu du mois de décembre,
dans le petit salon de Marianne de la Treillade. Il est vrai qu'il y
est amené par une circonstance tout à fait exceptionnelle : il vient
complimenter W^ de la Treillade sur son mariage. Car cette jolie
fille se marie. Elle épouse le baron Jules Grèbe, fils de la maison
de banque Grèbe frères, — déjà propriétaire d'une douzaine de mil-
lions du fait de son père, et héritier présomptif de son oncle.
Au moment où Pierrepont se présente, M°"^ de la Treillade, très
affairée et les bras chargés de précieux cartons, est près de sortir :
elle le prie de l'excuser si elle le laisse seul avec sa fille et miss Eva;
mais on l'attend au grand magasin de blanc du boulevard.
Si, jadis, Pierrepont n'a pas apprécié pour son compte M^^ de la
Treillade au point de vue du mariage, il ne l'en a pas moins jugée
fort digne d'intérêt à d'autres égards, et il continue de la cultiver de
temps en temps, à tout événement, comme une personne d'avenir.
— Mademoiselle, lui dit-il en s'asseyant, d'un ton de gravité un
peu équivoque, permettez-moi de vous adresser mes plus sincères
léHcitations... Vous épousez un de mes jeunes et bons amis, — un
parfait galant homme, — et un excellent garçon, dont vous ferez
tout ce que vous voudrez.
— Je ne sais pas, répond Marianne en le regardant en plein de
ses grands yeux railleurs, je ne sais pas s'il est aussi exemplaire
que vous le faites ; mais il vous donne, en tout cas, un exemple
que vous devriez bien suivre... il fait une fin !
— Malheureusement, mademoiselle, tout le monde n'en trouve
pas une aussi belle occasion.
HONNEUR d'artiste. 269^
— Et notez, reprend Marianne, qu'il est plus jeune que vous de
plusieurs années...
— Oui; mais moi, mademoiselle, je suis très jeune pour mon
âge!
— On le dit !
— On a parfaitement raison... tandis que lui — Jules — est
très rassis pour le sien.
— J'en suis enchantée, riposte Marianne, et vous ne sauriez
m'en faire un éloge qui me touche davantage. Je suis moi-même
tellement douce, tranquille et sensible, qu'un mari trop vit me
serait infiniment désagréable.
— J'en suis depuis longtemps convaincu, mademoiselle, et à tel
point que je me suis permis d'en avertir mon jeune ami.
— Comment cela, mon cher monsieur?
— Mon Dieu, oui... Mon cher Jules, lui ai-je dit, — car nous en
sommes dans ces termes-là tous deux, — j'ai eu le plaisir de ren-
contrer M'"" de La Treillade à la campagne, chez ma tante... J'ai
eu l'occasion de l'étudier, — et j'ai remarqué chez elle une dou-
ceur, une sensibilité — et, passez -moi l'expression, mademoiselle, —
une candeur... qui demandent les plus grands ménagemens.
— Monsieur de Pierrepont, je ne sais vraiment comment vous
remercier de vos bontés pour moi...
— Elles ne font que commencer, mademoiselle... si vous les
encouragez !
— Eh bien!., je les encourage... Yiendrez-vous me voir quand
je serai mariée?
— Tous les jours, mademoiselle, si vous me le permettez.
— Tous les jours, c'est peut-être beaucoup... Ce serait bien
fatigant pour vous... car nous allons demeurer rue de Monceau, —
et c'est un peu loin de votre affreuse rue de Varennes.
— Pardon, mademoiselle... mais concurremment avec mon hôtel
de la rue de Varennes, je conserve mon entresol du boulevard
Malesherbes.
— Pourquoi, monsieur?
— Pour avoir l'honneur de rester votre voisin.
— Vraiment?., si vous saviez comme je m'amuse, monsieur de
Pierrepont !
— Mais je ne m'ennuie pas non plus, mademoiselle, je vous
assure !
Ce dialogue, qui paraissait divertir beaucoup l'institutrice, fut
interrompu par l'entrée de deux ou trois jeunes personnes qui
firent irruption dans le salon de Marianne en piafiant sous leurs
fourrures musquées. Le frais visage américain de miss Ketty
270
REVUE DES DEUX MONDES.
iSicholson, — une des nouvelles venues, — prit une teinte de rose
de Bengale quand elle aperçut Pierrepont. Malheureusement, le
marquis ne crut pas devoir prolonger sa visite et se retira après
avoir serré la main de Marianne, qui lui dit comme il sortait :
— Je ne vous tiens pas quitte !
— Je l'espère bien I dit Pierrepont.
Après les embrassades préliminaires, M'^^^ Ghalvin et d'Alvarez,
qui accompagnaient miss Nicholson, demandèrent avec empresse-
ment si la date du mariage était fixée.
— Oui, dit Marianne, elle est fixée au 5 janvier... pour mes
étrennes, ou plutôt pour celles de mon mari.
— Groii'ais-tu, ma chère, dit M'^^ Ghalvin, que je ne l'ai jamais
rencontré, ton fiancé... Je meurs d'envie de le voir.
— Gourmande! dit Marianne. — Eh bien! sois heureuse... je
l'attends.
— On le dit charmant, ma chère.
— 11 l'est, ma chère... Je trouve même le mot charmant un peu
faible...
Le moment d'après, la porte s'ouvrit, et on vit entrer le baron
Jules Grèbe, autrement dit Fin de sièrle. G'était un surnom, ou
plutôt un titre qu'il aimait à se donner lui-même, et dont ses amis
l'appelaient famihèrcinent. Il était fils unique; il avait été fort
gâté par sa mère, qui n'avait pas cessé d'être en extase devant lui
depuis le jour où elle l'avait vu bâiller pour la première fois. Elle
avait souri avec attendrissement à ses premières débauches de
jeunesse, et elle avait finalement beaucoup contribué à en faire
l'insupportable petit monsieur q,u'il était. Pour conserver dans le
monde la prépondérance et la suprématie auxquelles on l'avait ha-
bitué dans sa famille, il avait cherché une attitude, une pose qui le
dispensât de tout autre mérite. Il n'avait rien trouvé de mieux que
d'étonner — ou plutôt, comme il le disait, d'épater ses contempo-
rains par une atlectalion de cynique perversité. Quelques bribes de
Darwin, recueillies çà et là, et mêlées à une confuse teinture de
Schopenhauer, lui avaient lourni la vague théorie du nihilisme mo-
ral qu'il affichait. En toutes choses, en littérature, en art, en poli-
tique, mais surtout en morale, il se déclarait profondément scep-
tique, blasé, désabusé, écœuré des vieilles conventions, corrompu
et décadent jusqu'aux moelles, déliquescent même, et à ce point
déliquescent qu'on serait bientôt forcé, comme il le disait avec
orgueil, de le ramasser avec une cuillère. Telles étaient les pré-
tentions de « Fin de siècle, » qui, n'ayant plus les croyances du
passé, et n'ayant pas davantage celles de l'avenir, n'en avait natu-
rellement aucune. Quelques-uns de ses camarades de cercle, éblouis
HONNEUR d'artiste. 271
par son aplomb, par sa grande fortune et son immoralité doctrinale,
le regardaient comme un homme très fort, et il était lui-même do
cet avis.
Cepend.mt les frais de représentation du jeune baron avaient
pris, dans ces derniers temps, de telles proportions, que son
oncle l'avait menacé non-seulement de le déshériter, mais de le
pourvoir d'un conseil judiciaire, s'il ne se rangeait pas. C'est pour-
quoi il épousait Marianne de La Treillade, qu'il se proposait d'ail-
leurs d'épater extraordinairement.
Jules Grèbe était de sa personne un garçon de vingt-six à vingt-
sept ans, petit de taille, mais bien fait et d'une élégance ultra-bri-
tannique. Ce qui le déparait un peu, c'était une paire de gros yeux
d'un bleu pâle dont l'expression était morne et à demi éteinte. Il
marchait résolument, en faisant sonner ses pas, et les jambes tou-
jours un peu écartées, comme si, même à pied, il eût été à
cheval.
C'était avec cette allure triomphale qu'il s'avançait dans le salon
de Marianne : il salua d'un petit coup de tête ironique et remit
dans les belles mains de sa fiancée une énorme boîte de chocolat.
Sa manière de faire sa cour était étrange : elle consista, ce jour-là,
à manger, sous les yeux émerveillés des jeunes filles, une quantité
prodigieuse de chocolats à la crème. Surexcité par les rires admira-
tifs de la galerie, il poursuivit de son air froid et morne cet aimable
jeu jusqu'à ce qu'il eût complètement vidé la boîte. Il n'était pas,
au fond, sans inquiétude sur les suites d'un pareil exploit; mais il
avait épaté ces demoiselles, et il était heureux.
Le mariage eut lieu trois semaines plus tard, à l'église Saint-
Augustin. Le jeune couple avait été d'accord pour ne pas faire le
banal voyage de noces. 11 entra donc le soir même, en quittant
l'appartement de M™® de La Treillade, dans l'hôtel que Marianne
avait fait acheter à son mari rue Monceau, et dont elle avait dirigé
elle-même l'aménagement avec beaucoup de goût, car ce n'était
pas le goût qui lui manquait.
Un boudoir capitonné de soie bouton d'or précédait la chambre
à coucher de la jeune femme. Elle s'y arrêta, rejeta le capuchon de
sa peUsse, découvrit sa tête charmante, et, comme lasse des céré-
monies de la journée, se laissa tomber dans un fauteuil. Son mari
s'était adossé à la cheminée et se chauffait les pieds. Il avait paru
tout le jour plus froidement dédaigneux que jamais ; et, en ce
moment même où il se trouvait seul avec sa jolie femme sur le
seuil de la chambre nuptiale entr'ouverte, il n'avait pour elle qu'un
sourire railleur et un mauvais regard sarcastique.
— Ma chère enfant, lui dit-il tout à coup, est-ce que vous êtes
vieux jeu?
272 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vieux jeu?.. Pardon... je ne comprends pas.
— Je vous demande, ma chère, reprit le jeune baron, si vous
avez la simplicité de prendre au sérieux les vieilles routines so-
ciales, les conventions démodées de nos pères... et en particulier
le mariage ?
— Où voulez-vous en venir, mon cher Jules?
— A nous bien entendre tous deux, ma chère enfant, et pour
cela il est nécessaire de nous bien connaître... Quant à moi, je vais
vous dire nettement ce que je suis... On vous aura conté, peut-
être, que j'étais un terrible libertin, un dépravé, un don Juan...
Rien de pareil, ma chère... je suis tout uniment un homme de mon
temps, dégagé de toutes traditions, de tout préjugé... un homme
qui peut se soumettre à la coutume et à son oncle... mais sans
aliéner son indépendance.
— Et ensuite? dit Marianne avec une indifférence souriante qui
ne laissa pas de décontenancer légèrement le baron.
— Ensuite.., mon Dieu!... simplement... j'ai voulu vous pré-
venir que vous pouvez compter sur mes meilleurs sentimens, mais
que vous ne devez pas attendre de moi les assiduités... les habi-
tudes régulières d'un marié de village.
— Ça veut dire? demanda la jeune femme, toujours gracieuse
et impassible.
— Ça veut dire... que, pour étabhr tout de suite le principe de
cette indépendance que je réclame, je solhcite la permission d'aller
ce soir faire un tour au cercle... si, bien entendu, cela ne vous
contrarie pas trop.
— Gela me fait le plus grand plaisir, mon ami.
— J'ajoute que je rentrerai peut-être un peu tard... vers le
matin.
— Vous me comblez ! répondit-elle.
— Eh bien! dit le jeune homme en prenant son chapeau, c'est
parfait comme ça... vous me permettez de vous baiser la main?
— Avec reconnaissance ! dit Marianne, et elle lui tendit sa main
gantée.
Jules Grèbe sortit de son pas vainqueur et gagna la rue par un
escalier particulier de leur appartement.
G'était un coup d'éclat qu'il avait prémédité depuis plusieurs
semaines et dont il espérait retirer quelque gloire. Aller passer sa
nuit de noces chez sa maîtresse, rien ne pouvait être plus « fin de
siècle, » — rien ne pouvait mieux témoigner de son profond mé-
pris pour la morale bourgeoise.
Il descendit, en fumant, l'avenue de Messine, fit quelques cen-
taines de pas sur le boulevard Haussmann, dans la direction de la
rue d'Argenson où demeurait sa maîtresse, qui l'attendait, et brus-
HONNEUR d'artiste. 273
quement s'arrêta... En réalité, le cœur lui manquait : soit que l'énor-
mité de sa vilaine action réveillât sa conscience hébétée, soit que la
tranquille ironie de Marianne l'eût inquiété, soit qu'il fût tout bon-
nement amoureux de sa femme, il renonça à pousser plus loin son
indigne fanfaronnade et reprit tout doucement le chemin de la rue
Monceau. — Après une si courte absence, il lui serait facile de tour-
ner la chose en plaisanterie.
Rentré chez lui, il pénétra, en souriant à l'avance, dans le bou-
doir jaune où il avait laissé sa femme : deux ou trois lampes y brû-
laient encore; mais Marianne n'y était plus. — Après avoir frappé
discrètement, il passa dans la chambre à coucher qui était faible-
ment éclairée ; il vit avec surprise qu'il n'y avait personne. 11 monta
à la hâte chez l'institutrice, miss Brown; elle n'était pas chez elle. —
N'osant interroger les domestiques, il sortit de nouveau et alla s'in-
former à l'hôtel du boulevard Malesherbes où demeurait M'"^ de La
Treillade. — Marianne n'y avait pas paru. — Il retourna alors chez
lui et se promena dans la chambre de sa femme de minuit à sept
heures du matin, où il eut la satisfaction de voir rentrer Marianne
frileusement enveloppée dans un manteau de loutre.
■ — D'où venez-vous? lui dit-il d'une voix étouffée.
— Je viens de promener mon indépendance comme vous pro-
meniez la vôtre.
— Ça, c'est un peu fort ! s'écria le jeune baron.
— N'est-ce pas? dit Marianne.
— Mais moi, reprit-il, je n'ai voulu faire qu'une plaisanterie!
— Moi aussi, dit la jeune femme.
— Pour qui me prenez-vous , décidément? dit-il en bégayant
de colère.
— Je vous prends pour un pauvre garçon qui a une mine de
déterré. Allez-vous reposer, mon ami, croyez-moi... Voyons, allez'
Elle lui montra la porte, et il sortit, — car il était épaté.
— Mon cher, disait-il quelques jours plus tard sur un ton de
confidence au marquis de Pierrepont, vous savez si je suis « fin de
siècle!.. » eh bien! ma femme l'est encore plus que moi!
— Vous m'étonnez, Jules ! répondit Pierrepont.
Octave Feuillet.
{La dernière partie au prochain n".)
TOME XCVIII. — 1890 JS
es
L'EUROPE ET LES NEUTRALITÉS
LA BELGIQUE ET LA SUISSE DEVANT LA TRIPLE
ALLIANCE.
I. La Défense de la Belgique au point de vue national et européen, par M. Emile Ban-
ning, directeur au ministère des affaires étrangères, à Bruxelles. — IL Situation
militaire de la Belgique, par M. le général Brialmont. — III. La Belgique et la
Guerre prochaine, par M. Girard, ancien major du génie belge. — IV. La Neutra-
lité de la Belgique et de la Suisse en cas de guerre entre l'Allemagne et la France,
par le colonel fédéral Ferdinand Lecomte. — V. L'Armée suisse aux grandes ma-
nœuvres de 1889, par M. Charles Malo. — VI. Le Bon droit de la Suisse sur les
provinces du nord de la Savoie, Leipzig. — VIL Bévue militaire suisse. — VIII. Bé-
vue militaire de l'étranger (France). — IX. Papiers et documens, etc.
Comment, à quelle heure et dans quelles conditions se dénouera
la crise qui depuis des années tient l'Europe dans l'attente entre
la paix et la guerre? Cette crise redoutable et si étrangement com-
pliquée, elle existe, c'est un fait trop certain, et elle se prolonge;
elle se manifeste par l'excès des armemens que la plupart des états
croient nécessaires pour leur sûreté et qui ruinent les nations,
par la vague et poignante anxiété qui se réveille à tout propos. Si
elle n'avait d'autre raison que les ressentimens qui ont survécu
aux derniers conflits, ces incidens qui peuvent se succéder sur
une frontière découpée par la force, ou les excitations des jour-
naux, toujours prompts à envenimer les suspicions et les animo-
sités, ce serait beaucoup sans doute ; cela ne suffirait pas encore
à expliquer la tension perpétuelle des choses. Au fond, sans s'ar-
rêter à des faits partiels ou accidentels, à des querelles fortuites
l'eUKOPE et les i\EUTRALlTÊS. 275
OU calculées, on pourrait dire que la crise du temps tient avant
tout à une cause générale et permanente. Elle est née d'une série
d'événemens qui ont bouleversé les conditions de l'ordre continental,
déplacé violemment tous les rapports, fait revivre l'esprit de con-
quête et de domination avec ses emportemens, ses calculs et ses
fatalités. Les incidens passent, la cause générale subsiste : elle est la
clé d'une situation qui a ses origines au plus profond de la vie eu-
ropéenne, ses caractères multiples, ses élémens aussi compliqués
que redoutables.
Depuis un siècle, depuis que la révolution de France est entrée
avec efîraction dans le vieux monde, l'Europe a passé par trois
phases successives, trois grandes phases mihtaires et diploma-
tiques. La première, qui se confond avec les grandes mêlées de la
république et de l'empire, c'est l'ère de la suprématie française,
d'une prépondérance fondée par la guerre, et qui, par cela même
qu'elle était une prépondérance, laissait la paix sans garantie, les
peuples et les indépendances sans sécurité : c'est l'ère napoléo-
nienne, aussi éphémère qu'elle fut éclatante. La seconde phase,
qui s'ouvre avec les événemens de iSlh-lSiô, est la revanche
des gouvernemens et des nations du continent contre cette pré-
pondérance qu'on venait de vaincre. A l'origine, évidemment,
l'ordre nouveau délibéré et sanctionné au congrès de Vienne por-
tait la marque des réactions du jour, des cupidités des vainqueurs,
de la défiance à l'égard du vaincu. Dégagés des passions et des
contradictions du temps, les traités de 1S15 apparaissent néan-
moins comme un de ces grands concordats qui suivent les longues
guerres, qui ouvrent pour les peuples une période de repos répa-
rateur. C'est leur originalité, leur signification dans l'histoire,
d'avoir cherché la paix par un équihbre nouveau, laborieux et com-
pliqué de toutes les forces sous une sorte d'amphictyonie euro-
péenne. Toutes les combinaisons, toutes les alliances tendaient à
maintenir ce qui existait. L'Allemagne, avec son organisation
fédérative, formant comme un poids au centre de l'Europe, les
grandes puissances avec leurs ambitions et leurs rivalités conte-
nues par le sentiment de solidarité^ conservatrice, les états secon-
daires restaurés ou remaniés, tout se coordonnait dans un vaste
réseau aux mailles habilement tendues. Les révolutions mêmes qui
se sont succédé depuis, comme celle qui a ajouté la neutralité belge
sur la frontière du nord de la France à la neutralité suisse sur la
frontière de Test, étaient moins une violation qu'une extension ou
une confirmation de l'équilibre continental. C'est le système qui a
régné plus oii moins près de quarante ans; il a reniph le milieu
du siècle.
276 REVDE DES DEUX MONDES.
Par un jeu singulier des choses, le siècle, revenant sur lui-même,
finit comme il a commencé, si ce n'est que la prépotence s'est dé-
placée et a changé de nom ; elle n'est plus en France et ne s'ap-
pelle plus Napoléon. Des ruines de l'équilibre qui a été longtemps
la loi de l'Europe, des transformations et des guerres s'est déga-
gée une autre prépondérance qui est devenue le plus éclatant phé-
nomène contemporain. C'est le vieil esprit de Frédéric II, représenté
moins par les Hohenzollern que par un puissant serviteur qui, ras-
semblant, concentrant les instincts et les forces de l'Allemagne, a
recueilli la succession momentanément interrompue de l'idée de
domination universelle, au moins d'un état prépondérant en Eu-
rope. C'est M. de Bismarck qui, à la place d'une Allemagne fédéra-
tive et pacifique, a élevé un empire de hO millions d'hommes fen-o
et igné, — s'essayant d'abord contrôle petit Danemark, puis rejetant
violemment l'Autriche hors de la sphère germanique, puis enfin
s'attaquant au dernier obstacle, à la France, poursuivant, en un
mot, jusqu'au bout un dessein qui n'a certes rien de vulgaire, qui
est dans tous les cas une œuvre de conquête. Il a réussi jusqu'à
l'heure présente, sans aucun doute, et, s'il a été un grand et heu-
reux joueur dans ce qu'on peut appeler la partie guerrière de sa
politique, on pourrait ajouter qu'il a déployé plus de génie encore,
je veux dire un génie plus calculateur et plus prévoyant pour
maintenir ce qu'il a conquis. Ce que les armes ont lait, la diplo-
matie a été sans cesse occupée à le défendre, à le préserver avec
une tenace et habile persévérance.
Tout est extraordinaire dans ces événemens destinés à marquer
la fin du siècle et encore inachevés. Jadis, pendant longtemps,
c'était la France qu'on ne cessait d'accuser de méditer, à son profit,
des attentats contre l'ordre européen créé par les traités de 1815 ;
de nos jours, c'est l'Allemagne, conduite par un homme audacieux,
qui ne laisse pas vestige de ces traités qu'elle a si souvent invo-
qués, de cet ordre qu'elle s'est déclarée cent fois prête à défendre
avec ses alliés, comme son œuvre, comme sa garantie. Chose plus
étrange encore! jusqu'ici, toutes les fois qu'une puissance prépon-
dérante s'est élevée, tous les autres états se sont sentis instincti-
vement portés à se rapprocher, à s'unir pour sauvegarder leur
hberté. Aujourd'hui, pour la première fois peut-être, par le plus
imprévu des reviremens, s'il y a des coaHlions, c'est le victorieux,
c'est le prépotent qui les noue contre le dernier vaincu, comme si
le vaincu était l'ennemi commun, le grand suspect. Avec un art
dont le succès ne s'explique que par la fascination de la force, M. de
Bismarck a su persuader à d'autres états qu'ils étaient intéressés
à se ranger sous son commandement et à lui garantir ses con-
l'europe et les neutralité*. 277
quêtes. Il a eu l'habileté de réunir sous sa main et à son profit des
nations ou des gouvernemens presque ennemis, entre lesquels il n'y
a d'autre lien que sa volonté, — l'Autriche vaincue par lui et par
lui bannie de l'Allemagne, l'Italie née d'hier et déjà impatiente de
jouer sa fortune pour un mirage d'ambition et de fausse grandeur.
Par le fait, la triple alliance, qu'il n'a pas tenu à lui d'étendre en-
core, n'est qu'une combinaison de stratégie où il y a un chef qui
règle la marche, et des alliés qui ne sont que des subordonnés
dévouant leurs ressources et leurs soldats pour assurer la supré-
matie allemande. Le nouveau dominateur en est à sa vingtième
année de règne et de succès depuis la dernière guerre. En cela, il
a été plus heureux que Napoléon, qui n'a guère duré que dix ans.
Quand les chefs du nouvel empire allemand protestent que dans
tout ce qu'ils font ils ne veulent que la paix, ils sont sincères à
leur manière sans doute, puisqu'ils y sont intéressés ; mais les
prépondérances, qu'elles durent vingt ans ou dix ans, qu'elles
s'appellent l'Allemagne ou la France, sont toujours les mêmes, et
il n'est point d'art au monde qui puisse en voiler les caractères
ni en détourner indéfiniment les conséquences. C'est leur fatalité
d'être justement le contraire de l'équilibre et de la paix, de perpé-
tuer l'état de guerre, ou, si l'on veut, de « préparation à la guerre, »
et en multipliant leurs armemens, leurs alliances militaires, de con-
traindre les autres à s'armer à leur tour, à s'allier, s'ils le peuvent,
dans un intérêt commun de protection. C'est leur malheur, ou
leur secrète faiblesse, de se croire toujours menacées, et, sous pré-
texte de se défendre, d'être sans cesse entraînées à des extensions
nouvelles, de finir par ébranler tous les droits, toutes les indépen-
dances, toutes les conditions de l'ordre universel. De là cette
situation extraordinaire où les neutralités elles-mêmes ne sont plus
en sûreté, où retentissent de temps à autre ces étranges déclara-
tions : « La force prime le droit !» — « 11 n'y a plus d'Europe ! »
où l'on parle couramment enfin, dans les polémiques, des provinces
qu'on se promet de distribuer, des territoires libres qu'on violera
à la prochaine guerre.
I.
Qu'en sera-t-il réellement de ces neutralités reconnues par des
contrats européens, respectées jusqu'ici comme des garanties de
paix ou comme des limitations nécessaires des grands conflits, et
maintenant contestées ou menacées? On remarquera que cette ques-
tion n'est qu'une suite des événemens qui ont si sensiblement mo-
difié ce qu'on appelait autrefois l'échiquier de l'Europe, en élevant
ï
278 REVUE DES DEUX MONDES.
au centre du continent une puissance prédominante fatalement
entraînée à peser sur tout ce qui l'entoure. Au fond, pour pré-
ciser les choses, à Theure qu'il est, tout se réduit à savoir si la
guerre, le jour où elle éclaterait de nouveau, resterait un duel
entre l'Allemagne et la France sur les Vosges, ou si elle s'éten-
drait aussitôt à toute la frontière qui va de la mer du Noid aux
Alpes; si, en un mot, la Belgique et la Suisse deviendraient du
même coup des champs de bataille, des chemins d'invasion. C'est
le problème plus que jamais agité depuis quelque temps, livré aux
contradictions de toutes les polémiques, au demeurant assez sé-
rieux pour préoccuper l'Europe aussi bien que les états exposés à
être enveloppés dans le tourbillon des grandes querelles interna-
tionales.
Oui, sans doute, les choses ont suivi un tel cours que de nou-
veaux conllits sont toujours possibles, peut-être même inévitables,
et qu'au premier coup de canon ils peuvent s'étendre ; mais c'est
ici justement que la question, en se précisant, touche aux points
vifs, au droit public, à ce qui reste d'ordre européen, à la géo-
graphie militaire. Quelle place et quel rôle pourraient avoir dans
les conflits éventuels des états étrangers par leur position, parleurs
traditions, par leur destination même, aux démêlés qui peuvent
s'élever autour d'eux? Quel intérêt auraient des pays comme la
Belgique, la Suisse, à se laisser capter ou entraîner, sous la pres-
sion de la force, au risque de jouer leur indépendance, — et quel
intérêt, à leur tour, auraient les puissances limitrophes à mécon-
naître des neutralités paisibles et inoffensives ?
Depuis que la fortune de la guerre a ramené de la Lauter et de
la Sarre sur les Vosges la frontière qui sépare la France de l'Alle-
magne, il est certain que tout a singulièrement changé. M. de
Bismarck, dans l'excitation et l'orgueil du succès, au lendemain de
la journée de Sedan, avait dit : « Il faut que nous ayons entre la
France et nous un glacis. Il faut un territoire, des forteresses et
des frontières qui nous mettent à l'abri de toute attaque... « Il
avait dès lors aussi dévoilé ses desseins sinon sur Metz, dont il ne
parlait pas encore (1), du moins sur Strasbourg, qu'il appelait sans
(1) C'est un fait à peu près acquis à l'histoire que M. de Bismarck hésitait d'abord
à faire entrer dans ses plans l'annexion de Metz. C'est la raison militaire, c'est-à-dire
l'esprit de conquête, qui l'emportait; c'est l'état-major qui avait le dernier mot HI. de
Moltke, à ce qu'on a raconté, disait que si on ne gardait pas Metz, il fallait se prépa-
rer à avoir 100,000 hommes de plus. Par le fait, avec l'annexion de Metz, on n'a pas
moins eu les 100,000 hommes, et môme beaucoup plus, et du même coup, une situa-
tion singulièrement aggravée. En cela, il est certain que M. de Bismarck, tout en
maintenant des exigences déjà bien grandes, puisqu'elles impliquaient toujours pour
l'eUROPE et les iNEUTRALITÉS. 279
façon la « clé de la maison. » Et de fait, par des traités écrits du
bout de l'épée, la politique de conquête a obtenu ce qu'elle voulait.
Elle a eu son glacis, son territoire, ses forteresses; elle a eu la clé de
sa maison et du même coup la clé de la maison d'autrui. Elle a fait
de l'Alsace-Lorraine une sorte de « marche » où l'Allemagne peut
désormais déverser ses forces, appuyée à ses deux ailes sur Metz
et Strasbourg, formidablement armées, devenues les puissans sou-
tiens d'une foudroyante ofïensive toujours possible. Trahie par la
fortune, la France, si elle ne voulait rester, avec sa frontière dé-
mantelée et ses trouées béantes, livrée aux fatahtés des invasions,
a donc été obligée de suppléer à ce qu'elle n'avait plus, de se
refaire une cuirasse. Elle a réussi, autant qu'elle le pouvait, à
reconstituer, dans les positions qui lui restaient, une première
hgne défensive, une barrière. L'art a été d'établir de Beltort à Mont-
médy, par Épinal, Toul, Verdun, une sorte de chaîne de sûreté,
places ou camps retranchés, en limitant et en commandant les
issues inévitablement laissées à l'invasion. 11 en est résulté cette
situation saisissante et redoutable, — encore bien inégale pour les
vaincus, — où, sur une étendue de près de 300 kilomètres, de la
Suisse au Luxembourg, la France et l'Allemagne se trouvent front
contre front, respectivement rangées derrière des frontières qui
ne sont point invulnérables, qui ne seraient toutefois, de part ni
d'autre, faciles à pénétrer. Les Français ne pourraient faire un pas
sans se heurter contre les masses allemandes flanquées de Metz et
de Strasbourg. Les Allemands, à leur tour, ne pourraient s'avancer
sans avoir à forcer des positions et des passages hérissés de fer et
de feu.
C'est un fait que l'Allemagne et la France se trouvent en force
sur les Vosges et sur la Meuse ; en ce moment même, l'Allemagne
vient d'augmenter ses forces d'un corps d'armée de plus en
Alsace-Lorraine, et la France à son tour a augmenté le nombre
de ses régimens à l'abri des défenses artificielles qu'elle s'est
créées. C'est aussi un fait que, si les deux nations doivent éprou-
ver quelque difficulté à s'aborder directement par une attaque
de frontière, il y a aux deux extrémités de leur hgne des zones
libres par où elles peuvent tenter de se frayer un chemin, de
se tourner mutuellement pour faire tomber leurs défenses. Les
Allemands, par habitude ou par tactique, accusent la France de
méditer sans cesse des conquêtes ou des violations de territoires.
La France, avec bien plus de raison, peut montrer la prépondé-
rance allemande savamment organisée, s'imposant ou s'insinuant
la France la perte de l'Alsace, se montrait plus prévoyant que le chef d'armée qui a
décidé l'annexion de Metz.
280 REVUE DES DEUX MONDES.
de toutes parts, pesant sur ses voisins de tout son poids, par l'in-
timidation ou les captations comme par les alliances. Entre les
deux puissans adversaires, la Belgique, la Suisse se sentent pres-
sées, menacées, peu ou mal protégées par la légalité européenne,
et d'autant plus jalouses de se défendre par leurs propres iorces,
de sauvegarder lear indépendance et leur inviolabilité. Telle est la
situation! Ce qu' 1 y a de mieux, c'est de la voir dans sa vérité,
c'est de sa'sir sur le terrain même cette possibilité d'une ofiensive
débordant la frontière centrale, s'enlonçant dans le flanc de la
France, — ou, si l'on veut, réciproquement, menaçant l'Alle-
magne, — par la Meuse et par le Jura.
Serrons les faits de plus près pour la Belgique. Ce n'est pas
d'aujourd'hui, on le sait bien, que le pays belge est exposé à subir
le contre-coup des commotions européennes, qu'il peut être tour à
tour un objet de dispute, un lieu de passage ou une « barrière, »
suivant le mot des vieux actes diplomatiques. Il y a longtemps
qu'il est admis, — c'est devenu une sorte d'axiome militaire, —
que les régions de la Flandre, du Hainaut, sont un champ de ba-
taille traditionnel, que la vallée de Sambre-et-Meuse est le grand
chemin des invasions, — pour la France sur l'Allemagne du nord
par le Rhin inférieur, — pour l'Allemagne sur Paris par la France
du nord. Depuis César jusqu'à Napoléon, de tout temps la guerre
a passé par là, par Charleroi et Namur comme par la Lys et l'Es-
caut. Lens et Senef, Steinkerque et Nerwinde, Fleurus, Jemmapes
et bien d'autres, sans oublier même Malplaquet et Waterloo, sont
des noms belges. C'est dans ces contrées que se sont vidées les
grandes querelles ; mais c'est qu'alors c'était le pays contesté entre
tous, le premier nécessairement exposé aux invasions, au choc des
armées. Entre la France, pressée au nord, impatiente d'assurer ou
d'étendre sa frontière, et les maîtres successifs de ces territoires
qui se sont appelés les Pays-Bas espagnols, les Pays-Bas autri-
chiens, le duel était inévitable; le théâtre était tout* tracé dans ces
Flandres ouvertes aux armées, aux coalitions, où l'Autriche cam-
pait encore en 1789. La révolution n'a été qu'une phase nouvelle
de cette lutte qui faisait un instant, au commencement du siècle,
des provinces belges une possession française, et dont le dénoû-
ment, momentané aussi, en 1815, était la création, sous le nom de
royaume des Pays-Bas, d'un poste avancé et fortifié contre la
France. Tant que le contact a duré entre puissances rivales sur
cette frontière, la guerre en Flandre était une fatalité.
Aujourd'hui, et c'est là le fait nouveau qui commande tout, à la
place de cette zone vouée par destination à la guerre, toujours
disputée, il y a une zone interposée, fermée aux invasions, au moins
légalement inviolable. Il y a une neutralité née. d'une révolution
l'europe et les neutralités. 281
qui a fondé une nationalité nouvelle et a eu de plus pour résultat
de pacifier la frontière. Cette neutralité, les circonstances l'ont
créée, les cabinets l'ont sanctionnée, la politique l'a corroborée
par les transactions. Elle a duré déjà soixante années pendant les-
quelles elle a eu le temps de donner la mesure de sa vitalité, de
s'identifier avec l'indépendance d'un petit peuple aux mœurs indus-
trieuses et libres. Et c'est dans cette situation, non plus devant une
frontière ouverte à tous les conflits, mais en présence d'une neu-
tralité vivante, reconnue, que se noue le nouveau drame européen,
où tout peut dépendre du degré de force et de résistance de cette
neutralité, comme aussi des intentions présumées, des tentations,
des intérêts politiques ou stratégiques des puissances qui l'entou-
rent. Cliose bizarre ! dans un temps où l'on ne parle que de pro-
grès dans les idées, dans les mœurs, le progrès du droit public
serait il de biffer une indépendance de plus d'un demi-siècle, pour
en revenir au passé, au droit de conquête, au temps où l'on enva-
hissait la Silésie parce que tel était le bon plaisir de l'envahisseur?
Que les Belges, — aussi bien que les Suisses d'ailleurs, — se
sentant, malgré tout, peu en sûreté, s'émeuvent à la pensée que
leur neutralité pourrait n'être qu'une barrière Iragile, que ce qui
est arrivé autrefois pourrait se renouveler, c'est tout simple. La
première condition pour eux, s'ils veulent être respectés, est évi-
demment de se mettre en mesure de se faire respecter, et ils ne le
peuvent que par un système militaire suffisant pour sauvegarder
l'inviolabilité de leur territoire, pour déjouer les tentations de la
force et les surprises. Un état neutre n'est point nécessairement un
état désarmé, il y a longtemps que les hommes les plus éclairés, les
conseillers les plus clairvoyans, même des conseillers étrangers l'ont
senti et ont dit aux Belges : « Sans moyens de défense, vous serez les
jouets de tout le monde. » Des hommes des premiers temps de
l'indépendance belge, comme Paul Devaux, Joseph Lebeau, n'ont
cessé de le dire : « Notre neutralité, pour signifier quelque chose,
doit être armée. Si la Belgique ne veut pas se livrer au hasard des
événemens, il faut qu'elle maintienne une organisation miUtaire
importante. » Le roi Léopold I^' n'avait pas une autre pen-
sée lorsqu'il y a trente ans, au risque de braver des préjugés
populaires, il entreprenait de transformer Anvers en un vaste camp
retranché et de faire de ce camp un refuge de l'indépendance na-
tionale, au cas où elle recevrait quelque offense à l'improviste. Il
avait compris que là où d'autres avaient des mois pour se prépa-
rer, la Belgique risquait d'être surprise du jour au lendemain, et
qu'à défaut d'une résistance impossible en rase campagne elle de-
vait se ménager un dernier asile où elle pourrait attendre sans ca-
pituler devant la force. C'est une idée qui n'a rien de nouveau, 1 1
282 REVUE DES DEDX MONDES.
iortification d'Anvers en a été la première expression ; mais c'est
surtout depuis quelques années que cette question de la défense
belge s'est élargie et compliquée avec les événemens, à mesure
que l'état de l'Europe est devenu plus violent. Elle a retenti dans
le parlement de Bruxelles, elle a passionné et partagé l'opinion ;
elle a suscité les controverses les plus vives, une guerre de bro-
chures où se sont trouvés engagés les chefs militaires, le souverain
lui-même (1).
Le lait est que tout ce qui touche au développement des moyens
de défense, des armemens, de l'état militaire est aujourd'hui en
Belgique une sorte d'obsession. Une fois dans cette voie, tout s'en-
chaîne. La Iortification d'Anvers a été le point de départ; mais
Anvers n'est qu'un vaste camp de refuge, un réduit imaginé et
construit à une époque où l'on songeait avant tout à s'appuyer sm*
l'Angleterre. Anvers a paru ne plus suffire à des circonstances nou-
velles. On a fait un pas de plus ; on a cru nécessaire d'étendre et
de compléter la défense belge par des postes avancés sur la fron-
tière ouest et sud : c'est ce qu'on a appelé les fortifications de la
Meuse. Camps retranchés, têtes de pont, forts d'arrêt, peu importe
le nom, ces fortifications conçues par un des premiers ingénieurs
militaires de l'Europe, M. le général Brialmont, sont destinées à
intercepter les invasions, en couvrant Liège qui est le point de jonc-
tion avec la grande ligne allemande d'Aix-la-Chapelle-Cologne,
— Namur qui par sa position au confluent de la Sambre et de la
Meuse fait face à une armée venant du sud.
Dans les plans du génie belge, les travaux de Namur et de Liège
se compléteraient par un fort qui serait placé à Saint-Trond, sur la
ligne allant de la frontière du Linibourg néerlandais à la frontière de
France par Hasselt-Gembloux-Charleroi, et qui avec les ouvrages de
la Meuse, avec la place de Diest reliée à Anvers, fermerait les issues
les plus menacées. On est déjà à l'œuvre ; mais la fortification de
la Meuse implique une autre conséquence, l'augmentation des
forces militaires. Jusqu'ici, avec un recrutement à peu près mo-
delé sur l'ancien recrutement français, la Belgique a eu une armée
qui n'a guère dépassé jamais 100,000 hommes; elle n'a pas atteint
ce chiffre en 1870. Ce qui a suffi jusqu'ici ne peut plus suffire
pour garder les places de la Meuse en même temps que le camp
retranché d'Anvers et avoir une armée de campagne qui reste le
nerf de la défense. Aussitôt est née une question qui ne laisse pas
d'émouvoir et de partager l'opinion, celle de l'extension du recru-
(1) C'est un bruit accrédité, en effet, que le roi Léopold II n'était pas étranger à
quelques-unes de ces brochures, même pour l'inspiration, à celle de M. Banning,
surtout à la brochure anonyme qui a pour titre : la Belgique actuelle, au point de
vue commercial, colonial et militaire, prograinrae de politique nation,ale.
1 I
^BK I
l'EUROPE et les NEUTBALITÉS. 283
tement à la nation tout entière, du service universel et obligatoire !
Et c'est ainsi que la Belgique, bien que simple état neutre, est
entraînée comme tout le monde dans la voie des armemens, des
dépenses militaires. Elle est entrée dans cette voie, on doit le croire,
avec la préoccupation des dangers que peuvent lui créer les con-
ditions nouvelles de TEiirope, la proximité d'armées puissantes, les
chances de violations toujours possibles de territoire. Encore fau-
drait-il savoir où est le danger le plus réel, d'où il peut venir,
jusqu'à quel point il est inévitable et imminent.
On dit à la vérité qu'il pourrait y avoir ici quelque arrière-pen-
sée, que la Belgique céderait à une pression ou à la fascination du
succès et de la force, que les fortifications de la Meuse, en appa-
rence si plausibles, seraient surtout dirigées contre la France, que
tout ce bruit en un mot ne servirait qu'cà déguiser des connivences
avec l'Allemagne. On dit que le roi Léopold II, qui passe pour avoir
inspiré, dirigé l'agitation militaire en Belgique, serait par ses incli-
nations tout Allemand, qu'il se serait même lié par quelque pacte
mystérieux (1). On réveille le souvenir d'un protocole de 1818, du
congrès d'Aix-la-Chapelle, auquel le roi Léopold I" aurait été obligé
de souscrire secrètement en 1831 et qui laisserait à la Prusse, au
nom de l'Europe, un droit d'occupation sur la Meuse. H y a mieux :
dans une brochure assez récente, un ancien officier du génie belge,
un ancien professeur d'art militaire, M. Girard, adversaire instruit,
quoique passionné, des fortifications nouvelles, signale une particu-
larité imprévue. Il prétend démontrer que cet article secret de 1831,
dont on parle souvent, qui existe en effet, le roi Léopold I",
après l'avoir signé, avait réussi à l'annuler, en démantelant les forte-
resses, et qu'aujourd'hui, par une insigne imprévoyance, on le
fait revivre en relevant la place de Namur. De façon que la Prusse,
qui a plus que toute autre puissance contribué à détruire l'ordre
(1) Cette question d'un traité secret, si souvent agitée un peu à tort et à travers
depuis quelque temps, a été récemment encore l'objet d'une interpellation dans le
parlement de Bruxelles. Le ministre des affaires étrangères, BI. le prince de Chimay,
traitant assez sévèrement les inventeurs de « renseignemens imaginaires » et de
« docuraens fabriqués, » répondait en disant : « Le gouvernement belge connaît les
devoirs que lui impose la neutralité qui lui est garantie, et il les respecte jusqu'au
scrupule. Dire qu'il aurait violé ces devoirs par des traités, qu'il aurait pris des enga-
gemens avec ses voisins, c'est inventer une fable ridicule. La Belgique est libre, abso-
lument libre dans les termes des traités qui ont consacré son indépendance. » Tous les
hommes politiques belges au pouvoir ou hors du pouvoir tiennent le même langage.
On peut dire sans doute que cela ne prouve rien, que, s'il y avait un traité secret, on
ne l'avouerait pas ; on peut dire aussi qu'un traité ne répondi-ait à rien ou serait au
moins inutile, que, si on le voulait, on pourrait le signer en un quart d'heure, au
moment d'une guerre, sans avoir besoin de se lier d'avance pour toutes les éventua-
lités prévues ou imprévues.
284 REVUE DES DEUX MONDES.
territorial et diplomatique de 1815, serait encore investie on ne
sait de quelle délégation posthume d'une Europe qui a cessé d'exis-
ter pour occuper en cas de besoin les postes avancés de la Meuse
contre la France ! Il y a évidemment dans tout cela des méprises,
des confusions, des interprétations hasardeuses du droit public et
des faits, des jugemens légers sur les choses et sur les hommes (1).
C'est surtout méconnaître sans aucun doute le rôle d'un prince et
d'un petit pays placés dans des circonstances où ils n'ont pas pu re-
connaître aisément à tous les instans leurs amis et leurs ennemis.
Que les relations de la Belgique avec la France n'aient pas tou-
jours été depuis soixante ans aussi confiantes, aussi faciles qu'elles
l'ont été sous la monarchie de juillet, et que les deux princes qui
ont régné à Bruxelles aient pu croire parfois nécessaire de s'assurer
d'autres appuis, ce n'est que trop vrai, il faut l'avouer. On pourrait
dire que, dans l'histoire de ces relations, le second empire a été un
épisode qui a laissé de malheureuses traces. Pour l'empire, la Bel-
gique était une gêne par ses libertés et une tentation. Ceux qui
ont connu les commencemens de la seconde ère napoléonienne
n'ont pas oubhé un fait que M. de Falloux signale d'un trait som-
maire dans ses Mémoires; ils peuvent se souvenir qu'un jour, peu
après le 2 décembre, au printemps de 1852, on put croire l'indé-
pendance belge menacée par un décret d'annexion improvisé, et
qu'une résistance heureuse avait seule arrêté au dernier moment
la volonté qui alors décidait de tout. Le roi Léopold I" n'avait
pu l'ignorer, et si pour des années l'incident semblait oublié, le
souverain belge avait assez de sagacité pour comprendre qu'il
n'était qu'ajourné, assez de prudence pour se précautionner, sans
rien laisser paraître dans ses rapports avec celui qu'il appelait le
« puissant voisin. » En réalité, il y a toujours eu deux politiques au
courant de l'empire : il y a eu la politique française traditionnelle,
laissée au ministère des affaires étrangères, celle que M. Thou-
venel avait la liberté de résumer en disant un jour : « La Belgique
s'est formée, et sa neutralité reconnue par l'Europe couvre depuis
lors toute la partie de notre frontière qui se trouvait précisément
(1) M. le major Girard, dans la vivacité de ses préoccupations militaires et diplo-
matiques, va évidemment un peu loin; il veut trop prouver. Il ne se borne pas à sou-
tenir que les nouveaux forts de la Meuse ne serviraient à rien, que, dans tous les cas,
la Prusse garde le droit d'occuper Namur; il s'efforce de démontrer que la place même
d'Anvers est une « illusion », qu'elle ne tiendrait pas quarante-huit heures devant une
attaque sérieuse. C'est expédier bien vite une grosse besogne; les militaires auraient
sans doute à objecter à la démonstration de M. le major Girard. Eu réalité, l'auteur
de cette brochure, qui a fait beaucoup de bruit, veut surtout en venir à prouver que
la Belgique doit chercher ses moyens de défense dans la réforme de ses institutions
militaires et une cganisation nouvelle de son armée.
l'europe et les neutralités. 285
la plus exposée... En un mot, ce que les traités de 1815 présen-
taient de menaçant pour nous dans le nord n'est plus qu'un sou-
venir relégué dans l'histoire. Nous n'avons plus de ce côté aucune
espèce de garantie à réclamer. » Il y avait aussi la politique qui
s'était déclarée dès le début, qui devait reparaître aux derniers
jours comme elle était apparue aux premiers jours de l'empire.
On sait l'histoire de cette secrète et louche négociation dont la
Belgique était l'objet après 1866, de ce traité que l'empire se lais-
sait aller presque naïvement à ébaucher de sa propre main, pour
l'édification de M. de Bismarck, que le chancelier mettait tout
son art à garder, — pour finir par la foudroyante révélation d'un
désastreux marchandage qu'il désavouait au mois de juillet 1870,
quand il n'était plus intéressé à se luire. M. de Bismarck agissait
certainement ce jour-là avec une audacieuse brutalité. Le projet
après tout avait existé! Et si le roi Léopold a senti ce qui l'avait
menacé, si ces souvenirs ont laissé un trouble passager, quelque
incertitude dans les relations des deux pays, il n'y a pas trop
à s'en étonner. Mais l'empire n'a été qu'une déviation temporaire,
une parenthèse malheureuse dans les afiaires de la France.
Aujourd'hui tout est changé, la parenthèse est close : la France
est rentrée tout naturellement dans ses traditions. La tortune a été
dure pour elle, elle l'a du moins ramenée sur ce point à la vérité
des situations, à la sincérité de ses rapports avec la Belgique, à ce
rôle d'une puissance sympathique et désintéressée que définissait
M. Thouvenel. Laissée à elle-même, la France ne peut évidemment
avoir ni arrière-pensées de conquête ni préméditations envahis-
santes à l'égard d'un état libre et neutre qui est réellement une
garantie pour elle, qui fait la sûreté de ses provinces du nord, dont
la constitution, à la place d'un rojaume organisé et armé autrefois
contre sa frontière, a été un succès pour sa politique. Cette neutra-
lité indépendante, en eflet, la France, plus que toute autre puis-
sance, a contribué à lui donner la vie. Elle l'a soutenue et protégée
de ses armes ; elle l'a défendue par sa diplomatie dans les conseils
de l'Europe. Tous ceux qui ont dirigé avec prévoyance les afiaires
françaises ont senti le prix de cette création nouvelle qui avait le
double mérite d'effacer l'injure de 1815 et de remettre la paix sur
un de nos confins. Quel intérêt aurait la France à rouvrir le champ
de bataille des Flandres, à recommencer l'histoire des invasions
contraires? Elle ne songe sûrement à menacer la Belgique, libre
et neutre, ni de ses velléités conquérantes, ni de propagandes dé-
sormais surannées. Elle n'a rien à demander de mieux que ce qui
a existé depuis soixante ans, ce qui existe encore; et si elle a été
conduite à augmenter ou à renouveler ses défenses dans le nord, a
286 REVUE DES DEUX MONDES.
Lille, — sur l'Escaut, à Valenciennes, — sur la Sambre,àMaubeuge,
sur rOise, à Hirson, comme elle s'est armée dans le nord-est, ce
n'est pas certainement pour menacer la Belgique ; c'est tout sim-
plement dans la prévision que le territoire neutre pourrait n'être
pas respecté par d'autres, qu'une armée ennemie pourrait forcer le
passage pour se porter sur une des routes les plus directes d'inva-
sion, la vallée de l'Oise. Les Belges eux-mêmes l'ont si bien senti
qu'un de leurs écrivains a pu dire : « Plus nos voisins du Midi
multiplieront les obstacles sur la frontière franco-belge et moins
nous aurons à redouter une invasion allemande, c'est évi-
dent. ))
Politiquement, moralement, le danger pour la Belgique n'est
donc plus du côté de la France. La vérité est que par la force des
événemens il s'est déplacé : il a passé ailleurs, il est bien plutôt dé-
sormais en Allemagne. Et si le danger est devenu assez sensible,
assez pressant pour émouvoir les Belges, ce n'est pas parce qu'on se
trouverait en face d'un prétendu droit qu'aurait l'Allemagne, c'est-
à-dire la Prusse, de mettre garnison à Namur au premier bruit de
guerre. On ne parle pas sérieusement sans doute d'un droit qui a
été imaginé en 1815, qui se liait à la constitution du royaume des
Pays-Bas, et qui après la dissolution de ce royaume, après toute
sorte de métamorphoses, demeurerait encore aujourd'hui applicable
à une situation toute différente, à un état nouveau, indépendant et
neutre. On aurait quelque peine à faire comprendre par quel mi-
racle de contradiction des puissances, qui reconnaissaient en 1831
la neutralité indépendante de la Belgique, auraient en même temps
signé un protocole secret qui serait la négation, l'abolition virtuelle
de cette neutraUté (1). Il resterait de plus à expliquer comment ce
(1) A force de commentaires et de subtilités, on a fini par obscurcir toutes ces
questions qui touchent aux conditions de l'indépendance belge, à la convention
de 1831 , dite des forteresses, à l'acte interprétatif de cette convention (23 jan-
vier 1832) et au fair.eux article secret dont on ne cesse de parler. La vérité iiraie
de ia situation est tout entière dans un e.\posé sommaire paru au Moniteur belge du
^.^ mai 1832, et disant : « Par le traité de Paris du 20 novembre 1815, les puissances
alliées s'étaient réservé le droit d'élever des forteresses dans quelques pays limi-
lroph'*s de la France et avaient destiné à cet objet une partie des 700 million'! payés
par la France. Le roi des Pays-Bas reçut, pour sa part, 60 millions qui furent employés
à la construction et à la réparation des forteresses j les puissances alliées se regardè-
rent depuis 13*15 comme les propriétaires ou du moins les co-propriétaires des forte-
resses ainsi fck'ées en Belgique; elles étaient périodiquement inspectées par des offi-
ciers étiaogers au rojaume des Pays-Bas au nom des puissances. — Cet état de choses
a cessé. Ce grand résultat n'est pas écrit dans le traité môme, mais dans un acte rédigé
le 23 janvier 1X32 et échangé en môme temps que le traité... On peut dire que ce
jour-ià le sol Mge a été libéré de toutes les servitudes de droit public que les vain-
qieurs de 1815 avaient iinposées... » C'est l'esplication nette et décisive du noa-vet
L'EUaOPE ET LES NEUTRALITES. 287
(li'oit survivant d'occupation que l'Europe se serait réservé à titre
collectif aurait pu passer en héritage à une seule des puissances
sans l'aveu et à l'exclusion des autres. Ce ne serait manilestement
que le droit de la force! Passons, écartons les fictions, les subter-
fuges d'une diplomatie par trop captieuse. Le danger pour la neu-
tralité belge n'est pas dans un protocole dix fois périmé qu'on
pourrait à l'occasion tirer de la poussière des archives, il est dans
la situation tout entière, telle que les événemens l'ont faite pour
rx\llemagiie et pour ses voisins.
Le vrai danger est dans cette prépotence créée par la guerre,
qui presse et cerne un petit pays, qui agit sur tout ce qui l'entoure
par son propre poids, par ses menaces ou ses captations, par ses
ingérences avouées ou clandestines, par un besoin irrésistible
d'extension et de suprématie. Et qu'on le remarque bien, avec la
Belgique c'est toute cette zone occidentale de l'Europe qui reste
exposée à être absorbée dans la sphère germanique. Le Luxem-
bourg, depuis qu'il a été détaché de l'ancienne conië dération, a été
déclaré neutre : c'est son état légal depuis 1867; mais à la mort
du roi Guillaume de Hollande, à qui il appartient encore, il passe
à un prince allemand, au duc de Nassau, et la neutralité du grand-
duché n'est plus qu'un mot. Il y a mieux: la Hollande elle-même
n'est point à l'abri du danger, depuis que, par la disparition du
Hanovre et de la vieille organisation germanique, elle se trouve
directement en contact avec le teutonisme armé et tout-puissant.
La Hollande est pour l'Allemagne nouvelle une tentation par ses
côtes, par ses ressources maritimes et commerciales, par ses opu-
lentes colonies, par les bouches du Rhin, sur lesquelles le germa-
nisme se croit des droits, et les Hollandais émus pour leur sécurité
ont suivi le mouvement universel : ils se sont crus obligés de re-
nouveler leurs défenses de l'Yssel, d'augmenter leurs forces mili-
taires (1). C'est la suite évidente de cette révolution d'équilibre
ordre de choses créé par la révolution belge et par la convention du 14 décembre 1831,
relative à la démolition d'un certain nombre de forteresses. 11 n'y a rien dans celte
convention qui réserve un droit d'occupation dans les forteresses non démolies.
Quant à l'article « secret » dont on parle toujours, il n'est pas tellement secret qu'on
ne sache à peu près ce qu'il contient. Il ne stipule rien qui soit une diminuiiun de
souveraineté pour la Belgique ou une menace pour la France. S'il prévoit le cas où
le roi des Belges aurait à s'entendre avec les cours garantes au sujet des forteresses
conservées, il ajoute que c'est toujours sous la réserve de la neutralité de la lielgique.
— L'Avenir militaire français, dans son numéro du 6 décembre ISù'J, a donné l'ex-
plication la plus claire de tous ces faits.
(1) La prévision d'une « guerre prochaine » où ils pourraient être impliqués sans
le vouloir préoccupe les Hollandais autant que les Belges. Tuut récemment, un ancien
officier d'artillerie de l'armée hollandaise, M. Tindal, a écrit un ouvrage et, fair, des
conférences qui ont exciléle plus vif intérct; il a même, si nous ne nous trompons,
288 REVUE DES DEUX MONDES.
d'où est sortie une prépotence aussi menaçante pour l'intégrité
hollandaise que pour la neutralité belge. Le péril profond, perma-
nent pour la Belgique est dans le voisinage d'un empire guerrier
qui la tient sous la pression de sa puissance militaire et de ses in-
fluences. Il est là et il n'est point ailleurs. Que les chefs ofTiciels
du teutonisme désavouent [dans leurs discours toute pensée d'ab-
sorption à l'égard des petits états, qu'ils exploitent même des sou-
venirs pénibles pour détourner les soupçons sur la France, c'est
possible, c'est leur habileté. Les faits n'existent pas moins. Il n'est
point douteux que depuis assez longtemps l'action allemande serre
ou pénètre la Belgique de tous côtés, sous toutes les formes, par
les chemins de fer dirigés sur la frontière, par les menées de police
pratiquées à l'intérieur du royaume, peut-être aussi par des intel-
ligences secrètes déguisées sous le voile d'ofîres désintéressées.
Or, c'est ici justement que revient la question délicate : que ga-
gnerait le roi Léopold, — puisque c'est le roi qu'on met souvent
en cause, — à se faire le complice de la politique allemande, à se
lier par des engagemens secrets, à relever les fortifications de la
Meuse pour livrer Liège à la première sommation de l'envahisseur
venant d'Aix-la-GhapoUe? 11 risquerait tout simplement de livrer
l'indépendance et la neutralité de son royaume sans prévoyance,
sans profit possible, d'attirer du premier coup la guerre sur son
territoire, d'appeler sur lui le danger qu'il est intéressé à conju-
rer. Ce seraitjouer le tout pour le tout sur une apparence, sur la foi
superstitieuse à celui qu'on croit le plus fort. On nous permettra
de n'attacher aucun prix à des traités secrets qui spéculeraient
d'avance sur un démembrement de la France à la « guerre pro-
chaine, » et promettraient à la Belgique un agrandissement dans
nos provinces du nord. C'est bon à dire dans des polémiques de
fantaisie ; ce n'est même pas bon à abuser les crédulités les plus
naïves. On peut, tant qu'on voudra, trahquer secrètement de Lille
aussi bien que de Nice : il restera toujours à exécuter le marché, à
prendre livraison ! Le plus clair est qu'à se payer de ces illusions,
adressé un mémoii-e aux chambres sur les dangers auxquels pourrait être eAposée la
Hollande. M. Tindal a développé sous toutes les formes cette idée que, dans le cas
d'une guerre, 1 Allemagne, qui n'a qu'un !-eul chemin de fer d'accès sur la Belgique,
serait conduite à se servir des voies ferrées qui passent par la Hollande. H ajoute que,
dès l'ouverture des hostilités, l'Allemagne mettrait le cabinet de La Haye dans l'alter-
native de signer un traité d'alliance ou d'être considéré comme ennemi, qu'elle pro-
céderait infailliblement comme elle a fait en 1866 avec le Hanovre, à qui elle ne lais-
sait qu'un délai de six heures. 11 en concluait que la Hollande devait aviser à sa
défense, si elle ne voulait pas être foulée aux pieds et même être exposée à un bom-
bardement de La Haye, qu'il considérait comme possible. Ces conférences ont vive-
ment ému le monde militaire et politique en Hollande.
l'europe et les neutralités. 289
l'état belge se compromettrait gratuitement dans la plus équivoque
des aventures, avec la chance d'y périr dans tous les cas. Si la France
ressaisissait la victoire qui peut ne pas lui échapper toujours, elle
serait déliée par la guerre de tout engagement avec ses voisins,
et ce que la Belgique pourrait espérer de mieux serait de ne plus
vivre que sous le bon plaisir de la France; si l'Allemagne était
victorieuse, la royauté belge ne serait plus, on le sent bien, qu'une
vassale du vainqueur, un fief du grand empire, un grand-duché de
Hesse! De toute façon ce serait la fin d'une situation, d'une neu-
tralité indépendante respectée jusqu'ici. — On ne peut pas, c'est
bien évident, demander à la Belgique de se montrer irançaise par
ses sympathies ou par ses actions dans cette « guerre prochaine, n
qu'on représente toujours comme près d'éclater ; on a, d'un autre
côté, le droit de lui demander de n'être pas Allemande par ses pré-
férences ou par ses connivences; ce qu'on peut lui conseiller de
plus sage, c'est de rester Belge, et les fortifications nouvelles
sont la traduction d'une pensée qui est très vraisemblablement la
pensée du roi lui-même, plus certainement encore la pensée de la
nation tout entière.
L'augmentation de l'état militaire pour la Belgique n'est et ne
peut être qu'un acte préventil de défense, une démonstration
d'indépendance. Elle a d'ailleurs, ainsi comprise, une valeur qui
pourrait être des plus sérieuses, peut-être décisive. 11 se peut,
sans doute, que l'armée belge, même avec cet accroissement d'ef-
lectils qu'on réclame pour elle et les camps retranchés qu'on lui
prépare, ne pût tenir longtemps devant des armées supérieures
qui Iranchh'aient la Irontière, qu'elle fût obligée de se replier par
degrés jusque sous Anvers. Qui peut dire cependant que, le jour
où l'on verrait la Belgique décidée à se défendre de son mieux,
cette résolution connue, avérée, ne serait pas d'un grand et sé-
rieux efiét? Elle serait un avertissement. Les chels des armées
étrangères sauraient qu'ils seront nécessairement ralentis dans des
opérations où le succès peut dépendre de la promptitude, qu'ils
auront à compter avec une résistance organisée, à iorcer des pas-
sages, à enlever des places, à faire des détachemens, au risque de
diminuer leurs forces actives. Il y a de quoi réfléchir, et ici on re-
vient à un autre côté de la question. Jusqu'à quel point et dans
quelle mesure la France et l'Allemagne elles-mêmes, — puisque
c'est toujours des deux grandes antagonistes qu'il s'agit, — se-
raient-elles intéressées à étendre et à compliquer leurs opérations,
à commencer par la violation de vive torce d'une neutralité recon-
nue par l'Europe, d'un territoire gardé et défendu? Entre les deux
TOME xcviii. — 1890. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
puissances, l'intérêt serait peut-être inégal, les difficultés seraient
les mêmes.
La France, pour sa part, nous le disions, ne peut avoir aucune
arrière-pensée d'invasion à l'égard de la Belgique; elle n'y a aucun
intérêt. Il est certain que la France pourrait être conduite à entrer
sur le territoire belge si elle y était provoquée, si l'Allemagne
était entrée de son côté, — qu'elle pourrait éire contrainte de ré-
pondre à l'invasion par l'invasion ; de son propre mouvement, par
un calcul ou une préméditation de stratégie en vue d'une pro-
chaine guerre, elle ne prendra aucune initiati\ e, parce qu'elle n'y
est point intéressée. C'est un peu trop compter sur la crédulité des
Belges que de les menacer de l'esprit de gloriole des Français, que
de vouloir leur faire croire que les Français tiendraient, dès le dé-
but de la guerre, à s'assurer, par une prompte entrée à Bruxelles,
un premier succès d'ostentation qui aurait un efïet moral. C'est
un calcul tout aussi inexact, quoique moins puéril, de supposer
que les Français, hésitant à aborder le formidable front des dé-
fenses allemandes dans la « marche » d'Alsace-Lorraine, iraient de
préférence se jeter dans la vallée de la Meuse, la grande route des
invasions sur l'Allemagne du nord. C'est un peu de la stratégie de
fantaisie. On ne voit pas bien à quoi il servirait, même pour l'efi'et
moral, d'entrer à Bruxelles, tandis que les Allemands entreraient
déjà peut-être à Nancy; on voit encore moins quel avantage il y
aurait à s'enfoncer dans la vallée de la Meuse, lorsqu'on ne serait
pas même encore assuré d'avoh' sauvé la frontière si laborieuse-
ment élevée pour couvrir le cœur de la France, entre Épinal et
Verdun.
C'était bon autrefois. M. Thiers parlait évidemment du passé,
dont les guerres de la révolution n'étaient que le prolongement,
lorsqu'il disait, en 1871 : « La vallée de la Meuse, l'histoire le dé-
montre, est la vèriiable voie d'invasion ouverte à la France contre
l'Allemagne du nord. » Les géographes miUtaires parlaient d'un
tout autre état de l'Europe quand ils disaient que la contrée entre
l'Escaut et la Sambre est le vrai point d'attaque pour les armées
françaises, que « la possession de cette contrée livre le cours
moyen de la Meuse et permet de tourner les formidables défenses
de l'Allemagne occidentale. » Aujourd'hui, que gagnerait-on à ten-
ter l'aventure dans des conditions politiques et militaires si com-
plètement ditïérentes? En supposant tous les succès, en admettant
même l'armée belge hors de combat et rejetée impuissante dans
Anvers, on irait tomber sur le Rhin inférieur, qui serait moins
facile encore à passer entre Wesel et Cologne qu'au-dessous ou au-
dessus de Mayence. On n'aurait rien toiu-né. On trouverait au bout
l'eUROPE et les INEUTRALITÉS. 291
rAllemagne unifiée, formidablement armée au nord aussi bien qu'à
l'est. On se serait engagé sur mie ligne démesurée, et pendant ce
temps les Allemands ne resteraient pas au repos. Les Allemands
n'eu sont pas à connaître le terrain, à étudier minutieusement cet
échiquier, et, dès 1868, M. de Moltke écrivait en vue de la guerre
qu'on préparait, qui allait éclater deux ans plus tard : « Si, passant
outre à la neutralité, la France pénètre en Belgique, son armée
s'affaiblira considérablement par les détachemens laissés à Bruxelles
et devant Anvers. De la Moselle on peut, plus facilement encore
que de Cologne, s'opposer à la continuation de son mouvement au-
delà de la Meuse, car nous forçons l'adversaire à faire front vers le
sud et à recevoir une bataille décisive, alors que toutes ses com-
munications seront menacées. La distance étant plus grande de
Bruxelles à Cologne que de cette dernière ville à Mayence, Kaisers-
lautern ou Trêves, dans ce cas aussi nous apparaîtrons encore en
temps utile en avant de notre Rhin inférieur. »
De sorte que la France, si elle n'est déterminée par une pro-
vocation, par une nécessité de défense immédiate, n'a réellement
aucune raison de se jeter dans une campagne à travers la Bel-
gique, qui pourrait être pour elle un grand piège, dans une diver-
sion dont les inconvéniens dépasseraient les avantages. Elle n'a, —
sans parler du respect du droit, — aucun intérêt à violer la neu-
tralité belge, qui est, au contraire, la garantie d'une partie de sa
frontière. On pourrait dire plutôt que ce qui menace la Belgique
menace la France, — et, en revanche, que ce qui menace la
France menace aussi la Belgique, même d'autres indépendances.
Entre la France et l'Allemagne, la situation n'est pas la même ;
il y a cette diflerence que si, pom* une invasion allemande comme
pour une invasion française, il y a toujours des difficultés assez
sérieuses, qu'une résistance décidée de la Belgique accroîtrait né-
cessairement, il y a aussi, du côté des Allemands, des tentations,
des entraînemens et, pour tout dire, un intérêt qu'on ne peut mé-
connaître. On a parlé beaucoup des préparatifs que les Allemands
auraient faits, des chemins de fer qu'ils auraient constiuits ou dé-
veloppés pour pouvoir jeter rapidement des masses considé ables
sur cette partie de la frontière et être en mesure de décider la
Belgique» de force ou de gré, à leur livrer passage. Laissons de
côté les exagérations ou les puérilités. L'intérêt éventuel pour l'Al-
lemagne, au premier bruit de guerre, pourrait être de courir, à
travers la Belgique, sur les sources de l'Oise. A Aix-la-Chapelle,
qui est un de ses points de concentration, elle n'est qu'à trente
kilomètres de Liège. De Liège, en remontant la Meuse, elle est
rapidement sur la Sambre; elle touche à Chimay, c'est-à-dire à la
292 REVUE DES DEUX MONDES.
« trouée » de l'Oise. C'est un de nos points vulnérables, c'est le
défaut ou, si l'on veut, un des défauts de la cuirasse française.
Pour la France, l'invasion de la Belgique par la Meuse ne condui-
rait la France qu'au Rhin inférieur, c'est-à-dire à rien ou à un
guêpier. La violation de la neutralité belge porterait, au contraire,
l'Allemagne à l'entrée de la vallée de l'Oise, qui n'est gardée jus-
qu'ici que par le fort d'Hirson, à la tête d'une des grandes routes
d'invasion sur Paris, à huit ou dix marches de la Seine. Il est cer-
tain qu'il y a ici un but précis, un chemin tout tracé, un intérêt
saisissable devant lequel la neutrahté belge compterait vraisembla-
blement fort peu, si les Allemands étaient décidés à tenter
l'aventure.
Ce ne serait pourtant pas encore très simple, ni même d'une
réalisation facile, de quelque puissance qu'on dispose. D'abord, les
Allemands n'ont pas assez du chemin de fer d'Aix-la-Chapelle, le
seul de leurs chemins qui entre directement en Belgique, pour tous
leurs transports, pour la concentration rapide des forces néces-
saires à une grande et délicate opération. Ils sont donc, du pre-
mier coup, obligés d'ajouter à la violation de la neutralité belge lu
violation de l'indépendance hollandaise, en s'emparant d'autorité
des voies ferrées qui communiquent du Rhin à la Belgique par le
territoire néerlandais, pour suffire à de vastes mouvemens de
troupes. C'est déjà une complication des plus sérieuses, la saisis-
sante démonstration d'une prépotence absolue mettant des nations
voisines, indépendantes ou neutres, dans l'alternative de se sou-
mettre ou d'être traitées en ennemies. Et si la Hollande refuse de
se soumettre, comme elle y paraît disposée; si, en cédant à la
force, elle se replie dans ses lignes, prête à défendre son indépen-
dance, l'Allemagne serait, dès le début, réduite à laisser des corps
d'une certaine importance pour contenir une petite et vaillante
armée, pour occuper un terrain toujours disputé. La résistance
que la Belgique opposerait à son tour, — qu'elle ne pourrait se
dispenser d'opposer, sous peine de livrer son indépendance, —
fùt-elle condamnée à être définitivement impuissante pour la dé-
fense de Liège et du cours de la Meuse, elle durerait encore assez
pour embarrasser l'envahisseur, pour laisser à l'armée belge la
hberté de reprendre des positions nouvelles en couvrant Anvers,
en restant sous les armes. Les Allemands auraient à enlever des
places, à laisser encore ici des détachemens devant l'armée belge
qui ne serait pas soumise. Ils seraient nécessairement ralentis dans
leur marche, ils perdraient des jours, c'est-à-dire l'avantage dé-
cisif de la rapidité, — et pendant ce temps, on peut supposer que
la France se serait hâtée de concentrer des forces suffisantes dans
l'europe et les neutralités. 293
cette zone du nord, sur la ligne de Lille-Valenciennes-Maubeuge,
non loin de Givet et de l'Oise. Si l'Allemagne avait pu former une
armée de la Meuse sans toucher à son armée principale sur la
frontière d'Alsace-Lorraine, la France trouvei'ait à son tour, sans
doute, dans ses masses militaires de quoi contenir l'invasion ou
peut-être même s'avancer en Belgique pour menacer l'armée alle-
mande en marche. Ce serait la contre-partie de l'opération que
prévoyait M. de Moltke dans le cas d'une invasion de la Belgique
par la France. De façon que l'intérêt qu'aurait l'Allemagne à gagner
rapidement la « trouée » de l'Oise serait contrebalancé par les dii-
ficultés de toute sorte qu'elle rencontrerait.
Que résulte-t-il de tout ceci? 11 y a deux ou trois faits sensibles.
11 n'est point douteux que la neutralité belge peut toujours être
exposée dans le tourbillon de fer et de feu dont elle se sent enve-
loppée. Elle n'est sûrement pas menacée par la France; elle pour-
rait l'être par l'Allemagne, si l'Allemagne cédait à ses instincts de
domination plus qu'à la raison. La Belgique veut se défendre elle-
même : on peut croire qu'elle n'y manquera pas, que tout ce qu'elle
fait n'a point d'autre objet. Une de ses plus sérieuses garanties,
au demeurant, est dans les difficultés que se créeraient les enva-
hisseurs, et c'était, sans aucun doute, la pensée d'un des mili-
taires les plus distingués de la Suisse, du colonel Ferdinand Le-
comte, qui a dit, avec une impartialité peut-être un peu optimiste :
(c La Belgique est protégée par l'intérêt bien entendu des généraux
et des hommes d'Etat allemands aussi bien que des généraux et des
hommes d'État Irançais, et par le bon sens qu'on est en droit de
leur supposer d'après leurs antécédens. » On verra bien à la « pro-
chaine guerre, » pour parler le langage du major belge Girard, ce
que vaudra le bon sens dans les conseils des instigateurs de
conflits.
II.
On verra, à l'extrémité occidentale de la frontière, ce qui en
sera de la neutralité de la Belgique, comme on verra à l'extrémité
opposée, à l'est, ce qui en sert de la neutralité helvétique. Ici, à
la vérité, c'est une autre question, ou du moins si les principaux
élemens sont les mêmes, si les adversaires que la fatahté des con-
flits peut mettre en présence sont les mêmes, les conditions topo-
graphiques, politiques et militaires sont sensiblement dilTérenies.
Par son histoire et ses traditions, par ses mœurs, par sa position
centrale et bastionnée, par son organisation féderalisee et néces-
294 REVUE DES DEUX MONDES.
sairement défensive, la Suisse semble faite pour être une neutra-
lité, et celte neutralité alpestre, placée entre quatre ou cinq États,
semble gardée par la nature, par le courage d'un peuple éner-
gique en même temps que par le droit diplomatique. Cela ne veut
pas dire que la Suisse ait été toujours à l'abri des violations de
territoire et qu'elle ne puisse être encore exposée à subir le contre-
coup des grandes guerres. On connaît l'exemple le plus décisif.
Lorsque la coalition de 1813, se resserrant par degrés sur la
France, arrivait d'un côté sur la Meuse, de l'autre au pont de
Bâle, le chef des armées autrichiennes, le prince de Schwarzen-
berg, n'hésitait pas à inonder la Suisse de ses soldats pour prendre
la France à revers, par le Jura et par le Rhône, tandis qu'un
autre corps devait s'avancer par le Simplon. Chose curieuse !
l'empereur Alexandre l", qui s'était d'abord engagé, par une
sorte de chevalerie, à faire respecter l'indépendance suisse, avait
commencé par se révolter contre la résolution du généralissime
autrichien, et quand on lui disait que tout était fini, qu'on était
entré en Suisse, il se bornait à gémir et il se résignait en disant :
(( Ce qui est fait est fait. Au point de vue militaire, l'opération est
bonne... Marchons droit au but et ne parlons plus de cela(l)! » Tous
les chemins étaient bons pour marcher sur la France. A rester dans
le vrai, cependant, on pourrait dire que la Suisse, organisée comme
elle l'était, depuis 180^^, par la souveraine médiation de l'empe-
reur, protégée et plus ou moins dominée par la France, n'était
qu'une neutralité fictive ou vassale; œuvre d'un tout-puissant
génie, elle faisait pour ainsi dire partie du système napoléonien et,
dès lors, ces violations de territoire pouvaient, jusqu'à un certain
point, se couvrir d'un prétexte spécieux. Par le fait, la ^Taie neu-
tralité, la neutralité moderne de la Suisse date de 1815, des traités
qui l'ont reconnue et définie, qui l'ont en quelque sorte incrustée
dans le droit pulilic, en lui donnant la sanction collective de toutes
les puissances de l'Europe. L'État helvétique sortait du congrès de
Vienne agrandi de territoire, — il passait de dix-neuf à vingt-deux
cantons, par l'annexion du Valais, de Genève, — fortifié, confirmé
dans ses privilèges d'inviolabilité traditionnelle, fixé dans ses con-
ditions nationales et extérieures. C'est la Suisse, telle qu'elle a
(1) M. de Metternich, au tome l" de ses Mémoires, raconte d'un ton dégagé cet épisode
de l'entiée des alliés eo Suisse et ses conversations avec l'empereur Alexandre l". Le
souverain russe et le chancelier autrichien avaient beau être des allies, ils nt- s'enten-
daient guère. L'empereur Alexandre était évidemment sincère dans les promesses
qu'il avait faites à La Harpe, à Jomini et à ses amis du pays de Vaud ; M. de Metter-
nich se m que un peu, sans rire, de ses engagemens chevaleresques. Dans tout cela,
l'empereur François-Joseph laisse son chancelier jouer avec Alexandre : c'est un peu
la comédie dans le drame.
l'europe et les neutralités. 295
existé depuis, reconnue comme fédération de cantons souverains,
libre dans sa vie intérieure, diplomatiquement indépendante et, en
définitive, jusqu'ici respectée.
Tel a été pourtant cet état nouveau qu'il a toujours eu un point
vulnérable, une fissure par où ont pu pénétrer les influences étran-
gères, et même les excès de prépotence. L'Europe s'était liée en-
vers la Suisse par une garantie collective de « neutralité perpé-
tuelle. » La Suisse, à son tour, s'était liée envers l'Europe }>ar un
« pacte fédéral » accepté dès l'origine, représenté comme une
condition de la neutralité; elle s'était engagée, on l'a toujours
interprété ainsi, à re>ter un État paisible et neutre, à ne devenir
jamais un foyer d'agitations et de propagandes, un danger pour
ses voisins, soit par ses révolutions intérieures, soit par l'abus du
droit le plus précieux de son indépendance séculaire, le droit d'asile.
C'est de là que sont venus, depuis trois quarts de siècle, les ma-
lentendus et les complications, lorsque la Suisse a voulu réformer
ses institutions intérieures ou a paru quelquefois être un camp de
révolutionnaires de tous les pays, de réfugies compromettans. C'est
ce qui a provoqué périodiquement, en 1831, en 1836, surtout
en iShl, des querelJes assez vives entre la Suisse libre et les puis-
sances conservatrices qui la menaçaient de leurs interventions, qui
ne cessaient de lui rappeler qu'à éluder les obligations de la neu-
tralité, elle risquait den perdre les dioiis et les avantages. C'est le
prétexte dont s'est armée récemment encore l'Allemagne, à l'occa-
sion de ce qu'on a appelé l'incident Wolgemuih. Le lait est que
l'Allemagne a profité de la plus vulgaire des aventures, de l'expul-
sion d'un de ses agens secrets, pour faire le procès de la Suisse,
de ses autorités, de sa police, de ses prétendues tolérances pour
les socialistes ennemis de l'empire, du droit d'asile lui-même, —
et pour finir par déclarer a caduques » les lois de neutralité.
La diplomatie allemande n'a dit, sans doute, en cela rien de
nouveau; elle n'a fait que reprendre le vieux thème des cabinets
d'un autre temps. Seulement, quand les puissances conservatrices
menaçaient autrefois la Suisse, c'était assez platonique : on se bor-
nait à des interventions morales, sans méconnaître Tautorite du
droit européen et des traités, — sans mettre en doute le principe
de l'inviolabilité helvétique. Les rivalités des grands États, les divi-
sions d'intérêts et de politiques, faisaient la sûreté de la Suisse.
Aujourd'hui, quand le tout-puissant chancelier de Berlin dénonce
pour ainsi dire les lois de neutraUté et semble se délier d'avance,
c'est un acte d'une bien autre portée, bien autrement menaçant,
parce que les conditions ne sont plus les mêmes. Des traités qui
ont reconstitué autrefois l'Europe, il ne reste presque plus rien. De
296 REVUE DES DEOX MONDES.
nouveaux États se sont formés. Le vieil équilibre a perdu ses ga-
ranties. L'Allemagne unifiée, qui touche au pont de Bàle, pèse sur
la Suisse du poids de sa propre puissance et du poids de ses
alliances, — de l'Italie nouvelle, qui, de son côté, touche aux pas-
sages des Alpes. De sorte que la Suisse se trouve enserrée, par ses
frontières du nord et de l'est, entre l'Allemagne, l'Autriche, l'Ita-
lie, trois puissances liées par de secrètes obligations miUtaires,
campées autourdu territoire helvétique, — pacifiques pour l'instant,
si l'on veut, mais sûrement décidées d'avance à ne pas s'arrêter
devant une neutralité gênante, le jour où elles se croiraient inté-
ressées à aborder la France par cette irontière. Par un jeu singu-
lier des choses, après trois quarts de siècle, elle se retrouve au
point où elle était le l^"" janvier 181A, au moment de l'entrée des
Autrichiens, avec cette différence, toutefois, que la France, pour sa
part, ne donne aucun prétexte, — que la Suisse a grandi, s'est for-
tifiée dans l'intervalle, et que ni le pont de Bàle, ni les passages
des Alpes ne resteraient sans défense.
Ce qui fait la gravité de cette situation nouvelle, c'est que le droit
ne compte plus. L'intérêt du moment, la force, l'imprévu, seuls sem-
blent appelés à décider des événemens. La question est de savoir
ce qui sortira de cette situation, ce que seront les événemens, dans
quelle mesure la Suisse pourrait y être entraînée et y jouer un
rôle. Il y a un premier point sur lequel on ne peut se méprendre.
Si depuis 1815 tout a changé dans les rapports des états, dans les
conditions générales de l'équilibre en Europe, tout a changé aussi
dans la répubhque des Alpes. Lorsque les armées de la coalition se
présentaient à la frontière du Haut-Rhin à la fin de iSio, une partie
du pays, toute pénétrée encore de l'esprit d'ancien régime, enne-
mie de l'ordre nouveau créé par la révolution et par la médiation
napoléonienne, gagnée d'avance à la cause de l'Europe en armes,
se tournait déjà vers les alliés. La Suisse d'ailleurs, l'eût-elle voulu,
n'avait pas de forces suffisantes pour jouer avec quelque efficacité
son rôle d'état neutre. On avait pu à grand'peine au dernier mo-
ment réunir une douzaine de mille hommes pour faire figure sur
la frontière de Bàle à Schafïhouse, et à la première sommation,
l'officier chargé de commander ces forces se hâtait de se retirer, —
sans tirer un coup de fusil, en disant à ses soldats : « Vous n'avez
pas été appelés aux armes pour attirer sur notre pays les charges
et les malheurs de la guerre ni pour forcer par une résistance stu-
pide et inutile les puissances à nous traiter en ennemis (1). » Poli-
tiquement la Suisse était aux aUiés, militairement elle était sans
(1) Voir la Revue miliiaire suisse, mai-juin 1889.
L'tUROPE ET LES NEUTRALITES. 297
défense. C'est en cela justement que tout a changé depuis la capi-
tulation de Bâle le 2 décembre 1813 !
La vieille Suisse est devenue par degrés, par une série d'évolu-
tions et de transformations intérieures, une Suisse nouvelle, plus
concentrée, fortifiée par plus d'un demi-siècle de vie libre et neutre.
Chose singulière ! Cette république des Alpes se compose par le
fait de nationalités diverses; elle a une partie italienne par le Tes-
sin, une partie française par la Suisse romande, et une partie alle-
mande, et tout cela fondu, uni par un lien volontaire, forme une
nation qui n'est ni allemande, ni française, ni italienne, une nation
originale, solide, alliant à la vieille fierté helvétique un sentiment
tout moderne de son indépendance et de son inviolabilité. On l'a
vu récemment, lorsque l'Allemagne a voulu peser d'une main trop
lourde sur cette indépendance, le conseil fédéral a maintenu sans
jactance, sans faiblesse, tranquillement, ses droits, et il avait, on
le sentait, le pays tout entier pour complice. La Suisse ne serait
plus désormais paralysée par les divisions intérieures et elle a sû-
rement la ^^olonté de se défendre. Elle a de plus aujourd'hui des
forces militaires assez sérieuses, une armée suffisamment organisée
pour sa destination défensive, une armée naturellement appropriée
à un pays de démocratie, à ses mœurs, à ses traditions, à ses con-
ditions? géographiques.
C'est, si l'on veut, moins une armée qu'une grande milice em-
brassant la nation tout entière, formée d'un premier ban ou «élite, »
et d'une landwehr. Telle qu'elle est cependant, milice ou armée,
elle comptait, d'après les derniers recensemens, un pou plus de
j 00,000 hommes pour « Télite, » et un nombre à peu près égal
pour la landw^ehr. Avec le dernier ban, le landsturm, le chiffre
s'élèverait même sensiblement sans représenter à la vérité une
force de plus. Le nerf est dans « l'élite » et la landwehr. Cette
masse de plus de 200,000 hommes, qui n'est elle-même appelée
que partiellement et pour peu de temps, peut sans doute avoir les
inconvéniens des milices; elle n'a pas l'expérience et la cohésion
que donne le service permanent. On s'est efforcé d'y suppléer par
les institutions qui sont comme les ressorts nécessaires des armées,
par la fixité de l'organisation supérieure. La Suisse a un état-ma-
jor fédéral concentrant toutes les affaires militaires, des divisions
constituées d'avance, des règlemens préparés et appliqués par des
chefs d'élite, un corps d'officiers zélés et dévoués à leur métier,
une artillerie instruite de près de cinquante batteries, de 300 bou-
ches à feu, tous les services qui ne s'improvisent pas. Elle a pour
ainsi dire les cadres où entrerait au premier appel toute une popu-
lation naturellement trempée pour la guerre, préparée par un sys-
298
REVUE DES DEUX MONDES.
tème d'éducation militaire graduée et d'exercices périodiques, ani-
mée du plus énergique sentiment d'indépendance (1). Les chefs de
la défense suisse pourraient sans aucun doute répéter aujourd'hui
ce que le vieux général Dufour écrivait il y a vingt ans déjà, au
moment do la crise de 1870, à l'empereur Napoléon III: « Nous
possédons une armée de plus de cent mille hommes bien équipés,
bien armés et soutenus par une landwehr qui a aussi à peu près
cent mille hommes. Nos canons sont tout prêts à entrer en ligne...
Outre nos écoles, nos sociétés militaires, tous nos moyens de dé-
fense, nous pouvons compter sur la résolution bien arrêtée dans
le cœur de chaque citoyen de défendre notre neutralité et notre
indépendance, de quelque côté que l'orage puisse tondre sur nous... »
C'est un premier élément avec lequel il faut compter. La Suisse ne
serait pas prise au dépourvu par des événemens dont elle n'est pas
maîtresse, mais devant lesquels elle a la volonté et les moyens de
se conduire en nation libre.
Cela dit : raisonnons pour la Suisse comme pour la Belgique. De
quel côté et à quel propos peut- il y avoir un danger pour cette
indépendance helvétique si bien et si heureusement disposée à se
défendre elle-même? Entre les quatre puissances limitrophes, tou-
chant à la Suisse par le Jura et la Savoie, par le Rhin et le lac de
Constance, par le Vorarlberg, par les Alpes, ce n'est sûrement pas
la France d'abord qui peut songer à se jeter violemment en pays
neutre. C'est bon à dire ou à faire dire dans quelques gazettes alle-
mandes. Depuis trois quarts de siècle, à la rigueur on a connu des
(1) L'idée d'une organisation nationale et de l'unification des forces militaires de la
Suisse date réellement du lendemain de 1815. Un homme qui a eu autrefois un rôle
important dans les affaires helvétiques, qui avait représenté la confédération au con-
grès de Vienne, M. Pictet de Rochemont, exposait, dès 1820, avec une fierté patrio-
tique, dans un ouvrage sur la Neutralité de la Suisse, tout ce qui avait été fait en
si peu de temps dans l'ordre militaire. Ce n'était pourtant alors qu'un commencement.
Si on veut mesurer les progrès d'unification nationale et de l'armée fédérale, on peut
consulter un travail publié tout récemment, sous la forme de lettres, par M. Charles
Malo, sur l'Armée suisse aux grandes manœuvres de 18S9. Ces manœuvres, très com-
plètes, très instructives et justement remarquées, ont eu lieu sous la direction du
colonel Ferdinand Lecomte, connu pour ses histoires militaires et pour ses talr-ns d'offi-
cier. On sait qu'en Suisse il n'y a pas de généraux. Il n'y a que des colonels division-
naires. Le titre de général est tout temporaire et ne se donne qu'au moment d'une
grande mobilisation de guerre. Il n'y a eu, depuis longtemps, que deux hommes qui
aient porté ce titre : le général Dufour, et, plus récemment, le général Herzog, qui
commandait en chef en 1870 au moment oii la malheureuse armée de l'Est franchis-
sait la frontière et qui est encore directeur de l'artillerie. Si la Suisse n'a pas une
armée active permanente, elle n'a pas moins une organisation supérieure permanente
sous le nom de « département militaire fédéral. » C'est, à proprement parler, un état-
major général qui, par sa forte direction, par ses services, par son entente des aflfaires
militaires, compte parmi les premiers états-majors généraux de l'Europe.
l'europe et les neutralités. 299
instans où un des nombreux gouvernemens français a pu être
soupçonné d'avoir des desseins inquiétans sur la Belgique ; à aucun
moment que nous sachions, on n'a supposé que notre nation vou-
lût rentrer dans le département du Léman, et aujourd'hui moins
que jamais assurément la France pourrait avoir l'arrière-pensée de
faire \dolence à la Suisse, ne fût-ce que pour traverser son terri-
toire. Ce serait de sa part transformer du premier coup un peuple
ami en ennemi ou en alHé de l'ennemi, et détruire de sa propre
main une neutralité qui est son bouclier. Pourquoi la France épui-
serait-elle une partie de ses forces pour s'ouvrir, à travers mille
difficultés, un chemin qui l'éloignerait de ses vrais champs de ba-
taille et ne la conduirait à rien? Il y a eu des temps où l'on a pu
jusqu'à un certain point comprendre cette tentation de passer par
la Suisse pour gagner le Danube, pour se jeter entre les armées
autrichiennes de Souabe et d'Italie. Une marche sur Vienne était
un objectif de guerre, parce que Vienne était alors le centre de
l'empire et de la puissance, parce que là on pouvait se promettre
fie trancher le nœud des grands conflits. C'est la clé de quelques-
unes des campagnes de la révolution! A l'heure où nous sommes.
Vienne n'est plus que la capitale de l' Autriche-Hongrie ; c'est
Berhn qui est le centre de la puissance impériale, de la prépon-
dérance, et ce n'est pas par la Suisse qu'on va à Berlin. On ne
ferait, par ce détour, que s'agiter sans profit, mais non sans péril,
provoquer les hostilités helvétiques, s'exposer à avoir des commu-
nications toujours menacées, peut-être coupées, rejeter enfin,
même en cas de succès, les armées allemandes sur le centre de
leurs forces et de leurs ressources, le sud sur le nord. On ne déci-
derait rien, et pour une campagne excentrique on aurait sacrifié ce
qui est l'intérêt permanent, la tradition de la politique française, —
la neutralité et l'amitié de la Suisse !
La vérité est qu'entre les deux pays il n'y a que des raisons de
confiante intimité, que la France n'a aucun intérêt à menacer ou à
blesser la Suisse, qu'elle a au contraire le plus sérieux intérêt à se
sentir couverte par ce qu'un ministre d'autrefois appelait un « rem-
part de rochers, de glaces et de braves gens.» Elle est singulièrement
intéressée à avoir au-devant d'elle sur sa frontière, une Suisse forte,
armée, solidement retranchée dans ses montagnes. L'amitié avec
ces gardiens des Alpes est une de nos plus vieilles traditions. Tous
nos gouvernemens, quand ils ont été prévoyans, ont eu pour règle
d'éloigner les interventions du territoire helvétique, de respecter
et de faire respecter une neutralité dont ils sentaient le prix. Il y a
longtemps déjà, dans un des plus sérieux débats parlementaires,
M. Thiers disait avec sa vivacité lumineuse : « Connaissez-vous
300
REVUE DES DEUX MONDES.
toute l'importance de la frontière suisse?.. Savez-vous bien que,
quand nous avons la guerre avec le continent, notre frontière qui
commence à Nice et àAntibes, qui passe près de Grenoble, près de
Genève, qui rejoint après Genève le Jura, en suit les crêtes jusqu'à
Bàle, de Bàle suit le Rhin jusqu'à Mayence,.. savez-vous bien que
notre frontière a une étendue de trois cents lieues? Quand nous
sommes obligés de répartir nos forces sur cette ligne de trois cents
lieues, nous sommes faibles partout. Si, au contraire, au milieu de
cette ligne, il y a une portion interceptée par une neutralité puis-
sante, celle de la Suisse, nos forces, cessant d'être disséminées,
recou\Tent toute leur puissance... » C'est ie mot toujours vrai de
la politique française. Il se peut que, dans la pensée des réorgani-
sateurs de l'Europe au congrès de Vienne, la Suisse nouvelle fût
créée et reconstituée contre la France. La force des choses a réta-
bli la vérité des situations, en faisant de cette neutralité indépen-
dante à laquelle la Suisse est si justement attachée la garantie la
plus réelle et la plus utile de la France elle-même.
A la rigueur, il y a entre les deux pays, il est vrai, un point
obscur et peut-être délicat, qui tient à une question demeurée in-
certaine, à une confusion de droits ou de juridictions sur la fron-
tière de la Suisse et de la Savoie. C'est un fragment de l'œuvre de
1815 subsistant dans ce coin de terre. On sait ce qui en est. Les
auteurs des traités de 1815, en créant ou en consacrant la neu-
tralité helvétique, ont cru devoir la compléter par la neutralisation
d'une zone qui s'étend au sud du lac Léman, qui comprend une
partie du Chablais et du Faucigny limitée par une Hgne allant
d'Ugine par le lac du Bourget à Saint-Genis sur le Rhône. La com-
binaison était singulière. Le roi de Sardaigne rentrait en souverain
dans ses anciennes provinces : la Suisse de son côté, à défaut de
l'annexion du Chablais et du Faucigny qu'elle aurait désirée, obte-
nait une sûreté plus fictive que réelle par la neutralisation d'une
partie de ces provinces qu'elle avait le droit, sinon l'obligation
d'occuper militairement en temps de guerre. C'est la légalité diplo-
matique qui a duré près d'un demi-siècle sans bruit, sans difficul-
tés sérieuses entre la confédération et le gouvernement de Turin.
Du jour où, par une suite inévitable de la guerre d'Italie, le Pié-
mont a cédé la Savoie à la France, la Suisse s'est émue de ce nou-
veau voisinage, d'une modification territoriale qui à tout prendre
cependant ne changeait rien, puisque la cession n'avait été con-
sentie et acceptée que dans les conditions fixées par les traités de
1815. La Suisse a craint évidemment quelque danger pour sa sû-
reté, pour ses droits, dans les pays neutrahsés. Elle s'est adressée
à l'Europe, qui s'est retranchée dans la réserve ; elle s'est adressée
l'europe et les neutralités. 301
aussi à la France, qui n'a jamais refusé de négocier avec elle de
nouveaux arrangemens. Le fait est que, la première émotion apai-
sée, les choses en sont restées là, que la Suisse a traversé des crises
sérieuses comme celle de 1870 sans avoir à souffrir dans son indé-
pendance, sans se croire obligée d'exercer son droit d'occupation
militaire dans les territoires neutralisés.
On ne peut se dissimuler néanmoins que la question reste en-
tière, — d'autant plus délicate qu'elle peut se réveiller à tout
instant comme elle s'est réveillée il n'y a pas longtemps encore à
propos de quelques travaux entrepris par la France sur le Mont-
Vuache pour mettre à l'abri le fort de l'Écluse, — qu'elle peut
être aussi perfidement exploitée par des passions étrangères pour
exciter la Suisse contre la France (1). Plusieurs fois déjà, entre Berne
et Paris, il y a eu des négociations manifestement engagées avec
les intentions les plus conciliantes; elles n'ont pas réussi, ou du
moins jusqu'à présent elles n'ont réussi qu'en partie : les dernières
sont de 1888 (2). La difficulté peut être épineuse, elle n'est point
sans doute insoluble, à ne voir que les intérêts essentiels des deux
pays. Que la Suisse, dans le sentiment de son indépendance et
d'une impartiale neutralité, tienne à ne pas laisser aiïaiblir ses
droits, même là où elle est le moins menacée; qu'elle veuille pou-
voir faire face de toutes parts sur la frontière de Savoie comme
sur ses autres frontières, rien certes de plus simple, et la France
pour sa part, dans les négociations qui ont été suivies jusqu'ici,
lui a bien prouvé par des actes précis, par des déclarations renou-
velées, qu'elle n'entendait pas se dérober à ses obligations. Il n'est
pas douteux, d'un autre côté, que la France est intéressée à n'être
pas prise au dépourvu sur un des points les plus vulnérables de
ses frontières, qu'elle a le droit de se préoccuper d'une situation
où une puissance nouvelle qui tient les revers orientaux des Alpes,
qui est liée à une autre puissance nouvelle maîtresse du nord,
peut porter en vingt-quatre heures ses avant-gardes d'Aoste aux
défilés du Valais, dans la vallée supérieure du Rhône. C'est là le
nœud de la difficulté. La solution qui pourrait concilier ou sauve-
garder tout serait peut-être que la Suisse réalisât son projet d'éle-
(1) On peut consulter à ce sujet une brochure, — le Bon Droit de la Suisse sur les
provinces du nord de la Savoie, — qui a paru à Leipzig en 1886, et qui a été publiée
évidemment avec intention. Cette brochure, sous prétexte de défendre le « bon droit »
de la Suisse, qui n'est point attaqué, ne tendrait à rien moins qu'à placer la confédé-
ration dans l'alternative de perdre les avantages de la neutralité ou de se servir de
ses droits en Savoie pour prendre une position qui serait un acte d'hostilité contre la
France.
(2) Voir les Souvenirs politiques dndocteur Kern, qui a. longtemps représenté, comme
on sait, la Suisse en France avant et après la guerre de 1870.
302 RE"VTJE DES DEUX MONDES.
ver une fortification permanente vers Martigny ou Saint-Maurice,
dans le bas Valais, — là justement où passait le premier consul en
1800. Ce serait de la part de la Suisse un acte de pleine souverai-
neté, d'indépendance, protégeant sa neutralité,-^ aussi bien contre
la France d'ailleurs que contre l'Italie, — fait pour donner à réfléchir
à tous les envahisseurs. Le pavillon fédéral hissé sur les bastions
de Saint-Maurice serait un engagement moral et matériel qui cou-
perait court à toutes les incertitudes du premier moment et dé-
concerterait toutes les tentatives de surprise.
Ce serait l'intérêt de la Suisse, ce serait aussi l'intérêt de la
France, qui ne peut avoir dans cette affaire ni arrière-pensée, ni
préméditation suspecte. Il n'y a qu'une circonstance où la France
pourrait être brusquement déterminée à passer la frontière pour
se porter sans plus attendre aux défilés du Valais et du Ghablais ou
ailleurs, selon les événemens : ce serait si la neutralité de la con-
fédération était déjà méconnue ou offensée par une attaque de
vive force ; mais alors tout serait changé. La France, en se por-
tant sur les points menacés, userait du plus simple des droits ; en
se défendant elle défendrait la Suisse elle-même, — et c'est ici une
autre face de la question : c'est rh}q)othèse d'une \iolation de ter-
ritoire accomplie par d'autres puissances.
Cette éventualité est-elle si invraisemblable? Elle n'a sûrement rien
d'impossible. Elle n'aurait rien de nouveau ni d'inattendu pour les
états-majors des armées voisines qui n'en sont pas à étudier les
conditions et les chances d'une marche en pays neutre; elle pourrait
même être la conséquence prévue, calculée, inévitable, des alliances
militaires qui enveloppent la Suisse. Que l'Allemagne se défende de
toute intention d'hostilité pour le moment, c'est possible; toujours
est-il que, depuis bien des années déjà, on peut suivre du regard une
sorte de travail de pénétration des influences allemandes dans la
république helvétique : travail stérile sur certains points, plus
heureux sur d'autres et toujours actif. Si les Allemands, malgré
quelques tentatives, n'ont pas réussi à s'introduire par leurs con-
seils, par leurs instructeurs, dans les affaires militaires delà confé-
dération, ils ont eu plus de succès dans les affaires de chemins de
fer. Par le fait, les financiers allemands sont à l'heure qu'il est les
maîtres, — financièrement bien entendu, — de la plupart des
voies ferrées de la Suisse. Ils ne disposent pas seulement de la
ligne du Saint-Gothard ; ils ont la main, — par la compagnie du
Jura-Berne-Lucerne, sur le nord du Jura, — par la compagnie de
la Suisse occidentale Simplon, sur le midi, — par la fusion récente
de ces deux compagnies sur les communications entre la France et
l'Italie : ils ont aussi la plus grande partie des actions d'une autre
l'europe et les neutralités. 303
ligne qui communique avec le Vorarlberg autrichien. Ils sont par-
tout, ils tiennent tous les fils de ce vaste réseau lerré qui pourrait
certes avoir une importance militaire.
C'est une sorte d'invasion financière d'autant plus significative
qu'elle coïncide avec la prétention à peine déguisée, — l'incident
Wolgemuth l'a prouvé l'an dernier, — d'avoir en Suisse une po-
lice secrète organisée, tolérée ou protégée par les pouvoirs fédé-
raux, et avec la déclaration de déchéance éventuelle que la diplo-
matie de Berlin a laissée suspendue sur la neutralité helvétique.
Les Suisses ne se méprennent ni sur le sens, ni sur le danger de
ce travail et de ces manifestations dont ils se sont émus, non sans
raison, et contre lesquels ils semblent résolus à se tenir en garde.
La question est de savoir si l'Allemagne, profitant de ses avan-
tages et de sa puissance, croirait utile, en cas de guerre, de vaincre
les résistances qu'elle rencontrerait et de passer outre. Tout peut
dépendre des circonstances et des conditions dans lesquelles s'en-
gagerait une lutte nouvelle.
Entrer en Suisse, si on en a la pensée, ne serait peut-être pas la
difficulté, L'Allemagne a sur le Rhin suisse la frontière la plus acces-
sible, la plus facile à forcer en même temps que la moins étendue.
Le jour où elle le voudrait, où elle emploierait les moyens néces-
saires, avec les chemins de fer dont elle dispose sur son propre
territoire, elle pourrait amener devant Bâle des troupes suffisantes,
une véritable armée, et s'ouvrir une route, dût cette route lui être
disputée comme elle le serait infaiUiblement. A voir les choses de
plus près, cependant, les Allemands auraient-ils un avantage réel à
se jeter dans une opération qui commencerait par une brutale vio-
lation du droit et ferait d'un petit peuple justement fier de son in-
dépendance un ennemi? L'Allemagne, en empruntant le territoire
suisse, ne pourrait avoir qu'un objectif : tourner les défenses de
Belfort et du Lomont, marcher par Delemont, forcer les passages
du Jura pour se porter sur le Doubs et de là tenter de gagner la
Saône, la région entre Lyon et Paris. Soit, tout est possible ; mais
enfin l'Allemagne, pour réaliser son plan, serait obligée de déta-
cher de son front de bataille de la Meuse ou de la Moselle une
armée considérable qu'elle engagerait dans un mouvement assez
excentrique, loin de ses grandes concentrations. Cette armée, hvrée
à elle-même en pays ennemi, aurait à garder ses communications;
elle aurait à compter avec les défenses françaises qui ne sont pas
toutes à Belfort et au Lomont, avec une armée française qui l'at-
tendrait ou irait au-devant d'elle; elle aurait aussi à compter
avec l'armée suisse, qui ne resterait pas immobile sur son sol en-
vahi. De sorte que, tout bien vu, s'il ne s'agissait que d'une guerre
304
REVUE DES DEUX MONDES.
circonscrite entre l'empire allemand et la France, l'Allemagne
n'aurait peut-être pas un intérêt bien évident à se jeter dans une
diversion qui ne serait pas sans péril.
III.
Disons le mot. La vérité est qu'il ne peut pas y avoir, à l'heure
qu'il est, de guerre circonscrite. L'Mée d'une marche à travers la
Suisse se lie évidemment aux combinaisons diplomatiques qui
font de l'Italie, de l'Italie encore plus que de l'Autriche, l'alliée
active de l'Allemagne dans cette zone. C'est la triple alliance qui
est le danger pour la neutralité suisse, puisque le territoire hel-
vétique est le point nécessaire de jonction des deux armées desti-
nées à se rencontrer pour aborder ensemble la frontière française
du nord du Jura au Rhône, puisque l'Italie a accepté de joindre ses
armes aux armes allemandes. C'est là le vrai problème, et pour
tout dire, on ne peut que difficilement saisir le secret de cette
intervention de l'Italie, qui, loin de simplifier les choses, ne ferait que
les compliquer et les aggraver. Le motif du rôle qu'a pris l'Italie
échappe réellement.
Lorsqu'on effet le chancelier de Berlin, préoccupé de défendre son
œuvre, m et toute son habileté à augmenter ses forces et à étendre ses
alliances, lorsque, avec son pénétrant génie, il s'étudie à former ce
qu'on appelle la ligue de la paix et ce qui n'est que la garantie de
ses conquêtes, c'est tout simple; on sait quelle est sa pensée ou son
arrière-pensée, quel est son intérêt. On ne voit réellement pas jus-
qu'ici quel intérêt a eu l'Itahe à se lier pour assurer à l'Allemagne l' Al-
sace-Lorraine, à accepter la solidarité d'une cause qui lui e<t étran-
gère? Est-ce pour sa défense qu'elle est entrée dans cette alliance?
Il n'est pas un esprit sensé qui ne voie qu'elle n'est menacée ni
dans son existence ni dans ses droits de nation, et que la France
est la dernière puissance dont elle ait à redouter les agressions.
S'est-elle décidée par l'espoir d'obtenir quelque avantage, Trieste,
par exemple? il n'est pas un politique clairvoyant qui ne comprenne
que le jour où le port de Trieste échapperait à l'Autriche, il serait
revendiqué par l'Allemagne elle-même, qui n'a pas d'autre débou-
ché sur l'Adriatique, sur les mers du midi. Le reste ne vaut pas
d'être pris au sérieux et ne peut être que la suite de ce qu'un
éminent Italien, patriote de la première heure, a récemment appelé
avec une spirituelle justesse la « mégalomanie. » C'est donc tout
gratuitement que l'Italie nouvelle s'est placée dans cette situation
où sans raison, sans nécessité, elle peut être entraînée à tourner
l'europe et les neutralités. 305
ses armes contre la France, et, pour atteindre la France, à violer
la neutralité d'une nation indépendante. Qu'elle le veuille ou qu'elle
ne le veuille pas, le jour où la guerre éclaterait, si elle doit écla-
ter avant l'expiration des traités par lesquels elle s'est liée, l'Italie
serait obligée de marcher. C'est le résultat de sa diplomatie; c'est
l'explication de ses arméniens, de ses dépenses, de son attitude,
de son impatience agitée. On peut le déplorer pour la nation elle-
même ; on peut espérer que cette phase de politique compromet-
tante sera sans durée : pour le moment c'est ainsi !
Quelle force réelle et effective peut porter l'Italie dans les affaires
communes de cette alliance centrale à laquelle elle s'est provisoire-
ment donnée et dont un des objectifs est manifestement la France?
C'est une force sans doute des plus sérieuses, dont il serait puéril
de méconnaître la valeur. L'Italie nouvelle, qui, après tout, ne date
que de trente années, a fait évidemment depuis vingt ans, particu-
lièrement depuis dix ans, les efforts les plus énergiques pour se créer
un état militaire proportionné à ses ambitions, pour se mettre,
comme on dit, « à la hauteur » des autres puissances.
Aux premiers momens de sa renaissance, l'Italie avait surtout une
préoccupation intérieure, une idée politique dans ses afTaires mili-
taires. L'armée était pour elle une école d'esprit national ; elle n'a
pas cessé de l'être, puisque même encore, à l'heure qu'il est, le gou-
vernement italien a soin de fondre dans ses régimens des hommes
de toutes les parties de la péninsule, des cinq grandes régions entre
lesquelles est partagé le royaume. Depuis, parlement et ministères
n'ont certes rien négligé, rien ménagé pour étendre et perfection-
ner le système militaire du pays par de nouvelles lois de recrute-
ment, par l'institution du service universel, par le développement
des armes spéciales, par l'organisation permanente de toutes les
forces nationales en douze corps d'armée. Et de fait l'Italie a aujour-
d'hui une armée qui compte plus de 300 bataillons d'infanterie, les
régimens alpins, formés à la guerre de montagne, près de 150 esca-
drons de cavalerie, 2h régimens d'artillerie. Elle y a ajouté une mi-
lice de réserve, une milice territoriale (1). Elle ne s'est pas bornée à
former un personnel de combat ; elle s'est occupée de ses chemins
de fer, de ceux qui pourraient servir aux concentrations de son
(I) D'après un des derniers recensemens faits au ministère de la guerre de Rome,
l'armée italienne se décomposerait numériquement ainsi : armée active, 889,462 hommes;
mitice mobile, 298,588 hommes ; milice territoriale, 1,408,480 hom.iies. Au total,
2,596,530 hommes. En Italie, comme ailleurs, cela se voit, on est dupe du mirage du
nombre. On serait bien embarrassé si on avait à rassembler et à encadrer ces 2 mil-
lions et demi d'hommes, même la moitié, à les mettre en mouvement et à les employer
d'une façon utile.
TOME xcviii. — 1890. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
armée , aux mouvemens stratégiques. Elle a poussé une de ses
lignes nouvelles, d'ivrée à Aoste, d'où elle peut jeter rapidement
des troupes en Savoie et en Valais. Plus récemment encore, elle a
ouvert une ligne qui va de Novare à Dorao d'Ossola aux approches
du Simplon. C'est là justement un des traits caractéristiques de ce
travail poursuivi depuis quelques années : l'Italie a passé par de-
grés de ce qu'on pourrait appeler l'état défensit à un état semi-
olïensif. Les grandes préparations militaires sont dans la vallée du
Pô, les chemins de 1er vont aux pieds des Alpes. C'est tout simple :
les elïorîs militaires vont où va la politique.
Oui, assurément, l'Italie a beaucoup fait et pour son armée et
pour sa marine, dont les budgets ont passé en moins de quinze
ans, l'un de 172 millions à 310 millions, l'autre de 37 millions
à 115 millions. Seulement, tout cela est un peu précipité,
assez décousu et ressemble à une œuvre improvisée par une
nation jeune qui a hâte de devenir une grande puissance, d'entrer
dans un grand rôle. On peut se demander si, dans la pratique, au
début d'une guerre, il n'y aurait pas de singuliers mécomptes, si
les mobilisations italiennes ne souffriraient pas de ce qui a été une
idée heureuse en politique, du mélange des hommes de toutes les
régions, si les chemins de fer suffiraient aux grandes concentra-
tions qu'on médite. ï.e jour où l'alliance commanderait, où l'Italie
se trouverait engagée sur toute la chaîne des Alpes et pourrait être
brusquement appelée à rallier une armée allemande en pleine Suisse,
qu'arriverait-il ? C'est une autre question.
Ce serait le moment de l'épreuve décisive, le moment des réso-
lutions sérieuses et de l'action. On peut supposer que la France
ne serait pas prise au dépourvu, pas plus que la Suisse, que l'une
et l'autre, quoique dans une mesure différente, seraient prêtes à
attendre de pied ferme les événemens. Laissons de côté, si l'on
veut, cette partie de la frontière alpestre qui va du Mont-Blanc à
la mer de Nice. Les attaques par le Var n'ont jamais été des plus
heureuses. Ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on a dit que la route de
Provence était le coupe-gorge des invasions. Le vaillant et opi-
niâtre Suchet le prouvait lorsqu'on 1800 il retenait, avec une poi-
gnée d'hommes, devant le pont du Var, une partie de l'armée
autrichienne, tandis que l'armée de réserve, conduite par Bona-
parte à travers le Saint-Bernard, descendait dans la plaine du Pié-
mont pour courir à Marengo (1). Dans le reste des Alpes remon-
(1) Un livre récemment publié, — la Défense du Var et le Passage des Alpes, i)a,r
M. Ch. Auriol, — fait revivre cet intéressant épisode de la campagne de 1800. Ce livre,
surtout composé avec des documens qui n'étaient pas tous connus, a le mérite de
remettre dans sa vérité le rôle obscur et ingrat, quoique toujours héroïque, de l'armée
l'edrope et les neutralités. s 07
tant au Mont-Blanc, la France, par les positions qu'elle occupe, par
les défenses nouvelles qu'elle a élevées à Briançon, autour de Gre-
noble, aux débouchés de la Tarentaise et de la Maurienne, pour-
rait, même avec peu de monde, interdire tous les passages. La
guerre, dans cette zone, ne serait, d'après toutes les apparences,
qu'une chicane de frontières. Les événemens ne se reproduisent
jamais sans doute de la même manière. L'habile et heureuse stra-
tégie que le maréchal de Berwick dé-)loyait dans cette région en
1709 ne s'accorderait plus peut-être avec les circonstances. Il
suffirait de s'inspirer des mêmes principes pour assurer, avec le
même succès, la défense de cette partie des Alpes. Ce n'est pas là
que les vraies opérations s'engageraient. C'est aux pieds des Alpes
suisses que commenceraient les affaires sérieuses pour une armée
italienne qui voudrait se relier aux Allemands entrés par Bàle ; et
sans méconnaître la valeur de cette armée, on peut dire que pour
son coup d'essai elle s'est donné une rude besogne, qu'elle pourrait
être exposée à quelque mécompte.
Avant même d'être aux pieds des Alpes, l'Italie aurait à subir
une première épreuve, délicate pour toutes les puissances mili-
taires, particulièrement difficile pour un état né d'hier, celle de la
mobilisation. Quelques soins qu'aient mis depuis quelques années
les Italiens à perfectionner leur organisation, ce serait pour eux
une grosse affaire de mobiliser d'un jour à l'autre une grande
armée dans les conditions d'un recrutement compliqué et d'avoir
à transporter cette armée du midi au nord par des chemins de fer
qui, sauf les plus récens, ne sont pas conçus pour la guerre, qui
n'ont le plus souvent ni doubles voies, ni garages suffisans, ni l'ou-
tillage nécessaire (1). Les chefs mihtaires ne l'ignorent pas. Il y
qui portait alors le nom d'armée d'Italie, dont les chefs •étaient des hommes comme
Masséna, Suchet, qui s'illusti-aicnt : l'un par la défense de Gênes, l'autre par la dé-
fense des Alpes-Maritimes.
(l)Lerapporteurd'uneco;nmission parlementaire italienne disait il y a peu d'années:
B ... Il suffit de jeter les yeux sur une carte ou d'examiner l'une des gares principales
de notre réseau pour remarquer que, si la guerre éclatait à bref délai, la mobilisation
et la concentration de nos troupes seraient fort retardées par le manque de voies fer-
rées et de matériel mobile. Étant donnée, en effet, la vulnérabilité des lignes qui lon-
gent le littoral, il faut nous demander si nous possédons à l'intérieur assez de voies
ferrées pour assurer, à l'abri de toute surprise, le transport régulier do nos troupes
d'une extrémité à l'autre de la Péninsule... » Plus récemment, à l'occasion de la de-
mande d'un crédit extraordinaire de 146 millions pour les ministères de la guerre et
de la marine, plus 86 millions pour les chemins de fer, le rapporteur de la commis-
sion parlementaire renouvelait ces observations. Les Italiens semblent surtout préoc-
cupés de ce fait que les deux lignes du littoral de la Méditerranée et de l'Adriatique
qui serviraient à la mobilisation pourraient facilement être interceptées par une ma-
rine étrangère, qu'il ne resterait, par conséquent, que la ligne de Tintérieur, qui ne
308 REVUE DES DEUX MONDES.
aurait presque fatalement des lenteurs, des à-coups qui, dans tous
les cas, excluent toute action rapide. Ce serait déjà un beau résul-
tat si tout était débrouillé, si on avait, dans la vallée du Pô, quatre
ou cinq corps d'armée prêts à entrer en campagne avant un mois.
Une fois ces premières difficultés vaincues, les corps italiens sont
aux pieds des Alpes; ils sont àAoste, àDomo d'OssolaetversleTes-
sin, soit!
Il s'agit maintenant d'aborder le massif, et, de quelque côté
qu'ils essaient de s'ouvrir un chemin, les Italiens ne tarderaient
peut-être pas à s'apercevoir qu'une nation nouvelle, puissante
pour sa propre défense, ne se donne pas sans péril le luxe
d'une guerre offensive, d'une invasion en pays neutres. Au de-
meurant, aujourd'hui comme autrefois, dans cette zone des Alpes
suisses, il n'y a que trois issues par où l'on puisse pénétrer :
le Saint-Bernard, le Simplon, le Saint-Gothard. Les Italiens ten-
teraient vraisemblablement de forcer les trois passages pour
porter leurs masses en pleine Suisse. Ce ne serait pas commode.
Depuis l'époque, — 1800, — où l'un des officiers français les plus
experts dans la guerre de montagne, l'habile Lecourbe, écrivait sur
la défense de cette partie des Alpes des notes qui ont gardé tout
leur intérêt militaire, les circonstances, il est vrai, ont changé.
Les routes sont devenues plus praticables. Des montagnes ont été
pei'cées. Les moyens d'attaque sont plus puissans qu'autrefois. En
réalité, pour une invasion venant du Piémont et de la Lombardie,
les difficultés ne seraient pas moins grandes qu'elles ne l'étaient
autrefois, elles seraient même plus sérieuses sur certains points.
Par le chemin de fer, poussé avec intention jusqu'à Aoste, les
têtes de colonnes italiennes seraient évidemment en mesure de
doubler assez rapidement le grand Saint-Bernard. Elles n'en se-
raient peut-être pas plus avancées. Elles ne pourraient plus mar-
cher qu'avec lenteur dès qu'elles n'agiraient plus par surprise, —
et, pour peu que Martigny eût été mis en état de défense, elles se-
raient arrêtées en débouchant dans la vallée du Rhône. Elles au-
raient devant elles Martigny, puis Saint-Maurice. Au Simplon, la
vieille route historique, qui date de l'ère napoléonienne, est la
ligne tout indiquée d'invasion. Elle n'est que relativement facile.
De Domo d'Ossola, qui est un point de concentration italienne, à
Brigg, qui est la tête des chemins de fer suisses au-delà du col, la
traversée n'est guère que d'une douzaine d'heures pour les voya-
suffirait plus « pour concentrer dans la vallée du Pô près d'un million d'hommes. »
Il y a déjà quelques années que le colonel autrichien Von Haymerlé, dans son opus-
cule ftalicœ res, avait signalé cette difficulté des chemins de fer pour les mobilisa-
tions italiennes.
I
II
l'elrope et les neutralités. 309
geurs. Il n'en est plus de même pour une armée nombreuse qui
aurait à marcher avec précaution, à traîner tout un matériel, peut-
être à disputer son chemin, pour tomber dans cette « longue gaine
étroite du Valais, » où elle ne pourrait ni se déployer ni avancer,
où rien ne serait plus aisé que de retarder tous ses mouvemens.
Au Saint-Gothard, les difficultés seraient bien autrement graves, et
le tunnel, dont les deux débouchés sont en territoire suisse, qui va
d'Airolo, sur le revers méridional des Alpes, à Goschenen, sur le
revers helvétique, ce tunnel ne serait plus une ressource pour un
envahisseur. Il faudrait être maître des deux débouchés, et c'est
justement depuis quelques années, surtout depuis que la triple
alUance existe, une des préoccupations de la Suisse d'organiser la
défense de cet épais massif, dont elle fait une sorte de vaste camp
retranché embrassant tous les passages, toutes les issues, tous les
défilés. Ce n'est plus une fortification isolée, partielle; c'est tout
un système habilement conçu, qui comprend la zone d'Airolo au
sud, la vallée d'Urseren au nord, qui, par une série de forts établis
au col de la Furca, à Andermatt, à Hospenthal, à Goschenen, com-
mande les sources du Rhône, le Rhin antérieur, la vallée de la
Reuss. Si une armée italienne voulait aborder le Saint-Gothard, elle
trouverait devant elle, non-seulement le rempart que la nature
alpestre oppose à l'envahisseur, mais tout un ensemble de fortifi-
cations faisant face de toutes parts, et, pour défendre ces fortifica-
tions, une armée sérieuse, accoutumée à la guerre de montagne,
combattant pour sa liberté et l'indépendance de son pays. Elle au-
rait à emporter cette vaste citadelle hérissée de bastions ; tant
qu'elle n'en serait pas maîtresse, elle n'aurait rien fait, et les co-
lonnes qu'elle aurait engagées sur d'autres points risqueraient
d'être fort compromises (1).
Sans doute, ce n'est pas l'Italie seule qui se chargerait de
dompter la résistance suisse, au risque d'aller s'user sans gloire
et sans profit sur ces rochers ; elle n'en aurait probablement pas
même l'idée, et, si elle se décidait à tenter l'attaque du Gothard,
c'est qu'elle y serait obligée par ses alliances, c'est que cette cam-
pagne contre la neutralité suisse aurait été combinée avec l'Alle-
magne. En d'autres termes, tandis que les Italiens essaieraient
(1) 11 y aurait sans doute un autre genre d'opérations possible pour l'armée italienne.
Sans toucher à la Suisse, elle pourrait passer par le Brenner, qui est du domaine autri-
chien, en territoire de la triple alliance, pour aller se joindre à l'armée allemande;
mais d'abord l'Italie, en envoyant ses meilleures troupes à ses alliés, s'affaiblirait d'au-
tant chez elle. En outre, l'armée italienne ne serait plus qu'un contingent auxiliaire
qui irait se fondre dans l'armée allemande pour passer sous les ordres des états-majors
allemands. La subordination de l'Italie serait encore plus caractérisée.
310 REVUE DES DEUX MONDES.
d'assaillir le Saint-Gothard par le sud, les Allemands, qui seraient
entrés plus aisément par Bâle, manœuvreraient de façon à occuper
les forces fédérales, à gagner, par le cours de la Reuss, le dé-
bouché de la communication transalpine et à faciliter la tentative de
leurs alliés. On s'efforcerait de vaincre ou de tourner les résistances
pour réaliser en pleine Suisse une jonction qui serait l'objet et le
prix de la double attaque combinée ; mais d'abord les Suisses ne
seraient pas facilement forcés dans leurs retranchemens. De plus,
on peut bien supposer que la France, contre qui cette campagne
serait réellement dirigée, ne resterait pas inactive. Elle ne laisse-
rait pas s'accomplir sans combat, sans intervenir elle-même, l'au-
dacieuse violation de la neutralité helvétique. Elle se porterait au
secours de la Suisse, dont elle serait l'alliée naturelle pour la dé-
fense commune. Puis enfin, la coahiion eût-elle quelques succès,
eût-elle réussi à opérer la jonction de ses forces sur le plateau cen-
tral de la Suisse, elle n'aurait pas achevé son œuvre d'invasion.
Elle resterait engagée dans un pays mal soumis, avec des diffi-
cultés de communications et de subsistances dont elle aurait à
tenir compte. Au moment d'aborder la France, l'objectif suprême,
elle aurait devant elle une barrière nouvelle, le Jura, une frontière
fortifiée depuis Belfort, — au Lomont, aux défilés de Morteau, de
Pontarlier, jusqu'au fort de l'Écluse, qui ferme le Rhône au-dessous
de Genève. Et pendant ce temps, les événemens se seraient sans
doute précipités sur un autre théâtre, décidant de l'issue de la
guerre. Cette cam^Dagne de diversion à travers la Suisse neutre
resterait une complication inutilement sanglante. Elle ne s'expli-
querait que par l'intervention de l'Italie, et l'intervention de l'Italie
ne s'expliquerait elle-même que par une onéreuse et compromet-
tante nécessité de la triple alliance.
C'est le fond de la question. Par le fait, en admettant même l'ex-
trémité, toujours possible, de nouveaux conflits entre la France et
l'Allemagne, on ne voit pas qu'il y ait un intérêt bien sensible, bien
pressant pour ces deux grandes nations, pour les armées oppo-
sées, à s'attaquer par la Suisse, pas plus que par la Belgique. Il y
aurait sûrement plus de difficultés que d'avantages, plus de périls
que de résultats décisifs, en Suisse aussi bien qu'en Belgique. Il
n'y a qu'une raison intime, profonde : elle est dans cette situation
générale, œuvre de la force, où une puissance prépondérante,
fixée au centre de l'Europe, pourrait être fatalement conduite, pour
la sûreté de sa suprématie, à étendre les hostilités, comme elle
s'est efforcée d'étendre ses alhances. On en revient toujours là,
parce que c'est toujours là le nœud de la vaste crise où notre
l'europe et les neutralités. 311
vieux continent se débat, dans l'attente des événcmens, sans savoir
de quel côté ils viendront ni quelle extension ils prendront.
Les mots ont un étrange rôle en politique. Une des plus curieuses
et des plus audacieuses fictions contemporaines est certainement
de représenter cette alliance centrale, préparée et nouée avec un
art profond par le plus habile des hommes, sous le nom de « Ligue
de la paix. » C'est devenu le mot d'ordre courant et banal des dis-
cours de tous les princes ou ministres de l'aUiance qui éprouvent
le besoin de faire illusion à leurs peuples, dont ils épuisent les
ressources, et un peu aussi, à ce qu'ils croient, au monde.
Si on multiplie les armemens sur terre et sur mer, si on compte
les soldats par miUions, c'est pour mieux protéger la paix et ses
bienfaits! Si on signe des conventions militaires réglant d'avance
la coopération des années, si les états-majors voyagent entre
Berlin et Rome, et ont leurs secrets aiTangemens, c'est toujours
dans l'intérêt de la paix! C'est la triple alliance qui est la sou-
veraine garantie de la paix! On le dit à Berlin, on le répète à
Vienne et à Rome. C'est le langage officiel, c'est l'apparence!
Au fond, quels que soient les artifices d'une diplomatie accoutu-
mée à déguiser sa pensée, cette combinaison, qu'on dit conçue
pour la paix, est le vrai et sérieux danger, la source permanente
d'inévitables complications. Née d'une politique de conquête et de
suprématie, qui a su s'assurer des complicités, elle est la cause
première de cet état d'incertitude et de tension qui n'est pas la
guerre, mais d'où la guerre peut sortir à tout instant. Elle n'est
pas seulement une menace pour des neutralités qui sont exposées
à subir le contre-coup des grandes querelles ; elle a provoqué une
sorte de révolution dans les rapports en Europe , des combinaisons
nouvelles. En un mot, à la triple alliance a répondu, sinon une
autre alliance bien précise, du moins un rapprochement instinctif,
nécessaire entre d'autres États qui ont aussi leur droit, leur rang
et leur rôle dans les afïaires de l'Europe. Parlons plus net : c'est la
triple alliance qui a suscité l'idée d'une alliance possible entre la
France et la Russie.
Un jour, il y a quelques années déjà, le vigoureux et entrepre-
nant génie qui, depuis un quart de siècle, règne à Berlin, décla-
rait, non sans une certaine ostentation peut-être calculée, que l'Al-
lemagne, sans compter ses alliés, pouvait envoyer un million
d'hommes à sa frontière du sud, un million d'hommes à sa frontière
du nord, en gardant un troisième million d'hommes de réserve. Si,
par cet étalage superbe des forces allemandes, il croyait en impo-
ser, il dévoilait aussi la double préoccupation qui l'agitait; il
avouait qu'il avait désormais à fixer son regard sur ses deux fron-
312 REVUE DES DEUX MONDES,
tières : il donnait une sorte d'authenticité retentissante à un fait
qui n'était peut-être pas encore aussi réel qu'il semblait le croire,
mais qui peut le devenir par la logique irrésistible des événemens :
c'est ce fait d'une alliance possible, éventuelle entre la Russie et la
France. Ce n'est point, sans doute, qu'entre les deux puissances
placées aux deux extrémités du continent il y ait, dès ce moment,
des traités, des pactes mystérieux, des combinaisons longuement
préméditées. Ce n'est pas, surtout, qu'il y ait à chercher une signi-
fication démesurée dans des apparences, dans des démonstrations
parfois un peu puériles, dans des affectations de sympathie ou
d'intimité auxquelles les gouvernemens restent le plus souvent
étrangers. Les affaires des peuples ne se décident pas par de pe-
tites ovations de fantaisie, par de petites manifestations sans consé-
quence. Peut-être y aurait-il, particulièrement pour la France, une
illusion trop naïve à croire que la Russie pourrait se laisser entraî-
ner par un goût imprévu pour nous ou capter par des flatteries.
Non, entre la France et la Russie, ce qu'on pourrait appeler l'affi-
nité élective ne compte pas. Une alliance n'est point une aflaire de
sentiment ou d'imagination ; mais il y a quelque chose de plus sé-
rieux, de plus décisif, c'est la simultanéité des intérêts, c'est la
solidarité évidente, inévitable des deux États dans des éventualités
qu'on peut prévoir. Il est certain que tout ce qui affaiblirait la
Russie ne serait point un avantage pour la France ; il est certain
aussi que le jour où la France, éprouvée par de nouveaux revers,
serait désarmée, la Russie resterait seule à découvert devant une
coalition désormais maîtresse du continent. C'est la triple alliance
qui rapproche les deux grands États, qui provoque l'alliance de la
Russie et de la France comme un contre-poids nécessaire, en par-
tageant du même coup le continent en deux camps égaux. Ce par-
tage pressenti, connu, redoutable, de forces colossales qui s'obser-
vent est peut-être ce qui garantit provisoirement la paix bien plus
que la triple alliance ; on hésite visiblement à se heurter. Il y a
aussi dans ce seul fait, il faut en convenir, un danger de tous les
instans, — et c'est ainsi que l'Europe paie de sa sécurité perdue la
rançon d'une politique de conquête, qui, pour se défendre, pèse
sur tous les rapports, sur les indépendances les plus modestes
comme sur le repos du monde !
* **
ÉTUDES DIPLOMATIQUES
FIN DU MINISTÈRE DU MARQUIS D'ARGENSON.
v.
CAMPAGNE DE 1746.
I.
« Cette favorite, dit d'Argenson en parlant de jVP® de Château-
roux, était haute, fière, de grande dignité;., on prétend même
qu'elle était de bon sens et de beaucoup de jugement... De la
beauté, de la naissance et le manque de bien dans une cour somp-
tueuse, quelques objets de vengeance et des créatures à avancer,
voilà les passions qui métamorphosent honteusement une femme
bien née en courtisane. » — Passant alors à celle qui remplaçait
M""^ de Châteauroux dans la faveur royale... — « M'^® de Pompa-
dour, dit-il, est de la plus basse extraction; elle est blonde et
blanche, sans traits, mais douée de grâce et de talens... Elle em-
porte le prix du chant, de la danse ; elle joue la comédie, imite et
(1) Voyez la Revue du 15 novembre et du 15 décembre 1889, du !<=' janvier et du
15 février 1890.
314 REVUE DES DEUX MONDES.
contrefait tout ce qu'elle veut, les passions et même la vertu quand
il le faut ; l'éducation a perfectionné la nature pour exceller dans
le rôle qu'elle devait jouer, c'est le gracieux instrument de tristes
desseins. »
Ces deux portraits tracés avec art se ressentent, par l'opposition
des traits que le peintre s'est plu à mettre en regard, de l'impres-
sion qui fut éprouvée à la cour quand, pour la première fois, on
vit une simple bourgeoise, comme M™^ Lenormand d'Étiolés, éle-
vée à ce poste de maîtresse déclarée du roi, qui n'avait appartenu,
jusque-là, qu'à des personnes bien nées. On a presque honte de
dire que la noblesse s'en trouva mortifiée comme d'une atteinte
portée à l'un de ses privilèges. Sans s'associer, même de loin, à ce
renversement de toutes les lois morales et à cet oubli de la vraie
dignité, qui devrait êti"e l'apanage des familles honorées par l'éclat
de leur nom, il est impossible de refuser un certain fond de jus-
tesse à la comparaison faite par d'Argenson. Il est certain que, tandis
que M"^® de Ghâteauroux se piquait de rester fidèle, au moins par
l'élévation des idées, aux traditions des aïeux dont elle était fière,
■^me (jg Pompadour apportait à la cour, avec des prétentions moins
hautes, des habitudes et un tour d'esprit qu'on n'y connaissait pas
et qui étaient propres au miUeu social (comme nous disons aujour-
d'hui) où s'était passée sa jeunesse.
Non que je veuille dire, assurément, que jusqu'à ce milieu du
xviii® siècle, qui marque le déclin de l'ancienne monarchie, la no-
blesse seule eût eu le privilège d'approcher du souverain et qu'il
ait fallu un caprice de libertinage royal pour ouvrir à la bourgeoisie
l'entrée de la cour ; encore moins que nos rois n'aient pas accordé
de bonne heure à ce tiers-état éclairé, qui tient dans notre histoire
une place si honorable, les égards mérités par ses lumières et par
ses services. Ce serait l'opposé de la vérité. Ce fut au contraire,
on le sait, l'instinct merveilleusement intelligent de la royauté
française, de choisir de préférence dans cette classe qui était le
cœur même de la nation, ses conseillers et ses ministres. En réar
lité, depuis deux siècles au moins, en fait, c'était la bourgeoisie
(l'humeur d'un écrivain entiché de noblesse comme Saint-Simon
l'atteste assez) qui gouvernait la France, et la classe qui avait fourni
des ministres comme Golbert, des capitaines comme Fabert et Ga-
tinat et des prélats comme Bossuet, n'attendait pas l'apparition de
]yjm. ^Q Pompadour pour ne pas être traitée comme une caste infé-
rieure. Nul emploi important et même honorifique ne lui était in-
terdit, et la politique qui lui ouvrait ainsi, à toute heure, les portes
du cabinet royal, n'aurait pas laissé celles de la cour se fermer
longtemps devant elle.
Mais c'était la bourgeoisie elle-même qui subissait à cette époque
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 315
de transition une transformation très sensible dans sa manière d'être
et de vivre. Pendant les règnes précédens, elle s'était élevée sur-
tout par le travail et par l'épargne ; ceux qui sortaient de ses rangs
pour pénétrer dans les régions tout à lait supérieures de l'état
montaient par degrés, quittant leur propre sphère, après avoir
traversé les emplois austères de la magistrature ou les fonctions,
plus modestes en apparence, mais plus importantes, en réalité, de
l'intendance. Anoblis alors par grâce royale, ils ne songeaient qu'à
se perdre et à se confondi-e dans le monde où ils étaient appelés et
à y faire oublier leur origine. La bourgeoisie, sous Louis XV, com-
mence à présenter un tout autre aspect, prélude d'une révolu-
tion économique et symptôme d'une révolution sociale. De très
grandes lortunes, acquises soit par des services pécuniaires ren-
dus à la royauté pendant les malheurs des dernières années de
Louis XIV, soit dans les grandes opérations financières si malheu-
reusement tentées sous la régence, — mais dont des joueurs pru-
dens avaient su se retirer à temps, avant la catastrophe, — avaient
créé, à Paris surtout, toute une bourgeoisie riche, en état de se
suffire pleinement à elle-t;.ême. Sa fortune dépassait celle de la
noblesse de cour, que de grandes propriétés foncières, mal admi-
nistrées et encombrées de substitutions, ne préservaient ni des
embarras, ni même parfois de la ruine. C'est en réalité la première
apparition, dans notre histoire, de cette puissance du capital et de
la richesse mobilière qui, fécondée par le crédit, produit sous nos
yeux tant de merveilles. Les dépositaires de ce pouvoir nouveau
étaient surtout les fermiers-généraux, qui détenaient entre leurs
mains, par la perception de l'impôt, toutes les ressources d'un
état souvent obéré, obligeaient les ministres et le roi lui-même à
compter avec eux, et, dans des jours de détresse et de nécessité
pressante, les tenaient véritablement à leur discrétion. Partout où
un pouvoir existe, se groupe autour de lui une réunion de chens et
de complaisans qui prend plus ou moins l'apparence d'une cour ;
c'était le cas de ces petits potentats financiers qui formaient, entre
eux, une confrérie assez étroite. Loin de cacher une opulence qui,
eu d'autres temps, en les désignant à l'envie, am-ait attiré sur eux
une défaveur menaçante, ils prenaient plaisir à l'étaler dans de
magnifiques hôtels à Paris, dans de somptueuses maisons de cam-
pagne, où ils déployaient un luxe élégant. C'était le théâtre de
réunions brillantes où se pressait une société mêlée de toutes
sortes de distinctions : des ai'tistes, des gens de lettres, d'il-
lustres étrangers visitant la France, des seigneurs, même du
plus haut parage, et des abbés de cour fuyant l'étiquette et l'ennui
des grandem'S.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
jyjme (jg Pompadour, quand la faveur de Louis XV vint la cher-
cher, était la reine (on aurait dit volontiers, dans le langage du
temps, la déesse) d'une de ces petites cours. Bien que fille d'un
simple commis, ses rares agrémens de figure l'avaient fait de
bonne heure rechercher en mariage par le jeune Lenormand
d'Étiolés, qui partageait avec son oncle Lenormand de Tournehem
une des plus grosses fermes de l'impôt. L'amour d'un mari, que
ses charmes dominaient complètement, mettait à ses pieds de
larges revenus dont elle usait sans compter. Dans sa belle de-
meure de la rue Groix-des-Petits-Ghamps , dans son château
d'Étiolés, qu'elle avait su orner avec le goût le plus déhcat, elle
menait une vie toute de plaisirs, faisant elle-même, par ses grâces,
ses talens, l'attrait piquant de son esprit, le principal ornement
de ses fêtes. — « J'ai vu, écrivait le président Hénault à M""^ du
Defiand, chez M. de Montigny, la plus jolie femme que j'aie jamais
vue : c'est M"^^ d'Étiolés ; elle sait la musique parfaitement bien,
elle chante avec toute la gaîté et le goût possible, fait cent chan-
sons et joue la comédie, à Étioles, sur un théâtre aussi bien que
celui de l'Opéra, où il y a des manœuvres de changement. » —
Les visiteurs, les adorateurs affluaient dans ce lieu de délices ; et,
dans le nombre, il en était (et des plus empressés) dont l'hom-
mage avait un prix tout particulier. G 'étaient .les écrivains en
vogue, même les plus graves, comme Montesquieu; les plus déli-
cats, comme Fontenelle; les plus renommés, comme Voltaire.
Tout ce monde de lettrés et de savans, d'humeur naturellement
assez susceptible, et devenu déjà très fier par l'importance crois-
sante qu'il prenait dans l'esprit public, supportait plus volontiers
le joug capricieux, mais aimable, d'une jolie femme qu'ils avaient
vue naître et grandir à côté d'eux, que le patronage des grandes
dames qui, en les honorant, les protégeaient toujours d'un peu
haut. A Étioles, ils étaient à leur aise et comme chez eux. Voltaire
y régnait, tandis qu'il devait encore obéir et même flatter à Ver-
sailles. Après tout, elle était des nôtres, disait d'Alembert après sa
mort, et il avait raison. Ge serait d'ailleurs toute une histoire à
faire, et dont on trouverait ici le premier chapitre, que celle de ces
salons des fermiers-généraux, qui, dans toute la seconde partie du
siècle, devaient devenir le terrain commun où la finance et les
lettres, deux grandeurs nouvelles, portées par le même mouve-
ment social, allaient traiter de puissance à puissance.
Entrée à la cour, où elle ne connaissait personne (sauf peut-être
un jeune ecclésiastique de bonne maison, renommé par ses poésies
légères et sa conduite plus légère encore, l'abbé de Pierre de Ber-
nis), M°^® de Pompadour ne pouvait avoir la prétention d'y être
ETUDES DIPLOMATIQUES. 317
suivie par la pléiade des constellations qui l'entouraient : réunion
très brillante, sans doute, mais d'un tout autre éclat que celui du
monde où elle allait vivre. Elle n'en eut pas la prétention, mais
elle ne pouvait non plus se défaire des habitudes et d'un tour
d'esprit dont le charme, d'ailleurs, répondait si bien à celui de sa
figure. Elle avait vécu jusque-là pour le plaisir; le jour où elle de-
venait la maîtresse du roi n'était pas celui où elle devait com-
mencer à songer au devoir, ni même à l'honneur. Elle eut, d'ail-
leurs, bien vite compris de quel malaise souffrait ce royal enfant
gâté. Lassé d'une grandeur dont il avait épuisé les jouissances
sans avoir la force d'en remplir les obligations, le roi s'ennuyait :
M™® de Pompadour sentit que, pour continuer à lui plaire, il fallait
sans cesse le distraire et le divertir. M"^® de Ghâteauroux avait rêvé
de l'illustrer en s'associant à sa gloire ; M"^" de Pompadour ne se
mit en peine que de l'amuser en partageant ses passe-temps. Elle
prit en main tout de suite la direction des plaisirs de la cour; et,
par une douce et insensible influence, elle en eut bien vite changé
tout le caractère. Les divertissemens mêmes avaient jusque-là, à
Versailles, quelque chose de fastueux et de guindé qui leur don-
nait tout l'apparat d'une solennité pubhque. Louis XiV, dans les
jours de sa plus vive jeunesse, n'avait jamais pu dépouiller cette
gravité extérieure. Quand il figurait dans un ballet paré, Racine
l'en blâmait et on en murmurait déjà; mais au moins il se donnait
en spectacle aux Romains sous le costume d'une déité de l'Olympe,
et la foule, éblouie, pouvait admirer sa majesté native déguisée,
mais non dégradée, sous cette noblesse d'emprunt. Tout autre fut
le théâtre des petits cabinets, installé par W^^ de Pompadour dès la
première année de son règne. Là, nulle pompe; tout se passait à
portes closes, devant un petit nombre d'élus : les pièces, choisies
parmi les plus gaies, souvent même les moins décentes du réper-
toire, étaient jouées par de grands seigneurs et de grandes dames
travestis en valets, en soubrettes ou en villageois pour chanter des
airs d'opéra comique. Rien de plus différent aussi que les Marly,
dont Saint-Simon nous décrit le cérémonial rigouieux, et les pe-
tits soupers de Ghoisy, que Luynes est bien forcé d'enregistrer
dans son journal, mais où la seule condition, pour être admis,
était de se montrer bon compagnon et de joyeuse humeur. En un
mot, W^ de Pompadour ne négligeait rien pour faire à Louis XV,
à côté de l'éclat extérieur dont il était lassé, une vie intime afh'an-
chie à la fois des conventions de l'étiquette et des convenances
de la dignité royale. Tout ce qu'elle touchait demeurait empreint
d'une grâce voluptueuse bien différente de la sévère grandeur qui
doit régner dans l'entourage d'un souverain. En un mot, si elle
318
REVUE DES DEUX MONDES.
n'introduisit pas à la cour la société de mœurs plus libres où elle
avait vécu, elle y amenait au moins une aisance et un agrément
qui étonnaient les traditions héréditaires des vieux courtisans. Le
roi se laissait aller volontiers à en subir le charme ; heureux peut-
être, sans se l'avouer, de ne plus retrouver dans sa liaison nou-
velle les exigences de la passion altière qui, la veille encore, le
dominait. Il était latigué, dit Bernis, de l'ambition des dames de
cour ; il espérait qu'une bourgeoise ne songerait qu'à l'aimer et à
être aimée (1).
Il n'est pas possible, sous une monarchie absolue, qu'un change-
ment survenu dans les habitudes privées du souverain ne se lasse
pas bientôt sentir dans îa conduite des alïaires publiques. On ajus-
tement regretté, mais peut-être accusé avec excès, la part que M""" de
Pompadour prit dix ans plus tard à la grande révolution opérée par
Louis XV dans le système de notre politique extérieure. Pour le
moment, elle ne visait pas si haut : ime double préoccupation,
d'une nature bien plus modeste, paraît lui avoir dicté le premier
usage qu'elle fit de son crédit sur l'esprit de son royal amant.
Elle se proposa d'abord de détourner le roi de se rendre à l'ar-
mée, ou au moins d'y rester, si on ne pouvait l'empêcher d'y pa-
raître. De tous les devoirs de la royauté, c'était là, on le sait, le
seul que le petit-fils d'Henri IV (après avoir vainement tenté de
s'acquitter des autres) avait encore goût à remplir. Le bruit du
canon plaisait à ses oreilles et semblait secouer l'engourdissement
de sa nature indolente. Puis il pensait, non sans raison, que sa pré-
sence (qu'il avait le bon goût de ne pas rendre gênante) était un
aiguillon de courage et d'émulation pour la jeune noblesse qui
combattait sous ses yeux. M""** de Ghâteauroux, loin de le retenir,
l'avait envoyé au feu et essayé de l'y suivre. Ce coup de tête ayant
mal tourné, nulle équipée pareille ne pouvait plus être tentée.
D'ailleurs, M""^ de Pompadour n'avait dans les rangs élevés de l'ar-
mée ni amis, ni parens, puisque tous les grades étaient occupés par
la noblesse et que de toutes les classes du pays, la haute bourgeoi-
sie était peut-être la plus étrangère au métier des armes ; elle se
(1) Les chansonniers du temps ne manquaient pas de faire remarquer cette entrée
de la haute finance de Paris dans l'intimité royale. Voici un de leuis couplets (le seul
qu'on puisse citer) :
Des bourgeoises de Paris
Au bal ont eu l'avantage.
Le roi, dit-on à la cour,
Entre dans la finance :
De faire fortune un jour,
Le voilà dans l'espérance.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 319
serait sentie dans le camp encore plus dépaysée qu'à Versailles.
Ne pouvant plus accompagner le roi, au moins fallait-il s'en sépa-
rer pour le moins longtemps possible.
Ensuite (et ceci était plus grave) dans les compétitions très
ardentes qui s'élevaient au début de chaque campagne pour la
répartition des postes à remplir et des coramandemens à exercer,
l'adroite favorite avait déjà su se réserver une voix au chapitre : et
ses désignations discrètement insinuées à l'oreille du roi étaient
faites, non en considération des mérites qu'elle n'était pas en état
d'apprécier, mais en vue de fortifier sa position toujours précaire.
Dans la crainte où elle vivait sans cesse d'être précipitée d'une place
enviée par un caprice du même genre que celui qui l'y avait éle-
vée, elle cherchait à tout instant à se préparer des appuis contre
les mtrigues de palais dont elle voyait le réseau se former autour
d'elle. C'est ici encore que ses sentimens différaient de ceux de sa
hautaine devancière, qui aimait à braver tout le monde, même la
reine. M°^ de Pompadour, attentive au contraire à ménager la
pauvre Marie Leczinska (qui avait la bonté d'âme de lui en savoir
gré), ne l'était pas moins à se concilier toutes les puissances secon-
daires qui pouvaient, en cas de disgrâce menaçante, lui venir en
aide. Elle n'avait rien à offrir pas plus qu'à disputer au maréchal
de Saxe, qui n'avait besoin de personne et dont tout le monde avait
besoin; mais au-dessus et à côté de ce chef sans rival, il y avait
encore des positions considérables qu'on pouvait faire attribuera
de nobles protégés avec l'espoir qu'ils paieraient un jour la faveur
de reconnaissance et de retour.
Et dans ce dessein d'influer discrètement, mais avec une arrière-
pensée, toujours égoïste, sur le partage des commandemens de
l'armée, elle était malheureusement secondée par ses relations
anciennes et intimes avec deux hommes dont l'importance crois-
sait chaque jour, surtout en ce qui regardait la conduite des opé-
rations militaires. Ceux-là n'étaient pas ses nouveaux et douteux
amis de la cour, mais, au contraire les premiers et fidèles amis de
sa jeunesse : c'étaient les fameux frères Paris-Duvernay et de Mont-
martel, l'un préposé à l'intendance générale de l'armée, et l'autre
banquier de la cour et du trésor. M. Camille Ptousset, dans sa char-
mante histoire du comte de Gisors, a fait de ces deux financiers (de
ces viiTiei's, comme les appelle dédaigneusement d'Argenson), et,
en particulier, de Paris-Duvernay, un portrait fidèlement tracé que
je n'ai garde de refaire après lui. Il a décrit avec sa précision habi-
tuelle, les débuts pénibles de Duvernay, sorti d'un cabaret du Dau-
phiné, l'aventure bizarre, racontée par Saint-Simon, qui le fit con-
naître, puis sa rapide élévation, due aux rares talens, comme
320 REVtlE DES DEUX MONDES.
miinitionnaire d'un corps d'armée, dont il avait fait preuve dans la
dernière année de la guerre de la succession d'Espagne. 11 a rendu
justice à la sagesse de vues qui préserva Duvernay, malgré les ten-
tations qu'une grande fortune déjà acquise pouvait lui suggérer, de
toute participation aux iolies financières de Law, et qui le fit ensuite
désigner par le duc de Bourbon, après la chute du système^ pour
en réparer les ruines. Une courte disgrâce, subie à l'avènement du
cardinal de Fleury, n'avait pas empêché l'adroit ministre, dont le
don principal était de se connaître en hommes, de rappeler bien-
tôt auprès de lui cet habile agent et d'en faire dans les guerres,
que de loin il se plaisait à diriger, un de ses associés et de ses
confidens préférés. En fait, de l'avis unanime de tous ceux qui
avaient eu affaire à lui, Paris-Duvernay était reconnu comme un
maître dans l'art difficile de faire vivre de grandes armées en cam-
pagne. Mais M. Rousset n'exagère rien quand il affirme que, très
fier de l'hommage rendu à ses talens, Paris-Duvernay en avait con-
clu que, pour qu'il fut en mesure de répondre à ce qu'on attendait
de lui, il fallait que les généraux consentissent, non-seulement à le
prévenir de tous leurs mouvemens avant de les opérer, mais à le
consulter sur toutes leurs résolutions avant de les prendre.
Que telle fût bien, en effet, sa prétention, — qu'il se considérât
déjà, en réalité, comme le conseiller nécessaire et l'associé de fait
de tous les commandans mihtaires; ce n'est pas là seulement l'ap-
préciation personnelle de M. Bousset : j'en trouve dans un docu-
ment inédit et communiqué par un des héritiers de sa famille, la
preuve à la fois naïve et raisonnée : — a L'intendant, y est-il dit,
ayant la confiance du général, est souvent en état déjuger si les
armées peuvent en venir aune action, et lorsqu'il y entrevoit quelque
apparence, il doit s'occuper de deux objets bien difficiles dans l'exé-
cution. Le premier, c'est, dans la supposition d'un événement mal-
heureux et des suites qu'il peut avoir, pour ne jamais laisser, dans
les places de la première ligne, que les quantités nécessaires dans
les magasins pour la défense de ces places, en cas de siège, et que
les gros dépôts de ces magasins soient toujours dans les places de
seconde et de troisième ligne. Il doit même prendre connaissance
de la position des convois, au jour de l'action, pour les faire pla-
cer de manière qu'ils soient en état de se retirer sans embarrasser
l'armée. Cette dernière circonstance est plus du fait du général et
du maréchal-général-des-logis que de l'intendant, mais elle ne l'ex-
clut pas d'y donner son attention et d'en parler au général, qui,
souvent occupé d'objets trop supérieurs dans ces momens, n'a pas
le temps de tout prévoir. Le second cas est plus difficile dans son
exécution : c'est quand, par une bataille heureuse, l'armée doit
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 321
suivre l'ennemi pour profiter de la victoire , comme les troupes
s'éloignent par leur marche et que souvent les convois ne sont
pas à portée de suivre parce qu'ils sont en route pour retourner
au chargement ou qu'ils chargent, l'armée sera forcée de s'arrêter,
et l'on perd souvent, par cette raison, les fruits avantageux d'une
grande action. On a peu d'exemples en France qu'on ait profité
d'une bataille gagnée, et si l'on examine quels en ont été les mo-
tifs (et, à la vérité, quelquefois le prétexte), on trouvera qu'on l'a
principalement attribué au défaut de pain. Un intendant doit conti-
nuellement réfléchir sur la position des armées et supposer les dif-
férons événemens qui peuvent arriver, et ce qu'il y aurait à faire
pour les subsistances dans chacune des suppositions : c'est préci-
sément là ce qu'il y a de plus difficile à la guerre, mais ce n'est
qu'en s'en occupant qu'on parvient à s'instruire. »
C'était là, assurément, une manière très élevée de concevoir les
devoirs de l'intendance, mais on voit clairement la conséquence.
Puisque, pour bien faire son métier, l'intendant doit tout prévoir,
le plus court est de lui faire tout savoir et, de là, il n'y a qu'un
pas à prendre sur tout son avis. Aussi, c'est bien ainsi que Duver-
nay l'entendait ; mais pour laire accepter un droit de contrôle si
étendu (comme la suite des laits fera voir qu'en plus d'une occa-
sion il y réussit), tous les talens du monde n'auraient pas suffi. Il
fallait y joindre l'influence dominante de l'argent sur un gouverne-
ment qui en avait besoin , et c'était ce ressort principal dont les
deux frères Paris avaient trouvé moyen de se réserver, entre eux
deux et à peu près à eux seuls, la disposition. Par les fonctions
mêmes de son office, Paris de Montmartel était chargé de pourvoir
au mouvement des fonds, ce service important auquel font face
aujourd'hui les coraptes-courans de la Banque et ceux des tréso-
riers-payeurs-généraux. Suivant qu'il ouvrait avec plus ou moins
de libéralité sa caisse (par des avances toujours largement rétri-
buées), le trésor de l'armée se trouvait aussi rempli avec plus ou
moins d'abondance ou de facilité. Duvernay, lui-même, ne refusait
pas de mettre en dehors des millions de sa propre fortune pour
assurer la substance de l'armée dans des momens critiques où le
succès d'une opération qu'il avait connue et approuvée était en
question. De là l'extrême importance que tous les généraux met-
taient à vivre en bons rapports avec lui et à ne pas faire un pas sans
s'être assuré de son concours. De là aussi le prix, non moins grand,
que tous les ministres attachaient à ne confier les commandemens
qu'à ceux qui savaient se ménager cette précieuse amitié ; si on
eût imprudemment froissé celui qui tenait à certains jours le nerf
de la guerre entre ses mains, il aurait pu mettre tout le monde
TOME xcvm. — 1890. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES,
dans l'embarras en se retirant sous sa tente, dans sa belle villa de
Plaisance, où on ne l'aurait pas laissé languir longtemps. C'est une
menace dont il savait faire usage dans l'occasion. Je ne connais
pas de meilleure preuve de cette puissance financière croissante
que j'ai dû signaler et qui, bien qu'elle se soit fait sentir dans
tous les temps, ne s'était pas encore affichée avec une si orgueil-
leuse ostentation.
Le père de M™^ de Pompadour avait été commis dans les bureaux
de Duvernay et lui-même avait contribué d'abord au mariage, puis
à l'élévation de la fille ; Plaisance et Étioles étaient restées deux
demeures tenues sur le même pied, fréquentées par les mêmes
visiteurs, en relations afïectueuses et quotidiennes (1). Je n'ose-
rais affirmer que c'est à cette intimité entre la favorite et le grand
fournisseur que fût due une répartition de commandemens pour
cette campagne de 17/i6, dont le maréchal de Saxe, obligé de la
subir, ne craignit pas de se plaindre assez haut. La vérité est que
jamais choix ne parurent plus dictés par la faveur, et, depuis de
longues années, les troupes françaises n'avaient vu autant de princes
à leur tête. Il y avait d'abord le prince de Conti, à qui, comme je
l'ai dit, on avait fait don d'une armée absolument indépendante,
grossie en outre par un détachement de l'armée royale. Venait
ensuite le comte de Glermont, cadet de la maison de Condé, qui
consentait bien à servir sous les ordres du maréchal, mais à la con-
dition de commander lui-même à un corps d'armée tout entier :
puis le duc de Chartres et tous les petits-fils légitimés de Louis XIV,
duc de Penthièvre, prince de Dombes, comte d'£u, chacun préten-
dant à remplir un poste où il eût occasion de se signaler et mena-
çant de se retirer si on ne lui donnait pas satisfaction. Maurice,
tiré de droite et de gauche, ne savait auquel entendre. Encore s'il
se fût agi de marcher tout de suite à une action vive et décisive,
il aurait pu se flatter d'entraîner tout ce beau monde, comme à
Fontenoy, et d'enlever la victoire par l'élan d'une fougue valeu-
reuse. Mais les conditions modestes que lui imposait la poHtique
adoptée à Versailles ne lui permettaient pas de courir ainsi après
un coup d'éclat. Ne pouvant aller chercher l'armée alliée sur la
limite de la frontière hollandaise (où elle se concentrait lentement),
de crainte d'être entraîné à sa suite sur le territoire qu'il avait ordre
do respecter, il voyait bien que toute son action allait se borner à
compléter la conquête des Pays-Bas, en faisant le siège de toutes
(1) Dans quelques-uns des rares billets qu'on ait conservés de M'"* de Pompadour,
on voit que son intimité avec Paris-Duvemay était si grande qu'elle lui donne cou-
ramment le surnom familier de mon cher nigaud.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 323
les places encore détenues par les garnisons autrichiennes. Or de
toutes les opérations de guerre, aucune ne répugne plus que les
longs travaux de siège, à la A^ivacité du tempérament français.
Nulle part plus que dans la tranchée, otficiers et soldats ne se
liyrent volontiers aux murmures, au découragement, à l'indisci-
pline. Maurice ne savait qu'inventer pour tromper l'agitation
stérile et bruyante des nobles auxiliaires qu'on lui avait donnés.
« Je vois, écrivait-il à son ami Folard, qui s'étonnait de la len-
teur et de l'hésitation de ses premiers mouvemens, que nous pen-
sons de même sur ce qu'il y avait à faire après l'abandon que les
ennemis avaient fait de leur position derrière le Nethe, et je n'y
aurais pas manqué si j'avais été seul.., mais je ne sais si vous
savez ce que c'est qu'une armée de cour et tous les inconvéniens
qu'elle entraîne. Je détache de cette armée quarante bataillons et
cinquante escadrons pour faire l'investiture de Mons. Ce siège se
fera sous les ordres de M. le prince de Conti, dont Dieu bénira les
inspirations. Quant à moi, je compte me tirer d'affaire, je ne dis
pas avec peu, car cette armée est encore formidable, mais couvrir
les places que nous avons conquises et empêcher qu'on interrompe
le cours de nos }>rogrès, ne laisse pas que de faire une opération
considérable. Quant à la pohtique, je n'en parlerai pas, gens plus
habiles que moi s'en mêlant (I). »
Et presque à la même date, il écrivait au roi de Prusse, qui lui
demandait, tout en le comblant d'éloges, de lui expliquer la timi-
dité de ses opérations. — «Ce n'est pas par amour-propre, mais
par obéissance que j'ai l'honneur de me conformer aux ordres que
Votre Majesté veut bien me df.înner, et que je vous rends compte,
sire, des opérations de l'armée qu'il a plu à Sa Majesté très chré-
tienne de me confier... Votre Majesté sait bien que le parti mili-
taire est toujours soumis à la pohtique. Aussi je me flatte que
Votre Majesté ne m'attribuera pas les fautes qui pourront être faites
pendant le cours de cette campagne (2). »
Il fallait donc essayer de prévenir cet ennui du repos forcé que
Frédéric, on l'a vu, regardait comme si dangereux pour une ar-
mée française, mais plus nuisible encore pour une armée de cour
que pour tout autre. Ce fut dans cette pensée que Maurice imagina
(1) Saxe à Folard, 5 mai 1746. — (Ministère de la guerre.) — Frédéric dit dans l'His-
toire de mon temps : « La présence du roi et de ses ministres fut un surcroît d'em-
barras pour le comte de Sa.\o et une charge pour l'armée. Les courtisans remplissaient
le camp d'intrigues et contre-carraient les desseins du général. Le général et une cour
aussi nombreuse demandaient chaque jour dix mille rations pour les chevaux et les
équipages. »
(2) Le maréchal de Saxe à Frédéric, 19 mai 1746. — (Lettres et mémoires du ma-
réchal de Saxe, t. m, p. 200.)
324 REVUE DES DEUX MONDES.
d'enrôler et d'attacher à sa suite une troupe de comédiens devant
dresser son théâtre et donner des représentations dès que l'on
camperait quelque part. Pour réaliser ce dessein original, il eut
le bonheur de mettre la main sur une troupe d'opéra-comique qui
venait d'avoir à Paris un succès de vogue, et dont le directeur,
Favart, était lui-même auteur de plusieurs pièces goûtées du pu-
blic. Les boufions italiens, ayant le privilège défaire rire les Pari-
siens, s'étaient plaints de la concurrence, et Favart venait de se
voir interdire le droit de divertir la capitale. Maurice, toujours au
courant de ce qui se passait dans les coulisses, lui offrit de venir
chercher à l'armée un asile dont personne ne songerait à le faire
partir. Les mécontens, les malicieux ne manquèrent pas de plai-
santer sur le soin qu'il mettait à se procurer, même en campagne,
le genre de plaisirs qu'il avait le plus goûté dès sa jeunesse, avec
les distractions moins innocentes qu'il n'avait jamais manqué d'y
joindre. Les railleries surtout allèrent leur train quand on vit arri-
ver Favart avec sa compagnie ambulante, y compris une jolie pe-
tite actrice connue sur les planches sous le nom de la Chantilly,
qu'il venait d'épouser et dont il semblait fort épris. On ne se fit
pas faute de remarquer que le maréchal parut tout de suite s'occu-
per de la femme tout autant que du mari. Je suis loin de me
porter garant d'une pureté d'intention que la suite de ses relations
avec le ménage Favart permet assurément de mettre en doute.
Mais je n'en suis pas moins porté à croire que la pensée de laire
prendre patience à une jeune noblesse indocile, pendant les longues
journées d'attente auxquelles il devait la condamner, ne fut point
étrangère à une idée jusque-là sans exemple. Tout n'était pas de
sa part mensonge et vain prétexte quand il écrivait à Favart ces
mots dont le comédien auteur pouvait encore bien longtemps après,
et malgré tous les déboires qu'il avait dû essuyer, s'enorgueillir
complaisamment dans ses mémoires. — u Je vous ai choisi de
préférence pour vous donner le privilège exclusif de la comédie.
Je suis persuadé que vous ferez tous vos eflbrts pour la rendre
florissante. Mais ne croyez pas que je la regarde comme un simple
objet de divertissement : elle entre dans mes vues politiques et
dans le plan de mes opérations miUtaires (1). »
Fier de cette confidence et un peu gonflé de son importance,
Favart fit assez de diligence pour que son théâtre fût monté et
pût donner sa première représentation à Bruxelles, le jour même
où Maurice y vint reprendre son commandement. Le maréchal ne
manqua pas de venir prendre place parmi les spectateurs et au
(1) Mémoires de Favart, t. m , p. 22.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 325
moment où il parut, on entendit un coup de tonnerre, puis l'acteur
qui était en scène entonna ce détestable couplet de facture :
Est-ce là notre général
Que ramène Bellone ?
Eh ! oui, c'est le grand maréchal.
C'est lui-même en personne,
Non; je le vois à ses regards,
C'est le dieu de la guerre,
Et Jupiter annonce Mars
Par un coup de tonnerre.
« Cet impromptu, ajoute Favart, fut transcrit par tout le monde
avec empressement. On le porta au maréchal, qui était à dîner
avec les officiers généraux. On m'envoya chercher. Un plaisant
demanda ce qu'un poète comme moi venait faire à l'armée. Je ré-
pondis que je venais chanter les exploits de nos généraux et chan-
sonner les ennemis... Le comte de Saxe, qui connaissait le caractère
de notre nation, savait qu'un couplet de chanson, une plaisanterie
faisait plus d'efïet sur l'âme ardente des Français que la plus
belle harangue. Il m'avait intitulé le chansonnier de l'armée, chargé
d'en célébrer les événemens les plus intéressans (1). »
Peu de jours après (quel contraste!), une autre cérémonie attes-
tait aussi, par un témoignage d'un genre tout différent, la prise
de possession de la capitale de la Flandre autrichienne par les
armes victorieuses de la France. C'était le roi qui arrivait et qui,
suivant l'usage observé, nous dit Luynes, dans toutes les villes con-
quises, mettait pied à terre devant la cathédrale, où un Te Deimi
devait être chanté. L'archevêque, le cardinal d'Alsace appartenant
à l'ancienne famille d'Henin, dut attendre et haranguer le souve-
rain vainqueur sur la porte de son église. Son langage (dans cette
occasion si délicate, pour un sujet resté fidèle de Marie-Thérèse),
fut plein de tact et de dignité chrétienne. — « Sire, dit-il, le dieu
des armées est aussi le père des miséricordes : tandis que Votre
Majesté lui rend des actions de grâces pour ses victoires, nous
lui demandons de les faire cesser heureusement par une paix
prompte et durable. Le sang de Jésus-Christ est le seul qui coule
sur nos autels; tout autre nous alarme; un prince de l'église peut
sans doute avouer cette crainte devant un roi très chrétien. C'est
dans ces sentimens que nous allons entamer le Te Deiim que
Votre Majesté nous ordonne de chanter. »
Dès le lendemain, il fallait ouvrir la campagne sur le terrain
ingrat et limité où on avait ordre de la reniermer. Maurice fit de
(1) Mémoires de Favart, t. i, p. 4.
326 REMJE DES DEUX MONDES.
son mieux pour satisfaire les ardeurs piincières dont la tutelle im-
portune lui était confiée. Tandis que Conli, ramenant toute son
armée par Maubeuge et Thionville dans le Hainaut, venait mettre
au sud de Bruxelles le siège devant Mons, l'armée royale, ma-
nœuvrant dans le nord et reloulunt les troupes alliées qui recu-
laient devant elle sans l'attendre, allait tenter à Anvers une opéra-
tion du même genre dont la direction dut être confiée au comte
de Glermont. Mais la marche n'était pas commencée que déjà le
prince et le maréchal ne pouvaient plus s'entendre. Ce n'est pas
que Glermont fût, comme son cousin Conti, un ambitieux à hautes
prétentions, voulant en faire à sa tête et n'obéir à personne. C'était
au contraire un bon vivant, ne songeant guère qu'à lire et à
s'amuser ; il y avait en lui un mélange de quahtés ou de vices,
comme on voudra, très singulier à rencontrer chez un cadet de
maison royale, destiné de bonne heure à l'état ecclésiastique, qui
avait porté longtemps le petit collet et jouissait encore de
200,000 livres de rente du chef de l'abbaye de Saint-Germain-des-
Prés, dont il avait la commende. Get étrange abbé, après avoir
rempli Paris du bruit des hauts faits d'un hbertinage élégant, et
mangé le bien de l'église et des pauvres, avec la Gamargo, la Du
Luc et toutes les filles de joie en renom, avait obtenu, depuis
detLX ans déjà, la permission d'endosser l'uniforme sans quitter
ses bénéfices. Bien que ce nouvel état lui plût infiniment mieux
que le premier, il n'y portait pas beaucoup plus de sérieux. Faisant
très bien son devoir au jour du péril, commandant même au besoin
avec sang-froid et habileté, il n'en conthmait pas moins à réunir
sous sa tente, où il tenait table ouverte, un jeune état-major dos
plus gais, dont les propos, méconnaissant toutes les convenances et
aussi libres que dans un souper de cabaret à Paris, ne respec-
taient personne et le général en chef moins que tout autre. G'était
là surtout qu'on s'amusait tout haut des faiblesses galantes du
maréchal, dont assurément en pareille compagnie on ne lui faisait
pas un grand crime, mais, dont on lui reprochait de ne pas choisir
les objets avec un goût assez déhcat. On riait de son pencJiant
pour les beautés faciles et aussi de son accent étranger, de sa façon
de parler originale, qui avait le tort de ne pas ressembler au ton
des cercles et des salons à la mode. On le tournait même au be-
soin en caricature. — « Qu'il est donc fâcheux, disait un de ces
petits-maîtres, d'obéir à l'homme de la cour qui a le moins d'es-
prit! »
L'écho de ces légèretés indécentes ne pouvait manquer d'arriver
aux oreilles du maréchal, qui n'était pas d'humeur endurante sur
ce qui touchait à la dignité du commandement, et moins que
ÉTDDES DIPLOMATIQUES. 327
jamais peut-être quand il sentait que les traits l'atteignaient à son
côté faible. 11 prit la plaisanterie en très mauvaise part ; et la ven-
geance qu'il en tira ne fut peut-être ni digne, ni prudente. 11 dimi-
nua graduellement les forces qu'il mettait aux ordres de Clermont
de manière à le réduire (il le disait lui-même) à l'état d'un cain-
taine de partisans. Clermont sentit le coup et, malgré son humeur
habituellement accommodante, ne put le supporter de sang-froid.
Il déclara très haut qu'il allait partir, ne pouvant se laisser traiter
de la sorte par un bâtard étranger. Chacun savait où il irait en
débarquant à Versailles, car il était en correspondance habituelle
avec AP^ de Pompadour, à qui il avait promis d'envoyer régulière-
ment des nouvelles du roi.
Par bonheur, au nombre des coupables, il en était un, le jeune
marquis de Valions, qui, peut-être aussi prompt que les autres à
parler après boire, sentait mieux, une fois les fumées du vin
dissipées , le danger des coups de langue. Il représenta au
prince, qu'étant un militaire d'occasion, quitter brusquement
l'armée, à la veille d'une action, était un parti qui ne lui ferait
pas assez d'honneur pour avancer ses affaires et qu'il ne lui
(j resterait ensuite qu'à se retii'er dans son abbaye. Il finit par le
décider à écrire au maréchal pour se défendre d'avoir tenu les
propos qu'on lui prêtait. Valfons, ayant combattu auprès du
maréchal, à Fontenoy, restait assez bien avec lui : il se chargea de
faire la remise de la lettre ; mais s'il avait été ditBcile de la faire
écrire, il le fut encore plus de la faire lire. Dès que le maréchal le
vit entrer : a Que me veut ton prince, lui dit-il, a-t-il un mouve-
ment des ennemis à me faire connaître? » — « Monsieur le ma-
réchal, dit Valfons, il vous souhaite le bonjour. » — « Dis plu-
tôt qu'il souhaite que le diable m'emporte, » et prenant le papier,
il le jetait loin de lui, sans vouloir le décacheter, ni l'ouvrir. A
force d'insister, Valfons obtint pourtant la permission d'en faire
lecture, les termes en étaient polis et bien tournés : le visage du
I maréchal fut rasséréné. Mais à aucun prix, il ne voulait répondre :
« Je ne veux pas, disait-il, être le pédagogue éternel des princes ;
il faudrait que je lui dise qu'il a mal fait : on a beau être prince du
sang, il faut savoir se taire et respecter le choix du roi. » Valfons
rappela alors que le maréchal, lui-même, pour opérer un fourrage
qu'il avait ordonné, aurait à se rendi-e dans le voisinage du quar-
tier où campait le prince et pourrait s'y arrêter pour dîner. —
« Non, dit le maréchal, je ne dîne pas chez les gens qui s'égaient
âmes dépens. » — Le lendemain pourtant le fourrage eut lieu, et
Valfons, servant de guide au maréchal, l'égara sans peine à l'entrée
de la nuit, de manière à se trouver devant le logis du prince, où
328 REVUE DES DEUX MONDES.
un dîner était préparé. Vu l'heure avancée, il fallut bien entrer et]
s'y asseoir. Le repas était bon et bien servi : le maréchal fut mis!
à la première place, le prince s'asseyant à sa gauche : on ne parla
pas de l'alïaire de la veille, et tout se passa de bonne grâce. En
sortant seulement, Valfons dit à l'oreille de Maurice : — « Vous
voyez bien, monsieur le maréchal, qu'on vous trompait et que
M. de Glermont est de vos amis. » — « C'est bon, c'est bon, reprit
Maurice, nous nous aimons beaucoup, mais surtout au feu. »
Peu de jours après, le corps de Glermont fut reconstitué, porté à
j 2, 000 hommes avec vingt pièces de canon, et 300 servans d'ar-
tillerie, et le siège d'Anvers put commencer dans de bonnes condi-
tions (1).
Glermont remercia le maréchal avec une effusion peut-être
sincère. « Quand vous me connaîtrez mieux, lui écrivait-il, vous
verrez que je ne suis ni avantageux, ni intrigant, ni étourdi;
que je ne connais pas de dessous et que je m'attache sincère-
ment à ceux qui ont de l'affection pour moi. » Mais en atten-
dant, pour ne plus être exposé à se retrouver dans l'embar-
ras, il prenait acte auprès de M™® de Pompadour de la marque
de confiance qui lui était donnée, et, par une flatterie déli-
cate, il l'entretenait de détails militaires qu'elle n'était sûrement
pas en état de comprendre. « — A présent, disait-il, que le roi m'a
lait la grâce de me détacher avec un corps pour laire le siège de
la citadelle d'Anvers, je vous prie d'en agréer les nouvelles. Cette
citadelle se défend par un feu assez raisonnable, parce que, vou-
lant ménager la ville d'Anvers, je n'ai pas un grand front d'attaque
et que les ennemis portent toutes leurs délénses sur ma tranchée.
Si j'avais eu la liberté d'attaquer par l'esplanade de la ville et par
le côté de l'Escaut aussi bien que par celui-ci, mon opération en
aurait été plus prompte; malgré cela, je fais mon possible pour
que ceci aille bien, et je puis vous dire, madame, que je chemine
promptement, vu la gêne dans laquelle je suis... Ce que j'ai à
vous mander qui m'intéresse plus que tout, c'est que le roi est gai
et se porte à merveille. Je vous demande la permission de vous
écrire quelquefois pour vous demander de vos nouvelles. Je vous
prie d'être persuadée que je m'y intéresse infiniment. Ne doutez
pas, madame, du respect, de la reconnaissance et de l'attachement
que je vous ai voués : ces sentimens sont, je vous assure, invio-
lables. » — Et pour plus de sûreté, il écrivait aussi à Paris-Duver-
nay : « Principauté à part, si j'étais un homme à ne point vouloir
relâcher aucune des troupes qu'on m'aurait confiées qu'à mon
(1) Souvenirs du marquis de Valfons, p. 156-165.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 329
corps défendant et après de longues discussions, on aurait raison
de ne m'en donner qu'à lèche-doigt; mais comme je ne pense, ni
ne songe et ne désire que le bien du service, on doit me confier les
troupes sans crainte et avec la certitude que je serai toujours en
état de les rendre (1). » Du reste, le siège d'Anvers marchant bien
et la citadelle se rendant au bout d'un mois, il n'y eut plus lieu à
récriminations de part ni d'autre.
Avec l'autre prince, chargé de l'autre siège, les difficultés fu-
rent plus grandes encore et beaucoup moins heureusement termi-
nées. D'abord Mons, mieux fortifié, mieux défendu ou moins ha-
bilement attaqué qu'Anvers, mit plus longtemps à se rendre. Puis,
lorsqu'enfin, au bout de deux mois, la citadelle eut capitulé, la si-
tuation militaire avait fait un grand pas. Les alliés, ayant reçu, soit
d'Angleterre, soit d'Autriche, tous les renforts qu'ils pouvaient
attendre, se mettaient aussi en mouvement et débouchaient, sous
les ordres du prince de Lorraine, entre Hasselt et Maëstricht, par
la frontière de Hollande, avec des intentions agressives. Leur des-
sein était, visiblement, d'abord de couvrir Namur, dernière place
(mais très importante) qu'ils possédaient encore sur le cours de la
Meuse, puis de passer entre les deux armées françaises, rejetant
celle de Gonti sur la France et interrompant les communications de
l'armée royale. Si ce double résultat était atteint, Bruxelles pouvait
être repris et, Maurice se voyant obligé de se replier précipitam-
ment pour ne pas être séparé de la France, toute la province était
reconquise. Maurice n'hésita donc pas à se porter immédiatement
avec toutes ses forces au-devant de l'ennemi. Laissant le roi retour-
ner en France, pour assister aux couches de la dauphine, il quitta
Bruxelles lui-même et vint à la rencontre du prince de Lorraine
pour lui barrer le chemin de Namur. Les deux armées se firent face
sur les rives du Mehaigne, petit affluent de la Meuse. Une action
décisive pouvait être engagée d'un jour à l'autre. Maurice pria
instamment Gonti (il n'avait pas d'ordre à. lui donner) de venir le
rejoindre sans délai. L'invitation était d'autant plus naturelle que,
par suite du mouvement que Maurice venait de faire, il s'était rap-
proché du théâtre des opérations de Gonti, et les deux quartiers
généraux n'étaient plus éloignés l'un de l'autre que par une dis-
tance de quelques lieues. C'était le théâtre où s'était jouée la par-
tie la plus mémorable de la guerre de la succession d'Espagne et
le lieu même où Marlborough avait infligé à la France un des plus
(1) Clermont à M""* de Pompadour et à Paris-Duvernay, mai, juin, juillet 1746. —
(Ministère de la guerre. — Papiers de Condé.) — La correspondance avec M°"= de
Pompadour a lieu au moins une fois par semaine.
330 REVUE DES DEUX MONDES.
grands désastres qu'elle eût jamais subis. Ramillies n'était qu'^
quelques lieues du camp de Maurice ; on conçoit ce que ce souvenir
ajoutait à la solennité de ce moment critique.
Conti ne se pressa nullement de se rendre à l'appel. Mons à
peine soumis, il avait mis le siège devant Charleroi et ne se sou-
ciait pas de l'interrompre. Il se borna à détacher un de ses lieute-
nans, le comte d'Estrées, avec douze bataillons et dix escadrons, et
à l'envoyer à la rencontre du maréchal, pour l'appuyer s'il était
besoin. Mais quelle ne fut pas la surprise du maréchal lorsque, à la
première réquisition qu'il adressa, le comte d'Estrées exhiba une
instruction du prince de Conti lui interdisant d'ngir, à moins qu'il
n'en eût reçu de lui l'ordre positif. L'indignation du maréchal de-
vant cet acte de "véritable trahison fut extrême et il l'exprima au
ministre de la guerre dans les termes les plus vifs. — « Voilà,
disait-il, une chose qui mérite toute l'attention du roi et la vôtre...
Vous verrez, par la lettre de M. le prince de (lonti, que si les en-
nemis venaient pour m'attaquer (ce qui peut arriver d'un moment
à l'autre), M. d'Estrées serait obligé de rester spectateur du com-
bat, à moins qu'il n'eût obtenu la permission d'agu' de M. le prince
de Conti, qui reste à six grandes lieues d'ici... Cette conduite du
prince est incompréhensible : je la cache avec grand soin à l'ar-
mée, afin que l'ennemi l'ignore... Je suis trop bon serviteur du roi
pour rendre à M. le prince de Conti ce qu'il me fait. Je veux ce-
pendant lui en faire la peur, en le menaçant de me retirer au camp
de Louvain, » c'est-à-dire en le laissant seul en face de l'armée au-
trichienne, qui en aurait eu aisément laison. Ce n'était qu'une me-
nace, et peut-être pas le meilleur moyen de rappeler à son devoir
un prince d'un caractère hautain comme Conti, qui se borna à lui
répondre, après quelques offres de concours toujours un peu
vagues : — « Si vous voulez vous en aller à Louvain, il faut m'en
avertir, pour que je sauve mon canon. » Mais le comte d'Argenson,
averti de la querelle, s'en émut davantage. — « Sa Majesté, écri-
vit-il à Maurice, trouve bon que vous employiez toutes les troupes
pour faire avorter les projets fastueux que les alliés ont annoncés
dans toutes les cours d'Europe. C'est en le présentant sous cet
aspect à M. le prince de Conti qu'elle ne doute pas que ce prince
n'y concoure de toutes ses forces, en préférant à l'hitérêt même du
siège dont il est chargé celui d'en imposer à un ennemi présomp-
tueux, qui ne devrait pas l'être devant vous. Vous pouvez donc
vous adresser à lui avec confiance; je connais trop son amour pour
le roi et pour l'État pour être persuadé (sic) que la confiance qu'il
aura dans la sagesse de vos avis sera plus puissante sur lui que la
crainte d'une retraite sur Louvain, qu'il ne croira jamais que vous
ÉTUDES DIPLOM/-TIQUES. 331
ayez pensée sérieusement (1). » Heureusement, quand cette ré-
ponse arriva, le siège de Charleroi était terminé par une soumis-
sion si prompte et si brusque que le commandant fut soupçonné de
s'être laissé corrompre.
Coiiti parut alors se décider à s'unir enfin au maréchal, et il lui
fit demander un rendez-vous pour le lendemain, 2 août, dans des
termes qui semblaient bien indiquer quelques remords de s'être
fait si longtemps attendre. — « Si vous ne pouvez venir, lui écri-
vit-il, ce qui serait signe de combat, j'irai vous rejoindre à tire
d'ailes avec toutes les forces que je poiu-rai vous amener. »
La conférence eut lieu, le '2 août, dans la bourgade de Walhem.
Une discussion s'engagea immédiatement entre les deux généraux,
elle fut très vive et ne tarda pas à devenir orageuse ; Gonti, si lent à
se mettre en mouvement la veille, voulait maintenant agir sans dé-
lai et pousser droit à l'ennemi; ce fut, au contraire, Maurice qui
tint à rester dans une imposacte et formidable attitude de défende.
Non que, s'il eût suivi ses propres inspii-ations, il n'eût été porté,
comme toujours, au parti le plus audacieux; mais il connaissait ses
instructions et la limite qu'il lui était défendu de franchir. A quoi
bon, dès lors, attaquer, si, même victorieux, il lui était interdit de
poursuivi'e? Il valait mieux laisser le prince de Lorraine en face de
la masse vraiment redoutable qu'allaient former les deux armées
réunies, gêner ses communications avec la Hollande et attendre
que, n'osant pas avancer et ne pouvant subsister longtemps sur le
coin de terre étroit et promptement épuisé où il s'était campé, il
prît de lui-même le paini de la retraite (2).
Le débat se prolongea pendant deux jours devant les états-ma-
jors des deux armées, informées de la dissidence et attendant l'is-
sue avec impatience. Gonti avait pour lui tout ce qui était jeune et
bouillant, même dans l'armée de Saxe, la conduite de Maurice,
dont on ne pénétrait pas le secret, causant à la vivacité française
un véritable agacement de nerfs; et parmi ceux qui ne cachaient
pas leur mécontentement, il fallait compter le chevalier de Belle-
Isle, confident intime et correspondant régulier du maréchal, son
frère, auquel il avait soin de faire connaître tout ce qui se passait à
(1) Maurice de Saxe à d'Argenson, 31 juillet 17-46. — D'Argenson à Maurice, 2 SLOÛt
1746. — Gonti à Maurice, l" août i746. — (Ministère de la guerre.)
(2) C'est en que le chevalier de Belle-Isle (présent à l'armée comme je vais le dire)
écrit à son frère le 4 août pendant la durée même de la conférence. — « Je ne sais si
les dispositions de M. le prince de Conti sont nerveuses; mais il me paraît que celles
de M. le maréchal visent à la défensive, non que je pense qu'il la juge nécessaire,
vu la supériorité des deux armées réunies, mais apparemment parce qu'il la croit plus
homogène aux dispositions du conseil-. » — (Ministère de la guerre. — Partie supplé-
mentaire.)
332 REVUE DES DEUX MONDES.
l'armée, et surtout les fautes ou les torts vrais et faux d'un
rival (1).
Enfin, de guerre lasse, mais de très mauvaise grâce, Conti finit
par céder. « Votre armée étant la plus nombreuse, dit-il à Mau-
rice, c'est vous qui devez décider. » Par la même raison, le bon
sens disait que c'était Maurice aussi qui devait commander; mais
Conti ne l'entendait pas ainsi. — « Un prince du sang, disait-il,
qui a patente de général, ne doit obéir à personne, pas même à un
maréchal de France. » Et il citait l'exemple du grand Gondé, qui
avait exigé dans sa dernière campagne que, non-seulement lui-
même, mais son fils, prit le pas sur cinq maréchaux de France. Le
débat devenait trop personnel pour être poursuivi directement entre
les deux interlocuteurs, et Conti se retira sans annoncer ses inten-
tions. Le lendemain, en apprenant qu'il avait demandé à Versailles
la permission de quitter son poste et qu'il se préparait à partir :
« Âurai-je eu le malheur de vous déplaire, monseigneur? écrivit
sur-le-champ Maurice, un peu troublé de cette brusque résolution.
J'ai plusieurs choses à régler auxquelles je ne suis point préparé.
Voudriez-vous m'indiquer une heure pour prendre vos ordres et
vous présenter mes respects? » — « J'étais parti en chemin, répli-
qua sèchement le prince, quand j'ai reçu la lettre que vous m'avez
écrite hier. C'est avec plaisir que j'eus (sic) conféré avec vous, si
je n'avais pas été embarqué. Il est vrai que j'ai demandé au roi de
m'en aller; la façon dont nous avons été ensemble ne doit pas,
monsieur le maréchal, vous faire imaginer que je me plaigne de
vous. » Cette assurance, donnée du bout des lèvres, ne promettait
rien de bon, et bien que Maurice demeurât, en réalité, maître du
terrain, puisqu'un ordre ministériel ne tarda pas à mettre les deux
armées sous son commandement, il n'en restait pas moins défiant,
irrité et convaincu qu'il avait désormais à la cour un ennemi puis-
sant et ne songeant qu'à le desservir. Il n'avait pas tort d'être in-
quiet, car Conti, malgré la surprise et le mécontentement général
(4) La correspondance du chevalier avec son frère est restée au ministère de la
guerre avec tous les papiers du maréchal. Il se défend beaucoup d'avoir pris parti
dans la querelle de Conti et du maréchal de Saxe. Mais il convient que Conti l'avait
entretenu de sa manière de voir, et on voit que dans les jours qui suivirent l'alterca-
tion des deu.\ généraux, il craignit lui-même sérieusement d'être arrêté. (4 et 14 août
1746.) — L'impatience de la conduite de Maurice était la même à Paris. Le comte de
Loos, ministre de Saxe à Paris, écrit le 3 août au comte de Brûhl: — « Le public est
extrêmement surpris des nouvelles qui font juger (ainsi que cela est vrai) que le ma-
réchal a ordre d'éviter d'en venir aux mains avec les alliés; mais cette manœuvre
n'est pas du goût de tout le monde et d nne lieu de tenir toutes sortes de raisonne-
mens prématurés sur le compte du maréchal. — (Loos au comte de Brûhl. — Archi"
ves de Dresde.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 333
que causaient sa retraite et la sotte prétention qui la motivait, fut
reçu à Versailles avec tous les égards ordinaires. Le roi ne lui té-
moigna aucun déplaisir, et on sut bientôt que M"^^ de Pompadour,
loin de lui en vouloir, se montrait satisfaite qu'en faisant cesser de
lui-même la «iivision du conuuandement en Flandre, il eût ôté au
roi le motif qu'il donnait habituellement pour se montrer pressé d'y
retourner (1).
Aces sourdes intrigues qu'il soupçonnait, Maurice fit la meilleure
des réponses. Quinze jours n'étaient pas écoulés que le prince de
Lorraine, après quelques essais d'attaques aussi timides qu'infruc-
tueux, se sentant coupé de la Hollande et craignant d'être enve-
loppé, se décidait à passer la Meuse avec armes et bagages, et à
sortir de Flandre par la porte du Luxembourg. Le siège de Namur
pouvait commencer sans comir risque d'être interrompu.
II.
Il y avait plus d'un motif, d'ailleurs, pour que le retour de Gonti,
tout en donnant lieu à quelques commentaires, passât à peu près
inaperçu à Versailles. Deux événemens imprévus, arrivés coup sur
coup, y mettaient tout en rumeur. Les couches de la dauphine,
dont l'attente avait motivé le retour du roi, avaient eu lieu dans
les circonstances les plus douloureuses. A peine la princesse avait-
elle donné le jour à une fille qui ne devait pas vivre, qu'on rece-
vait la nouvelle de la fin subite du roi d'Espagne, son père; Phi-
lippe V succombait à une attaque d'apoplexie qui l'avait frappé
dans son lit, à côté de la reine, sans qu'il eût un instant pour se
reconnaître; et quelques jours après c'était la dauphine elle-même
qui était emportée, avant d'être relevée de ses couches, par un
accident que rien ne faisait pressentir.
La désolation de son jeune époux était extrême. Ce fut aussi une
contrariété générale que de voir ajourner encore les espérances
de la succession royale, qui était toujours menacée dans la ligne
directe puisqu'elle ne reposait encore que sur une seule tête. Ce
n'étaient là cependant que les moindres des préoccupations cau-
sées par ces coups inattendus de la mort. Un nouveau roi allait
gouverner l'Espagne, et ce n'était pas le fils d'Elisabeth ! La main
saccadée et violente qui remuait depuis tant d'années la machine
politique de l'Europe allait donc être forcée cette fois de lâcher les
rênes. Quel changement! quel vide dans la balance! Par quel
poids nouveau serait-il remplacé?
(1) Maurice au prince de Conti, 12 août. — Conti à Maurice, 13 août 1746. — (Mi-
nistère de la guerre. Partie supplémentaire.) — Journal de Luynes, t. vir, p. 388-391.
— Le comte de Loos au comte de Brûhl, 17 août 1746. — (Archives de Dresde.)
334 REVUE DES DEUX MONDES.
Au premier moment, d'Argenson (il s'en confesse dans ses Mé-
moires et il faut en vérité l'en excuser) éprouva de cette mort im-
prévue une satisfaction qu'il ne prit même pas la peine de dissi-
muler. C'était pour lui la délivrance: c'était le trône enlevé à son
ennemie déclarée et mi cruol déboire pour Noailles, son rival, qui
n'avait rapporté d'une ambassade solennelle d'autre profit que la
faveur d'Elisabeth : c'était donc, à ses yeux, un âge d'or qui com-
mençait pour l'Espagne. « Le gouvernement d'Espagne, écrivait-il
sur-le-champ à Vauréal, a été français du temps de Louis XIV, ita-
lien le reste du règne de Philippe ; il va devenir castillan et natio-
nal. Gomme nous ne voulons que sa gloire et sa sûreté, il ne vous
sera pas difficile d'y être d'autant mieux reçu qu'il sera dirigé par
les principes qui lui conviennent le mieux. » Et puis le nouveau roi
n'était-il pas u;î peu Savoyard par sa mère, sœur de Charles-Emma-
nuel? « On prétend qu'il est fort éloigné d'avoir de l'aversion pour
son oncle. » Ne trouverait-on pas occasion de lui dire un mot de
ce traité de Turin tant calomnié, et qu'il serait si aisé de reprendre?
« Seulement, ajoutait d'Argenson, en ce cas, le secret serait plus
que jamais de rigueur et une correspondance destinée au roi seul,
à l'insu du conseil, deviendrait une précaution indispensable. Cela
est devenu malheureusement et indécemment nécessaire depuis
quelque temps. » Le roi, non plus, ne semblait pas prendi'e trop
au tragique la perte ni de son oncle, ni même de sa belle-fille.
« J'en suis inconsolable, écrivait-il de son côté, par toutes sortes
de raisons; sauf sa timidité, elle eût été parfaite à sa tête près,
qui n'était pas ce que vous aviez dépeint (elle était rousse, et Vau-
réal n'en avait pas prévenu), mais mon fils s'en accommodait. Ce
sera un furieux vide pour lui, qui était jour et nuit avec elle; nous
tâcherons de le lui rendre aussi court que possible (l). »
Les pronostics favorables portés sur le nouveau règne, sans être
complètement démentis, ne tai'dèrent pourtant pas à être assom-
bris par quelques nuages. Ferdinand VI (c'était le nom du succes-
seur de Philippe) était un priuce doux, doué de sentimens élevés
(dont il fit preuve tout de suite pai- les égards qu'il témoigna à la
douairière, sa belle-mère), mais d'une humeur triste et d'un ca-
ractère et d'un tempérament débiles. Sa femme, fille du roi de
Portugal, était aimable, gracieuse quoique laide, mais sujette à
d'étranges caprices. On remarquait en particulier avec surprise
la faveur qu'elle témoignait (sans qu'on pût et pour cause y
imputer aucun motif coupable) à un chanteur italien nommé Fa-
rinelli qu'elle avait fait venir de Naples et qui avait l'art de calmer
(1) D'Argenson à Vauréal, 17 juillet 1746. — Le roi à Vauréal, 26 juillet 1746.
(Correspondance d'Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 335
par ses accens mélodieux les accès de mélancolie noire auxquels
Ferdinand était sujet. Elle l'admettait dans son intimité et suivait
volontiers les avis de cet étrange conseiller. Il était dès lors diffi-
cile de préjuger dans quel sens serait dirigée l'influence assez
grande qu'elle exerçait sur le jeune roi. On savait seulement
qu'elle restait très attachée à son ancienne pati'ie, et les relations
des cours de Londres et de Lisbonne, bien que momentanément moins
intimes, reposaient sur des intérêts communs et d'anciennes ha-
bitudes qui ne perdaient pas leur empire. L'Angleterre pouvait
donc trouver de ce côté une entrée facile pour les propositions
d'accommodement qu'elle ne cessait de faire par voie indirecte,
dans le dessein de rompre l'alliance des deux couronnes de la mai-
son de Bourbon. Assurément le nouveau couple royal, quoique par
des raisons différentes, devait mettre autant de prix que le précé-
dent à assurer l'établissement [Tomis à l'infant, en Italie : car la
présence à Madrid d'un fds d'Elisabeth, gendre de Louis XV, et
mari d'une princesse qui n'était dépourvu elle-même ni d'esprit
d'intrigue, ni d'ambition, pouvait devenir un embarras dont il y
avait tout intérêt à se déli\Ter. Mais outre qu'on pouvait se conten-
ter d'un lot plus modeste que celui qu'avait rêvé la convoitise ma-
ternelle, le résultat au lieu d'être conquis l'épée à la main, avec le
concours des armes françaises, pouvait être tout aussi bien obtenu
par une concession de Marie-Thérèse, due à l'intervention du cabi-
net britannique.
C'est ce que Noailles, un instant déconcerté, ne tarda pas à faire
remarquer dans un mémoire destiné à passer sous les yeux du roi,
«t c'est aussi ce que Vauréal, qui connaissait bien le terrain, laissa
tout de suite entendre à d'Argenson, pour calmer son imagina-
tion trop prompte à se mettre en campagne : « J'ai été voir le
nouveau roi, écrivait-il en sortant de sa première audience, et je
n'ai pas tardé à voir qu'il fallait suivre le style usité en cette cour,
qui est de parler en commun au roi et à la reine ; le roi ne sait
rien des affaires : c'est la reine qui le dit^ et lui dit simplement
qu'il n'est au fait de rien... C'est Marie qui succède à Elisabeth
plutôt que Ferdinand à Philippe... les Anglais vont se remuer, et
je crains maintenant que la paix ne soit trop facile. » Puis, il ra-
contait qu'ayant dû fah'e sa visite de condoléance à la reine douai-
rière, cette princesse, qui cachait sous l'apparence d'une douleur
conjugale exagérée sa rage intérieure, lui avait dit à l'oreille :
« Ne vous y trompez pas ; le roi est bonasse, mais la reine hait les
Français, il n'y en aura plus ici que pour les Portugais et les mu-
siciens. » II est vrai qu'elle venait de sortir du palais où elle avait
régné tant d'années en traversant les rangs d'une foule dans la-
quelle il y avait, dit encore Vauréal, plus de contons que d'affligés.
336 REVUE DES DEUX MONDES.
« J'ai vu, ajoutait l'ambassadeur, bien des pompes funèbres, mais
je n'ai rien vu qui m'ait fait une si forte impression : il m'a semblé
que c'était un vivant qui allait à son propre enterrement (1). »
Enfin quelque temps après, répondant évidemment à la pensée
trop optimiste exprimée par d'Argenson, à savoir qu'il suffirait à
Ferdinand d'être bon Espagnol pour être bon Français: « Il ne
faut pas nous y tromper, disait-il, quarante-six ans de règne de
Philippe V nous ont gagné fort peu de cœurs espagnols : nous
n'avons plus à combattre les emportemens d'une reine italienne,
mais une opposition constante dans toute cette nation. Les Espa-
gnols apprennent à haïr les Français comme à aimer les combats
du taureau, et cela depuis le plus grand jusqu'au plus petit...
même dans ce qu'on appelle les honnêtes gens et les dévots qui
sont en grand nombre, à la cour il n'y en a pas un qui dise du bien
de nous, les meilleurs et en petit nombre sont ceux qui n'en disent
pas de mal (2). »
La persévérance du nouveau roi dans l'alliance française de-
meurait ainsi en problème, malgré les assurances contraires et les
protestations officielles qui ne firent pas défaut. Il n'était donc nul-
lement sûr qu'on eût gagné au change, autant que se l'imaginait
d'Argenson, et ses ennemis ne manquèrent pas de faire remarquer
que ce qui causait le ravissement du ministre français n'apportait
pas un contentement moindre à Vienne et à Londres. Là, on voyait
déjà la France privée de son seul allié, et on poussait de vérita-
bles cris de joie. « La mort du roi d'Espagne, écrivait-on d'Angle-
terre, a fait perdre le peu de cervelle qui restait ici. » — « Cette
cour se flatte, écrivait le représentant de Venise à Vienne, que
l'avènement du prince des Asturies va changer toutes les maximes
politiques et faire cesser les causes qui troublent l'Europe. » Et le
malheur voulait que ces prévisions s'accréditaient au moment
même où les opérations militaires avaient pris en ItaHe un tour
très fâcheux et où le doute, répandu sur les intentions futures du
cabinet de Madrid, ne pouvait amener que des désastres.
Une bataille importante venait, en effet, d'être livrée et perdue
sur ce théâtre, laissant les deux armées alliées plus que jamais mé-
contentes l'une de l'œuvre, et toutes deux dans la situation la plus
critique. C'était la conséquence directe de l'étrange et douloureuse
instruction qui réduisait un maréchal de France, commandant une
grande armée, à l'état de simple lieutenant d'un infant sans capacité
(1) Vauréal à d'Argenson, H, 26 juillet, 6 août I7i6. — (Correspondance d'Espagne.
— Ministère des affaires étrangères.) — D'Argenson dans ses mémoires confirme ce
que dit Vauréal de l'influence de la reine Marie-Barbe. « Ferdinand, dit-il, est uxo-
rius. »
(2) Vauréal à d'Argenson, 23 août 1746.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 337
et sans expérience. Après l'évacuation de Milan, opérée sous Tempirc
d'une véritable panique par l'armée espagnole, la Lombardie était
perdue. Les Autrichiens, sous la conduite du marquis de Botta qui
remplaçait le prince Lichtenstein, s'y répandaient sans obstacle.
Ce n'eût été que demi-mal, et le malheur eût encore été bon à
quelque chose, si, instruits par l'expérience, l'infant et ses conseil-
lers eussent renoncé à une conquête qui avait si mal tourné et
fussent revenus au plan de concentration, si heureusement suivi
l'année précédente. La raison leur commandait, sinon de venir
rejoindre tout de suite Maillebois, toujours campé àNovi,au moins
de lui tendre la main en restant en observation devant Pavie et le
long du cours supérieur du Pô. De la sorte les deux armées rap-
prochées, au moindre signal, auraient pu faire face en commun,
soit à gauche à un mouvement agressif de Charles-Emmanuel, soit
à droite à la marche victorieuse de l'armée autrichienne, et em-
pêcher la jonction de ces forces ennemies. Ce fut le sage conseil
de Maillebois, qui n'eut pas le bonheur d'être agréé, l'infant ayant
pour consigne de ne quitter à aucun prix les états héréditaires de
sa mère. Aussi, arrêtant à Plaisance sa retraite précipitée, il s'ob-
stina à y rester avec tout son monde ; il laissait ainsi entre Maille-
bois et lui une distance longue à parcourir et un vide impossible
à combler. Ce ne fut qu'à grand peine qu'on put obtenir de lui
de rappeler un détachement qu'il avait déjà aventuré à Parme,
loin de tout secours possible.
Ce que Maillebois avait prévu ne manqua pas d'arriver : Plai-
sance, devenant le quartier-général de l'armée espagnole ainsi
séparée de son alliée, devint aussi, par là même, l'objectif des
deux armées piémontaise et autricliienne. Sûrs de franchir sans
obstacle l'espace laissé libie devant eux, Emmanuel et Botta se
donnèrent rendez-vous sur ce point naturellement désigné pour
opérer leur réunion. Les Autrichiens arrivèrent les premiers, et
leur seule présence dans les campagnes environnantes fit manquer
tout de suite de vivres et de fourrages la ville, où aucun magasin
n'avait été préparé. Le général Braun, lieutenant de Botta (mais
plus actif et plus entreprenant que son chef), déclarait déjà tout
haut que le siège qui allait commencer ferait oublier les rigueurs
de celui de Prague. L'infant alors, se sentant serré de si près, prit
peur et envoya à Maillebois l'ordre de détacher de son armée dix
bataillons et de les lui expédier, promettant de faire, moyennant
ce secours, un puissant efïort pour se dégager, ce qui permettrait
de les lui ramener et de les lui rendre.
Maillebois s'exécuta à regret, ne se dégarnissant pas sans crainte
du tiers environ des forces dont il pouvait disposer. 11 laissa par-
TOME xrviii. — 1890. 22
338 REVUE DES DEUX MONDES.
tir les dix bataillons sous la conduite du marquis deMirepoix. Mais
quelle ne fut pas sa surprise, lorsque peu de jours après un nou-
veau commandement lui arrivait, et ce n'était plus seulement une
fraction de ses troupes, c'était son armée tout entière qu'on lui
enjoignait d'amener de sa personne cà Plaisance! L'ordre était exprès
et, de plus, appuyé par une lettre du marquis de Mirepoix, lui fai-
sant savoir qu'il avait trouvé un tel état de démoralisation dans le
camp espagnol, qu'à moins de la prompte arrivée du secours attendu,
on allait capituler et mettre bas les armes. Pour le coup, c'en était
trop ! et le maréchal éprouva un véritable accès de désespoir. C'était
bien la concentration qu'il avait toujours demandée, mais opérée
au rebours du sens commun. No^i était la tète de sa ligne de com-
munication avec la France, et le point d'où il pouvait cou\Tir la
république de Gênes, notre alliée, dont la fidélité commençait à
s'ébranler. Nul doute que cette position importante, à peine aban-
donnée par lui, serait occupée par les Piémontais, et toute son
armée allait se trouver ainsi en l'air, sans aucune retraite prépa-
rée ni possible en cas de revers; aussi, tout en se mettant en devoir
d'obéir (il n'avait pas le choix), il voulut au moins se le faire dire
à deux fois. Il se mit en marche en sollicitant un contre-ordre
qu'il espérait recevoir en chemin : — « Je connais trop votre pro-
bité, écrivait-il à Mirepoix, pour croire que vous ayez part à l'avis
qui détermine ma marche. J'espère qu'en bon citoyen et en homme
sur qui je puis compter, vous ferez tous vos efforts pour ramener
l'infant et son conseil à un parti plus salutaire pour la cause com-
mune. » — Vain espoir! une nouvelle lettre du prince arriva bien,
en effet, mais ainsi conçue : « Je sens, à la vérité, que Gênes et
la communication restent à découvert; que vos magasins et les
nôtres sont exposés et nos malades en danger d'être pris ; mais la
situation où je me trouve exige absolument votre jonction. » — Le
maréchal n'eut plus alors d'autre ressource que d'écrire au ministre
de la guerre pour dégager sa responsabilité des conséquences : —
« Je prends, disait-il, le parti d'obéir et d'abandonner les troupes
du roi aux ordres supérieurs, je souhaite qu'elles s'en trouvent
bien (1). »
Faisant taire ensuite toutes ses répugnances, le maréchal marcha
avec assez de diligence pour devancer, devant Plaisance, l'arrivée
des Piémontais. Charles-Emmanuel s'attardait, comme il était aisé de
le prévoir, à prendre possession des heux que les Français aban-
donnaient. Grâce à ce retard, dont la cause était si fâcheuse, Mail-
(I) Mirepoix à Maillcbois et Maillebois à Mirepoix, 5 et 6 juin 1746. — (Ministère
delà guerre.) — Histoire des campagnes du maréchal de MaiUebois par le marquis de
Pezay, t. n, p. 240. — MaiUebois au comte d'Argenson, 8 juin 1746. (Ministère de la
guerre.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 339
lebois eut au moins l'avantage de prendre sur lui deux jours
d'avance; c'était juste le temps nécessaire pour livrer bataille avant
la jonction des ennemis. Mais, dès son arrivée, il put se convaincre
tout de suite que rien, absolument rien, n'avait été préparé pour
une nécessité si pressante. Une fois le secours assuré et l'attaque
des Autrichiens se trouvant moins vive au premier moment qu'on
ne s'y attendait, tout le monde, l'infant tout le premier, s'était ras-
suré : — « Le maréchal, dit un récit du temps, arriva le 14 juin avant
midi , il alla descendre de cheval à la porte de l'infant ; il monta
dans la salle d'audience. Là, l'infant le fit attendre un quart d'heure
pendant lequel le maréchal s'assit, se déboulonna et s'essuya ; arrive
enfm Son Altesse, qui, s'avançant auprès de M. de Maillebois, lui
dit : « Ah ! vous voilà, monsieur le maréchal. Je AÏens de là-haut,
j'examinais avec la lunette le camp des ennemis. Ils tirent beau-
coup sur nous, mais il n'y a que quelques coups perdus qui vien-
nent jusqu'à nos retranchemcns. » — Faisant ensuite une pirouette,
il fit remarquer au maréchal un voile blanc qu'il mettait pour la
première lois : — « Vous voyez, monsieur le maréchal, reprit-il,
je me suis voué au blanc : je vais à la messe, dit-il ensuite, repo-
sez-vous. » — On remarqua que, quand le maréchal entra dans le
palais avec les officiers français qui le suivaient, aucun Espagnol ne
se trouva sur son passage ni à l'audience (1). »
Goûte que coûte, n'ayant à choisir qu'entre les inconvéniens de
l'attente et ceux de la précipitation, Maillebois insista pour qu'on
engageât le combat dès le lendemain au point du jour. Le résultat,
dans de telles conditions, ne pouvait guère être favorable. La lutte
pourtant fut soutenue sans trop de désavantage pendant toute la
première partie de la journée jusqu'au moment où les troupes
espagnoles, ne pouvant emporter, après plusieurs efforts réitérés,
les retranchemcns élevés par les Autricliiens, se découragèrent et
entraînèrent dans leur fuite les bataillons français qui leur étaient
joints. Il n'était que deux heures après-midi. Maillebois et ses aides-
de-camp avaient déjà reformé leurs troupes et s'apprêtaient à char-
ger eux-mêmes à leur tête quand l'infant, effrayé ou trompé par un
faux avis, donna le signal de la retraite. Elle s'opéra sans trop de
désordre, mais en laissant aux mains des ennemis dix-sept dra-
peaux et dix pièces de canon. La perte en hommes était à peu
près égale des deux parts.
C'était, de compte fait, depuis le commencement de la guerre, la
première victoire qu'un général de Marie-Thérèse eût remportée,
en bataille rangée, sur un général français. x\ussi rien n'égala l'émo-
tion de l'impératrice quand un courrier, qu'elle attendait avec im-
(1) Mémoire sur les campagnes d'Italie ea 1745 et 1746. — Amsterdam, 1777.
340 REVUE DES DEUX MONDES.
patience, vint lui apporter, après tant de déceptions, cette joie inac-
coutumée. Elle arrêta l'officier porteur de la dépêche au relais qui
précédait Vienne pour le faire entrer dans la capitale, en triomphe
au milieu des acclamations du peuple, dans une voiture attelée de
douze chevaux. « Voilà, j'espère, disait-elle à l'ambassadeur de
Venise, de quoi décourager les gens qui veulent me laire sortir de
l'Italie (i). »
En réalité, la position des Gallispans [comme on les appelait) de-
venait intenable. Rester à Plaisance, c'était attendre un siège avec
toutes les horreurs de la famine. Mais comment en sortir? Pour
retourner par où Maillebois était venu, la voie était barrée : on se
trouverait en face de Charles-Emmanuel et des Piémontais déjà
arrivés à Stradella, tandis qu'on serait poursuivi en queue par les
Autrichiens victorieux. Dans cette extrémité, chacun perdant la
tète, Maillebois seul garda son sang-froid. Il proposa de passer
hardiment sur la rive gauche du Pô, de rentrer ainsi dans le Mila-
nais, non pour y rester, mais pour remonter le cours du fleuve et
aller chercher au-delà, ou aux environs de Pavie, un point où on
pouvait le Iranchir de nouveau : on regagnerait ainsi le Pié-
mont en tournant l'armée de Charles-Emmanuel et en passant sur
ses derrières. L'idée était hardie, mais moins téméraire en réa-
lité qu'en apparence, car, les deux armées ennemies étant occu-
pées autour de Plaisance, en leur dissimulant le mouvement, on
avait quelques jours pour l'exécuter. D'ailleurs aucune autre issue
n'était ouverte : la nécessité parlait et se fit obéir.
Français et Espagnols passèrent donc ensemble sur la rive gauche
du Pô, dans les derniers jours de juin, ne laissant dans Plaisance
que les quelques miUiers d'hommes nécessaires d'abord pour
masquer leur départ, et pour que la ville ne put être emportée
sans une résistance d'une certaine durée. Mais ce n'était pas tout
d'avoir fait agréer à l'infant cette opération hasardeuse , il fallait
encore la lui faire exécuter. Or, une fois de retour dans le Mila-
nais, le prince, s'y trouvant plus à l'aise qu'il ne s'y attendait (ce
qai était assez naturel, puisque le gros de l'armée autrichienne était
devant Plaisance), ne voulait absolument plus en sortir. Soit timi-
dité naturelle, soit répugnance à quitter définitivement les con-
trées dont la domination lui était promise et qu'il avait parcourues
l'année précédente en vainqueur, il n'y eut pas moyen de le faire
bouger. Maillebois s'épuisa en vain en instances désespérées, Luynes
prétend même qu'il se jeta matériellement à ses genoux; on croira
difficilement que cette irrésolution se prolongea pendant plusieurs
semaines. C'était dix lois plus de temps qu'il n'aurait fallu aux
(1) D'Arneth, t. iv, p. 188, 189.
I
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 341
vainqueurs de Plaisance, non-seulement pour être avertis du mou-
vement tournant qui était médité et pour s'y opposer, mais pour
presser eux-mêmes les deux armées fugitives, l'épée dans les reins,
et les réduire soit à une capitulation honteuse, soit à une retraite
désastreuse, à travers les défilés des Alpes. Maillebois s'attendait
si bien à cette extrémité qu'il prenait les devans et envoyait à Paris
sa démission , la mort dans l'âme : — « Je vous serais obligé,
disait-il, de charger quelque autre d'une besogne véritablement
insoutenable pour moi. Il n'est vraiment pas possible qu'un maré-
chal de France reste commandant de cette armée, à la laçon dont
elle et lui sont traités (1). »
Il arrive souvent qu'on est sauvé des conséquences de ses propres
fautes par celles de ses adversaires. Ce fut le cas : les causes de
dissentiment et de défiance mutuelle n'existaient pas seulement
entre Français et Espagnols, Autrichiens et Piémontais en avaient
aussi leur part, et la victoire commune, comme c'est l'usage, ne
tarda pas à la laire éclater. Il fut bien vite évident que la rentrée
des armées gallispanes dans le Milanais causait à Charles-Emma-
nuel et au marquis de Botta des impressions très différentes. Pour
le roi de Sardaigne, c'était tout profit : il était délivré d'une occu-
pation qui depuis un an le tenait à la gorge, et il donnait volon-
tiers congé aux troupes françaises sans trop s'inquiéter s'il passait
à son voisin lombard le fardeau dont il était déchargé. L'Autri-
chien, au contraire, très contrarié de voir reparaître sur le territoire
de sa souveraine des intrus dont il se croyait délivré , voulait à
tout prix les faire ou les laisser repartir, dussent-ils repasser en
Piémont. D'ailleurs, après les mauvais bruits qui avaient couru
sur la foi piémontaise, on savait trop quel usage Charles-i^m-
manuel ferait de sa Uberté pour être pressé de la lui rendre. La
perte de l'ennemi commun passait donc en seconde ligne dans l'es-
prit de chacun des alliés, derrière la recherche de son propre inté-
rêt, et animés de vues si différentes, ils ne purent réussir à com-
biner utilement leurs mouvemens. Une partie seulement des troupes
autrichiennes se joignit aux Piémontais pour donner la chasse aux
Gallispans et leur fermer l'accès du Pô ; l'autre resta avec Botta
devant Plaisance, laissant ainsi d'un corps d'armée à l'autre une
distance suffisante pour qu'en prenant bien son moment il fût pos-
sible de passer entre eux (2).
C'est ce que Maillebois, essayant sur l'esprit de l'infant un der-
(1) Ministère de la guerre. — (Correspondance d'Italie. Juillet 17 Î6, passim.) — La
dernière phrase citée est tirée d'une lettre du comte de Maillebois, fils du maréchal,
au comte d'Argenson son oncle.
(2) C'est M. d'Arneth qui explique par cette difTérence de vues le peu de parti qui
fut tiré de la victoire de Plaisance.
342 REVUE DES DEUX MONDES.
nier effort, eut enfin le bonheur de lui persuader. 11 fut aidé cette
fois d'ailleurs dans son insistance par la difficulté que l'armée espa-
gnole commençait à éprouver à se nourrir sur un terrain chaque
jour plus resserré. Le passage du Pô fut donc tenté le 9 août, au
point heureusement indiqué; opérée dans de telles conditions, cette
manœuvre hardie demeure un des faits les plus honorables de nos
fastes militaires. En moins de vingt-quatre heures, les deux armées
eurent passé de l'autre côté du fleuve, sans que ni en amont, au
camp piémontais, ni en aval où se trouvait Botta, le moindre éveil
eût été donné. La marche fut commencée dès le lendemain pour
rentrer en Piémont par Yoghera et Tortone. Alors seulement Botta,
qui n'était peut-être pas fâché de n'avoir pas été averti plus tôt,
se mit en mouvement, et fit mine de barrer le chemin ; mais il était
trop tard, et d'ailleurs l'attaque des Autrichiens était très gênée par
le cours d'un petit affluent du Pô, le ïidon, qui les séparait de
l'armée en marche. Tout se borna donc à une série de combats
très vaillamment soutenus pendant les journées du 11 et du 12, sur
la gauche des colonnes espagnoles et françaises et à leur arrière-
garde. Le lli, toutes les forces gallispanes étaient réunies et en
sûreté autour de Tortone.
Ce fut là que, dès le jour même, leur bienvenue fut saluée
par l'apparition très inattendue d'un nouveau général envoyé par
le nouveau roi d'Espagne. L'annonce de la mort de Philippe V
était, en effet, arrivée à son fils pendant les jours d'irrésolution et
de trouble dont on avait eu tant de peine à le tirer et ne contribuait
pas peu à accroître ses perplexités et ses défaillances. Chacun sentait,
et lui-même ne se dissimulait pas, combien sa position était chan-
gée par l'événement qui lui enlevait la protection et la tutelle d'une
mère passionnée, mais ni lui, ni personne n'était préparé à la dé-
cision qui lui fut communiquée. Le marquis de La Mina (c'était le
nom du nouveau venu) apportait une lettre de Ferdinand à son
frère, conçue dans les termes les plus affectueux, mai% qui lui en-
joignait de renvoyer tous ses conseillers, La Mina les remplaçait
tous, avec des pouvoirs très étendus, qui ne laissaient plus à l'in-
fant qu'une autorité nominale.
Quel était le but de ce changement et de quelles instructions
était porteur le représentant du nouveau règne? Le choix même de
l'envoyé n'annonçait rien de bon, car La Mina avait été ambassa-
deur à Paris pendant le ministère de Fleury et rappelé à la demande
du cardinal, avec qui il n'avait pu s'entendre ; il passait pour garder
rancune de ce souvenir et pour être d'ailleurs animé à l'égard de
la France des sentimens médiocrement bienveillans, communs à
presque tous les Espagnols. Il ne s'en répandit pas moins, dans
son premier entretien avec Maillebois, en protestations que l'ai-
ÉTODES DIPLOMATIQUES. 3/l3
liance des deux couronnes durait toujours avec la même intimité
et que dès lors rien ne serait négligé pour atteindre le but com-
mun poursuivi en Italie ; mais en dehors de ces assurances vagues,
« je ne pus, dit Maillebois, rien tirer de clair de lui (1). »
La clarté pourtant ne pouvait pas se faire attendre, car les ar-
mées autrichiennes et piémontaises ne pouvaient manquer d'arri-
ver bientôt en force, du moment où elles n'avaient plus rien à faire
ni devant Plaisance, ni de l'autre côté du Pô. La question se po-
sait donc tout de suite, de savoir quelle attitude on prendrait à
leur égard. Allait -on leur faire face et engager contre elles une
campagne agressive, ou bien reculer en leur cédant le terrain ? Le
premier parti était celui que Maillebois appuyait avec insistance à
ce point qu'il aurait voulu livrer bataille, dès le premier jour, en
attendant les ennemis aux environs mêmes de Tortone. La Mina,
sans opposer un refus absolu à cette tactique commandée par
l'honneur comme par l'intérêt, fit pourtant naître tant de difficul-
tés dans l'exécution, et, toutes les fois qu'il s'agissait de passer de
la parole à l'action, il trouvait tant de mauvaises raisons pour
attendre, et même pour se porter en arrière au lieu de marcher
en avant, que Maillebois ne put s'y tromper. L'intention de l'Espa-
gnol était évidemment de ne point en venir aux mains surtout
avec les Autrichiens, et tout en gardant l'appui de l'armée fran-
çaise, de l'employer seulement à conserver les conquêtes déjà
faites du comté de Nice et de la Savoie. Ces deux provinces pou-
vaient, en effet, servir d'échange dans une négociation (peut-être
déjà subrepticement engagée) pour obtenir en faveur de l'infant
des conditions raisonnables. Que ce fût là la lettre de ses instruc-
tions (l'historien des campagnes de Maillebois ne le met pas en
doute), ou que ce fût seulement leur esprit amplifié et commenté
avec malveillance, l'effet n'en était pas moins le même. Il n'y avait
plus à espérer le concours des forces espagnoles pour reprendre
une initiative énergique et faire une poussée dans l'intérieur du
Piémont, et dès lors Maillebois devait aussi y renoncer lui-même :
car du moment ou où ne regardait pas en face le roi de Sardaigne
en l'inquiétant pour la sûreté de ses états, de sa capitale et même
de sa personne, rien ne l'empêchait de profiter du répit qu'on lui
laissait pour passer lui-même à son tour derrière les troupes fran-
çaises et, se rapprochant de la mer, couper leur communication
avec la Provence. La position de Novi (qu'on lut assez heureux
pour reprendre) était excellente, pendant la station d'hiver, comme
point de départ et comme point d'appui d'une campagne ; mais on
(1) Maillebois à d'Argenson, 10 août 1746.
h
3âÙ REVUE DES DEUX MONDES.
ne pouvait s'y concentrer et s'y tenir en repos sans risquer d'y
être cerné. Il fallait s'y battre ou s'en retirer. Un mouvement de
retraite vers xNice et la Provence devint donc nécessaire et fut
opéré d'accord entre les deux généraux, sans pourtant que ce fût
le résultat d'un concert positif entre eux, et sans qu'aucun d'eux
voulût en prendre la responsabilité. Ce fut un jeu que d'Argenson
explique très spirituellement : « M. de Maillebois, dit-il, n'y com-
prenait rien, le nouveau général désapprouvait tout, il disait que
l'état des années ne demandait pas autre chose que la retraite, il
applaudissait cependant d'abord aux plans de défense... le lende-
main, il y trouvait des difficultés, et le troisième jour, il ordon-
nait de marcher en arrière... le général espagnol n'avait pas abso-
lument ordonné seul de fuir : le général français n'avait pas
absolument conseillé ni insisté pour qu'on gardât les postes, ainsi
chacun pouvait se rejeter la faute... Chacun envoyait des courriers
à sa cour pour se vanter de son désir de résistance et pour ac-
cuser son collègue du parti honteux de rétrograder, et c'est ainsi
qu'en peu de semaines nous évacuâmes l'Italie. »
Effectivement, l'une des deux armées tour à tour poussant et sui-
vant l'autre, et le mouvement de recul de la veille rendant tou-
jours nécessaire celui du lendemain, en moins d'un mois on avait
passé de Tortone à Novi, de Novi à Voltri, puis à Savone, à Finale,
à Alberga, à Oneille et enfin aux portes de Nice (1).
La précipitation épeurée de cette retraite étonnait les populations
qui voyaient passer devant elles une armée en fuite sans qu'aucun
combat eût précédé, et les moins surpris n'étaient pas les vain-
queurs eux-mêmes qui s'avançaient à leur aise, ne comprenant
rien à la facilité de leur marche. Quand le général Braun arriva
sans avoir rencontré personne devant lui jusqu'au défilé de la Boc-
cheta qui gardait les approches de la ville de Gênes et dont quelques
centaines d'hommes auraient suffi pour lui disputer le passage :
(( Dépêchons-nous donc d'aller en France, s'écria-t-il, ces gens-là
ont perdu la tête. » Il ne pouvait croire qu'on abandonnât ainsi,
sans esprit de retour et sans lui laisser un secours suffisant pour
se défendre, une alliée fidèle et importante dont l'appui n'avait pas
été indifférent dans les succès de l'année précédente.
C'était pourtant le fait, et dans cette malheureuse cité, ainsi aban-
donnée aux ressentimens d'un voisin jaloux et d'une ennemie impla-
cable, régnait une consternation sans égale. La possession de Gênes
(1) Campagnes de Maillebois par le marquis de Pesay, t. ir, p. 296 et suiv. — Journal
de d'Argenson, t. v, p. 26 et suiv. — (Ministère de la guerre. — Campagne d'Italie en
1747. — Passim.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 3Û5
avait surtout une grande importance pour les Espagnols, parce que
c'était le point par où l'infant Charles qui régnait à Naples (bien
qu'obligé par la surveillance des croisières anglaises à une neutra-
lité prudente) faisait passer sous main à son frère des munitions
et des vivres. Ce fut pourtant l'infant Philippe lui-même, qui eut
bien le courage de venir présider au départ de la garnison qui oc-
cujiait la citadelle, et quand une députation du Sénat se jeta à sss
pieds en le suppliant de prendre pitié des victimes qui allaient
être sacrifiées pour lui : « N'ayez pas peur, dit-il, en les regardant
à peine : c'est un moment à passer, ce ne sera rien. » — « Nous
remercions votre altesse, répondirent les députés en se relevant,
de ne pas désespérer de la Répubhque. » Il ne restait plus qu'à
attendre et à accepter sans murmurer les conditions du vain-
queur (1).
Elles furent impitoyables : les généraux autrichiens connaissaient
leur souveraine et savaient que parmi ses rares qualités ne figurait
pas l'oubli des injures. Ils ne négligèrent rien pour satisfaire
d'avance ses ressentimens. Les portes de la ville durent être occu-
pées par les troupes autrichiennes et toutes les places fortes de la
république durent leur être livrées ; toutes les troupes furent dé-
sarmées et traitées comme prisonnières de guerre, une contribution
de '2li millions de florins fut exigée indépendamment d'une large
distribution d'argent faite sur place à l'armée victorieuse. Encore
ces conditions n'étaient-elles que provisoires, le doge et six séna-
teurs s'engagèrent à aller, dans le délai de deux mois, en deman-
der à Vienne la ratification à l'impératrice et à rester en otage
jusqu'à la pleine exécution des ordres qu'elle voudrait leur im-
poser.
Si la soufïrance était pour la pauvre république ainsi délaissée,
la honte et l'humiliation étaient surtout pour ses allies qui l'aban-
donnaient. On ne s'y méprit nulle part, ni en Europe, ni en France,
et à Versailles moins qu'ailleurs. Dès que le résultat fut prévu,
avant même que la triste réalité fût connue, c'était dans le conseil
ministériel de Louis XV un trouble général. — « C'est une chose
incroyable, écrit l'ambassadeur de Venise à Paris : on ne peut par-
ler séparément à chacun des ministres qui composent le conseil
d'état et qui décident des affaires politiques, c'est-à-dire le général
de Tencin, le comte de Maurepas, le maréchal de Noailles et les
deux frères d'Argenson, sans qu'ils conviennent de la nécessité de
secourir les Génois, et tombent d'accord qu'il y va de l'honneur et
de l'intérêt de cette couronne de ne pas abandonner cette répu-
(1) Mémoire sur la campagne d'Italie en 1745 et 1743 déjà cité.
346 REVUE DES DEUX MONDES.
blique ; que la France ne trouvera plus d'alliés, après un si funeste
exemple; mais quand il s'agit de chercher un moyen de lui venir
en aide, soit défaillance, soit difficulté de s'entendre, le temps se
passe et on ne fait rien. »
On peut bien juger que dans ces réunions du conseil, à la fois
si agitées et si impuissantes, celui qui se sentait le plus mal à l'aise
était le ministre qui, après avoir battu des mains à l'avènement du
nouveau l'oi d'Espagne, se trouvait, en fait, si mal payé de ses
complimens. Sa confusion était grande, d'autant plus qu'il appre-
nait en même temps des démarches et une négociation suspecte de
la part du ministre d'Angleterre à Lisbonne. — a Que se passe-t-il
donc? écrivait-il tout ému à Yauréal. Le roi Ferdinand, si bon, si
sage, si bien né, se prêterait-il à la proposition de rendre le mal
pour le bien? Veut-on renoncer à tout en Italie, aussi bien pour
Pliilippe que pour le roi de Naples ? N'y a-t-il donc pas de milieu
entre l'ambition et le renoncement absolu ?» — « J'ai trouvé (écri-
vait Chambrier, l'envoyé de Frédéric à Versailles) ce ministre fort
battu de Toiseau, de la mauvaise tournure des affaires d'Italie : j'ai
fait de mon mieux pour le ranimer et lui remettre le cœur au
ventre, en évitant cependant qu'il me rétorquât que le meilleur
remède serait que Votre Majesté aidât la France à se tirer d'af-
faire. » A quoi Frédéric ne manquait pas de répondre : « Saisissez
cette occasion pour faire remarquer comment la France traite ses
alliés (1). »
Encore, si en retour du bon accueil fait par lui au nouveau règne,
d'Argenson s'était acquis a Madrid une faveur personnelle qui lui
permit de faire entendre des conseils ; mais c'était l'opposé, une
complication de famille assez^ grave aigrissait les premiers rapports
de Ferdinand VI et de Louis XV, et d'Argenson qui, par un instinct
de prudence, ayait évité d'abord de s'y compromettre, s'y laissait
au contraire engager de plus en plus de manière à se trouver com-
pris dans la mauvaise humeur qu'en devait concevoir et garder le
jeune roi d'Espagne. C'est ce que j'ai maintenant à raconter.
Duc DE BrOGiLIE.
(1) Tron, ambassadeur de Venise à Paris, 12 septembre 1746. D'Argenson à Vauréal,
12 août, 2'septembre 1746. — {Correspondance d'Espagne.] — Chambrier à Frédéric,
Frédéric à Chambrier, 27 septemlre 174P. — (Ministère des affaires étrangères.)
LE FEU, LE CALORIQUE,
LA CHALEUR ANIMALE
D'APRÈS LAVOISIER i
L'intervention de la chaleur, c'est-à-dire du principe du feu,
dans les phénomènes de la nature est trop frappante et trop consi-
dérable pour avoir été jamais méconnue, et la manière de la com-
prendre a été l'origine de la plupart des théories physiques et
physiologiques qui se sont succédé depuis l'antiquité jusqu'à nos
jours. Chaque changement protond éprouvé par cette conception a
été corrélatif avec une révolution dans les idées des philosophes
naturalistes. Mais la plus considérable peut-être de ces révolutions
qui nous ait été rapportée dans l'histoire de la science est celle dont
Lavoisier fut le promoteur. Jusque-là le feu était assimilé aux
autres élémens ; tandis que cette révolution a séparé nettement et
sans retour la nature du calorique, soustrait par essence aux actions
de la pesanteur, de celle des matières ordinaires, qui y sont sou-
mises ; et elle a fait disparaître en même temps la notion tradition-
nelle des élémens d'autrefois : ces élémens ont perdu leur carac-
tère substantiel, et ils ont fait place aux états généraux des corps,
état sohde, état hquide, état gazeux, réglés et définis par l'action
plus ou moins intense de ce même calorique.
(1) Cette étude est tirée d'un ouvrage inédit intitulé la Révolution chimique : Lavoi
sier, qui paraîtra prochainement chez M. F. Alcan, éditeur. M. Berthelot a bien voulu
en communiquer un chapitre à la Revue.
3/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
Cette révolution a été la conséquence des expériences de Lavoi-
sier sur l'oxydation des métaux et sur la combustion, sur la respi-
ration et sur la chaleur animale, conséquence hautement déclarée
par ce grand inventeur, et poursuivie par lui dans tout l'ensemble
des phénomènes, avec une méthode et une logique invincibles.
Je vais essayer de retracer l'enchaînement de ses découvertes.
Vers 1780, les anciennes doctrines delà chimie étaient ébranlées
jusque dans leurs fondemens. Les élémens antiques avaient été
dépouillés les uns après les autres de leur existence traditionnelle,
par les travaux de Lavoisier et de ses contemporains.
L'air élémentaire avait disparu, pour faire place à une multi-
tude de corps gazeux, distincts les uns des autres ; et l'air com-
mun, jusque-là réputé simple, avait été reconnu composé, c'est-
à-dire formé par le mélange de deux de ces' gaz nouveaux, l'oxygène
et l'azote.
L'eau élémentaire, elle aussi, avait cessé d'être regardée comme
le support idéal de la liquidité, substance commune à tous les
corps fondus; et l'eau ordinaire, qui en était le type, allait être
reconnue également composée, mais d'une autre façon que l'air,
c'est-à-dire formée par la combinaison de deux gaz, l'hydrogène et
l'oxygène.
Depuis longtemps déjà, la terre élémentaire n'était plus qu'une
pure entité. La multiplicité de ses formes est manifeste pour l'ex-
périence la plus vulgaire, et l'impossibilité de les réduire à une
même substance résultait de l'échec constant et désormais con-
staté sans retour de ces tentatives de transmutation des métaux,
auxquelles s'était obstiné tout le moyen âge. Au moment dont je
parle, la notion vague des diverses terres était sur le point d'être
remplacée par la définition précise des nombreux corps simples de
la chimie moderne.
Ainsi trois des anciens élémens des philosophes grecs étaient
supprimés : non cependant d'une façon définitive ; car ils allaient
renaître dans une notion nouvelle , celle des trois états généraux
de la matière, communs à tous les corps. Chassés de la chimie, ils
reparaissent dans l'ordre des phénomènes physiques, et Lavoisier
fut l'un des premiers, comme je vais le montrer, à proclamer cette
transformation des idées.
Elle était liée elle-même avec un changement non moins profond
dans la conception du quatrième élément des philosophes anciens,
le feu. En efiet, les découvertes de Lavoisier, en faisant évanouir
la notion du phlogistique, dépouillèrent le feu de son caractère
substantiel ; mais l'idée même du feu subsista, dans ce qu'elle
représentait de réel, sous le nom du calorique ou fluide igné, privé
LE FEU, LE CALORIQUE, LA. CHALEUR ANIVIALE. 3^9
à la vérité des propriétés pondérales qu'on lui avait attribuées
jusque-là. Le feu n'en resta pas moins sous cette nouvelle forme
le premier principe du mouvement dans les êtres inanimés, aussi
bien que dans les êtres vivans , et le lien des trois états généraux
de la matière pondérable ; de même qu'il était réputé autrefois
l'élément actif de toutes choses (1) et le lien des trois autres
élémens.
Rappelons en peu de mots les idées d'autrefois et les idées
modernes sur ces questions.
Les phénomènes de la combustion, la chaleur et la lumière qui
l'accompagnent et qui semblent avoir leur siège dans la flamme
elle-même, enfm la liaison étroite qui existe entre ces phénomènes
et la vie des êtres organisés, ont de tous temps frappé au plus haut
degré l'attention des hommes. L'art de produire le feu est le pre-
mier degré de notre science : la connaissance du feu|(( maître de
tous les arts, le plus grand bien qui soit pour les vivans (2), »
fut le premier pas dans cette longue suite d'inventions qui ont
maîtrisé la nature et fait passer l'espèce humaine de l'état pure-
ment animal, jusqu'à ce degré de civilisation atteint par les peuples
modernes. Mais de la pratique des faits l'esprit humain ne tarda
guère à passer à leur explication.
C'est ainsi que le feu, adoré à l'origine comme un être animé, un
Dieu tantôt bienfaiteur, tantôt dévorant, devint un objet de con-
ceptions scientifiques, au temps des philosophes grecs. Ils en aper-
çurent tout d'abord le double caractère : celui d'une matière, d'un
élément, assimilable- à l'air, à l'eau, à la terre, et soumis comme
eux aux régularités de la géométrie (3), et celui d'une cause^Jde
mouvement, sans laquelle rien de visible ou de vivant ne peut
exister.
Le feu est réputé à cette époque préexister en nature dans les
corps combustibles. « Le soufre, dit Phne, renferme une grande
quantité de feu. » Dans la combustion, ce feu se dégage sous forme
de flamme et de chaleur, en même temps que le combustible dis-
paraît.
Ces préjugés avaient été réduits au xviii® siècle par Stahl en un
corps de doctrines, conformes aux connaissances de son temps.
D'après Stahl, le charbon et les corps combustibles sont changés
par la combustion en chaleur et lumière ; et réciproquement, lors-
qu'on chauffe les corps combustibles avec les chaux métalliques (c'est
à-dire avec nos oxydes) , ils s'y fixent, en régénérant les métaux libres,
(1) Olympiodore, cité clans mes Origines de l' Alchimie, p. 258.
(2) Eschyle, Prométhée enchainé.
(3) Voir le Timée, cité dans les Origines de l^Alchiinie, p. 205 et suiv.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
tels que le plomb, l'étain, le fer. Le feu, ainsi fixé sur les corps,
dont il concourt à augmenter le poids, et susceptible de s'en sépa-
rer en sens inverse par la combustion, était désigné sous le nom
de plilogùliqice.
Ces idées sont tellement conformes aux apparences qu'elles se
sont maintenues avec ténacité dans le langage commun. On lit
même aujourd'hui dans des livres fort répandus : a La chaleur du
soleil absorbée est restée emmagasinée dans les végétaux d'un
autre âge. C'est elle qui est restituée, quand on décompose la
houille dans nos foyers. Chaque petit morceau de charbon jeté au
leu rend à la liberté le rayon venu jadis des espaces célestes. » A
prendre ces phrases au pied de la lettre, il y aurait là autant
d'erreurs que de mots. En réalité, ce sont de pures expressions
poétiques, destinées à traduire des phénomènes connus : mais au-
cune matière venue du soleil ne demeure efïectivement fixée dans
le charbon de terre, et celui-ci ne conserve aucun ravon solaire
combiné.
La théorie du phlogistique n'en était pas moins conforme aux
manifestations générales qui se produisent dans la nature, aussi
bien que dans les laboratoires.
Cette théorie, après avoir été regardée comme certaine pendant
près d'un siècle, fut renversée de fond en comble par Lavoisier,
qui montra que les changemens de poids et les fixations ou les
pertes de matière accompagnant la combustion sont inverses de
ce que l'on avait supposé jusque-Là. Lorsque le charbon brûle, et
semble disparaître, en réahté sa matière ne se dissipe point ; elle
ne perd point son poids à l'état de chaleur, ou de phlogistique.
Loin de là, c'est le charbon qui s'unit avec une seconde substance
matérielle, l'oxj^gène, ignoré jusqu'au temps de Lavoisier; et il
lorme ainsi un composé nouveau, l'acide carbonique, dont le poids
est supérieur à celui du charbon primitif, en raison exacte du poids-
de l'oxygène fixé sur lui. Au contraire, lorsque la chaleur réduit
une chaux métallique mêlée de charbon à l'état de métal libre et
brillant, cette réduction n'est pas l'effet de la fixation d'une ma-
tière spéciale, telle que le prétendu phlogistique ; car le poids du
métal est moindre que celui de la chaux métalhque qui l'engendre.
Mais la matière perdue par cette dernière reparaît, unie à la
matière même du charbon, sous la forme d'un gaz nouveau, dont
le poids représente exactement celui des élémens qui ont concouru
à le produire. Telles étaient les découvertes de Lavoisier : elles
changeaient complètement l'interprétation des phénomènes chi-
miques adoptée jusque-là et faisaient évanouir le système d'une
chaleur pondérable, susceptible de se fixer sur les corps ou de
les quitter, en en accroissant ou en en diminuant le poids.
LE FEU, LE CALORIQUE, LA CHALEUR ANIMALE. 351
De ce système détruit, il subsistait cependant une idée essen-
tielle; car il est certain que la combustion et la formation des
gaz qui l'accompagnent impliquent autre chose que la simple
pesée des matières mises en jeu dans l'expérience. On ne saurait
se dispenser d'envisager et d'expliquer la chaleur même qui s'y
manifeste, et le rôle qu'elle joue dans les changemens d'états
tant physiques que chimiques de la matière.
I. — LA CHALEUR ET LES TROIS ÉTATS PHYSIQUES DES CORPS.
C'est ainsi que Lavoisier, généralisant de plus en plus les pro-
blèmes qui se présentaient à lui, fut amené à transporter ses
recherches, jusque-là purement chimiques, dans l'ordre de la phy-
sique proprement dite. Il dut s'occuper de la chaleur et de ses
effets : d'abord au point de vue de la constitution physique des gaz,
qu'il a concouru à fixer sur ses bases véritables ; puis dans ses rela-
tions directes avec les phénomènes chimiques : la logique même de
la discussion relative au phlogistique l'obhgeait à entrer dans ce
nouveau domaine.
En effet, tout n'était pas chimère et illusion dans la théorie du
phlogistique. Elle reposait sur ce fait parfaitement exact que, dans
les réactions chimiques, et spécialement dans les combustions et
oxydations, quelque chose est perdu; mais ce quelque chose n'est
pas une matière pondérable : c'est de la chaleur, c'est-à-dire une
chose dont on ne saurait, même aujourd'hui, affirmer la nature
substantielle. Est-ce un fluide, une matière réelle? Est-ce un mou-
vement actuel, ou, moins encore, une virtualité, une énergie?
Nous n'avons pas cessé de discuter sur tous ces points. Ils étaient
déjà imphqués dans la vieille théorie du phlogistique.
Lavoisier ne pouvait échapper à la difficulté de ces problèmes.
Il y appUque tout d'abord des conceptions réahstes, analogues à
certains égards, — sauf en ce qui touche les questions de poids,
— aux notions qu'il venait de renverser : il substantifie la chaleur
dans un fluide igné, matière commune du feu, de la chaleur et de
la lumière : ce qui était conforme, en effet, aux idées que les phy-
siciens s'étaient formées peu à peu, par un travail qui durait de-
puis le temps de Descartes, inventeur de la matière subtile, et
même auparavant; car on pourrait remonter jusqu'aux anciens phi-
losophes. Lavoisier créa le nom de calorique, depuis fort en hon-
neur, afin de désigner cette matière, et pour mieux caractériser son
nouveau système.
Rappelons d'abord comment il en comparait étroitement le rôle
à celui de l'eau dans les actions physiques et chimiques. Le rôle
de l'eau, disait-il, est double, suivant qu'il s'agit de Veau de combi-
352 KEVUE DES DEUX MONDES.
liaison, c'est-à-dire de l'eau unie aux sels neutres et aux acides,
pour former ce que nous appelons aujourd'hui des composés dé-
finis ; ou bien de l'eau de dissolution, qui tend à se mettre, par sa
masse tout entière et en proportion indéfinie, en équilibre avec les
sels qu'elle dissout : le langage de Lavoisier, à cet égard, est un peu
conlus; mais son idée est nette. De même, ajoute-t-il, il convient
de distinguer dans les corps le feu de dissolution, c'est-à-dire le
feu libre, celui qui se borne à élever la température des corps, di-
rions-nous aujourd'hui ; et /e /^i/ r/e combinaison. Ces expressions
ont vieilli ; mais c'étaient à peu près, dans l'ordre de la chimie,
les mêmes idées que Black venait d'exprimer en physique, en dis-
tinguant la chaleur libre et la chaleur latente, expressions qui ont
subsisté jusque dans les traités de physique modernes.
Si la combinaison nouvelle renferme moins de matière du feu
qu'il n'en existait dans son état précédent, ajoute Lavoisier, une
portion du fluide igné précédemment combiné avec ses composans
devient feu libre et elle se dissipe avec élévation de température.
Réciproquement, il y a refroidissement, toutes les fois qu'il y a
absorption de la matière du feu dans une combinaison. C'est pré-
cisément ce qui arrive pendant l'évaporation des liquides. Elle
donne lieu à une absorption de chaleur, et par suite, à un refroi-
dissement. Les machines à froid de nos jours, où l'on évapore de
l'ammoniaque ou de l'acide sulfureux, sont fondées sur ces prin-
cipes, que les physiciens avaient reconnus dès la fin du xviii® siècle.
Lavoisier ajoute avec eux, et ici ses idées prennent une impor-
tance capitale, Lavoisier ajoute que presque tous les corps peuvent
exister dans trois états difïerens : ou sous forme sohde, ou sous
forme liquide, c'est-à-dire fondus, ou bien dans l'état d'air ou de
vapeur. Ces trois états généraux ne dépendent que de la quantité
plus ou moins grande de la matière du feu dont les corps sont pé-
nétrés, et ,avec laquelle ils sont combinés. Les substances aéri-
f ormes contiennent ainsi une grande quantité de feu combiné. La
volatilité des corps est la propriété de se dissoudre dans le fluide
igné, (c Les mots mêmes airs, vapeurs, fluides aériformes, n'ex-
priment qu'un^mode de la matière; ils désignent une classe de
corps infiniment étendue. »
Ces théories sont aujourd'hui devenues vulgaires; mais elles
avaient alors un grand caractère de nouveauté. On voit qu'elles
identifiaient les gaz, récemment découverts par Priestley et par
d'autres, *avec" les vapeurs connues de tout temps^, mais que beau-
coup s'efforçaient encore d'en distinguer. A l'appui de ces idées,
Lavoisier institue une expérience destinée à montrer que la va-
peur d'éther, recueillie sur un bain d'eau dont la température
surpasse 36°, se comporte comme un gaz et qu'elle en possède
LE FEU, LE CALORIQUE, LA CHALEUR ANIMALE. 353
toutes les propriétés : il répète la même démonstration sur la
vapeur d'alcool, au voisinage de la température de l'eau bouil-
lante.
On voit très clairement ici comment s'est opéré le passage entre
la notion des quatre anciens élemens, réputés autrefois substantiels,
et la conception nouvelle des états purement phénoménaux de la
matière. Les travaux de Lavoisier sur le phlogistique ont eu une
grande part à cette transformation ; en même temps qu'ils faisaient
sortir les théories de la chimie de cet état d'isolement et de mys-
tère où elles étaient demeurées jusque-là, pour les faire entrer
dans le domaine général et chaque jour agrandi des sciences ma-
thématiques et physiques.
De là la faveur que sa réforme rencontra aussitôt chez les esprits
les plus sohdes et les plus réputés de l'Académie : c'est à ce mo-
ment que fut écrite cette page célèbre, où Lavoisier poursuit, dans
l'ordre cosmologique, les conséquences de son système :
« Considérons un moment ce qui arriverait aux difïérentes sub-
stances qui composent le globe, si la température en était brus-
quement changée. Supposons, par exemple, que la terre se trouve
transportée tout à coup dans une région beaucoup plus chaude du
système solaire, dans la région de Mercure, par exemple... Bientôt
l'eau et tous les fluides susceptibles de s'évaporer à des degrés
voisins de l'eau bouillante, et le mercure lui-même, entreraient en
expansion ; ils se transformeraient en fluides ou gaz, qui devien-
draient parties de l'atmosphère... Par un effet contraire, si la terre
se trouvait tout à coup placée dans des régions très froides, l'eau
qui forme aujourd'hui nos fleuves et nos mers, et probablement le
plus grand nombre des fluides que nous connaissons, se transfor-
meraient en montagnes solides, en roches très dures... L'air, dans
cette supposition, ou au moins une partie des substances aéri-
fornies qui le composent, cesseraient sans doute d'exister dans
l'état de vapeurs élastiques, et il en résulterait de nouveaux Uquides
dont nous n'avons aucune idée. »
Il était réservé à nos contemporains de réaliser jusqu'au bout les
conséquences de ces brillantes hypothèses : nos yeux ont vu l'air et
les gaz qui le composent prendre l'état liquide, sous les influences
combinées du froid et de la pression. Déjà, il y a plus d'un demi-
siècle. Faraday avait manifesté en acte la possibilité de liquéfier la
plupart des nouveaux gaz découverts par Priestley, possibihté que
Lavoisier annonçait en ces termes, le lendemain même de la décou-
verte de l'acide chlorhydrique (gaz muriatique d'alors) : « Il est
probable qu'en le soumettant à une pression très forte et à un
TOME xGvm. — 1890. 23
35/i REVUE DES DEUX MONDES.
degré de refroidissement très considérable, on parviendrait à ré
duire le gaz muriatique à l'état de solide ou de liquide. »
Les conceptions sur la constitution de l'air, que Lavoisier expri-
mait sous une forme si frappante, ne lui étaient pas purement per-
sonnelles, comme on pourrait le croire en se bornant à lire ses
OEuvres : elles étaient déjà entrevues par plus d'un savant. Vingt
ans auparavant, Boerhaave disait, presque dans les mêmes termes
que le vieil alcliimiste grec Olympiodore : « Le feu est la source
du premier mouvement. » Il le regarde comme la cause de la flui-
dité des autres corps, de l'air et de l'eau, par exemple, et il ajoute
que toute l'atmosphère serait réduite en un corps solide par la pri-
vation du feu. Macquer développe aussi les mêmes idées : « La
difficulté de nous procurer un froid suffisant, dit-il, est peut-être
la seule cause pour laquelle nous n'avons jamais vu d'air solide. »
La netteté de ces idées contraste avec les chimères que des clii-
mistes du plus haut mérite, mais imbus des préjugés de l'école et
peu au courant des théories des physiciens, continuaient à se faire,
à la même époque, sur la chaleur et sur la constitution des gaz.
C'est ainsi que Scheele regardait la chaleur comme une combi-
naison d'air fixe (acide carbonique), surchargé de phlogistique ;
tandis que l'oxygène était pour lui de l'air fixe dulcifié par le phlo-
gistique. La confusion entre les matières douées de pesanteur et
celles qui en sont destituées est ici complète. « La chaleur, disait
encore Scheele, unie avec très peu de phlogistique, devient lu-
mière ; si on l'en surcharge, elle devient air inflammable, » c'est-
à-dire hydrogène, etc.
Le ferme esprit de Lavoisier lui-même n'est pas exempt d'un
côté romanesque, quand il cherche à trop approfondir ces ques-
tions. Non-seulement il s'attache d'une façon absolue à la maté-
rialité de la chaleur; mais il suppose encore, en 1777, qu'il existe
des fluides plus subtils que les gaz, moins que le calorique, ca-
pables de pénétrer les pores de certaines substances avec plus
ou moins de facilité : tels seraient, à ses yeux, les fluides ma-
gnétiques et électriques. Il attribuait alors l'existence de l'aurore
boréale et des météores ignés à l'existence et à l'inflammation locale
d'une couche d'hydrogène, que sa légèreté spécifique aurait fait
monter dans les régions élevées de l'atmosphère. Au-dessus de cette
couche, il existerait encore mie couche plus ténue, constituée par
le fluide électrique, etc. La notion si claire et si précise des gaz
pesans et coercibles finissait ainsi par se dissoudî-e, en quelque
sorte, en une série d'intermédiaires hypothétiques, qui se confon-
daient peu à peu avec la notion extrême et plus obscure des fluides
impondérables.
LE FEU, LE CALORIQUE, LA CHALEUR ANIMALE. 355
II. — LE CALORIQUE ET LA CHIMIE.
Hàtons-nous d'arriver sur un terrain plus solide, celui des expé-
riences de Lavoisier sur la chaleur, laites en commun avec Laplace,
et qui ont jeté les premiers fondemens de la thermochimie. C'est
toujours la suite logique du système général, inauguré par Lavoi-
sier et poursuivi par lui avec une infatigable persévérance.
En effet, par suite de ses expériences, la combustion se trouvait
éclaircie au point de vue chimique. Il avait établi cette vérité inat-
tendue que dans la combustion il n'y a ni formation ni disparition
de matière pondérable, contrairement aux opinions reçues avant
lui. Il avait prouvé que rinter\^ention des gaz suffit à expliquer les
augmentations et les diminutions de poids observées, et il avait
établi cette vérité d'après des mesures poussées jusqu'au dernier
degré d'exactitude. Mais cette explication, je le répète, laissait en
dehors d'elle deux phénomènes fondamentaux : les dégagemens de
chaleur et de lumière qui accompagnent la combustion et qui ont
frappé si fortement de tout temps l'esprit des hommes.
Lavoisier cependant avait cherché à expliquer ces phénomènes.
Pour lui, ils étaient dus à la séparation d'une matière spéciale, ma-
tière d'un caractère particulier et impondérable : la matière du feu,
ou fluide igné, dont la combinaison avec la matière pondérable de
l'oxygène, de l'hydrogène, de l'azote, etc., constitue ces gaz dans
leur état présent. Lorsque le gaz oxygène se combine aux métaux et
aux corps combustibles, il perd la chaleur à laquelle il était com-
bine précédemment et qui le maintenait à f état de gaz. La combus-
tion devient ainsi un phénomène de substitution, opérée entre la
matière impondérable du feu et la matière pondérable des métaux ;
ou bien encore entre la matière du feu et celle du soufre, du phos-
phore, ou du charbon.
Voilà par quelle suite d'idées Lavoisier fut conduit à mesurer
la quantité de chaleur mise à nu et dissipée sous forme hbre dans
la combustion. Il crut devoir s'associer pour cette recherche avec
un homme plus jeune que lui et plus exercé aux spéculations phy-
siques et mathématiques, Laplace, esprit non moins puissant d'ail-
leurs et qui devait être plus tard le législateur de la Mécanique
céleste. Lavoisier et Laplace travaillèrent ensemble pendant les
années 1782 et 1783 pour mesurer la quantité exacte de chaleur dé-
gagée par la combustion des corps. Le résultat fut digne de ce que
l'on pouvait attendre de l'association de ces deux hommes de génie.
Leur Mémoire débute par des considérations générales sur la na-
ture de la chaleur, qui n'ont pas perdu leur valeur, même de nos
jours, après un siècle de recherches approfondies dans toutes les
356 REVUE DES DEUX MONDES.
branches de la physique et de la chimie. Le problème y est envi-
sagé d'une façon plus large que Lavoisier ne l'avait fait jusque-là.
« Les physiciens, disent nos auteurs, sont partagés sur la na-
ture de la chaleur. Plusieurs d'entre eux la 'regardent comme un
fluide répandu dans toute la nature et dont les corps sont plus ou
moins pénétrés... Il peut se combiner avec eux, et dans cet état il
cesse d'agir sur le thermomètre et de se communiquer d'un corps
à l'autre. »
Cette opinion n'était autre que celle de la chaleur latente des
physiciens ; c'était celle que Lavoisier avait soutenue jusque-là et
qu'il reproduisit de la façon la plus expresse dans son Traité de
chimie, publié sept ans plus tard. Mais, après avoir présenté cette
première opinion, les deux auteurs ajoutent, dans un langage que
les savans de notre temps ne désavoueraient pas : « D'autres phy-
siciens pensent que la chaleur n'est que le résultat d'un mouve-
ment insensible des molécules de la matière. On sait que les corps
même les plus denses sont remplis d'un grand nombre de pores
ou de petits vides... Ces espaces vides laissent à leurs parties in-
sensibles la liberté d'osciller dans tous les sens, et il est naturel de
penser que ces parties sont dans une agitation continuelle, qui, si
elle augmente jusqu'à un certain point, peut les désunir et décom-
poser les corps: c'est ce mouvement intestin qui, suivant les phy-
siciens dont nous parlons, constitue la chaleur (1). »
Laplace et Lavoisier continuent leur exposé, en appliquant à la
théorie de la chaleur le principe de la conservation des forces
vives, la chaleur étant la force vive qui résulte des mouvemens
insensibles des molécules d'un corps. Ils ajoutent qu'ils ne se pro-
noncent pas entre les deux hypothèses, observant que « peut-être
ont-elles lieu toutes les deux à la fois ; » ils déduisent de ces idées
des conséquences qui sont demeurées celles de la science actuelle,
relativement à la conservation de la chaleur dans le simple mélange
des corps et à l'invariabilité de la somme des chaleurs dégagées
ou absorbées, lorsque l'on revient à un même état primitif, après
une suite de combinaisons ou de changemens d'états. Citons en-
core ce principe que « dans les changemens causés par la chaleur
à l'état d'un système de corps, il y a toujours absorption de cha-
leur, » principe auquel il suffit d'ajouter qu'il n'est applicable
qu'aux phénomènes réversibles, pour le mettre en harmonie avec
la science actuelle.
On voit jusqu'à quel point les idées développées dans ce mé-
moire sur la chaleursont demeurées, même aujourd'hui, les nôtres.
Ces idées remontent d'ailleurs à des sources plus anciennes encore.
(1) OEuvres de Lavoisier, t. ii, p. 285.
LE FEU, LE CALORIQUE, LA CHALEUR ANIMALE. 357
Elles se rattachent à celles de Descartes et même à celles des phi-
losophes de l'antiquité. « Heraclite et Hippasus, disait déjà l'al-
chimiste grec Olympiodore, ont soutenu que le feu est le principe
de tous les êtres, parce qu'il est l'élément actif de toutes choses. »
Quelques années même avant le Mémoire de Laplace et de La-
voisier, on lisait dans les écrits de Macquer, l'un des plus célèbres
chimistes de l'époque (1), l'exposé suivant, qu'il n'est peut-être pas
superflu de rappeler:
« J'ai pensé jusqu'à présent, avec la plupart des physiciens, que
la chaleur était une espèce particulière de matière assez subtile
pour pénétrer les corps. » Et plus loin :
« Tout concourt à indiquer que ce n'est qu'un accident, une
modification dont les corps quelconques sont susceptibles et con-
sistant uniquement dans le mouvement intestin de leurs parties et
qui peut être produit non seulement par l'impulsion et le choc de
la lumière, mais en général par tous les frottemens et percussions
des corps quelconques. » 11 ajoute, à l'occasion de la chaleur qui
se dégage par le mélange d'un liquide acide et d'un liquide alcalin,
sans que la tranquillité du système soit en apparence troublée :
« Les collisions les plus fortes, qui occasionnent les plus grandes
diflérences de chaleur dans les combinaisons des agens chimiques,
ne sont point celles des parties sensibles des corps; mais elles ne
se font qu'entre des particules élémentaires d'une petitesse incon-
cevable, dont les mouvemens, quoique très violens, sont absolu-
ment insensibles à nos yeux. Ces actions, qui se présentent à nous
sous l'apparence trompeuse d'une liqueur homogène et tranquille,
mettent en jeu une multitude infinie d'atomes que nous ver-
rions dans une agitation incroyable... » On voit ici combien nous
sommes loin de cette conception imparfaite, fondée sur la matéria-
lité de la chaleur, à laquelle Lavoisier s'était particulièrement atta-
ché. Mais les conséquences de ces idées et la théorie de l'énergie
qui les traduit aujourd'hui ne se sont développées que soixante ans
plus tard. J'ai dû les rappeler cependant pour mieux faire entendre
le caractère réel et la portée du progrès accompli par Lavoisier et
Laplace. Ce progrès était considérable, non-seulement en théorie,
mais dans la pratique même des expériences.
En effet, ces auteurs, après avoir présenté leurs principes géné-
raux, exposent une nouvelle méthode pour mesurer la chaleur. Au
lieu de recourir, comme Black l'avait fait récemment, à la méthode
des mélanges, fondée sur la mesure des changemens de tempé-
rature d'un système, ils imaginent d'opérer à température fixe, à
zéro, en mesurant la quantité d'eau réduite à l'état Hquide par la
(1) Dictionnaire de Chimie, article Feu, 1778.
358 REVUE DES DEUX MONDES.
fusion de la glace, procédé déjà essayé par un physicien suédois,
Wilke, mais avec peu de succès. Laplacc et Lavoisier le perfection-
nent et le rendent rigoureux par l'emploi d'une enceinte de neige,
qui protège la glace destinée à l'expérience contre les rayonnemens
ambians, précaution nécessaire dans des expériences qui duraient
jusqu'à vingt heures. Ils ont déterminé ainsi les chaleurs spéci-
fiques de divers corps et surtout les chaleurs de combustion du
charbon, de l'hydrogène et du phosphore, la chaleur de détonation
du nitre avec le charbon et le soufre; enfin, dans un autre ordre
non moins intéressant, la chaleur dégagée par un cochon d'Inde
vivant, enfermé dans l'appareil pendant dix heures, etc.
L'idée fondamentale qui les dirige au point de vue chimique est
cette imagination imparfaite de Lavoisier, qui attribuait le principal
rôle à l'oxygène et pensait que ce gaz fournit la chaleur de la combus-
tion, empruntée à sa provision propre. L'inégalité entre les quan-
tités de chaleur dégagées résulterait alors uniquement de ce qu'une
portion de celle-ci demeurerait unie aux produits de la combinai-
son. C'est dans leurs expériences sur la détonation du charbon par
le nitre que l'imperfection de leurs conceptions éclate plus particu-
lièrement. Les auteurs n'avaient p.s à ce moment cette notion plus
étendue, que nous possédons aujourd'hui et d'après laquelle la
chaleur dégagée dans les combinaisons ne préexiste point en réalité
dans chacun des composans d'un système, envisagé séparément;
mais elle résulte d'un travail commun, accompli dans le rappro-
chement et l'échange des molécules hétérogènes. Quoi qu'il en
soit, les données expérimentales de Lavoisier et Laplace furent
pendant longtemps les seules qu'on ait possédées pour les théories
chimiques, aussi bien que pour les applications pratiques. Si elles
ont été, par suite des progrès inévitables de la science, perfection-
nées depuis, cela ne diminue en rien le mérite des premiers pro-
moteurs de la thermochimie.
Rappelons en terminant, et pour faire connaître plus complète-
ment le caractère de leur œuvre et l'état des idées à cette époque,
quelles questions théoriques on discutait alors : ce sont celles de la
quantité absolue de chaleur contenue dans les corps, l'existence
et la valeur du zéro absolu, le calcul de la chaleur de combinaison
au moyen des chaleurs spécifiques des composés, comparées à
celles des composans. Par exemple Cravvford, en i 779, expliquait
la chaleur dégagée dans la combustion et la respiration, en admet-
tant qu'elle résultait de la diminution de la chaleur spécifique de
l'oxygène, regardée par lui comme quatre-vingt-sept fois plus
grande que celle de l'eau. Il rendait compte de la chaleur dégagée
par la conversion de l'oxygène en acide carbonique en disant que
ce dernier gaz possède une chaleur spécifique moindre que celle
LE FEU^ LE CALORIQUE, LA CHALEUR ANIMALE. 359
de l'oxygène ; opinion précisément contraire aux relations consta-
tées depuis. Si je rappelle ces discussions et ces erreurs, ce n'est
pas pour faire une vaine critique des savans qui nous ont précédés,
mais c'est afin de bien distinguer les progrès qu'ils ont faits et ceux
qui ont été réalisés depuis, par suite de conceptions plus exactes
et plus approfondies. Cette distinction est nécessaire. En efïet,
c'est une illusion commune aux personnes qui relisent les anciens
travaux et surtout ceux des hommes de génie, tels que Lavoisier,
que de vouloir y trouver à la fois et les découvertes qu'ils ont réel-
lement faites et celles de leurs successeurs. On affaiblit par cette
confusion le vrai mérite des uns et des autres.
Ce qu'il y a de plus important peut-être dans le Mémoire de
Lavoisier et de Laplace, après leurs vues générales sur la chaleur,
c'est l'étude de la chaleur animale, étude qui a ouvert une ère
physiologique nouvelle : nous allons l'aborder à leur suite.
ni- — CHALE DU ANIMALE.
Les rapports secrets qpri existent entre la combustion, la respi-
ration des animaux et l'entretien de la chaleur propre à ceux-ci,
ont frappé de bonne heure l'esprit des hommes, qui ont traduit leurs
premiers sentimens sous la forme mystique des images bien con-
nues relatives au flambeau de la vie, avant même que les philoso-
phes aient fait intervenir leurs systèmes. La nécessité de l'air pour
la respiration, aussi bien que la combustion, est attestée par l'expé-
rience la plus vulgaire ; niais l'explication véritable de cette néces-
sité n'avait pas été donnée avant Lavoisier. Les vues des anciens
sur ce point demeurèrent toujours vagues et obscures, parce
qu'elles étaient privées de- toute base scientifique et elles don-
nèrent même lieu à des négations absolues de la part d'esprits
aussi philosophiques que celui d'Aristote : il n'entrevoyait aucun
lien logique entre les deux ordres de phénomènes.
«11 est absurde, dit-il, de penser que la respiration soit une
source de chaleur ; l'on ne doit pas croire que le feu intérieur soit
nourri par l'air inspiré et que l'homme en respirant fournisse un
aliment apte à la combustion intérieure. — C'est plutôt des alimens
que la chaleur est tirée (1). » On entrevoit les idées qui guidaient
ici Aristote ; le feu exigeant, d'après son opinion, un support propre,
qui ne pouvait être fourni par l'air. Au contraire, il pensait que l'air
respiré rafraîchissait le sang, par son passage à travers les poumons.
L'utiàté de l'air, pour entretenir la vie aussi bien que la flamme, est
un fait d'observation courante. Les savans du xvii*' siècle, tels que
Boyle et les Académiciens de Florence, ne croient pas moins néces-
(1) Aristote, de Respirât ione, ch, m.
3(50 REVUE DES DEUX MONDES.
saire d'en faire l'objet d'innombrables expériences, destinées à la con-
stater avec précision. Ces expériences sont aujourd'hui tombées dans
l'oubli ; mais elles ont eu leur rôle et leur intérêt pour fixer les idées :
il seraitingrat de le méconnaître. On expliquait alors l'impossibilité de
vivre des animaux maintenus dans un air confiné par cette circon-
stance que l'air est souillé par les exhalaisons du poumon et perd
ainsi une partie de son élasticité : ce qui le rend, disait-on, inca-
pable de dilater les vésicules pulmonaires. Par suite, le sang resterait
stationnaire, en raison de la compression des tissus qui entourent
les vaisseaux capillaires : ce qui montrerait pourquoi la circulation
s'arrête. On citait à l'appui une prétendue expérience de Drebbel,
qui dans un bateau sous-marin aurait restitué à l'air ses propriétés
respirables, à l'aide d'une fiole renfermant un esprit volatil. D'au-
tres admettaient que l'air retenait par sa pression la matière du
leu à la surface des corps combustibles : opinion moins absurde
qu'elle ne semblerait à première vue, car elle est semblable à
celle que nous admettons aujourd'hui pour l'électricité. En lllh,
Lavoisier lui-même, imbu encore à ce moment des vieux préjugés,
attribuait la mort des animaux dans le fluide élastique des efTer-
vescences (acide carbonique) à ce motif qu'un tel fluide ne peut en-
fler les poumons des animaux, comme l'air que nous respirons, en
raison de la facilité avec laquelle il est absorbé et dissous par l'eau.
« On éprouverait, dit-il, presque un même effet avec un soufflet
dont l'intérieur serait humecté d'eau et dont on voudrait entretenir
le jeu avec un fluide élastique fixable. » Si je rappelle ces anciennes
opinions, c'est afin de mieux marquer quels préjugés s'opposaient
à la manifestation de la vérité, combien a été subite l'évolution
des idées et quelle est la grandeur de la découverte que Lavoisier
allait accomplir.
Cependant l'explication tirée de l'élasticité de l'air ne pouvait
guère être soutenue en présence des expériences faites sur des
animaux maintenus dans de l'air comprimé, où ils finissent égale-
ment par périr, quoique plus lentement. Il ne restait plus qu'à
admettre que l'air expiré contient quelque chose de nuisible qui em-
poisonne Thomme; opinion en partie fondée, en effet, mais insuffi-
sante.
C'est ainsi que les disciples de Stahl supposaient que l'air est
phlogistiqué par la respiration, précisément comme par la combus-
tion vive et par l'oxydation des métaux : d'où ils concluaient que
le phlogistiqué est identique dans les trois règnes de la nature.
Il est frappant de voir comment la force des analogies observées
conduisait dès lors à rapprocher ces trois ordres de phénomènes :
combustion vive, oxydation lente, respiration, dans une explication
commune, à la vérité erronée.
LE FEU, LE CALORIQUE, LA CHALEUR ANIMALE. 361
Boerhaave ajoutait même ces paroles profondes, pressentiment
de la vérité : « Qui pourra dire s'il n'existe pas dans l'air une vertu
cachée pour y entretenir la vie que les animaux et les végétaux y
puisent; si elle n'est pas susceptible de s'épuiser; si ce n'est pas à
cet épuiseFnent qu'est due la mort des animaux qui n'en trouvent
plus? Plusieurs chimistes ont annoncé l'existence d'un élément
vital dans l'air; mais ils n'ont dit ni ce que c'était, ni comment il
agissait; heureux qui pourra le découvrir! » Boerhaave fait ici allu-
sion aux vues et aux essais de Mayow, chimiste anglais mort un
siècle auparavant, sur l'esprit nitro-aérien, générateur supposé du
nitre aérien ; esprit contenu dans l'air, dont il était censé produire
l'élasticité. Mayow lui attribuait la propriété de servir d'aliment au
feu, de produire la rouille et les acides, enfin d'entretenir la respi-
ration des animaux et de changer le sang noir et veineux en sang
rouge et artériel; non sans un certain développement de chaleur,
comparable à celui qui se produit dans la pyrite exposée à l'air.
Mais ces vues, extraordinaires pour le temps, étaient de simples
intuitions, dénuées de démonstrations et prématurées : elles
n'étaient pas mieux établies que tel système absurde proposé au
même moment par les contemporains; aussi demeurèrent-elles
sans écho et furent-elles bientôt oubliées. Cependant on voit que
Boerhaave y pensait encore au milieu du xviii® siècle.
Black fit un pas plus décisif pour la connaissance des phéno-
mènes. En 1757, dans son grand travail sur l'air fixe (acide car-
bonique"), il reconnut que ce gaz se forme sous l'influence de la
respiration, par la transformation d'une portion de l'air ordinaire :
il ne pouvait aller plus loin, l'oxygène étant inconnu à ce moment.
Ce fut encore Priestley qui eut l'initiative à cet égard par
les expériences sur la respiration qu'il ne manqua pas de faire
avec son air déphlogistiqué (notre oxygène). Au moment où il le
découvrit, on savait déjà, depuis le temps de Hauksbee, et même
auparavant, que l'air où l'on a porté au rouge des métaux, tels que
le fer ou le cuivre, est devenu impropre à entretenir la vie ani-
male : ce que l'on expliquait par les exhalaisons sorties de ces mé-
taux. C'était, comme dans toute l'histoire des théories de ce temps,
attribuer à un phénomène positif, c'est-à-dire à l'introduction d'un
agent nouveau, les exhalaisons métalliques, un efïet dû, en réalité,
à un phénomène négatif, la soustraction de l'oxygène, agent préexis-
tant. Priestley reconnut d'abord que l'oxygène est plus propre que
l'air ordinaire à entretenir la respiration, tout aussi bien que la com-
bustion; car les animaux y conservent plus longtemps leur acti-
vité : « La respiration, ajoute-t-il, se conformant aux opinions ré-
gnantes, phlogislique l'air et le rend ainsi irrespirable, et elle y
forme en même temps de l'air fixe. » A ce moment deux gaz très
362 RE^TIE DES DEUX MONDES.
difïérens étaient confondus par Priestley : notre azote, préparé par
l'action des métaux sur l'air ordinaire, aussi bien que ce même azote
souillé d'acide carbonique par la respiration animale, sont réunis
par le savant anglais sous la dénomination commune d'air phlogis-
tiqué; confusion qui rend fort difficiles la lecture et l'intelligence
exacte des écrits de Priestley. Quant au phlogistique, dont l'air se
trouverait ainsi chargé d'après lui, il était réputé fourni par le
sang noir; la perte de ce phlogistique produirait le sang rouge.
Les relations véritables qui existent entre le sang artériel et le
sang veineux étaient ainsi renversées ; car nous savons maintenant
que c'est au contraire le gain de l'oxygène qui fait le sang rouge,
et sa perte qui fait le sang veineux. Crawford, appuyé sur les expé-
riences de Priestley, crut même pouvoir expliquer, en 1779, la
chaleur animale par la différence entre les chaleurs spécifiques du
sang veineux et du sang artériel, jointe à l'infériorité de celle de
l'acide carbonique à celle de l'oxygène : hypothèse erronée en fait,
et dont il est superflu démontrer aujourd'hui l'insuffisance. Cepen-
dant on a cru parfois devoir attribuer quelque rôle à Crawford dans
la découverte des causes de la chaleur animale, en se fondant sur
une seconde édition de Gon livre, publiée en 1788, et dans laquelle il
a modifié ses idées, pour se rapprocher de celles de Lavoisier.
Mais la découverte était faite à ce moment et la théorie éclaircie.
C'est Lavoisier qui en est le véritable auteur. Elle était liée
d'une façon trop directe avec ses recherches sur l'oxydation des
métaux et sur la combustion, pour que la suite logique de ses
idées ne l'y conduisit pas. Voici comment il procéda : dans un
mémoire lu à l'Académie des sciences, le 3 mai 1777, il reprend les
laits observés par Priestley. Suivant son usage, il en ajoute de nou-
veaux et plus précis ; mais il y a dans son travail quelque chose de
plus inattendu. En effet, Priestley n'avait pas bien compris la signi-
fication de ses découvertes. Lavoisier, qui en saisit le véritable sens,
en tire, comme il l'a fait souvent dans le cours de ses recherches,
des conséquences opposées à celles de Priestley. Il constate d'abord
que l'air dépouillé d'oxygène par la formation du précipité j9^r se,
— c'est-à-dire par l'ébullition du mercure transformé graduelle-
ment en oxyde, — est devenu méphitique ; de même que l'air altéré
par la respiration d'un oiseau. Mais ce dernier air renferme en
outre de l'acide carbonique, qui n'existe point dans le premier.
Lavoisier prend soin de rendre les deux airs résiduels identiques,
en absorbant l'acide carbonique parla potasse; ce qui n'y lais-
serait en principe subsister que de l'azote (1). Cette identité des deux
(1) En supposant que la totalité de roxygène eût été consommée, ce qui n'a d'ail-
leurs point lieu en fait; mais les conclusions demeurent les mêmes.
LE FEU, LE CALORIQUE, LA CHALEUR ANIMALE. 363
mofettes, pour appliquer aux deux gaz résiduels le langage du
temps, fut un moment contestée par Priestley, qui ne tarda pas,
très loyalement d'aillem-s, à reconnaître son erreur.
Pour laire la contre-épreuve et compléter la démonstration, il
suffit de reconstituer l'air primitif en lui rendant l'oxygène perdu.
A cet efiet, Lavoisier ajoute, soit à la seconde mofette provenant de
la respiration animale, soit à la première provenant de l'oxydation
des métaux, l'oxygène même obtenu par la calcination de l'oxyde
de mercure qui a servi à préparer l'une d'elles : il reproduit ainsi
l'air naturel, avec son aptitude à entretenir tant la combustion que
la vie animale.
La démonstration des relations véritables entre l'air, l'oxygène
et l'acide carbonique, dans la respiration, était ainsi claire et
complète. Il restait à comprendre la véritable action de l'oxygène
sur l'être vivant et l'origine même de l'acide carbonique.
Deux explications pouvaient en être données : ou bien l'oxygène
est changé effectivement en acide carbonique dans le poumon, par
une véritable combustion locale ; ou bien il s'y combine au sang,
lequel restitue en même temps à l'âir un volume presque égal
d'acide carbonique. Lavoisier, sans se prononcer tout d'abord,
incline vers la première hypothèse, qui assimilerait la respiration
elle-même à une combustion directe. Il cherche à établir que la
coloration rouge du sang ai'tériel est due à l'absorption de l'oxy-
gène, et il l'assimile à la couleur de certains oxydes métalliques,
tels que ceux de mercure et de plomb : ce dernier rapprochement
est fondé sur des apparences, plutôt que sur un principe exact.
Lavoisier ne tarda pas à pousser plus loin ses déductions, en
comparant la chaleur animale à la chaleur des combustions ^àves :
l'une et l'autre sont dues en effet à la fixation de l'oxygène, ou plus
exactement de la matière du feu combinée dans l'oxygène. Pour
Lavoisier, l'air fournit l'oxygène et la chaleur; tandis que le sang
fournit le combustible, que les alimens restituent incessamment,
en même temps que, de son côté, l'air se renouvelle sans cesse. Par
suite, la chaleur est entretenue dans le corps humain, suivant le
même procédé que dans nos foyers. C'était là une vue toute nou-
velle, une découverte fondamentale.
Mais Lavoisier ne s'arrêta pas à ces premiers aperçus géné-
raux. Il reprit la question par des mesures précises et l'appro-
fondit avec Laplace, en 1783. Les deux savans osèrent assimiler
un être vivant à un composé chimique, en étudier l'oxydation par
la même méthode et le soumettre à des mesures semblables, au
point de vue de l'évaluation des gaz et de la calorimétrie. C'était
retom'ner en quelque sorte la vieille conception des alchimistes,
qui, eux aussi, assimilaient la vie et les phénomènes chimiques,
364 REVUE DES DEUX MONDES.
mais pour chercher dans ceux-ci les caractères mystérieux de gé-
nération et d'évolution qui caractérisent les êtres organisés.
Lavoisier et Laplace, au contraire, mesurent les eiïets de la res-
piration de l'animal, assimilés à ceux de la combustion d'une bou-
gie, à l'aide de la balance et du calorimètre. Ils pesèrent d'abord
la quantité d'acide carbonique produite par un cochon d'Inde, res-
pirant librement à l'air pendant un temps donné ; puis ils placèrent
l'animal au sein de leur calorimètre et mesurèrent la quantité de
chaleur produite par lui, durant l'espace de dix heures. L'oxygène
consommé répondit à peu près au volume de l'acide carbonique
produit, et ils arrivèrent à ce résultat : « Lorsqu'un animal est dans
un état permanent et tranquille, de telle sorte qu'après plusieurs
heures le système animal n'éprouve point de variation sensible,
la conservation de la chaleur animale est due, au moins en grande
partie, à la chaleur que produit la combinaison de l'oxygène res-
piré avec la base de l'air fixe que le sang lui iournit; » conclusion
conçue dans des termes assez généraux pour avoir conservé sa
rigueur, malgré les changemens survenus depuis un siècle dans les
théories chimiques et physiologiques.
Le phénomène véritable était, en réalité, plus compliqué que ne
le supposait Lavoisier, qui croyait toute la chaleur tirée de l'oxy-
gène gazeux. En outre, l'oxydation effective dans un être vivant ne
porte pas sur le carbone libre, mais sur les composés complexes
hydrocarbonés fournis par les alimens et qui renferment cet aliment
déjà associé à l'hydrogène, à l'oxygène et à l'azote, lesquels en
modifient le pouvoir calorifique, en raison de la chaleur dégagée
dans cette première combinaison.
La combustion n'est point d'ailleurs la seule source de la chaleur
animale : nous le savons aujourd'hui. Il y concourt aussi, comme je
l'ai montré, des phénomènes de fixation d'eau (hydratations), accom-
plis dans le cours des métamorphoses des principes immédiats des
aUmens, tels que sucres, fécule et hydrates de carbone, principes
albuminoïdes et autres composés amidés. Mais si ces faits n'ont été
aperçus que depuis, — et quelques-uns assez récemment, — la
vérité fondamentale découverte par Lavoisier n'en subsiste pas
moins : « La respiration est l'origine d'une combustion lente, ana-
logue à celle du charbon et produisant également de la chaleur. »
Lavoisier, après avoir hésité d'abord, se prononce, dans son tra-
vail avec Laplace, pour l'hypothèse qui suppose que cette com-
bustion a lieu dans le poumon : la chaleur développée au sein de
cet organe se communiquant au sang qui le traverse, pour se ré-
pandre de là dans tout le système animal. Mais ici le désir de
simplifier l'a entraîné trop loin; car l'opinion qui place dans le
poumon le siège de la combustion est aujourd'hui abandonnée. La
LE FEU, LE CALORIQUE, LA CHALEUR ANLMALE. 365
combustion due à l'oxygène se pi'oduit en réalité dans tout l'en-
semble de l'organisation, bien que la fixation de l'oxygène dans le
poumon même donne lieu à un premier dégagement de chaleur.
J'ai moi-même réussi à faire la part de ces deux actions succes-
sives et à mesurer séparément la chaleur dégagée par la première
fixation de l'oxygène sur le sang, laquelle est distincte de la cha-
leur qui se développe ensuite dans toute l'économie par l'ensemble
des réactions chimiques, susceptibles d'aboutir à la formation de
l'acide carbonique expiré. La chaleur, produite tout d'abord dans
le poumon par l'oxygène, au moment de l'action directe de l'air,
forme environ la septième partie de la chaleur animale totale ; le
surplus résulte des oxydations et réactions elïectuées dans la masse
entière des organes.
Ainsi, c'est la seconde opinion émise par Lavoisier, puis écartée
par lui, puis reprise encore dans son dernier travail fait en colla-
boration avec Seguin, qui a triomphé définitivement. Le poumon
est regardé aujourd'hui comme étant essentiellement le siège de
la fixation de l'oxygène, laquelle a lieu sur les globules du sang;
tandis que l'acide carbonique préexistant dans le sang s'échange
au même moment contre l'oxygène et se dégage au dehors. La
découverte de ces mécanismes a été l'œuvre de plus d'un siècle,
et elle a donné à la question de la chaleur animale des développe-
mens inconnus de Lavoisier. On a reconnu par là que la combus-
tion admise par lui est réelle ; mais la production de l'acide carbo-
nique et celle des autres composés oxydés s'accompUt dans toute
l'organisation, par des voies et des intermédiaires divers, aux dé-
pens de principes multiples; corrélativement avec l'exercice des
autres fonctions et au milieu de phénomènes dont Lavoisier ne
pouvait soupçonner ni l'importance ni la complexité.
Tout cela ne diminue point le mérite et l'importance de sa dé-
couverte : la science ne se construit pas en un jour, et c'est La-
voisier qui a établi ici la base fondamentale de nos théories modernes
sur la chaleur animale, je veux dire l'assimilation entre la combus-
tion et la respiration. « On dirait, s'écrie-t-il dans son enthou-
siasme, que cette analogie n'avait point échappé aux poètes, ou
plutôt aux philosophes de l'antiquité, dont ils étaient les interprètes
et les organes. » Après avoir rappelé les mythes relatifs « au feu
dérobé du ciel, au flambeau de Prométhée, » il ajoute : « On peut
donc dire avec les anciens que le flambeau de la vie s'allume au
moment où l'enfant respire pour la première fois, et qu'il ne s'éteint
qu'à sa mort. »
L'importance de ces problèmes l'avait tellement frappé qu'il ne
cessa de s'en préoccuper. Lorsqu'il connut la composition de l'eau,
il soupçonna, dès 1785, que la combustion de l'hydrogène et la
366 REVUE DES DEUX MONDES.
formation de l'eau pouvaient aussi jouer un rôle dans la produc-
tion de la chaleur animale, ce qui est vrai. Mais il n'arriva cepen-
dant point à concevoir complètement le phénomène : l'ignorance qui
régnait alors sur les lois de la chimie organique et la nature de
ses composés ne permettait pas, même à un génie aussi pénétrant
que le sien, d'aller au fond des choses. Pendant les dernières an-
nées de sa vie, il y revient sans cesse; il cherche à serrer toujours
de plus près le problème et à l'embrasser en quelque sorte de toutes
parts. C'est ainsi qu'il y rattache d'abord les mesures qu'il avait
faites de la chaleur de combustion du carbone et de l'hydrogène,
mesures imparfaites d'ailleurs. Il étudie aussi avec soin les altéra-
tions de l'air respiré dans les réunions publiques etdansleshôpitaux.
A parth* de 1789, il reprend avec Seguin la question tout entière.
L'un des deux collaborateurs, Seguin, se dévoue pour rendre les
résultats applicables directement à l'homme. Dans des appareils
ingénieusement combinés, ils prennent soin d'absorber à mesure
l'acide carbonique expiré et de restituer l'oxygène, afin de main-
tenir invariable la composition de l'air; ils constatent qu'il n'y a
ni dégagement ni absorption d'azote. Ils analysent et discutent les
conditions qui maintiennent presque invariable la température du
corps humain, placé dans les conditions extérieures les plus
diverses; ce qui les conduit à instituer une longue suite d'obser-
vations méthodiques sur la transpiration, et ils distinguent avec
soin la perte de vapem- d'eau qui s'effectue par les poumons, de
celle qui a lieu par la surface de la peau : c'est par cette double
transpiration que la chaleur perdue éprouve son règlement. Enfin,
embrassant la question sous les points de vue les plus divers, ils
étudient l'hifluence des conditions physiologiques essentielles, celle
de la digestion, du travail mécanique, des variations de la tempé-
rature extérieure, etc.
C'est là que se trouve pour la première fois, je crois, énoncée (1)
l'assimilation, si souvent reproduite depuis, entre les effets phy-
siques et mécaniques développés par le travail d'un homme de
peine et les mêmes effets dus au travail de l'homme qui récite un
discours, du musicien qui joue d'un instrument, ou même qui com-
pose, aussi bien qu'au travail du philosophe qui réfléchit, a Ce
n'est pas sans quelque justesse, ajoute Lavoisier, que la langue
française a confondu sous la dénomination commune de travail les
efforts de l'esprit, comme ceux du corps, le travail du cabinet et le
travail de l'ouvrier. »
Sans s'arrêter davantage à ces aperçus de génie, que les théo-
(1) Œuvres de Lavoisier, t. ii, p. 697.
LE FEU, LE CALORIQUE, LA CHALEUR ANLMALE. 367
ries modernes sur réquivalence des forces naturelles ont permis
d'approfondir davantage, les auteurs du mémoire se reportent aus-
sitôt aux conséquences sociales de leurs découvertes et aux senti-
mens de leurs contemporains. — On était alors aux premières années
de la révolution française. — Ils relèvent l'injuste inégalité des con-
ditions, l'espérance que les institutions pourront y porter quelque
remède, jointe à la crainte « que les passions humaines, qui en-
traînent la multitude si souvent contre son propre intérêt, et qui
comprennent dans leur tourbillon le sage et le philosophe, comme
les autres hommes, ne renversent un ouvrage entrepris dans de
si belles vues et ne détruisent l'espérance de la patrie. »
C'est la première lois que Lavoisier, dans l'exposé de ses idées
et de ses expériences, sort du domaine serein de la science pour
aborder les régions agitées de la politique. A ce moment il se sen-
tait déjà, malgré lui, entraîné dans le fatal tourbillon des passions
publiques, dont il ne dcA'ait pas tarder à être victime. Quoique le
mémoire que j'analyse ne soit pas tout à fait le dernier de Lavoi-
sier, les paroles par lesquelles il le termine peuvent être regardées
comme son testament scientifique.
« Il n'est pas indispensable, dit-il, pour bien mériter de l'huma-
nité et pour payer son tribut à la patrie, d'être appelé aux fonctions
publiques qui concourent à l'organisation et à la régénération des
empires. Le physicien peut aussi, dans le silence de son labora-
toire, exercer des fonctions patriotiques; il peut espérer, par ses
travaux, diminuer la masse des maux qui affligent l'espèce hu-
maine, augmenter ses jouissances et son bonheur, et aspirer ainsi
au titre glorieux de bienfaiteur de l'humanité. »
Certes, nul plus que Lavoisier ne fut digue de ce titre ; mais,
loin de lui valoir les récompenses et les honneurs dus à ses décou-
vertes, ses services devaient être méconnus au dernier jour ; et sa
vie, jusque-là glorieuse et respectée, allait aboutir à une condam-
nation capitale et imméritée. Si la fin de Lavoisier ne fut pas,
comme la condamnation de Socrate, la conséquence directe de son
amour pour la vérité, elle n'en reste pas moins le témoignage dou-
loureux de l'ingratitude de ses contemporains. Elle ne fait par là
que relever davantage la noblesse des paroles par lesquelles Lavoi-
sier marquait à la science, à côté de son but idéal, qui est la
recherche de la vérité pure, le but positif et humain des travaux
qu'elle poursuit pour le bien des hommes et le développement de
la ci\iUsation.
M. Berthelot.
r r
LA PROPRIETE
LITTÉRAIRE ET ARTISTIQUE
EN FRANCE ET AUX ÉTATS-UNIS
I.
« Il me semble, disait un homme d'esprit, que je suis propriétaire
du livre que j'ai fait au moins autant que je puis l'être de la maison
que je n'ai pas bâtie. » Le droit de l'auteur sur son œuvre lui ap-
paraissait, non comme une concession de la loi, mais comme une
des formes de la propriété que la loi peut et doit garantir. Il n'en
va pas précisément ainsi, et la question n'est pas si simple. Ce
droit est-il absolu ou limité? Dans ce cas, jusqu'où s'étend-il et
comment le garantir? Autant de questions distinctes, autant de dif-
ficultés.
Elles doivent être grandes, car la solution s'en fait longtemps
attendre. Depuis 1878, date à laquelle fut fondée l'Association litté-
téraire et artistique internationale, jusqu'à ce jour, il n'a pas été
tenu, à l'effet de déterminer la nature de ce droit et les garanties
qu'il comporte, moins de douze congrès, dont M. Jules Lermina
nous retrace (1) les intéressans débats, résumant en quelques pages
claires et précises les concessions successivement arrachées par les
avocats de la propriété httéraire. Depuis 1852, il n'y a pas eu moins
de treize négociations diplomatiques, — nous parlons de celles qui
ont abouti, — entre la France et les puissances étrangères pour
(1) Association littéraire et artistique, son histoire, ses travaux, 1 vol. in-8°; Cha-
cornac.
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 369
obtenir la reconnaissance de ce droit et la consécration de ces
garanties.
On s'étonnera un jour qu'il ait fallu une pareille dépense de di-
plomatie d'une part, de l'autre le concours d'autant d'hommes émi-
nens que ceux qui composent l'Association littéraire et artistique
internationale, autant d'efïorts qu'ils en ont dû faire, autant d'élo-
quence et de bon sens déployés pour établir, tout d'abord, que la
propriété littéraire pourrait bien être une propriété. Lakanal décla-
rait, en 1791, devant la Convention, qu'elle était « la plus person-
nelle et la plus inviolable de toutes. » Depuis Lakanal, il a fallu se
remettre à l'œuvre, établir et prouver et, non sans peine, faire
admettre que le droit de l'auteur résultait du fait même de la
création de son œuvre, littéraire ou artistique, que, l'ayant créée, il
en était légitime propriétaire.
Jusqu'à quand? Mais, semble-t-il, jusqu'au jour oii, à défaut
d'héritiers, cette propriété tomberait en déshérence, non dans les
mains de l'État, qui n'en a que faire, mais dans le domaine intel-
lectuel pubUc, qui peut-être en a l'emploi, d'où l'œuvre est sortie,
où elle rentre, auquel elle s'adresse, duquel elle relève. Si la pro-
priété littéraire est vraiment une propriété, sa durée est perpé-
tuelle; on ne saurait la limiter sans en dénaturer le caractère. Elle
s'acquiert et se transmet par succcession, par donation, par l'effet
des obligations, dit l'article 711 du code civil, de la propriété des
biens. Et pourtant, en 1791, en 1793^ en 1810, en ISlili, on légi-
fère sur la matière; en 185/i, on porte à trente années, à partir de
la mort de l'auteur, compositeur ou artiste, ou à partir de l'ex-
tinction des droits de sa veuve, la durée de la jouissance accordée
à ses héritiers. En 1806, on l'étend à cinquante années.
Qu'est-ce à dire? La propriété littéraire n'est donc pas une pro-
priété absolue, identique à toute autre? L'homme qui laisse aux
siens une œuvre littéraire ou artistique créée par lui leur laisse
donc un bien qui est autre, limité dans sa durée, différent de ce
que serait le champ ou la maison acquis du produit de l'aliénation
définitive par lui faite de cette œuvre? Nul doute, puisque la jouis-
sance de cette propriété cesse à une date fixée par la loi. Nul
doute non plus que cette propriété ne soit d'une nature diflérente
des autres et, surtout, qu'elle ait contre elle d'être d'une origine
plus récente.
L'antiquité ne l'a pas connue, et, dans notre Europe même, elle
n'est qu'une parvenue moderne. Le premier qui la revendiqua
passa pour un fou et les plus grands génies n'osèrent porter si
haut leurs prétentions ni se croire propriétaires des œuvres immor-
telles qu'ils nous ont laissées. Ils estimaient, ces pauvres grands
TOME xcviii. — 1890. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
hommes, que des idées puisées dans un fonds commun, patrimoine
de tous, ne pouvaient, quelles que lussent celles qu'ils y ajou-
taient, quelle que fût la lorme dont ils les revêtaient, constituer
à leur profit une propriété exclusive, un monopole quelconque.
Gomment faire le départ entre ce qui leui* appartenait en propre
dans leur œuvre et ce qui appartenait à leurs prédécesseurs? A qui
s'en remettre pour un pareil arbiti*age ? Les « idées ambiantes, »
comme les appelle Proudhon, ennemi des majorats littéraires, im-
placable adversaire de la propriété sous toutes ses formes, étaient
dans l'air, elles étaient de tous, à tous. Ils n'y songèrent pas et,
longtemps, tendirent la main aux riches du jour dont ils char-
maient les loisirs, aux puissans qu'ils louaient dans leurs dédi-
caces, aux libraires qui y jetaient une obole comme on fait une
aumône.
Les scrupules qui hantaient ces naïfs génies étaient d'ailleurs de
leur temps et de leur époque, et au moment même où de toutes
parts éclatait la revendication des droits, ces scrupules empê-
chaient leurs successeurs et émules de revendiquer les leurs et les
faisaient se contenter d'emphatiques déclarations de principes et
d'inefficaces sanctions. Ces mêmes scrupules paralysaient jusqu'aux
hardis législateurs de la Convention. Cette propriété que Lakanal
proclamait « la plus personnelle et la plus inviolable de toutes, »
ils la déclaraient en déshérence cinq ans après la mort de l'auteur,
puis, en 1793, après dix ans (1). Ils n'osaient accorder davantage,
et leur intrépide logique reculait devant les conséquences de leur
affirmation. C'était une propriété, mais différente des autres, toute
nouvelle d'ailleurs, pleine d'imprévu, de dangers peut-être, en
tout cas peu exigeante, habituée à se contenter de peu et qui
d'elle-même se désignait « une grâce fondée en justice. »
Inconsciemment, à tout le moins sans prononcer le mot, on l'as-
similait à l'invention, on lui concédait un brevet exploitable et né-
gociable, pom' un temps. Ce délai expiré, l'œuvre artistique et lit-
téraire, comme l'invention plus tard, tombait dans le domaine
public. Et, en ce faisant, on estimait beaucoup faire, émanciper
l'intelligence, affranchir l'écrivain et l'artiste, affirmer leurs droits
sim* leurs œuvres, leurs droits à une rémunération ; dans une cer-
taine mesure c'était vrai.
Si l'on compare, en effet, ce qu'était alors la situation des écri-
vains à ce qu'elle est devenue depuis, on se rendra coiîipte des
progrès accomplis, des résultats obtenus. On s'étonnera moins de
voir l'œuvre artistique ou littéraire assimilée à une invention bre-
vetée, et sa propriété, toute reconnue et proclamée qu'elle soit,
(1) Loi du 19 janvier 1791 et du J9 juillet 1753.
LA PROPRIÉTÉ LITTERAIRE. 371
limitée à une durée successivement plus étendue. Entre la négation
absolue de tous droits de jouissance et l'admission à tous les droits
que comporte l'idée de propriété, il n'y avait, à Torigine, que ce
terrain de transaction j>ossible. C'est celui sur lequel s'est placé le
législateur, sur lequel l'artiste et l'écrivain ont dû le suivre, qu'ils
s'eflorcent d'élargir en revendiqi)ant et conquérant successive-
ment les privilèges accessoires qui en font partie.
Et, tout d'abord, le droit de traduction. Si l'auteur est, pour un
temps limité, propriétaire de son œuvre, ne l'est-il que dans la
langue dans laquelle il l'a écrite, que dans l-e pays où il l'a créée?
A-t-on le droit de la lui prendre, de la fciire passer en une langue
et «n pays étrangers sans son assentiment, sans qu'il ait part aux
bénéfices que traducteurs et éditeurs en peuvent retirer? Évidem-
ment non, en bonne logique, mais, pendant longtemps, évidem-
ment oui en fait. Comment protéger, autrement que par des con-
ventions internationales, l'auteur contre le traducteur étranger'/
Comment obtenir de l'État qu'il prenne en mains les intérêts du
premier contre le second et négocie pour les sauvegarder?
De prime abord cela paraît aussi simple qu'équitable, chaque
pays ayant, semble-t-il, même avantage à protéger les œuvres ori-
ginales de ses nationaux. Mais tel n'est pas le cas. La production
littéraire est inégalement répartie, abondante et riche ici, pauvre
ailleurs, et les pays pauvres ayant plus d'intérêt à s'approprier,
par la traduction, les œuvres étrangères qu'à protéger des œuvres
originales que nul ne pille ou ne convoite. Puis, les idées, les dé-
couvertes étant du domaine public, comment et pourquoi interdire
en quelque sorte la lecture d'un livre que tous ceux qui connaàis-
sent la langue dans laquelle il a été écrit peuvent lire, à ceux qui
ignorent cette langue? Pourquoi en empêcher la traduction s'il est
utile^, s'il est bon, si seulement il est agréable?
Ni les lecteurs ne le désiraient, ni les auteurs ne le deman-
daient. L'ambition de ces derniers n'allait pas et ne va pas au-delà
du droit de choisir leur traducteur, de s'assurer que sa traduction
est exacte, d'avoir part aux bénéfices qu'elle procure à l'éditeur et
à lui. Si équitable que soit cette prétention, elle s'est cependant
heurtée à maintes reprises au mauvais vouloir du législateur, avant
tout soucieux de favoriser la diffusion des lumières, les connais-
sances utiles, l'intelligence des littératures étrangères, et, pour
cela, assimilant l'œuvre du traducteur au travail originaL Les ar-
gumens ne lui faisaient pas défaut. Il y a, en effet, dans toute tra-
duction, surtout si elle est réussie, un incontestable travail de
production personnelle, une mesiure de goût, de finesse tout indi-
viduelle ; mais de ce que le traducteur s'insinue habilement dans
les idées de l'auteur, on ne saurait lui concéder que, ainsi que
372 REVUE DES DEUX MONDES.
la lice chez sa voisine, il s'y estime chez lui, et, d'un emprunt sou-
vent forcé fasse un don volontaire et bénévole.
La logique finit pourtant par l'emporter, non sans peine, et forae
fut bien de reconnaître à l'auteur le droit de disposer de la traduc-
tion de son œuvre, mais on lui imposa tout d'abord une limite déri-
soire, de quelques mois au plus, à l'expiration desquels, si sa traduc-
tion n'avait pas paru, traduisait qui voulait. Plus tard on a étendu
ce délai, sans faire droit toutefois aux réclamations de l'Association
des auteurs, qui, assimilant la traduction à la reproduction, deman-
dait que l'auteur seul pût, aussi longtemps que son droit subsiste
sur l'original, interdire ou autoriser la traduction de son œuvre.
C'est ce qu'a reconnu la loi belge (1), tout en s'abstenant de pro-
clamer le principe du droit de propriété, mis de côté comme une
question métaphysique, sans utilité pratique. A l'expression de
propriété littéraire et artistique que contenait le projet de loi du
gouvernement, on a substitué celle de droit d'auteur. Ce n'en est
pas moins l'un des résultats les plus importans obtenus par l'Asso-
ciation, et ce n'est pas non plus l'une des moins curieuses consé-
quences dues à son initiative, de voir le pays, si longtemps le re-
fuge classique des contrefaçons et des contrefacteurs, figurer à
l'avant-garde des défenseurs déclarés des droits des auteurs.
Cette solution n'était cependant ni partout admise, ni sur le
point de l'être. Vainement Alphonse Karr, excédé des interminables
discussions de principes, demandait au congrès le vote d'un article
unique ainsi conçu : « La propriété littéraire est une propriété, »
le congrès, plus sage, sentait bien que c'était demander l'impos-
sible. Il s'en tenait à gagner du terrain, et, sur cette question de
traduction, à réfuter les argumens des adversaires du principe
concédé parla Belgique. Tenant la traduction pour l'une des formes
les plus distinctes de la propriété primitive, pour une forme qui
n'a pas le même auteur et ne donne pas le jour au même ouvrage,
ces derniers en concluaient que le droit d'interdire la traduction
ne faisait pas partie intégrante du droit de l'auteur. Leurs argu-
mens n'étaient pas sans rencontrer créance à l'étranger, notam-
ment de l'autre côté de l'Atlantique, et l'on verra plus loin ce qu'il
a fallu d'efforts pour triompher, à Washington, de l'opposition des
traducteurs et de nombre d'éditeurs intéressés au maintien d'un
état de choses dont ils bénéficiaient largement.
Si traduire est reproduire, en est-il de même de l'adaptation?
L'auteur d'une œuvre scientifique, historique ou philosophique
est-il en droit d'interdire qu'on l'adapte à une catégorie particu-
hère de lecteurs, en élaguant, modifiant ou condensant son texte,
(1) Loi du 22 mars 1886.
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 373
ses observations ou ses argumens, en en donnant un abrégé; si
c'est une œuvre d'imagination, en tirant de son roman une pièce
de théâtre, en transportant ses personnages sur la scène ? Attente-
t-on k son droit quand, à l'étranger, sous un titre et des noms autres,
un adaptateur emprunte à son œuvre la donnée principale, les situa-
tions, modifiant dans le détail ce qu'elles peuvent avoir de trop
exclusivement spécial au pays d'origine, substituant aux mœurs et
coutumes locales les mœurs et les coutumes de son public, pour,
d'un roman français, par exemple, tirer une pièce anglaise ou amé-
ricaine? Est-ce là traduire un roman? et si la traduction est tenue
pour œuvre personnelle, à combien plus forte raison le serait l'adap-
tation qui, n'empruntant aux conceptions de l'auteur que ce qui
est de tous les temps et de tous les pays, néglige le reste, y ajoute
des conceptions personnelles et peut ne rien prendre au texte !
A ce sujet, on ne manque pas de faire remarquer combien de
nos pièces, et des meilleures, sont empruntées à des pièces vieil-
lies ou démodées, au théâtre espagnol ou italien, aux anciens. Les
plus grands écrivains, dit-on, n'ont pas dédaigné de puiser à ces
sources, renouvelant par la magie du style, par un choix éclairé
et un goût sûr des conceptions heureuses, mais mal venues et mal
présentées, des idées ingénieuses insuffisamment développées. Ils
prenaient leurs sujets et leurs effets à d'autres, qui eux-mêmes les
tenaient de dramaturges profondément oubliés, de livres et de ré-
cits sans nom d'auteur. Dans ce fonds commun puisait qui voulait,
rajeunissant et modernisant les détails, avec de vieux matériaux
habilement équarris construisant une maison neuve.
Situations et données nouvelles sont rares, ajoutait-on. Qui peut
se vanter de ne rien prendre, de ne rien devoir à ceux qui l'ont
précédé? Pour tirer d'un roman une pièce de théâtre, il faut un
don particulier : il ne suffit pas que le roman soit intéressant pour
que la pièce soit bonne ; que les idées et les situations du livre
soient heureuses et bien exposées pour que la pièce réussisse. Il y
faut autre chose : un tour de main spécial, une mise au point de
la scène, une entente des choses du théâtre et une intuitive in-
telligence du goût du public, qui font de l'adaptation une œuvre
essentiellement personnelle, l'auteur du livre lui-même y échouant
souvent alors que l'adaptateur étranger y réussit parfois.
Sur ce thème on va loin. Il se prête à nombre d'ingénieuses va-
riations, d'argumens d'autant plus spécieux que l'adaptateur ha-
bile n'est ni un traducteur, ni un copiste, qu'il fait œuvre de pra-
ticien, œuvre d'invention, de goût et de tact, qu'il devient un
collaborateur de l'auteur et décide du succès. Ainsi l'entendait
M. José da Silva Mondes Leal, ministre plénipotentiaire de Portugal
à Paris, lui-même écrivain distingué et président du congrès de
374 REVUE DES DEUX MONDES.
Lisbonne. Dans un rapport soumis au congrès tenu à Londres en
1879, il disait: « Le véritable adaptateur prend à l'auteur tout ce
qu'il faut d'invention pour conserver l'originalité, l'individualité,
l'intégrité de son produit; il lui prend encore tout ce qu'il faut de
matériaux d'exécution pour ne pas le dénaturer et le gâter dans
ses développemens. Le reste, et c'est encore beaucoup, devient
son œuvre à lui, œuvre de praticien, mais aussi de patience, de
tact et de goût, qui demande un savoir des plus complets et une
finesse d'observation bien peu vulgaire... Le rôle de l'adaptation
n'est pas un rôle sans importance pour la littérature de chaqfue
pays, tant s'en faut. Il peut, il doit rendre d'unmenses services;
il les a déjà rendus, car ce rôle, lorsqu'il tombe dans les mains
d'un homme de génie, comme il est tombé dans celles de Shak-
speare, de Corneille, de Molière, coopère parfois aux innovations
les plus hardies et aux cheis-d'œuvre les plus justement admirés. »
Les Gachemiriens distinguent, dit-on, à l'œil nu jusqu'à soixante
nuances dans une seule couleur ; ce ne serait pas trop de l'acuité
de leur vue pour discerner les nuances multiples qui séparent
l'adaptateur, collaborateur intelligent de l'auteur, de l'adaptateur
pirate qui confisque purement et simplement la propriété d'autrui.
Plus nombreux, ces derniers pullulent : en Allemagne, où, débapti-
sant la Ginildû, opéra comique français, on la représenta sous le
nom de Pèlerinage de la reine , à Vienne où la Circassiemie de
Scribe s'appelle la Fatinitza, en Italie où le Supplice d'une femme
de M. de Girardin de\'int, sans autre changement, la Buera, où
Lucrezia Borgia a. nom la Renégat a, le lieu de la scène étant trans-
féré de Ferrare en Turquie. Entre eux et l'adaptateur, créateur en
sous-ordre, habile à mettre en relief les idées heureuses, à élaguer
ce qui ferait tache ou longueur, la marge est grande, et si l'on ne
saurait contredire le congrès déclarant que l'adaptation d'un roman
à la scène ne peut être faite sans l'autorisation de l'auteur et que
toute adaptation, quelle qu'elle soit, d'une œuvre originale est
subordonnée à l'assentiment de celui qui l'a créée, on ne sau-
rait disconvenir non plus qu'il surgira des questions spéciales qui
ne pourront être tranchées au nom d'un principe rigoureux et
relèveront des juges du fait dans chaque pays.
Autre question non moins délicate, car tout est complexe en cette
matière d'une propriété qui n'est encore propriété que de nom :
le droit de citation est-il absolu, et, s'il a des limites, quelles sont-
elles? La question a été discutée au congrès de Madrid en 1887, et
le congrès de Madrid ne l'a pas tranchée. Citer, c'est copier et re-
produire, et si la citation est souvent un hommage rendu à l'écri-
vain, elle peut être aussi un moyen de le piller impunément. En
tant qu'auteur, il relève de la critique, et la critique ne saurait
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 375
s'exercer sur lui qu'à la condition de reproduire textuellement les
passages qu'elle loue ou qu'elle incrimine. Ce droit ne saurait être
contesté, mais ne saurait s'étendre au point de permettre la repro-
duction intégrale d'une brochure à sensation, par exemple, que l'on
ferait suivre de quelques lignes ou de quelques pages de critique ;
bien moins encore d'un livre. On a donc prudemment laissé aux
tribunaux le soin de trancher les difiérends de cette nature, en s'en
tenant à reconnaître le droit de citation de la critique.
Mais là ne se borne pas la citation. Peut-on, dans un ouvrage
d'enseignement, prendre à un auteur, sans son autorisation, des
exti'aits plus ou moins copieux de son livre? Y a-t-il, en ce cas,
abus du droit de citation? Le fait de nommer l'auteur, d'indiquer
la source à laquelle est puisé l'extrait, prescrit-il toute atteinte à
ses droits? Et, de même, dans une chrestomathie, peut-on, sans
son assentiment, reproduire des morceaux choisis de ses œuvres,
des pièces de vers, des scènes, des extraits de longue haleine? Ces
recueils sont aujourd'hui aussi nombreux que variés ; les anthologies
abondent et les fragmens détachés, multiples et variés qu'elles
mettent sous les yeux des lecteurs, ont pour but de leur donner,
du talent de chaque écrivain, de ses qualités maîtresses, une idée
juste et nette. A ce titre, elles sont utiles, mais leur utilité prévaut-
elle contre les droits de l'auteuj-, et l'hommage qu'on lui rend com-
pense-t-il le dommage qu'on lui cause, si dommage il y a? C'est
rarement le cas, mais l'abus se ghsse partout, et le congrès a es-
time que l'assentiment de l'auteur était nécessaire pour une re-
production pariielle que le plus souvent il accorderait.
Depuis plusieurs armées, les lectures publiques sont entrées
dans nos mœurs. Nul n'a plus contribué à en propager le goût que
M. Legouvé, et si son heureuse initiative n'a pas donné à tous ses
émules son merveilleux talent de diction, elle a puissamment favo-
risé l'audition des morceaux choisis, des œuvres courtes et bien
faites. Elle a même donné naissance à une littérature spéciale,
saynètes et monologues, prose et poésie. N'est-ce pas porter une
sérieuse atteinte aux droits des auteurs que de s'emparer de leurs
œuvres pour en donner lecture devant un public payant ? Si le talent
du lecteur est pour beaucoup dans l'affluence des auditeurs et dans
le succès des morceaux choisis, l'auteur de ces morceaux n^a-t-il
pas droit à une part des bénéfices perçus par le propriétaire de
la salle et par l'interprète, et peut-on, sans entente préalable avec
lui, exploiter son œuvre?
Sur ce point, nul doute; mais où le doute subsiste, c'est alors
que la lecture publique est aussi gratuite, et que les auditeurs
seuls bénéficient moralement de l'œuvre d'un auteur. A quoi l'au-
teur peut répondre que le bénéfice moral qu'il retire du fait d'être
376 REVUE DES DEUX MONDES.
mis en lumière ne compense pas le bénéfice tangible que lui rap-
porterait la vente de son livre. Le congrès s'est abstenu de se pro-
noncer, estimant, probablement, que si tous les auditeurs n'achè-
tent pas le livre, tous, en tout état de cause, ne l'eussent pas
acheté, que la lecture publique peut décider un certain nombre à
s'en rendre acquéreur, et que, tout compte fait, l'auteur gagne plus
qu'il ne perd.
Enfin, et pour épuiser les questions soulevées par la propriété
des œuvres littéraires, les congrès, notamment ceux de Genève en
1886 et de Venise en 1888, ont à plusieurs reprises discuté les
rapports des auteurs et des éditeurs. Question déhcate, car, si le
bon sens et l'équité rendent leurs intérêts identiques une fois
l'accord conclu, des complications peuvent se produire et se pro-
duisent qui altèrent la nature de leurs rapports et créent des con-
flits d'intérêts. Aussi, tout en laissant aux auteurs leur droit incon-
testable de traiter au mieux de leurs convenances avec leurs
éditeurs, le congrès de Venise s'est-il borné à émettre le vœu qu'en
l'absence de conventions particulières ces rapports fussent réglés
par une loi spéciale. Il a également soumis à l'examen des inté-
ressés quelques points de détail tels que les suivans : l'éditeur,
acquéreur d'une œuvre littéraire, est tenu de la publier et de la
produire ; en d'autres termes, on ne saurait, par achat, confis-
quer et supprimer un ouvrage. Dans le même ordre d'idées, si un
éditeur, acquéreur du droit exclusif de publication, cesse cette
publication, soit volontairement, soit par impossibilité delà conti-
nuer, l'auteur, rentré en possession de ses droits, peut les céder à
un autre éditeur. L'éditeur ne peut modifier le texte de l'écrivain,
non plus que l'auteur y faire des retouches onéreuses pour l'édi-
teur ou qui, changeant la nature et le but de l'ouvrage, porteraient
atteinte aux intérêts commerciaux de ce dernier.
L'Association littéraire et artistique, née en 1878 de l'initiative
de la Société des gens de lettres, ne bornait pas ses efforts à élu-
cider ces questions multiples. Fidèle à son titre d'Association inter-
nationale, elle créait une Union en vue de la protection des droit
des auteurs sur leurs œuvres littéraires et artistiques, et, faisant
appel aux écrivains éminens de tous les pays, elle travaillait à
l'élaboration d'un code commun de la propriété littéraire. Etant
donnés les intérêts en conflit et les difficultés à surmonter, elle a
obtenu de grands et de sérieux succès, ralliant à ses idées modérées
et sages, l'Allemagne, la Belgique, l'Espagne, la Grande-Bretagne,
l'Italie, Haïti, le Luxembourg, la Suisse, Monaco et la Tunisie, qui
signaient, en 1886, avec la France, la convention dite de Berne,
consacrant les conquêtes faites par l'active propagande de l'Asso-
ciation littéraire et artistique internationale. Elle vise à les étendre
LA PROPRIETE LITTERAIRE. 377
aux États-Unis, à la Suède et à la Norvège, aux Pays-Bas, à l'Au-
triche et à la Hongrie, tous bienveillans, aux Slaves hésitans.
S'en tenant aux solutions possibles, aux réformes mûries par le
temps et consacrées par les longues discussions, ajournant la mise
en pratique des idées de demain, de celles qui, demain, seront
justes et vraies, qui le sont aujourd'hui pour un petit nombre,
mais que le grand nombre qui fait loi n'a encore ni examinées ni
admises en tant qu'idées ambiantes, l'Association littéraire et artis-
tique, assise enfin sur un terrain solide, travaille à l'élargir et à
gagner à sa cause tout d'abord les États-Unis, avec eux et par eux
tout le nouveau monde. Conquête décisive et féconde en résultats,
pour laquelle il lui fallait, auprès des associations littéraires amé-
ricaines, un négociateur habile, un avocat convaincu et qui siît
convaincre. Elle ne pouvait mieux faire qu'en choisissant M. de
Kératry. En 1836, son père, député et conseiller d'état, avait été
désigné par M. de Gasparin, alors ministre de l'intérieur, pour faire
partie de la commission présidée par M. le comte de Ségur, pair
de France et membre de l'Académie, à l'effet de rechercher les me-
sures à prendre pour améhorer la législation en matière littéraire.
La mission confiée à son père en 1836 détermina M. de Kératry
à accepter celle qu'on lui offrait en 1889.
II.
Elle était autrement difficile et singulièrement compliquée. La
législation américaine professait, pour les œuvres artistiques et
littéraires des autres pays, la plus superbe indifférence; elle n'in-
tervenait que pour protéger celles de ses nationaux et pour les
inviter à piller de leur mieux ce qui leur conviendrait au dehors.
Tout Américain pouvait impunément reproduire, contrefaire, adap-
ter et prendre pour sienne toute œuvre produite à l'étranger par
un étranger. On ne s'en faisait pas faute. Depuis que les procédés
de reproduction des œuvres artistiques s'étaient perfectionnés, des
maisons importantes fondées à New-York, Boston, New-Bedford se
livraient avec uo plein succès au commerce des contrefaçons. Loin
de s'en cacher, elles inondaient l'Europe de leurs prospectus et de
leurs catalogues, annonçant la mise en vente à vil prix des publi-
cations des maisons étrangères, dans un délai de trente jours après
leur réception aux États-Unis, paralysant les maisons qui traitaient
loyalement avec les éditeurs européens de la cession de leurs es-
tampes et du droit de les reproduire. « Ces belles gravures, disait
l'un de ces catalogues, sont des fac-similés exacts des gravures
et des eaux-fortes les plus rares et les plus coûteuses, d'après les
378 RE^TE DES DEUX MONDES.
maîtres anciens, ainsi que des plus belles publications modernes
faites en Europe. Elles sont tirées sur le même papier, avec la
même encre que les originaux. »
Suivaient l'indication des prix, qui ne laissaient rien à désirer
comme bon marché, et celle des œuvres contrefaites, qui ne lais-
saient rien à désirer comme choix. C'étaient V Angélus de Millet, le
Christ devant Pilate de Munckacsy, la Ronde de nuit de Rem-
brandt. Cette dernière, éditée par la maison Goupil et C'*" à un
nombre limité d'épreuves, et dont la planche coûtait 100,000 francs,
était d'un prix élevé, certains états se vendant jusqu'à 2,500 francs.
Les contrefaçons américaines s'écoulaient à un dollar, 5 francs (1).
Pour les livres, il en va de même. La vente est plus courante et
plus grand aussi le profit. Quand lord Beaconsfield eut terminé
son roman d'h'ndy?nion, il céda le manuscrit à un éditeur de
Londres au prix de 10,000 Hvres sterling (250,000 fr.). Ce dernier
comptait sur une vente considérable, aussi bien aux États-Unis
qu'en Angleterre, mais il comptait sans l'ingéniosité yankee. Un
éditeur américain était au courant de l'afïaire : il soudova un ou-
vrier employé à l'imprimerie et, par lui, obtint les bonnes feuilles
du livi*e. Un navire attendait sous vapeur avec une équipe de com-
positeurs; quand il entrait à New-York les formes étaient prêtes,
on n'eut plus qu'à rouler, et, au moment où Endijmion paraissait
à Londres, on le vendait déjà aux États-Unis à un prix très infé-
rieur à celui de l'édition anglaise grevée des 250,000 francs payés
à l'auteur. Endymion eut un grand succès et cette annexion litté-
raire rapporta une fortune au peu scrupuleux Yankee.
Le roman de Ryder Haggard, She, parut simultanément à
Londres et en Amérique sans que l'éditeur anglais pût se rendre
compte du procédé employé. Ce fut probablement le même qui,
quelque temps, dérouta MM. Black, d'Edimbourg. Eux non plus ne
s'expliquaient pas comment la maison Stoddart et C'*', de Philadel-
phie, pouvait publier, le jour même où les fascicules paraissaient à
Londres, leur Encyclopedia Britannica. Une enquête éclaircit le
mystère. Au moment où ils commençaient cette publication, ils
avaient accepté les ofïresde service d'un nommé Henderson Monro,
habile ouvrier typographe américain. Monro avait accès dans la
partie de l'atelier où s'efïectuaient les corrections d'épreuves et il
envoyait régulièrement à la maison Stoddart les feuilles ayant
sem à ces corrections et mises au rebut.
Depuis, on a fait des progrès qui permettent de renoncer à ces
procédés compliqués, coûteux et compromettans. Grâce à des ma-
chines spéciales et à un outillage perfectionné, on est arrivé, aux
(1) De la contrefaçon des œuvres d'art; Boussod, Valadon et C".
LA PROPr.IETÉ LITTÉRAIRE. 379
États-Unis, k imprimer, vingt-quatre heures après sa réception à
New-York, un ouvrage publié à l'étranger.
On comprend qu'une industi'ie aussi lucrative témoigne peu
d'empressement à se rallier aux idées de la protection littéraire et
artistique, et qu'elle voie de fort mauvais œil les tentatives faites
pour obtenir l'adhésion de l'Union américaine à la convention de
Berne. On comprend aussi qu'une nation longtemps absorbée par
des préoccupations d'un tout autre ordre, par la mise en culture de
son sol, l'exploitation de ses usines, la construction de ses voies
ferrées, ait tardé à pi'oduire des littérateurs et des artistes. On avait
alors autre chose en tête, et le besoin ne s'en faisait pas sentir. L'An-
gleterre fournissait des livres pour ceux, en petit nombre, qui
avaient des loisirs ; la France, des œuvres d'art pour ceux, en plus
petit nombre, qui s'y intéressaient et les pouvaient payer; cela
suffisait aux besoins intellectuels d'une population affairée et pas-
sablement indilïérente atout ce qui n'était pas d'une utilité pratique.
Les droits des auteurs, le respect dû à la propriété littéraire et
artistique, sonnaient étrangement à l'oreille de gens alors libre-
échangistes à outrance, ennemis nés de tout monopole, qui tenaient
la littérature et l'art comme emplois de désœuvrés, et les œuvres
littéraires et artistiques comme un fonds où chacun pouvait puiser
à sa guise, conune le patrimoine commun de l'humanité. 11 n'en
allait pas de même pour leur blé, leur bétail et leurs produits
agricoles. C'était autre chose ; mais la pensée, l'idée, la concep-
tion étaient à tous, et l'on estimait avoir fait suffisamment en em-
pruntant à l'Angleterre le bill de la reine Anne, la loi du Copyright
votée en 1709 u pour encourager la littérature et le génie, » et qui
déterminait les droits des auteurs anglais en Angleterre. La colo-
nie de New-York le modifiait en 1786, et, après le vote de la con-
stitution, en 1789, on ramenait à un type unique la législation des
diverses colonies sur la matière, non certes pour protéger, si peu
que ce fût, les auteurs étrangers, mais bien pour inaugurer le sys-
tème de piraterie dont nous avons constaté les effets.
Qu'édictait en effet cette loi nationale? Quatorze ans de protec-
tion pour les droits d'auteurs américains ou résidons en Amé-
rique ; en cas de survie à l'expiration de ce terme, une nouvelle
prorogation de quatorze années; « liberté absolue de reproduire
les œuvres étrangères sans aucune rétribution à leurs auteurs. » Il
semble que le législateur, hanté de la crainte que ses compatriotes
n'eussent quelques scrupules à s'approprier ce qui ne leur apparte-
nait pas et à faire, à l'auteur pillé, quelque légère aumône, se soit
appliqué à rassurer leur conscience et à lever tous leurs doutes.
Aussi insistait-il : droit absolu, puis, sans aucune rétribution. C'était
clair, et, de son mieux, on se conforma à ses prescriptions.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
On s'y conforma si bien, que les auteurs anglais outrageusement
dépouillés essayèrent de résister. Deux d'entre eux, et non des
moins connus, tentèrent l'aventure, se plaçant l'un et l'autre sur le
même terrain, le seul que la loi leur laissât. Elle assimilait l'au-
teur américain et le résident ; sur ce, le capitaine Marryat, qui avait
vendu à une maison américaine, MM. Garey et Hart, l'un de ses
ouvrages les plus populaires, intenta un procès à une maison
rivale qui reproduisait son livre. Il arguait qu'il avait passé un
temps considérable aux Etats-Unis et, qu'ayant longuement résidé
à Philadelphie, il rentrait dans la catégorie prévue par la loi et
était, en fait, résident. Le juge ne voulut rien entendre, et il per-
dit son procès.
Plus heureux, M. Dion Boucicault, acteur et auteur dramatique,
gagna le sien. On voulut bien admettre qu'ayant habité les États-
Unis de 1853 à 1861, y ayant écrit et fait représenter ses pièces,
on pouvait le tenir pour résident. A ce titre, ses contrefacteurs fu-
rent condamnés à lui payer 900 dollars (4,500 fr.), ce qui fut loin
de couvrir ses frais. Ces deux exemples n'étaient guère encoura-
geans, et les auteurs anglais se le tinrent pour dit.
Ce n'était pas qu'on se fît faute de remanier la législation ; mais le
principe restait immuable, les modifications successivement intro-
duites en 183/1, 18/i6, 1856, 1859 et notamment en 1870, 1873
et 1874 ne portant que sur des questions d'enregistrement, de for-
malités bureaucratiques, et respectant scrupuleusement le droit, ou
mieux, l'invitation à s'approprier le bien d'autrui. Cependant les
mœurs et les idées se modifiaient. Depuis la guerre de sécession, le
libre échange n'était plus en faveur aux États-Unis ; les Américains
étaient devenus protectionnistes aussi fervens qu'ils avaient été
fervens libre-échangistes. On s'enrichissait; les grandes fortunes
naissaient ; avec elles le luxe, les loisirs, le goût des choses intel-
lectuelles. Une génération nouvelle entrait en scène, tenant la litté-
rature en estime, l'art en bon renom. La vogue était aux écrivains,
et le public féminin, passionné pour les œuvres d'imagination,
encourageait, prônait les talens naissans. Ils étaient nombreux et
variés, parfois originaux, pleins de sève et d'ardeur. Les débuts
promettaient ce qu'ils ont tenu depuis : de dignes successeurs aux
quelques grands écrivains que possédait déjà l'Amérique. Des re-
vues spéciales suivaient et encourageaient ce mouvement, que
nul n'a plus contribué à propager que ne le fit le Critic, organe
attitré de la littérature américaine, intelligent appréciateur des lit-
térateurs et des artistes étrangers, dont il a énergiquement soutenu
les droits et défendu la cause.
Les grandes maisons de librairie, les Houghton, Milllin, de Bos-
ton; les Harpers, de New-York; les Bancroft, les Cassel, les Apple-
m
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 381
ton, Lippincott et nombre d'autres s'indignaient des procédés
employés pom* dépouiller les auteurs étrangers et signalaient la
défaveur qui en rejaillissait sur les États-Unis. Ces protestataires
n'étaient encore qu'une minorité, mais une minorité active, intel-
ligente, et dont les rangs grossissaient. A ceux dont la loyauté se
soulevait contre une piraterie organisée et reconnue se joignait une
nouvelle catégorie d'adhérens qui, depuis qu'on les pouvait piller,
tenait le pillage pour chose odieuse. Nous voulons parler des inven-
teurs, et leur intervention en la matière établit, mieux que ne sau-
raient le faire de longs argumens, l'assimilation signalée plus haut,
posée en principe en France d'abord, partout ailleurs ensuite, entre
le droit des auteurs et le brevet d'invention.
Dans ce domaine de l'invention, les Américains, du premier
coup, c'est-à-dire du jour où, sans cesser d'être agriculteurs, ils
devinrent fabricans, étaient passés maîtres; sur leurs ingénieuses
découvertes reposait en partie leur grandeur industrielle naissante.
Elle ne pouvait s'affermir qu'à la condition d'être protégée ; ils ré-
clamaient donc la protection de la loi et, logiquement, étaient bien
forcés d'admettre que l'intelligence est créatrice, que l'œuvre
qu'elle crée, livre ou machine, est une propriété, à tout le moins
un objet tangible constituant, au profit du créateur, des droits
dont on ne saurait sans injustice le dépouiller. Pouvait-on, à moins
d'évidente contradiction, disjoindre les effets d'une même cause;
soutenir que l'on pouvait copier le livre, mais non imiter la ma-
chine; que le premier était du domaine public et la seconde du
domaine privé? Etrange plaidoyer pour une nation qui avait jus-
qu'ici argué de l'utilité générale et, plus qu'aucune autre, revendi-
qué les droits du grand nombre contre ceux de la minorité. Pour
elle, à son point de vue pratique, la machine ingénieuse primait le
livre le mieux fait, l'œuvre d'art la plus parfaite; la machine était
plus utile, plus nécessaire à tous, et c'est elle dont on restrein-
drait l'usage et dont, légalement, on ferait un monopole!
Aussi, du jour où la cause des inventeurs triompha, où les
États-Unis consentirent une loi internationale pour la protection
des brevets, et de cela il y a peu d'années, la cause de la propriété
littéraire apparut sous un aspect nouveau. V American Copyright
League se fonda, groupant autour d'elle les partisans de la protec-
tion littéraire et artistique, dont les tentatives isolées, vingt et une
fois renouvelées auprès du congrès, n'avaient abouti qu'à sLx rap-
ports, dont quatre favorables et deux adverses, les uns et les autres
non suivis de vote. En 1§86, s'inspirant des vœux de la Copyright
League, le sénateur Havvley saisissait la commission des brevets
d'un projet de loi conférant aux auteurs étrangers des droits égaux
à ceux que reconnaîtraient aux citoyens des États-Unis leurs pays
382 REVUE DES DEUX MONDES.
d'origine. Le rapport de la commission fui favorable, et les délé-
gués de la ligue américaine, admis à plaider la cause d'une conven-
tion internationale, la plaidèrent avec autant d'éloquence que de
bon sens, insistant notamment sur ce fait que là France, toujours
chevaleresque, n'avait pas cessé d'accorder, sans aucune récipro-
cité, la même protection aux auteurs américains qu'à ses natio-
nauiX, et cela en vertu de la loi de 1852.
Malgré le rapport favorable de k commission et les efforts de la
ligue, le bill du sénateur Hawley échoua. Si M. Cleveland, alors
président de la république, était notoirement favorable à son adop-
tion, M. Bayard, secrétaire d'Etat, était sourdement hostile, nonob-
stant les avis que lui transmettait de Berne le ministre des États-
Unis, délégué à la conférence tenue en cette ville par l'Association
littéraire et artistique : « Le jour est proche, écrivait-il au secré-
taire d'État, où le droit de propriété sur les créations de l'esprit
pourra être assuré en tous lieux, de façon à satisfaire également
les exigences de l'auteur et le droit que possède tout le monde de
tirer parti de la diffusion des idées. L'homme dont le cerveau crée
a di'oit à une légitime et entière rémunération. »
Cet échec n'était pas pour décourager la ligue américaine.
A chaque assaut nouveau, elle sentait mollir la résistance; elle se
sentait mieux soutenue par l'opinion pubhque, plus éclairée. La
presse Lui apportait son puissant concours, multipliant les faits et
les preuves, auxquels les adversaires de la propriété littéraire et
artistique, embarrassés de concilier leui's principes protection-
nistes et leur opposition, gênés dans leur rôle d'avocats d'une
cause insoutenable et condamnée, n'opposaient plus que des subti-
Htés légales, arguant que le sénat ne pouvait rien décider, que le
cougrès des États-Unis avait seul qualité pour se prononcer en la
matière. C'était l'argument derrière lequel se retranchait le secré-
taù'e d'État, M. Bayard, pour contrecarrer l'effet des bonnes dispo-
sitions de M. Cleveland.
Puisque l'on arguait du congrès, on décida de s'adresser à lui.
Le sénateur Chace entreprit cette fois de mener la campagne et
l'ouvrit sous la forme d'un amendement à la loi existante, amende-
ment qui, supprimant les mots de « citoyens des États-Unis ou
résidons, » appelait, sans distinction de nationalité, tous les auteurs
à bénéficier de la même protection. Une fois encore la commission
des brevets d'invention du sénat déposa un rapport favorable et,
le même jour, le 17 mars 1888, l'amendement était soumis à la
chambre des représentans, dont la commission judiciaire concluait
à l'adoption. En cet état, le projet lut inscrit sur la hste des déli-
bérations de la chambre.
Le i8 août 1888, la discussion s'ouvre au Sénat. Trente-quatre
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 383
sénateurs sur quarante-quatre présens adoptent l'amendement. Il
ne restait plus qu'à obtenir l'assentiment de la chambre. Elle ne le
refusa pas, mais ne le donna pas. Ecarté, par une tactique parle-
mentaire, de l'ordre du jour pendant la session d'été, repris pen-
dant la session d'hiver, l'amendement échouait devant une ma-
nœuvre d'obstruction, un membre hostile retardant, à chaque
reprise, le scrutin en exigeant indéfiniment l'appel du rôle. La
session s'acheva sans que l'on eût pu procéder au vote ; le terrain
gagné était reperdu et tout était à refaire.
Chose cmieuse, le bill échouait, suivant les uns, parce qu'il était
trop libéral ; suivant les autres, parce qu'il ne l'était pas assez ; de
l'avis de tous, par suite de l'opposition des éditeurs britanniques,
qui redoutaient que l'adoption de l'amendement n'eût pour consé-
quence de déterminer nombre d'auteurs anglais à se iaire impri-
mer aux États-Unis pour bénéficier des dispositions de la loi nou'-
velle. Elle exigeait en effet que, vu la similitude des langues, le
livre fût composé et imprimé aux États-Unis ; elle édictait une inter-
diction presque absolue, aussi longtemps que durerait le droit pri-
vatif de l'auteur, d'importer d'Angleterre des exemplaires de son
œuvre. C'était le marché des États-Unis lermé aux libraires britan-
niques et l'impression des ouvrages anglais destinés au public
américain transférée de Londres aux États-Unis.
Dû à ces causes diverses, l'échec du bill Ghace n'en mettait pas
moins en évidence le fait que les adversaires du principe de pro-
tection, réduits à abandonner la défense d'une cause perdue, se
cantonnaient dans une opposition de formes dont on finirait bien
par avoir raison. Leur nombre, d'ailleurs, décroissait visiblement,
et la figue n'avait plus guère en face d'elle que les représentans des
États de l'Ouest, où les questions d'ordre purement intellectuel sont
encore peu en faveur et où la propriété littéraire compte le moins
d'adhérens.
IIL
Les choses en étaient là quand l'élection présidentielle de 1888
donna la victoire au parti républicain, remplaça M. Gleveland par
M. Harrison et M. Bayard par M. Blaine. C'était un changement de
personnes, ce pouvait être un changement de vues quant à la ques-
tion de la protection littéraire, le parti victorieux se proclamant
résolument protectionniste. C'est alors que M. de Kératry accepta
la mission que lui offraient et la Société des gens de lettres et le
Syndicat de la propriété littéraire et artistique, mission ayant pour
but d'agir en leur nom auprès du gouvernement des États-Unis
384 REVUE DES DEUX MONDES.
d'Amérique et auprès des corporations intéressées aux diverses
questions relatives aux œuvres littéraires et artistiques, à l'effet
d'en obtenir la reconnaissance des droits légitimes de l'écrivain et
de l'artiste et la protection de leurs privilèges.
Il accepta avec d'autant plus d'empressement que le retour aux
affaires de M. Blaine lui laissait quelque espoir d'une discussion
large et approfondie, étant donné le caractère lettre du premier
ministre, auteur de Vmgt ans au Congrès. M. de Kératry pouvait,
en outre, compter sur la bienveillance de M. Spuller, ministre des
affaires étrangères, qui le recommandait chaleureusement à notre
ministre à Washington, invitant ce dernier à lui prêter son con-
cours et à saisir le moment opportun pour entamer des négocia-
tions officielles.
Dès son arrivée à Washington, en octobre 1889, M. de Kératry
entama une campagne de propagande personnelle en laveur de la
reconnaissance des droits des auteurs étrangers. Il la mena avec
autant d'habileté que d'énergie, en homme familiarisé avec les cou-
tumes et les manières de faire des Américains, ne leur ménageant
ni les vérités qu'ils savent entendre, ni les complimens qu'ils
aiment et souvent méritent. Missionnaire convaincu de la cause
qu'il plaidait, il la plaida avec chaleur et succès, soutenu par les
grands éditeurs américains, par \ Auicrican League et par les prin-
cipaux organes de l'opinion publique aux États-Unis : le New-York
Herald, le World, la Tribune, le Times, le North-Americaîi Re-
view et nombre d'autres.
Si sérieux que fussent ces concours et le bon vouloir incontes-
table du secrétaire d'État, M. Blaine, qui, dès la première entrevue
qu'il eut avec MM. Roustan et de Kératry, s'écriait : « Il est temps,
en effet, de mettre un terme à ce pillage organisé, » la tâche de
M. de Kératry était délicate et celle du ministre de France ne l'était
pas moins. Tous deux, l'un comme représentant officiel du gouver-
nement français, l'autre comme représentant accrédité des auteurs
et des artistes, poursuivaient parallèlement un but commun, mais
l'un et l'autre se heurtaient à une opposition cantonnée derrière
des questions de formes parlementaires. La question relevait-elle
du congrès ou du pouvoir exécutif? Ce dernier pouvait-il négocier
avec la France une convention littéraire spéciale, sauf à la faire
ratifier par le sénat, gagné à la cause, ou devait-il attendre, pour
ouvrir les négociations, le vote successif par le sénat et la chambre
d'un amendement à la loi du 18 juin 1874, dont l'article final
maintenait le droit « d'imprimer et de publier, de graver et repro-
duire toutes œuvres écrites, composées ou exécutées par toute
personne ne jouissant pas de la qualité de citoyen des États-Unis
ou du droit de résidence? » Ni M. Roustan, ni M. de Kératry
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 385
n'avaient qualité pour s'ingérer dans une question d'ordre intérieur;
tout au plus pouvaient-ils l'aborder avec une extrême réserve.
De ces deux thèses, la première était celle soutenue par les par-
tisans de la protection littéraire. 11 y avait des précédens en sa
faveur; M. Blaine en convenait et s'y ralliait. Si elle prévalait, il
ne restait plus qu'à négocier sur la base de la convention de Berne,
conclure et obtenir la ratification non douteuse du sénat. La se-
conde prévalait dans les bureaux, plus formalistes et plus routi-
niers, où se concentrait l'opposition faite à un traité appelé à sup-
primer un état de choses avantageux à nombre d'intéressés. Aban-
donnant la question de principe, qui n'était plus soutenable, et le
texte de la loi en vigueur, que l'opinion publique répudiait comme
sanctionnant le vol, on se plaçait sur un autre terrain : celui de
l'article qui exigeait qu'un livre fût composé et imprimé aux Etats-
Unis pour être protégé par la loi. On arguait que des négociations
étaient en cours avec l'Angleterre pour la protection des œuvres
littéraires, que, vu la similitude des langues, on entendait main-
tenir dans le traité à conclure avec elle cette clause favorable aux
éditeurs et typographes américains ; qu'en faire l'abandon en ce
qui concernait la France et la langue française, c'était se désar-
mer vis-à-vis de l'Angleterre, et, pour le pouvoir exécutif, assu-
mer une responsabilité dangereuse qu'il valait mieux laisser au
pouvoir législatif, à qui elle incombait.
La thèse était spécieuse, embarrassante pour le secrétaire d'état
qu'absorbait fort, en outre, le congrès des trois Amériques, son
œuvre personnelle, dont nous avons déjà parlé ici (1). Tiraillé en
sens contraire, très désireux en réalité de mettre un terme à ce
qu'il qualifiait lui-même de <f pillage organisé, » mais désireux
aussi de garder toute sa liberté de négocier au mieux des intérêts
américains avec l'Angleterre, il cherchait le moyen de tout conci-
lier. Il n'en trouvait pas d'autre que l'intervention, dans les formes
constitutionnelles, du pouvoir exécutif, et^ le Ih décembre 1889,
il avisait le ministre de France que le président de la république,
dans son message annuel au congrès, référait au pouvoir législatif
la solution à donner à la question du Copyrighl international, la
recommandant à son attention comme « éminemment juste et
sage. » Dans ces conditions, ajoutait-il, et bien que son opinion
personnelle fût toujours que la plus prompte manière de régler la
question eût été de procéder par voie de négociation directe, su-
bordonnée à l'approbation du sénat seul, il ne pouvait, pour le
(1) Voyez la Revue du 15 janvier.
lOME XCVIII. — 1890. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
moment, s'engager dans cette voie et devait attendre le vote suc-
cessif des deux chambres. »
Son bon vouloir ne s'en tenait d'ailleurs pas là, et, dès le début
de la session, le sénateur Platt déposait sur le bureau du sénat un
projet de bill conforme à ses vues. Le même jour, on renvoyait ce
projet à l'examen du bureau des brevets, et le président du sénat,
l'honorable M. Morton, qui a emporté de France, comme il y a
laissé, au terme de sa carrière diplomatique, les plus vives sym-
pathies, témoignait de ses meilleures dispositions et prévoyait un
vote favorable, le sénat ne pouvant se déjuger après l'approbation
donnée par lui au bill Ghace.
« On n<e saurait, ajoutait le JSew-York World, s'arrêter en
si bon chemin. La presse américaine a manifesté ses sympathies
évidentes pour une cause aussi juste qu'honorable et dont le suc-
cès est appelé à avoir une grande importance pour notre propre
littérature et pour nos arts, il faut que la presse, comme VAme-
riam Copyright League, secondées par l'opinion publique, pour-
suivent leur campagne de propagande auprès de la chambre des
députés, qui, pendant la dernière session, s'est montrée favorable
en majorité et n'a été arrêtée que par une monstrueuse obstruc-
tion. Le nouveau speaker, M. Reed, a d'ailleurs manifesté la louable
intention de mettre un terme à de pareils procédés, tyranniques
pour la majorité. Les États-Unis sont au premier rang des nations
civilisées, ils ne peuvent volontairement se mettre au dernier au
point de vue de la probité nationale. De plus, les auteurs et artistes
américains réclament à leur tour d'un gouvernement protection-
niste la protection qui assure la rémunération convenable de lem's
propres œuvres, rémunération qu'ils ne saui'aient obtenir aujour-
d'hui où on leur oppose que les œuvres étrangères ne coûtent rien
comme droits de reproduction. »
Pour être plus direct, ce dernier argument n'est pas celui qui
porte le moins. En dehors de toute considération de probité natio-
nale et privée, il est évident qu'aussi longtemps que certains édi-
teurs américains pourront, sans bourse délier, s'approprier les
romans anglais, faire leur choix dans les romans français, salarier
des traducteurs au lieu de rémunérer des auteurs, ils auront avan-
tage à puiser dans ce fonds riche et varié. Ils se soucieront peu de
courir les risques d'éditer le roman d'un de leurs compatriotes,
roman pour lequel ils auront à débourser une somme assez forte
et dont le succès est incertain, alors qu'ils peuvent reproduire
l'œuvre d'un écrivain en renom dont la presse s'occupe et dont le
débit est sûr. En outre, la tentation est grande de choisir, parmi
tant d'œuvres, celles qui, flattant les plus basses passions ou su-
LA PR.(Wr.lÉTÉ LITTÉRAIRE. 387
rexcitant les pires instincts, sont, par cela même, intelligibles à
tous ; grande aussi k tentatiom de mettre ces œuvres à la portée
de tous pai' des éditions à bas prix. En fait, la rétornie projetée serait
plus a/vanitageuse pour les auteurs américains, qui, plus lus dans
leur propre pays, seraient mieux payés par leurs éditeurs, que pour
les éditeurs frajaçais, qui, depuis longtemps, paient les auteurs
étrangers pour le pri'\ ilège de les traduire.
Puis, entin. de légitimes représailles sont possibles. La législa-
tion américaine assimile, en kit, le livre au brevet d'invention; en
refusant à l'auteur du livre ou de l'œuvre d'art la protection oc-
troyée au détenteur du brevet, e-lile ne saurait trouver injuste que
la France, leTamt l'interdiction de copier et d'imiter les procédés
des inventeurs américains, prenne sa revanche de la piraterie
littéraire et artistique dont ses nationaux sont victimes. En quoi
une application d'Edison est-elle plus respectable que le livre de
science où sont exposés et dém<j)ntrés les principes dont cette ap-
plication procède? En quoi une machine ingénieuse diflère-t-elle,
en tant que propriété personnelle, d'un livre? L'une et l'autre pro-
cèdent du même pouvoir créateur, l'une et l'autre appartiennent
à celui sans qui ni l'une ni l'autre n'existerait. L'inventeur em-
prunte autant aux idées ambiantes que récrivain; tous deux pui-
sent dans un fondis commun qu'ils enrichissent à leur tour, et leurs
droits sont identiques.
Nul n'y contredit plus aux États-Unis. L'idée juste a fait sa
trouée; elle poursuit son chemin, et ce qni est pour surprendre
n'est pas de la voir enfin s'imposer, mais qu'il lui ait fallu aussi
longtemps pour s'imposer. On touche en effet au terme de cette
longue controverse. La commission du sénat a conclu en faveur
de Tadoption du bill. De son côté, le comité judiciaire de la chambre
des représentans chargé de l'examen des hilk a, le 19 janvier 1890,
conclu dans le même sens et nommé un rapporteur favorable. M. de
Kératry est reparti pour Washington sur la demande de ses man-
dans, reconnaissans du zèle et du dév^oûment qu'il a rais au ser-
vice de Ieu.r cause et prêt à concourir, avec M. Roustan, à la négo-
ciation d'un traité international dont M. Blaine est partisan. Le
gouvernement américain maintiendra peut-être ses exigences en
ce qui concerne la composition et l'impression de la traduction
anglaise aux États-Unis, mais non en ce qui concerne l'original,
clause inadmissible et pour lui de nul avantage.
Ce que les auteurs et artistes français ont qualité pour réclamer,
c'est qu'on ne puisse les dépouiller en les traduisant ou les repro-
duisant sans leur assentiment et sans rémunération aucune. Leurs
légitimes prétentions auront reçu un commencement de satisfaction
le jour où l'intervention de la loi américaine, leur assurant le droit
388 REVUE DES DEUX MONDES.
de choisir leur traducteur et leur éditeur aux États-Unis, leur faci-
litera l'obtention de la juste rémunération qui leur est due. Si la
loi n'a pas à s'ingérer dans les conventions qu'ils pourront con-
clure, elle en protégera l'exécution en les abritant contre les con-
trefacteurs de leurs œuvres.
Que cette adhésion des ttats-Unis aux principes posés par la
convention de Berne entraîne, à bref délai, celle des autres répu-
bliques américaines, cela ne paraît pas douteux. Sur ce terrain,
elles suivront l'exemple de leur aînée d'autant plus volontiers que,
si elles n'ont pas à en retirer les mêmes avantages ni à éviter les
mêmes représailles, elles n'ont pas les mêmes intérêts à contester
des droits incontestables, non plus qu'une pratique aussi longue et
aussi fructueuse de la piraterie littéraire. Elles s'y essayaient, mais
timidement, avec des hésitations qui dénotaient des scrupules et une
courtoisie qui désarmait les victimes.
Est-ce à dire que cette convention de Berne (1), base de négo-
ciations offerte au cabinet de Washington, satisfasse, sinon toutes
les exigences légitimes, du moins tous les désirs modérés? Il s'en
faut, et, tout en se félicitant avec raison des importans résultats
obtenus, de l'adhésion de onze états, les chefs et les promoteurs
de l'Association littéraire et artistique reconnaissent parfaitement
ce qu'il y a encore d'incomplet dans cet acte international, dont
certaines clauses sont inférieures, comme libéralisme, à des con-
ventions antérieures mais particulières, alors que celle de Berne
les unifiait moyennant des concessions nécessaires pour la mettre
en harmonie avec les législations étrangères.
Les artistes en critiquent, non sans fondement, certaines dispo-
sitions et omissions. Ils lui reprochent de placer leurs éditeurs
dans la nécessité ou de sacrifier leurs droits, à eux auteurs, en
mettant en tête de leurs œuvres à l'étranger une mention autori-
sant l'exécution sans formalités préalables, ou de léser leurs inté-
rêts, à eux éditeurs, en s'abstenant de cette mention qui nuirait à
l'écoulement de leurs marchandises. Ils insistent aussi sur la diffi-
culté, pour un auteur, de justifier de sa propriété du droit de
représentation, posant en principe que c'est au contrefacteur à
établir sa propriété, au directeur à prouver qu'il a acquis le droit
de représentation. Ils réclament enfin la suppression de toute cau-
tion en matière de procédure pour la propriété intellectuelle, cas
non prévu par la convention de Berne ; ils rappellent qu'il y a quel-
ques années trois auteurs, réclamant chacun 50 francs de dom-
mages-intérêts, se sont vu opposer une demande de leurs adver-
(1) Lois françaises et étrangères sur la propriété littéraire et artistique, recueillies
par MM. Lyon Gaen et Paul Delalain, 2 vol. in-8»; Pichon.
LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE. 389
saires au tribunal de leur faire déposer 5,000 francs de caution,
demande qui fut, après plaidoiries, admise jusqu'à concurrence
de 1,500 francs par les juges.
Nonobstant ces critiques et quelques autres tout aussi fondées,
il n'en demeure pas moins que la convention de Berne, convention
d'union , a laissé subsister les conventions particulières anté-
rieures dans tout ce qu'elles ont de plus favorable aux auteurs et
aux artistes ; qu'elle porte à dix années le droit exclusif de faire ou
d'autoriser la traduction, délai qui n'avait encore été consenti par
certains états que pour cinq ans ; qu'elle déclare que toute œuvre
parue dans l'un des états de l'Union est immédiatement protégée
dans tous les autres, sans autres formalités à remplir que celles
exigées dans le pays d'origine. Enfin elle supprime les dépôts mul-
tiples et onéreux; elle n'est qu'un commencement, et, incessam-
ment révisable, elle peut et doit aboutir à l'unification des lois en
la matière. En la substituant, aux États-Unis, à l'état de choses
que nous avons décrit, M. le ministre des affaires étrangères et ses
collaborateurs, MM. Roustan et de Kératry, auront bien mérité de
tous ceux qui ont à cœur le droit incontestable de l'auteur et de
l'artiste à bénéficier, dans une certaine mesure, du fruit de leurs
travaux.
IV.
Qu'ils aspirent à plus et mieux, cela se conçoit. Leur désir de
n'être ni pillés ni volés n'a rien que de naturel, et, en soi, de fort
légitime. 11 faut que ce désir soit bien vif, bien ancré dans leur
esprit pour les amener, — et non des moindres, — à souhaiter de
voir taxer leurs productions intellectuelles, de payer à l'état une
redevance sur ces productions, comme les propriétaires sur leurs
terres, champs ou maisons, espérant ainsi convertir en une pro-
priété réelle, telle que terres, champs ou maisons, les œuvres par
eux créées. A tort ou à raison, ils soutiennent que le cerveau qui
enfante, comme la terre qui porte, représente un capital ; qu'il a
fallu des années et de l'argent pour mettre l'un et l'autre à même
de produire, et que leur rendement, légitimement, appartient à
leur propriétaire, non en viager, en usufruit, mais à perpétuité.
La seule différence, c'est que, dans un cas, l'État, c'est-à-dire la
communauté, prélève, sous forme d'impôt, une dîme sur la pro-
priété mobiUère ou foncière, alors qu'il n'en prélève pas directe-
ment sur les œuvres littéraires ou artistiques. De là à conclure
qu'en acquittant la dîme, l'auteur ou l'artiste acquerrait le droit,
il n'y a pas loin, et volontiers bon nombre accepteraient un troc
auquel ils estimeraient gagner. Le jour où l'État frapperait d'une
390 REVUE DES DEDX MONDES.
taxe minime chaque exemplaire vendu, les auteurs entreyerraient
un double avantage : d'abord celui de rentrer sous l'empire de la
loi commune : on ne conteste pas la légitimité et la durée d'une
propriété qui acquitte l'impôt. Elle devient sacrée , contribuant
pour sa part aux charges commianes ; l'impôt qui la frappe, du
coup l'affranchit; elle paie pour être protégée. Ce n'est plus une
faveur que sollicite, mais un droit que réclame l'auteur quand il
demande au gouvernement d'intervenir pour faire respecter son
bien. Puis ils y trouveraient une garantie dans leurs rapports avec
les éditeurs. Plus de contestations, et elles sont fréquentes; plus
de discussions, et elles sont pénibles. L'État, intéressé de par la
taxe qu'il percevrait, exercerait un contrôle que les auteurs n'exer-
cent qu'à grand'peine, que la plupart coinsidèrent qu'ils auraient
mauvaise grâce à réclamer. Le montant de la taxe perçue serait
un contrôle satisfaisant quant au nombre d'exemplaires vendus.
Plus de ces réclames d'une cincfuantième édition dont les trente
premières n'ont jamais paru, où chacune des suivantes se chifîre
parfois par quelques centaines d'exemplaires ; plus de ces amorces
tendues à la crédulité publique ; plus de ces suppositions désobli-
geantes de l'auteur qui se croit lésé, de l'éditeur honorable qui se
sent soupçonné. La propriété littéraire devient une propriété ;
le contrôle devient facile; l'auteur y gagne, et l'État avec lui.
Encore une des idées de demain. Elles sont nombreuses et pa-
tiemment attendent. D'aucunes viendront à maturité, d'autres
n'écloront jamais peut-être. Quoi qu'il en soit de l'avenir, la con-
clusion qui s'impose aujourd'hui, c'est qu'en l'état actuel des
idées et de la législation, la propriété httéraire n'existe pas. Un
livre, une œuvre d'art, ne sont pas une propi'iété au même litre
qu'un champ, qu'une maison, qu'un coupon de rente, une obliga-
tion ou une valeur quelconque. Le livre, l'œuvre d'art, constituent
un brevet d'invention, exploitable pendant un temps déterminé, fa-
talement condamné à tomber dans le domaine public. Ils n'ont au-
cun des caractères de la propriété qui acquitte l'impôt, qui indé-
finiment se transmet, perpétuellement subsiste.
Le jour est peut-être encore éloigné où se réalisera le vœu
d'Alphonse Karr : « La propriété littéraire est une propriété. » Et
pourtant l'idée est juste ; ceux qui en poursuivent la réalisation
sont dans le vrai, et leur constance, que rien ne ksse, mérite nos
hommages. Si ce n'est l'idée de demain, ce sera peut-être celle
d'après-demain. Nous le souhaitons, sans espérer de voir son
triomphe, et quelque peu sceptique quant au nombre de ceux que
ce triomphe affranchira de la nécessité du quotidien labeur.
G. DE Varigry.
LA
PHILOSOPHIE CATHOLIQUE
EN FRANCE AU XIX' SIÈCLE
CHATEAUBRIAND ET le Génie du christianisme.
L'un des faits capitaux de l'histoire de notre siècle, en notre
pays, a été la réapparition du cliristianisme, ou, pour mieux dire,
du catholicisme dans le monde supérieur de la philosopliie et de la
pensée. Il s'est passé de nos jours quelque chose d'analogue à ce
qui avait eu lieu au xvn^ siècle. Après la réforme, le catholicisme, fort
dégénéré pendant le siècle précédent, retrouva dans la lutte un élan
et un rajeunissement qui le placèrent plus haut qu'il n'avait jamais
été. Le xvif siècle vit l'épanouissement de cette renaissance. De même,
toute proportion gardée, notre siècle a vu se reproduire pour le
catholicisme une renaissance semblable. C'est un fait incontestable
qu'au xvm* siècle le christianisme, tout en continuant sa \'ie pra-
tique et son œuvre quotidienne, avait cessé de jouer le rôle qui lui
appartient dans l'ordre intellectuel. On ne trouvera au siècle der-
nier, au moins en France, ni un grand livre chrétien, ni un sys-
tème de philosophie inspiré par le christianisme, ni un grand ora-
teur, ni une grande œuvre littéraire, ni de grandes œuvres d'art.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
Le christianisme est complètement primé par la philosophie pro-
fane, par la science, par la littérature mondaine. Parmi les apolo-
gistes, rien que des noms obscurs : Bergier, l'abbé Guénée; parmi
les philosophes, on cite deux métaphysiciens, Gerdil et l'abbé de
Lignac; mais l'un n'est qu'un disciple de Malebranche, et encore
est-il Italien; l'autre, ignoré de son siècle, n'a été exhumé que
par Maine de Biran. En littérature, c'est Voltaire seul qui, dans
Zaïre, a fait vibrer la corde chrétienne; dans la chaire, rien que
des noms oubliés, Neuville, l'abbé Poulie ; un seul cri éloquent,
l'exorde du père Bridaine ; à la fin du siècle, un habile écrivain,
mais de troisième ou de quatrième ordre, l'abbé Maury. Si vous
cherchez une grande page sur le christianisme, c'est à Jean- Jac-
ques qu'il faut la demander : « L'Evangile parle à mon cœur, »
disait-il dans un admirable passage du Vicaire savoyard; et ainsi
c'est encore la philosophie qui trouve des accens pénétrans en
faveur du christianisme. Les disputes jansénistes qui remplissent
le siècle n'ont plus la grandeur du siècle précédent; elles tombent
dans la platitude de la plus lourde controverse et de la plus grossière
superstition. Tout était en décadence. L'incrédulité avait pénétré
jusque dans l'Eglise. Un abbé recommandait un moine athée à
son évêque pour lui faire donner une cure, et lui disait : « Vous
lui rendriez peu de justice si vous le croyiez incapable de faire
abstraction de ses spéculations philosophiques pour remplir les
devoirs graves d'un ministère public et sacré. Il sait penser avec
les sages et agir comme il convient avec ceux qui ne le sont
pas (l). » On vit au moment de la Révolution la preuve de cette dé-
génération de la foi par le nombre de prêtres ou de congréganistes
qui abandonnèrent l'Église pour le siècle, et qui comptent parmi
les libres-penseurs de ce temps : Talleyrand, Lakanal, Daunou,
étaient de ce nombre. L'Eglise, de nos jours, n'aime pas la Révo-
lution ; et c'est là le principal danger de notre société ; cependant,
si elle y regardait de près, elle y verrait sa propre régénération.
L'Éghse nouvelle, aussi bien que la société nouvelle, est fille de la
Révolution. Si les mœurs y sont plus pures, la charité plus puis-
sante, si la science y jette un plus vif éclat, si la foi y est entière,
c'est que les vocations y sont libres, c'est que le mérite et non la
naissance y décide de la fortune, comme dans la société laïque;
c'est que le mouvement de l'esprit qui anime le siècle s'est commu-
niqué à ceux mêmes qui le combattent, c'est que la liberté et l'éga-
lité ont produit là comme ailleurs leurs conséquences légitimes. En
perdant ses privilèges, l'Église a perdu ce qui la perdait. Elle s'étei-
(1) Voir les Antécédens de l' liégélianisme en France, par Emile Beaussire, p. 5.
1
LA PHILOSOPHIE CATHOLIOUE EN FRANCE. 393
gnait dans la mollesse, dans la licence, dans l'indifïérence, dans
l'impiété. Elle a retrouvé une jeunesse nouvelle; et ceux mêmes
qui n'ont pas la foi se félicitent qu'au début do ce siècle, un grand
mouvement chrétien se soit opéré et ait apporté sa pierre à la con-
struction de l'édifice philosophique auquel tous travaillent, chacun
de son côté.
Cependant, il faut le dire, l'école de philosophie catholique dont
nous parlons est, comme ce siècle lui-même, une œuvre un peu
mêlée, un peu confuse, un peu disparate : ce n'est pas le pur mou-
vement chrétien du xvii^ siècle. Ce n'est pas la foi d'un Bossuet,
d'un Pascal ou d'un Fénelon qui anime les maîtres de cette école.
Il V a bien des élémens dans ce néo-catholicisme. Essavons d'en
déterminer les principaux caractères, les mérites et les défauts.
L'un des traits dominans de cette école est d'abord que la poli-
tique s'y mêle à la philosophie et à la théologie, et bien souvent
même les efface et les domine. Cette philosophie est avant tout
une réaction contre la Révolution, une revanche d'ancien régime.
La foi n'y est pas toujours très pure ni très solide. Le brillant et
fougueux Piémontais qui a ressuscité en Europe et introduit en
France l'ultramontanisme, Joseph de Maistre, quand il écrit à sa
fille les lettres charmantes que l'on connaît , parle en père, en
sage, en mondain, rarement en chrétien. Quant à l'abbé de Lamen-
nais, si sa foi a été violente, on sait aussi à quel point elle était
Iragile. La foi de M. de Chateaubriand a été aussi souvent mise en
doute, comme nous le verrons; en tout cas, elle était plus brillante
que solide, et elle n'excluait pas certaines libertés de mœurs. Pour
tous ces nouveaux apôtres, la religion était plutôt une arme pour
attaquer qu'un trésor intérieur dont on jouit pour soi-même. Vous
direz que les laïques, en parlant ainsi, sont bien difficiles; où est
leur droit d'y regarder de si près? Nous répondons que c'est le
droit de ceux que l'on veut convertir de scruter les consciences
de leurs convertisseurs ; et sans rien vouloir exagérer, nous croyons
être dans le vrai en disant que ces brillans polémistes étaient bien
loin, pour la candeur de la foi, de François de Sales, de Bossuet et
de Fénelon.
Un autre caractère qui tient au précédent, c'est le manque de
théologie. La plupart de ces écrivains étaient des laïques, des gens
du monde, non des prêtres ; seul Lamennais fait exception ; mais il
entra tard dans l'P^glise et n'y resta pas longtemps. Chateaubriand,
de Maistre et Bonald étaient des lettrés, de petits gentilshommes,
des émigrés. Peu instruits, si ce n'est d'une érudition curieuse et
rapide acquise en courant, ignorant les pères de l'Église, les Écri-
tures, la philosophie chrétienne, nourris de leur siècle beaucoup
394 BEVUE DES ©EUX MONDES.
plus que des grands siècles chrétiens, il y a, dans leurs écrits,
quelque chose de mondain et de superficiel, d'un peu païen. En
philosophie, ils sont aussi ignorans qu'en théologie ; aucun d'eux
n'a lu Platon et Aristote ; ils connaissent à peine Descartes, très
peu Malebranche, point du tout Leibniz. Le grand mouvement alle-
mand leur est tout à fait fermé. Ils aiment peu Pascal et Bossuet
par préventions ultramontaines. Bacon, Locke, CondillaC;, Voltaire,
sont leurs seuls auteiu's ; ils les combattent avec passion, avec vio-
lence, avec injustice; mais ils n'ont guère lu qu'eux. La philoso-
phie scolastique ne leur est pas moins inconnue que celle des
grands classiques. Ils partagent contre elle les préjugés des mo-
dernes ; et même la philosophie de samt Thomas , si intimement
liée à la théologie chrétienne, ne leur est d'aucun usage, ni d'au-
cun prix.
Il ne faut pas trop en vouloir à l'école traditionnaliste de cette
ignorance en théologie et en métaphysique. Nous avons déjà relevé
le même iait à l'origine de l'école éclectique. La cause en est de
part et d'autre dans la grande rupture opérée parmi nous,
d'abord par la philosophie du xviii® siècle et ensuhe par la Révolu-
tion. Où voulez-vous que ces gentilshommes, ces émigrés, dis-
persés dans le monde entier, en Russie ou en Amérique, eussent
pris le temps de faire leurs études et de se nourrir des grands
maîtres en théologie et en philosophie? Cette ignorance, d'ailleurs,
n'était pas sans avantages. Elle fut pour quelque chose dans l'ori-
ginalité de l'école, qui n'a, en effet, rien de commun avec la plù-
losophie chrétienne du xvii^ siècle. Elle fut conduite par là à traiter
de nouveaux problèmes : la raison individuelle et l'autorité, le rôle
de la tradition, l'origine du langage, l'organisation sociale.
Malgré les lacunes et les travers que nous venons de signaler , l'école
théologique n'en a pas moins joué un grand rôle. Elle a renouvelé
l'influence chrétienne, elle a forcé la philosophie de compter avec
elle. Elle a été elle-même un des élémens de iorce et de richesse
de la philosophie de notre siècle : ses piincipaux défauts se sont
corrigés dans les disciples, et la seconde génération du catholi-
cisme nouveau a joui à son tour d'un éclat propre, avec beaucoup
moins d'ombres, sinon avec autant de puissance et d'originalité. Si
les apôtres de la première heure ont été surtout des missionnaires
politiques, d'une foi mêlée et fragile, ils ont suscité d'autres
âmes d'une foi pure, candide, généreuse, de vrais chrétiens :
moins de génie, mais plus de vertu : les Montalembert, les Lacor-
daire, les Gerbet, les Gratiy. Dans cette seconde génération, in-
stiTjite par la première, on est revenu aux sources chrétiennes et à
la grande philosophie spiritualiste. Lacordaire, en ressuscitant
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANGE. 395
l'ordre des dominicains, ramenait à l'étude de saint Thomas. Le
père Gratry était nourri de Platon et de Malebranche. La première
école était née de la réaction contre la révolution et contre les
idées de liberté civile et politique. Elle poussait au pouvoir absolu
dans Téglise et dans l'état. La seconde génération, au contraii'e,
essaya, sans trop y réussir malheureusement, de réconcilier l'éghse et
l'état, d'introduire dans l'une et dans l'autre Tesprit de liberté ; c'est
ainsi que du sein même de l'ultramontanisme est sorti ce que Ton a
appelé le catholicisme Ubéral. Disons qu'un mouvement de pensée
qui commence avec le Génie du christicmisme et fmit avec Lacor-
daire et le père Gratry, a été un mouvement des plus brillans, et
qui a fait honneur à l'église et à la France. Qu'est-ce que l'église du
xviii*^ siècle aurait à opposer à ces noms? J'en reviens donc à ce que
je disais plus haut; et si j'avais quelque autorité pour parler au
clergé français, je lui dkais : Aimez donc, aimez, comme nous, ce
temps et cette société où vous pouvez jouer un tel rôle, et qui ont
rendu à l'église un éclat qu'elle avait perdu. Une société où la
pensée chrétienne a pu se faire entendre avec tant de force ne
vaut-elle pas le vieil échafaudage gothique, où, comme des bonzes
japonais, les prêtres et les moines laissaient éteindre le feu sacré,
et ne manifestaient leur existence que par une intolérance impuis-
sante ?
Il reste à signaler un dernier trait caractéristique de l'école
théologique : c'est que cette école, dite rétrograde, et qui l'est à
beaucoup d'égards, n'est pas sans affinité avec les écoles modernes
les plus avancées. Le même phénomène se voit en philosophie
comme en pohtique : les extrêmes se touchent. Ils sont toujours
plus près de s'entendre ensemble qu'avec les opinions moyennes
et modérées. Il n'est pas douteux, par exemple, que la philosophie
socialiste et humanitaire n'ait beaucoup emprunte à l'école ultra-
montaine. Les saints-simoniens citaient souvent comme autorités
Bonald et De Maistre ; et Ballanche servait de transition entre les uns
et les autres. L'idée d'une république chrétienne gouvernée par un
seul chef a certainement servi de type à la grande famille humani-
taire rêvée par les réformateurs de notre siècle. Le principe du Con-
sensus social, cher à Auguste Comte et sans cesse opposé par lui à l'in-
dividualisme révolutionnaire, est venu en droite ligne de Joseph de
Maistre. En philosophie, l'idée d'un langage révélé, introduit par le
dehors, et d'une raison issue de ce langage, n'est sous forme théolo-
gique que l'hypothèse sensualiste qui fait naître nos idées de l'édu-
cation et de l'habitude. Le grand principe de la tradition, trop sacrifié
par Descartes, est devenu le principe de l'héréditarisme, forme
scientifique et physiologique du traditionalisme ; et réciproquement,
396 REVUE DES DEUX MONDES.
l'héréditarisme apportait des argumens inattendus à la doctrine du
péché originel et en faveur de la noblesse et de la royauté. Enfin,
les traditionnalistes voyaient encore venir à eux les maîtres de
l'école expérimentale, qui leur empruntaient leurs argumens contre
les droits de l'homme et les principes de la révolution : tant il est
vrai que les idées ont des chemins souterrains qu'on ne peut pré-
voir, des infiltrations inattendues qui les font reparaître toutes
transformées à distance de leur source.
Parmi les maîtres de l'école théologique, les plus forts et les plus
profonds, Bonald et de Maistre, ont été récemment l'objet, dans la
Revue, d'études intéressantes ; nous-même avons consacré à La-
mennais un travail étendu. Il nous reste à remonter à la source,
jusqu'à l'initiateur du mouvement, l'auteur du Génie du christ ia-
;/«'.sm^. Chateaubriand n'est pas un penseur original comme de Maistre,
ni un métaphysicien subtil comme Bonald, ni un controversiste
véhément comme Lamennais ; mais il les surpasse tous trois par
l'art d'écrire. Il a ouvert le xix*" siècle par un livre éclatant qui a
été considéré dès l'origine comme la revanche du siècle nouveau
contre le précédent, et comme le signal d'un revirement essentiel
dans l'ordre des idées morales et religieuses. Aucun des écrivains
que nous avons nommés n'a eu un succès aussi soudain, une in-
fluence aussi rapide et aussi universelle. Coïncidant avec le réta-
blissement du culte par le premier consul, le Génie du christia-
nisme a été un véritable événement. L'écrivain et le politique
s'étaient rencontrés et avaient deviné chacun de leur côté les nou-
veaux besoins de l'âme que les ruines de la révolution avaient ré-
veillés. Ce fut l'aurore brillante du néo-catholicisme. L'éclat des cou-
leurs, la fraîcheur des émotions renaissantes, la légèreté même
du tissu si peu serré des preuves et des argumens, tout annon-
çait la jeunesse, ou du moins un retour de jeunesse. Une Jéru-
salem nouvelle sortait du désert, brillante de clarté, et portant
sur son front une gloire immortelle. Depuis longtemps, l'église et
la religion n'avaient vu d'aussi beaux jours.
I.
Devant un si grand succès d'une plume chrétienne qui nous a
tellement enchantés dans notre jeunesse (on dit qu'il n'en est plus
ainsi, je le regrette), on a honte d'avoir à se demander tout d'abord
si l'auteur de ce bel ouvrage , si l'apôtre éloquent du christia-
nisme, au moment où il l'écrivait, était lui-même chrétien. L'indis-
crétion de la critique moderne s'est posé cette question et n'a pas
trouvé moyen de la résoudre avec une entière certitude. Ce n'est
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCE. 397
pas, nous devons le dire, une question malveillante née du scepti-
cisme pessimiste à la mode, qui ne croit à la sincérité de personne,
ou de ce fanatisme stupidc qui ne voit que de l'hypocrisie dans toute
croyance religieuse. Non ; la question est plus sérieuse, et elle semble
autorisée par les faits. On sait en effet, par les aveux mêmes de
Chateaubriand, qu'il n'a pas toujours été chrétien. « Mes sentimens
religieux, dit-il, n'ont pas toujours été ce qu'ils sont aujourd'hui.
Je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. » Cet
aveu se rapporte aux années antérieures à la révolution. Chateau-
briand était entré dans le monde par la société des philosophes, et
il avait participé à toutes leurs opinions. Mais, comme le lait remar-
quer Sainte-Beuve dans ce livre si malicieux et si fouillé, intitulé :
Chateaubriand et son groupe littéraire, ce mot jadis est-il suffi-
samment exact? Il semble indiquer naturellement une période assez
éloignée; mais, au moment où Chateaubriand écrivait, y avait-il
donc si longtemps qu'il avait renoncé à ce qu'il appelle les so-
phismes et les déclamations? Non, sans doute. Les malheurs de la
révolution, dans laquelle il perdit une partie de sa famille, ses
propres épreuves n'avaient pas modifié ses idées. Nous en avons
la preuve dans son premier ouvrage publié à Londres en 1797,
peu connu en France, où il n'avait pas pénétré, YEssai sur les
7\'volutions, Cet ou\Tage était encore plein de la philosophie du
xviii^ siècle et oscillait entre le déisme et l'athéisme. Bien plus ;
Sainte-Beuve, qui a serré de près cette question, a eu entre les
mains un exemplaire rarissime de YEssai sur les révolutions qui
avait appartenu à Chateaubriand et où le texte est accompagné de
notes marginales manuscrites qui ne peuvent pas être, dit Sainte-
Beuve, plus anciennes que 179<S. Or nous savons pertinemment,
d'un autre côté, par une lettre à Fontanes découverte et publiée
par Sainte-Beuve, qu'en octobre 1799 une partie du Génie du
christianisme était déjà écrite. Il y a donc eu tout au plus une
année de distance, chez Chateaubriand, entre l'incrédulité et la foi.
Nous voilà bien loin du jadis avoué par l'auteur. Maintenant, que
s'est-il passé entre les deux dates? Comment Chateaubriand, incré-
dule en 1798, était-il chrétien en 1799? Nous l'expliquerons tout à
l'heure. Rappelons d'abord les notes si curieuses recueillies par
Sainte-Beuve sur le volume qu'il appelle « l'exemplaire confidentiel.))
Il y trouve la preuve qu'à cette époque Chateaubriand ne croyait ni
à Dieu, ni à l'immortalité de l'âme, ni au christianisme. Dans le
texte imprimé, Chateaubriand avait dit : « Dieu, la matière, la fata-
lité ne font qu'un. » A ces mots, il ajoutait en note dans son exem-
plaire : « Yoilà mon système; voilà ce que je crois. Oui, tout est
chance, hasard, fatalité dans le monde... Il y a peut-être un dieu;
398 REVUE DES DEUX M0:>1DES,.
mais c'est le dieu d'Épicure. II est trop grand, trop heureux, pour
s'occuper de nos affaires, et nous sommes laissés sur ce globe à
nous dévorer les uns les autres. » A la vérité, YEsmii contenait des
passages souvent contradictoires; car, après avoii* dit que Dieu
et la matière ne font qu'un, Chateaubriand écrivait plus loin, dans
le même ou\Tage : « Pardonne à ma faiblesse, Père de miséri-
corde; non, je ne doute point de tan existence; j'adore tes décrets
en silence, et ton insecte confesse ta divinité. » Mais, à ce passage
croyant, Chateaubriand rattachait, dans le manuscrit, une note
incrédule : « Quelquefois je suis tenté de croire à l'immortaUté
de l'âme ; mais la raison m'empêche de l'admettre. D'ailleurs,
pourquoi désirerais-je l'immortaUté?.. L'autre monde ne vaut pas
mieux que celui-ci. Ne désirons donc pas survivre à nos cendres ;
mourons tout entiers. Cette vie si dure doit corriger de la manie
d'être. » Ces paroles cruelles et douloureuses ont devancé de bien
loin, on le voit, notre pesshiiisme moderne et en eon+iennent tout
le suc; et ce n'est pas sans raison qu'un critique allemand, parlant
de Schopenhauer, nomme Chateaubriand parmi ses précurseurs.
Citons enfin une dernière note sur le christianisme. Dans VEssaî
imprimé se trouvait déjà cette phrase terrible : « Dieu, dit-on, nous
a faits libres. Ce n'est pas la question. A-t-il prévu que je tombe-
rais, que je serais à jamais malheureux? O'ui, indubitablement. Eh
bien! votre dieu n'est qu'un tyran horrible et absurde! » A ces
mots, Chateaubriand ajoutait en note : a Cette objection est inso-
luble et renverse de fond en comble le système chrétien. Au reste,
personne n'y croit plus (1). »
On voit qu'il est ditTicile d'aller plus loin en fait d'athéisme et
d'impiété. Et cependant, un an après. Chateaubriand écrivait d'en-
thousiasme le Génie du chrisliimisttie. Qu'étail-il arrivé? Lui-même
raconte, dans ses Mémoires d' outre-tombe, la circonstance qui a,
chez lui, transformé le vieil homme, et de l'incrédule fait un chré-
tien : ce fut k mort de sa mère. Émigré et exilé depuis plusieurs
années, il n'avait plus revu sa famille. Sa mère, emprisonnée pen-
dant la révolution, après avoir vu l'un de ses fils, frère de Cha-
teaubriand, mourir sur l'échafaud, ruinée et presque dans la mi-
sère, était morte à son tour, pleurant sur les erreurs du fils qui lui
restait. Quelles étaient ces erreurs? Sainte-Beuve insinue que les
plaintes de sa mère portaient moins peut-être sur les écrits de son
fils, qu'elle ne devait pas avoir lus, et dont l'écho était parvenu
difficilement jusqu'à elle, que sur quelques autres égaremens, peut-
être « sur quelque passion fatale qu'il n'est permis que d'entre-
(1) Voir, pour tous ces textes, le livre de Sainte-Beuve : Chateaubriand et son groupe.
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCE. 399
voir. » Cependant, la lettre de M""® de Farcy, sœur de Chateau-
briand, et qui lui annonçait la mort de leur mère, ne parait pas
faire allusion à autre chose qu'à des erreurs de plume. Voici cette
lettre, rapportée dans les Mémoires: « Mon ami, nous venons de
perdre la meilleure des mères ; je t'annonce à regret ce coup
funeste... Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait ré-
pandre à notre respectable mère, combien elles paraissent déplo-
rables à tout ce qui pense et fait profession non-seulement de piété,
mais de raison; si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à
t'ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire; et si le ciel, touché
de nos vœux, permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de
nous tout le bonheur qu'on peut trouver sur la terre. » On voit par
cette lettre qu'il ne s'agissait réellement que d'erreurs de foi et de
pensée et non point de passion fatale. Autrement, que signifierait
le conseil de ne plus écrire? Quoi qu'il en soit, cette lettre, cette
perte d'une mère qu'il n'avait pas revue, et qui était morte en
pleurant sur lui, ce fut là le coup de Damas qui frappa Chateau-
briand et le ramena à la foi. Lui-même nous dit, dans la préface
du Génie du chris/irmisme : « Ma mère, après avoir été jetée, à
soixante-douze ans, dans des cachots, où elle vit périr une partie
de ses enfans, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l'avaient
reléguée. Le souvenir de mes égaremens répandit sur ses der-
niers jours une gi-ande amertume; elle chargea, en mourant, une
de mes sœurs de me rappeler à cette rehgion où j'avais été élevé.
Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère; je suis devenu
chrétien. Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières
surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur; j'ai pleuré et j'ai
cru. » Chateaubriand caractérise ici en toute sincérité le genre de
conversion qui le transforma tout d'un coup. Ce ne fut pas une
conversion surnaturelle, comme celle de Pascal ou de saint Au-
gustin. Ce fut un changement du cœur, peut-être même une simple
conversion d'imagination. Peut-être encore n'a-t-il jamais su lui-
même ce qui en était. Sainte-Beuve, si curieux de l'iiistoire psy-
chologique des grands écrivains, a retrouvé un document qui peut
senir à caractériser l'état d'esprit de Chateaubriand à cette époque.
C'est la lettre à Fontanes, déjà citée, écrite à la fin de 1799, et
dans laquelle, malgré la magnificence un peu exagérée de la
forme, rmtimité même prouve toute sincérité. « Dieu, qui voyait
que mon cœur ne marchait pas dans la voie inique de l'ambition
ou dans les abominations de l'or, a bien su trouver l'endroit
où il fallait frapper, puisque c'est lui qui en avait pétri l'argile. Il
savait que j'aimais mes parens. Il m'en a privé afin que j'élevasse
mes yeux vers hii ; il aura désomiais toutes mes pensées. Je diri-
ZiOO REVUE DES DEUX MONDES.
gérai le peu de forces qu'il m'a données vers sa gloire, certain que
je suis que là gît la souveraine beauté et le souverain génie, là oà
est un dieu inconnu qui fait cingler les étoiles sur la mer des
cieux, comme une flotte magnifique, et qui a placé le cœur de
l'homme dans un port inaccessible aux méchans. » Cette foi
reconquise par la souffrance ne fut cependant, — l'auteur le
confesse lui-même, — qu'une foi traversée et ballottée qui passa
encore par bien des phases : « Quand les semences de la religion,
dit-il dans ses Mèmoii^es, germèrent la première fois dans mon
âme, je m'épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de
ses ronces, porte sa première moisson. Survint une bise aride et
glacée et la terre se dessécha ; le ciel en eut pitié ; il lui rendit ses
tièdes rosées, puis la bise souffla de nouveau. Cette alternative de
doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir
et d'ineffables délices. ;> Ce que Chateaubriand nous apprend par
ces paroles, c'est qu'après que le ciel eut eu pitié de lui (il s'agit
évidemment de sa conversion), la bise souffla de nouveau, c'est-
à-dire que le doute succéda encore à la foi renouvelée. Tel fut le
genre de conversion de l'auteur du Génie du christianisme. 11 pa-
rait avoir oscillé toute sa vie entre la foi chrétienne et l'incrédu-
lité philosophique.
Sans prétendre à pénétrer jusqu'aux dernières profondeurs de
l'âme, qui ne sont accessibles qu'à celui qui sonde les reins et les
cœurs, ce que nous savons certainement, c'est que la lettre de
^a.e (jg Farcy à son frère sur la mort de leur mère, et la plainte de
cette mère mourante ont été l'occasion déterminante et à coup sûr
légitime et touchante du Génie du christianisme. Au lieu d'écouter
sa sœur qui lui demandait de ne plus écrire, il essaya de concilier
ses devoirs de fils et le génie de l'homme de lettres qui ne cesse
d'écrire qu'en mourant; et il pensa accomplir un vœu pieux en
même temps qu'il découvrait une voie nouvelle pour l'imagination
en se promettant d'écrire une apologie de la rehgion. « Le titre de
Génie du christiaiiisme que je trouvai sur-le-champ, dit-il, m'inspira;
je me mis à l'ouvrage avec l'ardeur d'un fils qui élève un mausolée
à sa mère. » Le changement qui s'opérait, et par lequel il dépouil-
lait le vieil homme, ne servit sans doute qu'à faire reparaître en lui
un autre homme encore antérieur au précédent, le chrétien pri-
mitif que l'on retrouve dans tout Breton, même chez ceux qui écri-
vent des Vies de Jésus pliilosophiques. Est-il vraisemblable, en
effet, que dans le faible intervalle de 1798 à 1799, Chateaubriand
ait pu retrouver tout à coup, par un simple effort de rhétorique, et
en cherchant dans son imagination, comme dans un Gradus ad
Parnassum, tant de beaux effets littéraires, tant de considérations
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FilA.NCE. ^lOt
neuves, biillantes, séduisantes, tant de souvenirs, tant de cita-
tions et d'exemples, car le livre si peu exact de science et d'éru-
dition n'en prouve pas moins de vastes lectures, comment enfin un
livre si riche eùt-il pu être ainsi artificiellement impro\isé, s'il n'eût
pas déjà préexisté dans rimagination de l'auteur?
On raconte que J.-J. Rousseau, voulant traiter pour l'académie
de Dijon le sujet de l'influence des lettres et des arts sur les mœurs,
alla voii- Diderot au château de Vincenncs où celui-ci était passagè-
rement entermé, et lui annonça son projet: «Eh bien! lui dit
celui-ci, quel parti prendrez-vous? — Le parti des lettres évidem-
ment, dit Rousseau. — Mais c'est le pont aux ânes, reprit Diderot ; si
vous voulez réussir, c'est le contraire qu'il faut soutenir. » Rous-
seau le crut et fit son célèbre paradoxe. Marmontel qui raconte
cette anecdote veut évidemment nous faire entendre par là que
l'opinion de Rousseau a été tout à fait accidentelle et fortuite, et
que son écrit est une œuvre de rhétorique sans sincérité. Je ne
comprends pas l'anecdote ainsi. Que J.-J. Rousseau, écolier litté-
raire, n'ait pas eu d'abord d'autre pensée que la pensée de tout
le monde, cela n'a rien d'étonnant. On n'est pas du premier coup
un révolutionnaire éloquent; Proudhon lui-même a commencé par
l'apologie du dimanche. Mais qu'un mot vous soit dit, une chique-
naude, dirait Pascal, l'homme de génie prend tout à coup con-
science de lui-même. Tout un monde confus de sentimens, d'idées,
de plaintes, de colères, qui bouillonnait au dedans de lui et était
caché au fond de sa conscience, éclate tout à coup et vient à la sur-
face. Le génie du paradoxe, c'est-à-dire de la misanthropie,
s'éveille. La guerre à la civilisation, qui sera son œuvre, sa vocation,
sa muse, lui souffle son premier écrit. Excès de la littt'rature, excès
du luxe et des richesses, excès des théâtres, excès de l'éducation
pédantesque, excès de la sophistique philosophique, en un mot,
excès et abus de la civilisation, il voit tout cela d'un seul coup ; et
de là naîtront l'un après l'autre tous ses ouvrages. Ainsi, dans
Rousseau, l'homme artificiel était précisément celui qui voulait tout
d'abord soutenir l'opinion convenue ; l'homme vrai était celui qu'une
boutade de Diderot révélait à lui-même en lui montrant une voie
inattendue.
Je ne veux pas comparer à cette boutade la noble et touchante
circonstance qui opéra chez Chateaubriand un revirement sem-
blable ; et d'un autre côté on ne sait trop chez Chateaubriand quel
est l'homme artificiel et quel est l'homme vrai. Ce qui est certain,
c'est qu'en lui l'incrédule, le libre penseur était l'homme du siècle
précédent, l'homme d'une société épuisée et engloutie. Le chrétien,
au contraire, était l'homme nouveau, rajeuni, ouvrant à l'imagina-
TOME xcvm. — 1890, 26
h02 REVUE DES DEUX MONDES.
tion et au cœur des sources depuis longtemps oubliées. Le scepti-
cisme alors était le pont aux ânes (hélas ! comme aujourd'hui ; mais
d'où viendra le réveil?). La religion et la piété considérées sous
leurs aspects accessibles et touchans, c'était là qu'étaient la nouveauté,
l'originalité. Il sentit lui-même confusément une source de grands
effets littéraires et un renouvellement de l'imagination dans le
monde; pour un tel objet, il n'était pas nécessaire de posséder une
foi bien orthodoxe et bien solide. L'imaç-ination et la sensibilité suffi-
saient. Peut-être la divinité surnaturelle du christianisme n'apparut-
elle pas tout à coup au noble écriyain comme absolument démon-
trée ; mais ce à quoi il crut sans hésiter et toute sa vie, et ce qu'il
fit croire à tout son siècle, c'est à la beauté du christianisme : c'est
là ce qui lui fut révélé par le souvenir de sa mère mourante ; et ici
la cause occasionnelle qui détermina cette révélation est bien
autrement noble et touchante que celle que nous avons rappelée
pour Rousseau. Ce n'est pas la boutade sophistique d'un ami : c'est
une voix d'outre-tombe, une voix maternelle qui vient corriger,
adoucir et enfm guérir, au moins à la surface, la plaie d'un scepti-
cisme desséchant. Quoi de plus vraisemblable, de plus humain, de
plus légitime? Cette voix n'était-elle pas faite pour révéler à Cha-
teaubriand l'un des deux hommes qui étaient en lui, et le meilleur?
Pourquoi le chicaner, pourquoi le soupçonner, pourquoi peser dans
des balances si délicates une conversion qu'il déclare lui-même
n'avoir pas été surnaturelle ?
La vraie justification de Chateaubriand est l'examen du livre
dont nous venons de raconter l'origine. C'est en mesurant le genre
et le degré de vérité contenus dans le Génie du christianisme que
nous pourrons nous rendre compte du réel état d'esprit de son
auteur. Lui-même reconnaît n'avoir pas fait une apologie dans le
vrai sens du mot. Il a fait plutôt une œuvre de préparation évan-
ffi'liqae, suivant l'expression d'Eusèbe : c'est une sorte d'exorde,
et d'exorde insinuant à l'œuvre de la régénération chrétienne que
de plus forts que lui, moins poètes et plus dogmatiques, vont es-
sayer d'édifier. A chaque heure suffit sa peine. Il fallait d'abord
ramener les imaginations et ébranler les cœurs avant de terrasser
les âmes et de subjuguer les esprits. A une telle œuvre une foi
tissue par la poésie plus peut-être que par la grâce de Jésus-Christ
pouvait suffire. L'auteur ne vous devait pas ses confidences. Il
croyait assez pour sentir vivement, et il ne vous demandait que de
sentir comme lui : ce succès, il l'obtint pleinement, non sans récla-
mation et sans révolte. Le parti philosophique auquel il s'attaquait
se vit pris de flanc par un mouvement inattendu. Il se plaignit que
ce n'était pas dans les règles du jeu, qu'on le prenait par la tierce
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCi:. Zl03
au lieu de la quarte. Il se mit en défense et riposta sur toute la
ligne ; mais l'eflet était produit ; et le succès, comme il arrive tou-
jours, étouffa ces voix discordantes. Sur bien des points les con-
tradicteurs avaient raison, et la postérité leur a donné raison; mais
après tout le livre triompha. Toute l'Europe le lut et le traduisit. Les
femmes pleurèrent; les politiques l'appuyèrent comme d'accord
avec leurs vues. La littérature surtout salua une langue nouvelle
et un éclat d'imagination que le xviii^ siècle n'avait pas connus. Que
reste-t-il aujourd'hui et du livre et des critiques ?
II.
Chateaubriand, au moment de la publication du Génie du chris-
tianisme, était déjà célèbre. Il avait détaché auparavant de son
grand livre un épisode romanesque qui devait en faire partie :
c'était l'épisode d'Aù/la. Le succès avait été soudain et prodigieux,
On ne nommait plus Chateaubriand que du nom « d'auteur d'Atala.n
Le Géifie du christianisme eut le même succès. Il y en eut en deux
ans sept éditions, et sept éditions véritables ; car on n'avait pas
encore inventé le procédé moderne qui fait aujourd'hui que, le jour
même de l'apparition d'un livre, on en est au vingt-quatrième
mille. Ce qui prouvait surtout l'importance de l'événement, ce fut
le nombre des articles qu'il suscita et la célébrité des écrivains qui
s'en occupèrent (1).
Outre ces critiques, l'œuvre de Chateaubriand lut l'objet d'une
soite d'enquête remarquable, qui, fort à l'honneur de Chateau-
briand, rappelle quelque peu le procès du Cid.
L'Académie française, ayant eu à décerner, sous le consulat, les
prix décennaux, avait tout simplement exclu les deux livres les
plus remarquables publiés dans cette période. Ce n'étaient rien
moins que le Cours de littérature de La Harpe et le Génie du chris-
tianisme. « Bonaparte fut, dit-on, étonné de cette double omis-
sion. 11 trouva piquant de donner un pensum à l'Académie et d'en
exiger, pour punition de sa réticence, deux volumineux appendices
à son volumineux plaidoyer. On bouda un peu ; mais l'ouvrage se
fit (Sauite-Beuve). » L'Académie, ou la Classe des Lettres, nomma
une commission composée de : le comte Daru, rapporteur; Ar-
(1) Voici les principaux de ces avticles : Fontanes, Mercure, 25 germinal an x; —
Dussaulx, Journal des Débats, 20 floréal an x; — Anonyme, Journal des Débats, 4 prai-
rial an x; — Anonyme, Gazette de France, 16 floréal an xi; — Ginguené, trois arti-
cles dans la Décade philosophique et littéraire, a°^ 'il, 28, 29, an xj — Chênedollé, Mer-
cure, ventôse an xi ; — Guéneau, Mercure, 4 thermidor au xi ; — Abbé de Boulogne,
Annales littéraires, 1" cahier an xi; — Delalot, Mercure, il messidor an xiii.
IlOk REVUE DES DEUX MONDES.
nault, Lacretelle, Morellct, Saint-Jean-d"Angély, l'abbé Sicard et
Lemercier.
Voici quelles furent les conclusions de la commission : « 1° le
Génie du christianisme, considéré comme ouvrage de littérature, a
paru à la classe défectueux quant au fond et^ quant au plan ;
2" quand le fond et le plan n'auraient pas été défectueux, l'exécu-
tion serait encore imparfaite ; 3° malgré les défauts remarqués dans
le fond de l'ouvrage, dans le plan et dans l'exécution, la classe a
reconnu un talent très distingué dans le style ; 4" elle a trouvé de
nombreux morceaux de détail remarquables par leur mérite, et,
dans quelques parties, des beautés de premier ordre; 5° elle a
trouvé toutefois que l'éclat du style et la beauté des détails n'au-
raient pas suffi pour assurer à l'ouvrage le succès qu'il a obtenu,
et que ce succès est dû à l'esprit de parti et à des passions du mo-
ment ; 6° enfin la classe a trouvé que l'ouvrage, tel qu'il est, pour-
rait mériter une distinction, n
L'Académie, qui expliquait le succès du Gc/iie du christianisme
par l'esprit de parti, était elle-même dominée dans son jugement
par l'esprit de parti. C'est ainsi que l'esprit des corps change avec
les temps. Le même corps qui avait refusé un prix au Génie du
christianisme refusa également un prix, par des raisons contraires,
mais par des préjugés semblables, à Y Histoire de la littérature an-
glaise de M. Taine, et attendit poiu* admettre cet écrivain dans son
sein qu'il eût écrit contre la révolution. Au reste, il y a du vrai
dans les critiques des commissaires de l'Académie ; mais ils se re-
fusèrent absolument à entrer dans la pensée de l'auteur, ou du
moins ils se reconnurent incapables de la comprendre. Nous allons
du reste indiquer leurs principales objections.
Chateaubriand, dans l'introduction de son ouvrage, avait expliqué
clairement le but qu'il s'était proposé et la méthode qu'il avait em-
ployée : « Ce n'était pas, disait-il, les sophistes qu'il fallait récon-
cilier avec la religion ; c'était le monde qu'ils égaraient ; on l'avait
séduit en lui disant que le christianisme était un culte né au sein
de la barbarie, absurde dans ses dogmes, ridicule dans ses céré-
monies, ennemi des arts et des lettres, de la raison et de la beauté;
un culte qui n'avait fait que verser le sang et enchaîner les
hommes... On devait donc chercher à prouver, au contraire, que
de toutes les religions, la religion chrétienne est la plus pacifique,
la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux
lettres ; que le monde moderne lui doit tout depuis l'agriculture
jusqu'aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les mal-
heureux jusqu'aux temples bâtis par Michel-Ange et décorés par
Raphaël, qu'il n'y a rien de plus divin que sa morale, de plus ai-
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCE. 405
mable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte.
On devait dire qu'elle favorise le génie, épure le goût, développe
les passions vertueuses, offre des formes nobles à l'écrivain et des
moules parfaits à l'artiste, enfin qu'il n'y a point de honte à croire
avec Newton et Bossuet, Pascal et Racine. »
On voit clairement par ce passage que Chateaubriand n'a pas
poursuivi un seul instant un objet théologique, ce qui eût été en
dehors de sa compétence. Il ne s'est pas donné le rôle d'un père
de l'éghse. 11 a seulement voulu faciliter et orner les abords du
chi'istianisme, le représenter à un point de vue plus ou moins pro-
fane, mais qui le fasse aimer et qui en fasse ressortir le charme et
la grandeur. C'est ce qu'exprimait du reste très clairement le se-
cond titre de l'ouvrage : Beaulcs de la religion chrùlieiuie.
C'est cependant sur ce point que portaient toutes les critiques,
soit des journalistes, soit des académiciens.
Daru, par exemple, demande comment on peut croire que l'in-
térêt de la poésie a été l'objet de l'institution du christianisme. 11
raisonne contre Chateaubriand comme si celui-ci eût dit que Jésus-
Christ, en fondant la religion chrétienne, avait eu pour but de pré-
parer de belles matières aux poètes futurs, et il constate que c'est
considérer le christianisme sous de frivoles rapports. Ginguené, dans
la Décade, fait à peu de choses près la même objection. Il pose le
dilemme suivant : Ou ce livre est un ouvrage dogmatique, ou c'est
un ouvrage de littérature. Si c'est un traité dogmatique, l'ouvrage
est plein d'images profanes que la religion elle-même proscrirait.
Si c'est une poétique, la partie dogmatique est inutile, et les avan-
tages que la poésie peut trouver dans tel ou tel culte ne prouvent
rien en faveur de sa vérité. Morellet, dans son opinion à l'Académie,
parle à peu près dans le même sens.
Il est piquant de voir les philosophes, les libres penseurs, les
héritiers du xviu'' siècle, enfin les adversaires du christianisme
s'armer de l'autorité chrétienne pour reprocher à un laïque de
représenter le christianisme sous des aspects frivoles, comme s'ils
étaient chargés de prendre en main les intérêts de la religion
contre un défenseur trop mondain. Il paraît cependant que des
objections du même genre avaient été faites par des personnes
pieuses et chrétiennes qui avaient été un peu effrayées et scanda-
lisées de voir le christianisme ainsi défendu. Dans un article con-
sacré à l'éloge du Génie du chris/ianii^me, l'abbé de Boulogne
fait allusion à ces doutes et à ces scrupules, qui n'étaient pas sans
quelque fondement, u Plusieurs personnes religieuses, dit-il, se sont
effarouchées de cette manière de présenter le christianisme. Elles
ont craint que son auguste majesté n'en fût blessée, que l'autorité
A 06 REVUE DES DEUX MONDES.
de ses preuves essentielles ne fût affaiblie et que son véritable es-
prit, bien supérieur à son génie, ne disparût devant ses beautés.
Nous leur avons entendu dire que l'Évangile n'est nullement une
poétique, qu'on ne fait point un cours de religion, comme un cours
de littérature, qu'il faut apprécier le chi-istianisme par ses effets
divins et non par ses effets dramatiques, qu'on doit juger de sa
morale non par la sensibilité et l'imagination, mais par la subli-
mité de sa morale et la profondeur de ses dogmes ; que sous ce
dernier rapport il n'a point de génie, et que ce mot profane paraît
le dégrader en l'assimilant de trop près à un don purement naturel
ou à une passion purement mondaine.» L'auteur de l'article essaie
de répondre à cette objection ; mais la complaisance et la force avec
lesquelles il la développe prouvent qu'elle ne lui paraît nullement
à dédaigner.
C'est bien là, en effet, l'objection fondamentale et radicale contre
le Génie du chrhtianhme. Les autres critiques ne portent que sur
des points secondaires ; mais celle-ci porte sur le fond. C'est sur
ce point surtout que Chateaubriand a à cœur de se justifier : c'est
ce qu'il fait dans sa Défense du Génie du christianisme ; et il faut
avouer qu'il le fait avec habileté, et d'une manière victorieuse, si
toutefois on veut bien se placer à son point de vue.
Il se demande d'abord si les laïques ont le droit de défendre la
religion; et il cite en faveur de cette thèse de nombreux exem-
ples. Chez les anciens, Arnobe et Lactance n'étaient pas prêtres;
chez les modernes, Pascal et La Bruyère ne l'étaient pas davan-
tage. En outre, les critiques ne se sont pas placés au véritable
point de vue. Sans doute, si la religion était universellement ad-
mise, universellement respectée, on n'aurait que faire d'employer
des armes mondaines : « Le Génie du christianisme, l'auteur le
reconnaît, eût été sans doute, au xvii^ siècle, un ouvrage fort dé-
placé; le critique, nous ne savons lequel, qui a dit que Massillon
n'aurait pas composé cet ouvrage, a dit une grande vérité. » Mais
autres temps, autres soins. Le christianisme a été attaqué à l'aide
d'argumens frivoles ; et c'est le genre d'argumens qui a pénétré le
plus avant dans l'àme du peuple. On l'a présenté sous des aspects
grotesques et ridicules. On a employé contre lui l'ironie et le mé-
pris. Eh bien ! il y aurait donc toujours un côté par où la religion
resterait à découvert ! Répondra-t-on par de la théologie à des
contes licencieux et à des vers piquans? L'important n'était pas
de faire un Uvre savant, mais un livre populaire. Pour qui ce
livre est-il écrit ? Est-ce pour les théologiens, pour les savans, pour
les philosophes? Non, c'est pour les jeunes gens, pour les femmes,
pour les gens du monde, pour les gens de lettres, qui ne liraient
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN fPANCE. ^07
pas une apologie en forme. On lui objecte qu'il veut faire du chris-
tianisme une mode. Plût à Dieu qu'elle fût de mode, cette divine
religion ! Voilà ce qu'il a voulu faire. Maintenant, Ta-t-il fait? C'est
ce qu'il n'a pas à décider lui-même. Il défend son but, son idée;
il en explique le sens et la portée. Quant au succès, il n'en répond
pas, et ce n'est pas lui qui en est juge.
Il nous semble que sur tous ces points Chateaubriand a raison
contre ses adversaires. Ceux-ci suppriment tout un côté de la ques-
tion : c'est que le christianisme avait été attaqué lui-même par des
armes mondaines et frivoles; et surtout par l'arme du ridicule. Le
véritable objectif que vise Chateaubriand, c'est Voltaire. Il le nomme
lui-même : « Voltaire eut l'art funeste de mettre l'incrédulité à la
mode. La religion a été attaquée par toutes les armes depuis le
pamphlet jusqu'à l'in-folio. Un livre rehgieux paraissait-il? L'au-
teur était à l'instant couvert de ridicule. » Comment donc combattre
cet adversaire, jusqu'ici insaisissable? Est-ce par les mêmes armes?
combattra-t-on Voltaire par l'esprit, l'ironie, l'arme du ridicule?
Mais pour l'emploi de ces armes, il était inimitable, incomparable.
On avait essayé de se moquer de lui ; on ne l'avait pas pu. D'ailleurs
l'ironie est un bon moyen d'attaque, mais un mauvais moyen de
défense. Jamais on n'a rien établi par le ridicule. Il fallait donc,
si l'on voulait vaincre, forger d'autres armes, employer d'autres
ressorts: ce furent les armes de l'imagination et de la sensibilité.
Enfin le rôle de l'ironie était usé. Le siècle avait vu de trop
cruelles épreuves, de trop effroyables événemens pour être de nou-
veau sensible à la raillerie. On avait trop pleuré pour avoir encore
envie de rire.
En outre, il y avait dans les critiques une certaine équivoque,
un certain malentendu. Lorsque Chateaubriand disait que le
christianisme était la religion la plus poétique, nous le compre-
nons aujourd'hui; on ne le comprenait pas alors. Pour les hommes
du xviii^ siècle, la poésie était un art brillant et charmant, fait
pour amuser les loisirs d'une société raffinée. Que Jésus-Christ fût
venu dans le monde pour fournir des images à cet art, qu'il fût
descendu sur la terre pour suggérer à Voltaire la tragédie de Zaïre,
c'était une pensée ridicule et frivole, et même irrespectueuse pour
la religion. Mais on commençait alors à entendre par le mot de
poésie quelque chose de plus grave, de plus général, de plus hu-
main, c'est cette sorte de sentiment qu'éveille en nous non-seulement
l'art proprement dit, mais la nature et la vie. Il y a pour nous de
la poésie dans la nature, de la poésie dans la vie : c'est une
partie de la vie elle-même. C'est le sentiment qui nous envahit
quand nous nous tournons vers l'aspect mystérieux et idéal des
li
408 REVUE DES DEUX MONDES.
choses, vers l'inconnu. C'est ce sentiment qui nous a été révélé
par Rousseau, par Chateaubriand lui-même et par Lamartine
après lui. Il est éveillé par tout ce qui est beau et sublime, par
tout ce qui est merveilleux et divin. A ce titre, on voit que la
poésie n'est nullement séparée de la religion, et qu'elle s'y marie
naturellement. La nouveauté de Chateaubriand a été précisément
de découvrir et de faire sentir la poésie du christianisme. Qu'aux
yeux d'un Bossuet, qui voulait partout, même en religion, du po-
sitit et du concret, cette manière de sentir eût paru encore passa-
blement profane, cela est possible, cela est probable; mais Fénelon
a bien saisi quelque chose de semblable dans la religion, et Pas-
cal lui-même , quoiqu'à un autre point de vue, paraît avoir été
aussi subjugué par la poésie sombre et terrible du christianisme,
comme Fenelon l'avait été par la poésie de l'amour chrétien. Il ne
s'agit pas d'ailleurs ici d'orthodoxie, mais d'un sentiment profond
et universel. Qui doute que depuis Chateaubriand la poésie de
l'architecture chrétienne, la poésie des cloîtres, la poésie des divins
apologues de l'évangile, la poésie de la terre-sainte n'ait été sentie
par tous, même par les non-croyans? C'est donc là un point où il
est incontestable que Chateaubriand a vaincu Voltaire, et où il a
eu raison.
Après l'objet de l'ouvrage vient le plan. Il est divisé en quatre
parties : 1° les dogmes et les sacremens; 2" la poétique; 3" suite
de la poétique ; h" le culte. Ce plan fut fort critiqué ; l'Académie
française, sans trop donner ses raisons, écarte l'ouvrage pour le
plan aussi bien que pour le fond. Chateaubriand passe condam-
nation sur ce point. Il reconnaît que son livre manque d'unité. Il
y a deux parties : d'abord le fond du christianisme ; en second lieu,
son effet sur les beaux-arts. Mais il n'a pu trouver un plan com-
plètement satisfaisant. Il en a essayé plusieurs dans les ébauches
qu'il avait d'abord entreprises. Il s'est arrêté au sien, comme le
meilleur, à considérer, dit-il, non la matière, mais l'ordre des
preuves : 1° les preuves de sentiment; 2° les preuves d'imagination ;
3° les preuves d'esprit, de sentiment et d'imagination à la fois.
Cette justification est elle-même un peu arbitraire; car on ne dis-
tingue pas bien dans l'ouvrage ces trois sortes de preuves, et cette
division ne paraît pas répondi-e au plan adopté par l'auteur. Par le
fait, ce plan, si l'on n'est pas trop minutieusement exigeant, peut
se justifier beaucoup plus simplement. L'auteur considère d'abord
le christianisme en lui-même dans ses mvstères et dans ses sacre-
mens. Puis, et c'est son principal objet, il le considère dans ses
efïets , et ces effets sont de deux sortes : ou bien esthétiques (et
c'est la seconde et la troisième partie) , ou bien pratiques et mo-
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCE. 409
raux, et c'est la quatrième partie. Ce plan nous paraît valoir celui
de tous les ouvrages un peu compliqués. Il n'est pas plus mauvais
que le plan du >siécle de Louis XIV ou de V/isprit des lois, qui
n'en sont pas moins de très beaux ouvrages.
La première partie est malheureusement la plus faible. C'est
celle qui met le plus en relief les inconvéniens du sujet, et comme
c'est ce que l'on lit d'abord, c'est sur elle surtout que se sont for-
mées les impressions les plus défavorables. En effet, quand on se
trouve en face de ces grands dogmes et de ces grands mystères,
la Trinité, l'Incarnation, la Rédemption, on est un peu choqué de
ne trouver que des argumens poétiques et des images souvent
heurtées, et pas toujours de très bon goût. Peut-être, comme le
disait l'abbé Morellet, l'auteur eût-il dû supprimer cette partie;
mais alors l'ouvrage eût par trop manqué de corps.
Cependant même cette première partie contient des beautés de
premier ordre. Elle commence par un beau chapitre sur le mystère.
Chateaubriand fait remarquer que tout est mystère et que rien n'est
beau comme le mystère. Un écrivain acerbe, l'auteur d'Obermufui,
M. de Sénancour, critique finement ce chapitre tout en reconnais-
sant qu'il est très beau ; il fait remarquer qu'^'I s'y trouve une équi-
voque, à savoir une confusion entre le mystère et les mystères. Le
mystère, c'est l'inconnu. Les mystères sont des dogmes. L'un de
ces termes correspond à l'ignorance, l'autre à la foi. L'un ouvre des
perspectives infinies; l'autre, au contraire, ferme ces perspectives
et enchaîne la liberté de l'esprit. Ces vues critiques seraient très
justes s'il s'agissait de prouver les mystères par le mystère ; mais
ce n'est pas la pensée de Chateaubriand. Il ne dit pas : il y a du
mystère dans la nature ; donc il faut croire aux mystères selon la
foi, car cet argument prouverait autant pour Brahma que pour Jé-
sus. Mais Chateaubriand veut dire : étant donné que les mystères
peuvent être prouvés par d'autres raisons qui sont l'objet de la théo-
logie, non de la littérature, il n'y a pas à tirer une objection contre
eux, de ce que ce sont des mystères, puisque tout est mystère. En
outre, le mystère ne nous abaisse pas, puisque c'est le mystérieux
qui est la principale source de la beauté ; il aurait pu même répondre
à Sénancour que, quoique le mystère soit un dogme, et que par là
il enchaîne dans de certaines limites la liberté de l'esprit, il reste
encore assez d'ignorance pour émouvoir et terrifier l'hnagination.
L'inconnu est dans le mystère lui-même.
Cependant, quand Chateaubriand passe à l'exposition des dogmes
eux-mêmes, c'est là surtout, disons-nous, que se fait sentir sa
faiblesse, soit en métaphysique , soit en théologie. Combien peu
de chose, par exemple, sur la Trinité? Quelques citations pour prou-
AlO REVUE DES DEUX MONDES.
ver qu'elle est partout, que le nombre trois a toujours été sacré,
qu'il y a une Trinité dans l'homme, et c'est tout. Mais pourquoi
cette faveur du nombre trois ? C'est ce qu'il n'explique pas. La
raison métaphysique est que l'unité absolue est impuissante à
expliquer la diversité des choses ; qu'il faut donc au moins deux
principes ; mais que ces deux élémens pour s'unir et se conci-
lier ont besoin d'un troisième, comme d'un méd'iateur. C'est ainsi
que Hegel a construit l'idée de Trinité. Pour Chateaubriand, il ne
pense qu'à des images. Il invoque le triangle; il dit que le père
est très bien représenté sous la figure d'un vieillard vénérable ;
le Saint-Esprit sous celle d'une colombe; le Verbe sous celle d'une
langue de feu, etc. De même aussi rien de plus faible que ce qu'il
dit sur l'Incarnation et la Rédemption, les deux plus grands dogmes
chrétiens. La profonde idée d'un médiateur n'est nullement mise
en lumière. Sans l'idée de ce médiateur, l'homme se trouve aban-
donné soit à la philosophie de la nature, c'est-à-dh'e à l'athéisme,
soit à un déisme métaphysique froid et sans action sur l'homme.
C'est le médiateur qui rehe Dieu et le monde. C'est là une concep-
tion qui emprunte au panthéisme ce qu'il a de vrai, sans laisser
perdre le sentiment de la personnalité. Il y a là une grande méta-
physique dont Chateaubriand n'a nullement le sentiment.
De même, quand Chateaubriand passe aux sacremens,il n'en voit
que l'extérieur, et n'en saisit pas l'àme secrète : ce ne sont pour lui
que matière à tableaux. Ce sentiment profond de l'union avec
Dieu, qui est l'àme de l'Eucharistie et qui est emprunté au pan-
théisme oriental, mais mêlé au sentiment également profond de la
personnalité, Chateaubriand le comprend à peine, et il est même
piquant qu'il soit ici obligé d'emprunter la plume de Voltaire
pour peindre la beauté et la poésie du sacrement de l'Eucharis-
tie : « Voilà donc des hommes qui reçoivent Dieu en eux, au mi-
Heu d'une cérémonie auguste, à la lueur de cent cierges, après une
musique qui a enchanté leurs sens, au pied d'un autel brillant
d'or. L'imagination est subjuguée , l'âme saisie et attendrie ; on
respire à peine, on est détaché de tout Uen terrestre, on est uni
avec 'Dieu. Il est dans notre chair et notre sang. Qui osera, qui
pourra après cela commettre une seule faute, en concevoir seule-
ment la pensée ? Il est impossible d'imaginer un mystère qui retînt
plus fortement les hommes dans la vertu. » Qui croirait que ces
paroles si nobles et si émues sont de Tauteur de la Pucelle et de
Micromègas ?
Le livre de cette première partie, qui traite de l'existence de Dieu,
est un des plus brillans par le style et un des plus faibles par le
fond. L'auteur n'a fait que développer, après Fénelon et Bernardin
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCE. Ali
de Saint-Pierre, l'argument tiré des merveilles de la nature, mais
sans le serrer de près un seul instant et avec une telle inexactitude
de détails qu'il a donné prise aux judicieuses réclamations de la
science (1). JNéanmoins, si ce livre est aussi peu précis que possible,
il ne faut pas être assez ingrat pour en oubliei* les beautés et pour
ne pas admirer l'éclat des peintures dont il est rempli. Quelque
peu probant que cela soit, personne, à coup sur, n'a oublié l'admi-
rable prière à bord d'un vaisseau et la peinture d'une nuit dans
les savanes de l'Amérique. On peut se demander sans doute :
Qu'est-ce que cela prouve? Mais si l'on n'y voit pas un argument,
on peut au moins y reconnaître une préparation par l'admiration de
la nature à la vénération pour son auteur. Le sentiment de la
nature, comme celui de la poésie, prédispose au sentiment reli-
gieux. D'où vient cette beauté de la nature? Elle doit yenir de
quelque part. Si la nature doit sa beauté à elle-même, c'est donc
qu'elle contient en soi quelque chose de divin; si c'est nous-mêmes
qui l'y mettons, c'est donc que notre âme a quelque chose de
divin. On s'élève ainsi à Dieu par le sentiment, par l'émotion du
cœur plus que par la logique. Le philosophe Hemsterhuys a dit :
« Un soupir vers l'Infini et l'Eternel est une démonstration plus
que géométrique de la divinité, » et l'austère Kant lui-même ne
d'aignait pas de dire que les deux plus grandes choses qu'il y eût
au monde pour l'homme, ce sont : la loi morale dans nos cœurs,
et le ciel étoile sur nos têtes. Le chapitre de Chateaubriand est un
développement de la pensée de Kant. il a senti la beauté des choses
et il l'a décrite. De tels tableaux n'excluent pas le panthéisme,
mais ils excluent le matérialisme et l'athéisme, et c'est déjà quelque
chose.
III.
La seconde et la troisième partie du Génie du christianisme
traitent de son influence sur les arts et sur les lettres. C'est en
quelque sorte un livre dans un livre, c'est ce que nous appellerions
aujourd'hui un essai d'esthétique chrétienne : ou plutôt, comme
Chateaul3riand l'a dit lui-même, une poétique chrétienne; car il y
est beaucoup plus question des lettres que des beaux-arts, dans
lesquels l'auteur paraît avoir été peu versé.
Dans cette partie la plus brillante et la plus lue, il y a de grandes
vues et une pensée générale juste ; mais l'exécution laisse encore
beaucoup à désirer. Expliquons dans quelle mesm'e on peut ac-
(1) Voir le piquant article de Biot sur les Idées exactes en littérature. (Œvvres, t. ii.)
Zil2 revtje des deux mondes.
cepter la pensée de Chateaubriand, et en même temps les lacunes
ou les exagérations qu'on peut lui reprocher. Peut-être a-t-il eu le
tort d'employer la forme comparative et de s'imposer l'obligation
de prouver que la religion chrétienne était « la plus poétique, la
plus favorable » aux lettres et aux arts : ce qui l'entraînait à rap-
procher sans cesse les lettres modernes et celles de l'antiquité. Or,
dans cette comparaison il n'est pas toujours évident que les mo-
dernes aient la supériorité. C'était d'ailleurs revenir par un autre
chemin à la vieille querelle, quelque peu épuisée, des anciens
et des modernes. Enfin, il arrive souvent que, dans cette comparai-
son. Chateaubriand lui-même, oubliant sa thèse et entraîné par sa
propre admiration pour l'antique, fait plutôt ressortir la supériorité
des anciens qu'il ne prouve celle des modernes. Quelques-unes de
ses plus belles pages sont celles qu'il consacre aux poètes de l'an-
tiquité grecque. Disons d'ailleurs qu'en cela même il innovait encore,
et que sa critique s'élevait au-dessus de celle de La Harpe et de
Voltaire, fort peu ouverte aux beautés simples et grandioses de la
poésie grecque.
Cette méthode de comparaison avait encore un autre inconvé-
nient. Elle supposait en effet une connaissance approfondie des
deux littératures, et quoiqu'il y ait lieu d'admirer l'étendue et la
richesse des souvenirs littéraires de Chauteaubriand, cependant
pour qu'une telle thèse pût être démonstrativement prouvée, aujour-
d'hui surtout que nous sommes devenus si exigeans,il eût fallu une
science bien autrement étendue. Chateaubriand a fait son Uvre avec
ses seuls souvenirs ; et il n'a pas voulu faire un livre d'érudition ;
en quoi il a eu raison. Mais, par endroits, il est peut-être un peu
superficiel.
Il semble que, sans faire de comparaison, et sans se réengager
dans la guerre des anciens et des modernes, Chateaubriand eût
pu s'exprimer d'une manière absolue, et dire simplement que le
christianisme avait introduit de nouvelles idées, de nouvelles formes
et de nouveaux types en littérature, et par là suscité des beautés
neuves que les anciens n'avaient pas connues. La supériorité morale
et religieuse du christianisme n'exigeait nullement qu'il eût égale-
ment la supériorité littéraire ; car celle-ci tient à beaucoup de con-
ditions qui n'ont rien à voir avec la religion, la langue par exemple,
la jeunesse de l'imagination, le bonheur des premiers venus. L'au-
teur du Génie du christianisme pouvait donc, sans affaiblir sa
thèse, se borner à faire apparaître le génie chrétien, et ne se ser-
vir de comparaison que pour faire ressortir l'originalité des formes
nouvelles, mais non pour établir un avantage qui toujours reste
en question. Malgré toutes ces réserves, il y a lieu cependant d'ad-
LA. PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCE. Ù13
mirer cette partie de l'ouvrage « riche, dit Sainte-Beuve, de beautés
fines et de nuances exquises. C'est de la grande critique littéraire. »
La poétique de Chateaubriand se compose de cinq livres : les
épopées ; les caractères ; les passions ; le merveilleux ; la Bible et
Homère. Pour les épopées. Chateaubriand avait à sa disposition
quatre poèmes à comparer à l'antiquité : la Divine comédie, la
Jérimdem délivrée^ le Paradis perdu et la Mesdade. Il ne dit
presque rien de Dante, qu'il connaissait peu et qui n'était guère
apprécié au xviii® siècle. C'était bien cependant le fond de son su-
jet : c'était une création essentiellement chrétienne et dont toute
l'originalité est dans le christianisme. Ainsi, une pièce importante
du procès fait presque entièrement défaut. Pour ce qui est de la
Jérusalem délivrée, l'analyse que l'auteur en donne prouve bien
qu'il peut y avoù* dans les événemens modernes où le christianisme
a sa part un sujet épique ; mais la preuve ne va pas beaucoup plus
loin : il y a sans doute dans la Jérusalem délivrée des beautés qui
viennent de l'esprit chrétien ; mais au fond c'est un poème guerrier
où le profane domine. Chateaubriand fait remarquer lui-même que
le Tasse s'est très peu servi de la source de poésie qu'il avait à sa
disposition, à savoir la Terre-Sainte, Jérusalem, le Tombeau du
Christ, le Calvaire. Ce poème laisse donc encore en suspens la ques-
tion de savoir si la religion chrétienne peut engendrer une autre
grande poésie que celle des anciens. Quant au Paradis perdu et
à la Messiade, Chateaubriand soutient une opinion étrange, qui, si
elle était vraie, restreindrait beaucoup l'intérêt de sa thèse : c'est
que le christianisme « doit être employé, dit-il, non comme sujet,
mais comme machine. » Le défaut de ces deux poèmes, suivant
lui, c'est qu'ils ont pris pour objets le dogme, le mystère même,
de sorte que la poésie paraît toujours inférieure au sujet. Cha-
teaubriand semble ici, dans une certaine mesure, donner raison à
Boileau. Qu'entend-il d'ailleurs par le christianisme machine? c'est
le merveilleux chrétien, c'est-à-dire l'emploi des anges et des dé-
mons : mais ce n'est là qu'une mythologie d'un autre genre, plus
froide et beaucoup moins variée que l'autre. L'emploi que lui-
même a fait de cette nouvelle mythologie dans les Martyrs n'a pas
beaucoup prouvé en faveur de sa thèse. Il est certain pour nous
que^ si le christianisme est poétique, c'est beaucoup plus par son
fond et par ses beautés morales que par ses machines.
Chateaubriand fait une belle analyse du Paradis perdu. Il re-
marque ce trait original que Milton est le seul poète épique qui ait
commencé son poème par le malheur du principal personnage. Il
signale les beautés neuves du poème : la peinture des premières
pensées de l'homme dans l'âme d'Adam ; la peinture du caractère
llill REVUE DES DEUX MONDES.
de la femme en général, dans Eve, que Milton appelle « un beau
défaut de la nature, » le tableau admirable de la terre, au moment
du premier péché ; le sacrifice qu'Adam fait à l'amour en obéis-
sant aux suggestions d'Eve; la tristesse des anges au moment
de la chute, tristesse qui cependant, mêlée à la pitié, n'altère pas
leur bonheur; enfin les larmes pénitentes du couple pécheur après
la faute commise, et leurs prières qui ne sont peut-être pas efTa-
cées par les prières boiteuses, si admirées dans Homère.
Enfin, comme épopée chrétienne, Chateaubriand, après avoir fort
inutilement cité le Saint Louis du père Lemoine, le Moïse sauvé
de Saint-Amand, et la Pucelle de Chapelain, rappelle les Lusiades
et VAraucana, et termine par la IJenriade, et il dit que c'est en-
core à la puissance des idées religieuses que Voltaire doit les plus
grandes beautés de son poème. 11 n'en donne d'ailleurs qu'assez
peu d'exemples; mais c'est pour lui l'occasion d'un magnifique por-
trait de Voltaire, écrit avec goût et impartiahté, et bien supérieur
au portrait déclamât ou-e et giimaçant de Joseph de Maistre.
Ce premier livre laisse tout à fait dans le vague l'idée d'une su-
périorité certaine de la muse chrétienne sur la muse païenne : ce
qui reste seulement établi, c'est que le christianisme a fourni des
sujets poétiques et des beautés originales.
Ce sont les deux livres suivans sur les caractères et les passions
qui sont les plus intéressans et les plus neufs de l'ouvrage. C'est
Chateaubriand qui le premier a eu l'idée de comparer les grands
caractères humains et les grandes passions chez les poètes anciens
et les poètes chrétiens : idée que plus tard Saint-Marc Girardin a
développée avec tant de bonheur dans sonCours de littérature dra-
matique. Chateaubriand introduit successivement les époux, le père,
la mère, le fils et la fille. Pour les époux, il compare les amours de
Pénélope et d'Ulysse dans Homère avec les amours d'Adam et d'Eve
dans Milton; et, quoique sa thèse dût le porter en faveur de celui-ci,
cependant il se laisse tellement entraîner au charme des souvenirs
antiques que, même en le lisant, on se demande si les scènes d'Ho-
mère ne sont pas plus touchantes que celles de Milton ; et ici encore,
c'est à la plume de Voltaire qu'il est obUgé d'avoir recours pour
traduire sa propre pensée. Vient ensuite le portrait du père ; et l'au-
teur a beaucoup de peine à trouver quelque chose dans les poèmes
modernes qui puisse être mis à côté du merveilleux passage de
Priam aux pieds d'Achille. Il est vrai qu'il y a des pères, et
d'un grand caractère, dans la poésie moderne, par exemple, les
pères de Corneille; mais ils n'ont rien de chrétien. Félix, le père
de Pauline, représente plutôt un lâche fonctionnaire qu'un père
généreux. Don Diègue et le vieil Horace sont l'un chevaleresque,
LA. PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCE. Mb
l'autre Romain ; mais ni l'un ni l'autre ne sont chrétiens. Chateau-
briand est encore ici obligé de prendre ses exemples dans Voltaire :
c'était à la vérité une adresse et une force de mettre Voltaire de
son côté; mais c'était une faiblesse de la thèse de n'avoir que
Lusignan à opposer àPriam; et il est bien douteux que l'avantage
soit du côté du poète moderne. Ici, au moins, il a raison de signa-
ler dans Lusignan, au moment où il retrouve sa fille et où il ap-
prend qu'elle est musulmane, des accens touchans que le chris-
tianisme seul pouvait inspirer. C'est du reste, ce que Voltaire
lui-même avait senti, lorsqu'il disait dans la préface de Zaïre : « Je
tâcherai de jeter dans cet ouvrage tout ce que la religion chrétienne
a de plus pathétique et de plus intéressant. » Pour le rôle de la
mère, le chapitre de Chateaubriand est un des plus ingénieux et des
plus lins. Il a introduit là quelques idées qui sont restées dans la
critique littéraire. C'est lui qui a le premier comparé l'Andromaque
de Racine à celle d'Euripide, et qui a dit qu'elle était (( une mère
chrétienne. » Il n'en donne pas précisément la preuve en citant le
Je ne Vai p(is encore embrassé, comme si les mères païennes n'em-
brassaient pas leurs enfans ; mais il est certain que dans VAnclro-
maqiie de Racine la sensibilité est beaucoup plus développée, plus
délicate et plus tendre. Ce qui tient sans doute à ce que le rôle de
la femme a été purifié par le christianisme. Au reste, dans Andro-
maque, c'est plutôt l'épouse qui est chrétienne que la mère. Pour
le fds, Chateaubriand est encore obligé d'avoir recours au secours
de Voltaire : c'est dans le Guzman à'Alzire qu'il trouve le modèle
du fils chrétien. Cependant les vers qu'il cite, et dans lesquels
Guzman, en mourant, pardonne à son assassin, sont plutôt les pa-
roles d'un chrétien en général que celles d'un fils. Peut-être en
étudiant de près le Télémaque de Fénelon, eût-il trouvé, comme
dans Andromaque et Iphigénie, des traits qui en feraient un Télé-
maque chrétien. Enfin, pom' la fille, c'est toujours Voltaire qui
lui fournit ses modèles. Il oppose Zaïre à Iphigénie ; et en même
temps il fait remarquer aussi, en réponse au père Brumoy, que
V Iphigénie de Racine est une fille chrétienne.
De l'étude des caractères Chateaubriand passe à celle des pas-
sions. Il semble assez étrange que l'on fasse honneur au christia-
nisme d'avoir développé les passions, et d'avoir par là créé un
nouvel intérêt poétique. Mais on peut dire que précisément parce
que la religion chrétienne a pour but de réprimer, de comprimer
les passions, elle leur prête une énergie plus intense : de là une
lutte dont la peinture est éminemment dramatique ; de là le combat
du devoir et de la passion qui élève le drame moderne si au-dessus
du drame antique. Soit que la passion contenue et soumise donne à
A16 REVUE DES DEUX MONDES.
la vertu même un degré de plus de beauté, comme dans la Pauline
de Polyeiicte (que Chateaubriand a oubliée), soit que, déchaînée et
victorieuse, elle soit entraînée à des désordres et condamnée à des
supplices inconnus aux anciens, comme dans Phèdre, — la passion
sous le christianisme prend une part plus grande dans la poésie
dramatique, et lui donne un accent nouveau. Chateaubriand va
jusqu'à attribuer au christianisme le développement de la passion
de l'amour; et il est certain qu'en épurant l'àme humaine, il a
dû y introduire une délicatesse et une élévation qui se mêlent
à la passion même; le respect de la femme, dû à la religion,
donnait en même temps à l'amour un plus grand objet. Ce n'est
pas seulement l'amour pur que Chateaubriand attribue à l'influence
du christianisme, c'est encore ce qu'il appelle « l'amour pas-
sionné, » dont il trouve le modèle dans PAtWr^. C'est le sentiment
chrétien qui introduit, en effet, dans la passion de Phèdre le trouble
et le remords dont la Phèdre antique n'a pas connaissance; et
cet élément du remords lait ressortir avec d'autant plus de force
l'intensité du délire et la fureur de la passion. Ce chapitre sur
la Phèdre de Racine est devenu classique ; et il a été admiré
pai' tous les maîtres de la critique. Enfin Chateaubriand attribue
au christianisme la peinture de l'amour chaste, tel qu'il est dans
Paul et Virginie. Il compare ce poème à une idylle de Théocrite,
à Galatée. Il est étrange qu'il n'ait pas pensé à une autre compa-
raison, quia été faite après lui, et qui était bien plus indiquée, celle
de Daphnis et Chloè. C'est là surtout, dans ce roman, que l'on voit
la différence de l'amour prolane et païen et de l'amour pur et dé-
licat inspiré par le spiritualisme moderne. Mais cette comparaison,
que Chateaubriand a omise, et que Villemain a faite après lui, n'en
vient pas moins de lui. Une autre idée neuve qui appartient encore
à Chateaubriand, c'est que la religion, non-seulement épure et
approfondit la passion, mais que, dans le christianisme, elle devient
elle-même passion. 11 cite l'exemple de saint Jérôme : « C'est un
saint Jérôme qui quitte Rome, traverse les mers, et va comme Elle
chercher une retraite au bord du Jourdain. L'enfer ne le laisse pas
tranquille, et la figure de Rome, avec ses charmes, lui apparaît pour
le tourmenter. Il soutient des assauts terribles, il combat corps à
corps avec les passions. Ses armes sont les pleurs, les jeûnes,
l'étude, la pénitence et surtout l'amour. Il se précipite aux pieds
de la beauté divine, il lui demande du secours. Quelquefois, comme
un forçat, il charge ses épaules d'un lourd fardeau pour dompter
une chair révoltée, et éteindre dans les pleurs les infidèles désirs
qui s'adressent à la créature. » C'est à ce titre de passion que le
christianisme lui-même a pu entrer comme ressort dans la poésie
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCE. Al?
dramatique, et que dans Polymcte, le grand Corneille a pu nous
montrer, comme il s'exprime lui-même, « le combat de l'amour
humain et de l'amour divin, »
Un des plus beaux chapitres de Chateaubriand est celui qui est
consacré à la comparaison de la Bible et d'Homère. C'était pour la
première fois qu'on faisait ressortir la beauté poétique et littéraire
de la Bible : c'est là sans doute un point de vue profane que la
sévère théologie deATait peut-être s'interdire; mais si l'on se sou-
vient que, depuis un demi-siècle, la frivole ironie de Voltaire avait
livré la Bible au ridicule, en avait travesti toutes les figures et toutes
les grandeurs, on ne peut que considérer comme un service rendu
à l'âme humaine la restitution généreuse du sentiment biblique.
On regrette de ne pas trouver plus de comparaisons de ce genre.
Chateaubriand n'a pas épuisé, il s'en faut, tout ce que sa thèse au-
rait pu lui fournir, s'il avait voulu. Comment, par exemple, n'a-t-il
pas comparé les Cojifessio/is de saint Augustin avec les Confes-
sions de Rousseau, Y Imitation de Jésus-Christ et les Pensées de
Marc-Aurèle, le S t abat ou le Dies irœ et les odes de Pindare,
Athalie et OEdipe ro?'? Cependant il ne iaut pas trop lui demander;
des études plus complètes eussent transformé son livre en un cours
de Httérature,et ce n'était pas son objet. 11 suffisait à l'auteur d'un
livre sur le génie du christianisme d'indiquer par quelques exem-
ples la pensée générale que l'on voulait imprimer aux âmes. Cette
pensée a été développée et fécondée avec le temps ; et deux écri-
vains qui ne s'appellent guère l'un l'autre, Hegel et Victor Hugo,
lui ont donné une singulière fortune, l'un dans son Esthétique,
l'autre dans la Préface de Cromivell, en faisant du christianisme
l'âme de la poésie moderne, de la poésie romantique.
La quatrième partie du Génie du christianisme, qui traite du
culte, est la plus pleine et la plus solide ; et c'est en même temps
la moins lue parce qu'elle est la dernière. Elle a trouvé grâce de-
vant la critique de l'Académie, qui est obligée de reconnaître que
cette partie est aussi neuve qu'intéressante, et qu'elle contient les
faits les plus honorables pour le génie chrétien. On signala parti-
culièrement le chapitre des missions comme un des plus agréables
et des plus instructifs. On n'avait pas encore pensé à faire en-
trer dans la littérature les récits naïfs et poétiques des Lettres
édifiantes. La peinture des fêtes chrétiennes, la Fête-Dieu, les Ro-
gations, est d'un charme infini. L'analyse des grandes créations
de la charité, hôpitaux, sœurs de charité, en fans-trouvés, des ser-
vices rendus à l'agriculture, aux arts et aux métiers, aux lois civiles
et criminelles, était un plaidoyer neuf alors, et qui a aujourd'hui
TOME CXVIIT. — 1890. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
cause gagnée. Dans toute cette partie de son livre, Chateaubriand
déploie une vaste lecture, une raison saine et solide dans un style
plus sobre et plus sain, sans renoncer à l'éclat. C'est une œuvre
tout à fait estimable, et qui n'a rien perdu avec le temps.
Quelles que soient les imperfections et les lacunes de l'œmTe de
Chateaubriand, nous sommes de ceux qui pensent qu'elle ne mé-
rite pas l'oubli injuste et ingrat dans lequel on l'a abandonnée. La
crainte « de la phrase, » comme on dit, a fait perdre le sentiment de
cette magnifique forme littéraire, qui, sans doute, est quelquefois
plus sonore que pleine, mais qui bien souvent aussi a une gran-
deur dont notre littérature actuelle, malgré son ingéniosité, a com-
plètement perdu le secret. Le Génie du christianhme a vieilli
comme la plupart des grandes œuvres du passé, comme les chefs-
d'œuvre classiques eux-mêmes, quoiqu'on n'ose pas le dire; mais
il n'en est pas moins vrai que ce livre a ouvert le siècle avec un pro-
digieux éclat, et qu'il a imprimé sa forme à la pensée, à la poésie,
à la littérature pendant un demi-siècle ; cette influence n'a pas
même disparu encore aujourd'hui. Combien ne reste-t-il pas encore
de traces de Chateaubriand dans la prose de M. Renan! Celui-ci est
un Voltaire, mais un Voltaire breton, qui a respiré, comme son com-
patriote illustre, l'air poétique de leur commune patrie. L'incrédu-
lité de l'un, comme la foi de l'autre, se nourrit de parfums, plutôt
que de cette substance solide dont ont besoin les simples mortels.
Grâce, lumière, vapeurs délicates, délicieuses arabesques, tel est
le charme de ces deux écrivains; mais le premier aura toujours
pour lui le don de l'invention, et, je le répète, de la grandeur.
Ajoutez que des deux plaidoyers qui se répondent l'un à l'autre,
l'un a le mérite de laisser après lui des affirmations, tandis que
l'autre n'aboutit qu'à des négations. C'est encore une supériorité :
et, ces affirmations, même restreintes, même ramenées à des con-
clusions purement humaines, n'en sont pas moins un gain pour
l'esprit et pour le cœur. Chateaubriand a résumé lui-même avec
précision, et selon nous, en toute vérité, le réel et le positif de son
œuvre : « Eh! qui vous nie, disaient ses critiques, que le christia-
nisme, comme toute autre religion, ait ses beautés poétiques et
morales? — Qui le nie? Mais vous-mêmes qui, naguère, faisiez des
choses saintes lobjet de vos moqueries. Vous avouez maintenant
qu'il y a des choses excellentes dans les institutions monastiques ;
vous vous attendrissez sur les moines du Saint-Bernard, sur les
missionnaires du Paraguay, sur les filles de charité ; vous confessez
que les idées religieuses sont utiles aux effets dramatiques ; que la
morale de l'Évangile, en opposant une barrière aux passions, en a
à la fois épuré la flamme et redoublé l'énergie ; vous reconnaissez
LA. PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCE. /il9
que le christianisme a sauvé les lettres et les arts de l'inondation
des barbares, qu'il a fondé vos collèges, adouci vos lois criminelles,
rédigé vos lois civiles, et même défriché l'Europe moderne ; conve-
niez-vous de tout cela avant la publication d'un ouvrage, très im-
parfait sans doute, mais qui a pourtant rassemblé sous un seul
point de vue ces importantes vérités ? »
IV.
Pour mesurer le terrain que Chateaubriand et son école ont fait
gagner à la cause du catholicisme, il suffit de comparer, en termi-
nant, l'opinion de deux philosophes, de deux libres penseurs : l'un
du xviii*^ siècle, l'autre du xix% l'un et l'autre savans mathémati-
ciens, liés par une affinité générale de doctrines et ne différant que
sur un seul point, leur opinion sur le christianisme. Cette différence
ne peut donc être attribuée qu'au temps, puisque sur tout le reste
tout est identique. Ces deux philosophes sont Condorcet et Auguste
Comte ; et la comparaison est d'autant plus légitime que Condorcet
est précisément un de ceux, très rares d'ailleurs, dont Auguste
Comte prétend relever et dont il se donne comme le continuateur.
Voici d'abord l'opinion de Condorcet, résumée dans une page
où se trouvent réunies et condensées toutes les accusations de son
siècle contre l'église cathohque : « Nous montrerons, dit-il, cette
vieille dominatrice essayant sur l'univers les chaînes d'une nouvelle
tyrannie; les pontifes subjuguant l'ignorante crédulité par des actes
grossièrement forgés, mêlant la religion à tous les actes de la vie
civile pour s'en jouer au gré de leur avarice et de leur orgueil,
punissant d'un anathème terrible, par l'horreur dont il frappait les
peuples, la moindre opposition à leurs lois, ayant dans tous les
états une armée de moines toujours prête à exalter, par leurs im-
postures, les terreurs superstitieuses, afin de soulever plus puis-
samment le fanatisme... » et ce réquisitoire continue sur le même
style pendant plus d'une page.
A ces déclamations violentes et passionnées de Condorcet oppo-
sons l'appréciation calme, impartiale, sympathique, disons plus,
l'apologie absolue que fait Auguste Comte du cathohcisme. Ce qu'il
admire le plus dans cette religion, c'est précisément ce que le
xviii^ siècle abhorrait, à savoir l'institution d'un pouvoir spi-
rituel, distinct et indépendant des pouvoirs temporels. Il fait
remarquer qu'il y a dans la nature humaine une sorte d'activité
qui est essentielle à la société et qu'il appelle l'activité spéculative,
c'est-à-dire intellectuelle et morale. Or, dans l'antiquité, cette acti-.
420 REVUE DES DEUX MONDES.
vite était en dehors de tout ordre légal ; elle était essentiellement
individuelle (celle des poètes par exemple ou des philosophes) , et
par conséquent sans action suffisante et directe sur la société. De
là un antagonisme, qu'il exagère d'ailleurs quelque peu ; car,
excepté quelques incidens particuliers, tels que la mort de Socrate
ou l'exil des philosophes sous Domiticn, on ne voit pas beaucoup
de conflits de ce genre dans l'antiquité ; cependant le peu d'ac-
tion exercée par le génie libre et individuel suffit pour justifier
relativement l'opinion d'Auguste Comte. L'institution d'un pouvoir
spirituel distinct est donc la première tentative efficace pour don-
ner à l'esprit une part de puissance, légale, organisée à côté de
la puissance de la force. Cette puissance n'était pas maté-
rielle, elle n'avait pas d'armée à sa disposition ; mais, par la vertu
de la toi, elle était néanmoins une autorité et une puissance. Elle
avait un code et des lois à elle, une hiérarchie organisée, des biens
temporels et une action immense sur les souverains et sur les peu-
ples. Et cependant elle ne représentait rien autre chose que l'es-
prit, la morale, la vie future, tout un ordre d'idées matériellement
insaisissable et qui avaient cependant moulé en quelque sorte la
société sous leur empire. Constituer une pareille puissance à côté
de la puissance légale et militaire, les faire vivre ensemble dans
une sorte de paix et d'harmonie avec des attributions distinctes et
indépendantes, Auguste Comte signale ce système, « malgré les
préjugés actuels, comme le plus grand perfectionnement qu'ait pu
recevoir jusqu'ici le problème social. »
De ce point de vue général d'apologie, on comprend qu'Au-
guste Comte n'aura pas de peine à justifier toutes les parties de
l'organisation catholique que la philosophie du dernier siècle a si
violemment attaquées. 11 ira jusqu'à renchérir sur Chateaubriand
lui-même : 1° Les moines. L'accusation du xviii® siècle était que
les moines amassaient des richesses dont ils jouissaient aux dé-
pens des autres hommes, qu'ils enlevaient à la société des mem-
bres utiles; que, par le céhbat, ils nuisaient à la population, qu'ils
donnaient en même temps l'exemple des mauvaises mœurs. A ces
accusations si souvent répétées, en réservant la question de la dé-
cadence, Auguste Comte opposait « le caractère international » des
ordres religieux, qui tendait à maintenir partout, sans distinction
de frontières, l'esprit de généralité et de fraternité qui distingue
l'ordre chrétien. — 2" L'éducation du clergé. Auguste Comte rap-
pelle, comme on l'avait fait souvent, que le clergé représentait au
moyen âge la science la plus avancée ; mais une observation qui
lui appartient en propre, c'est que l'éducation ecclésiastique a
révélé l'importance d'un élément capital essentiel à la science so-
I
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRATVCE. 421
ciale, l'histoire. En effet, l'une des parties fondamentales de l'édu-
cation ecclésiastique, c'est l'histoire ecclésiastique; la religion repo-
sant sur la tradition, l'histoire, qui est la preuve de la tradition,
devenait un élément intégrant nécessaire de l'éducation. Sans doute
cette histoire était faite à un point de vue plus ou moins altéré ; ce
n'en était pas moins la première apparition de l'histoire, non plus
seulement comme un art agréable, mais comme partie intégrante
d'un corps de doctrines, d'une éducation civilisatrice. — 3" L'in-
faillihilité du pape. On sait combien cette question a agité le
monde moderne, combien cette doctrine de l'infaillibilité papale a
rencontré d'adversaires, non-seulement chez les philosophes, mais
dans l'église même. On sait que les plus grands catholiques, Bos-
suet par exemple, lui ont été contraires; enfin, que de nos jours
ce n'est pas sans déchirement et sans douleur que ce dogme a été
proclamé. Les chrétiens les plus sincères et les plus illustres ont
été frappés dans leurs plus chères convictions. Auguste Comte,
dans cette affaire, est plus conséquent qu'eux tous. Il affirme que
l'infaillibilité du pape est la conséquence logique, et, suivant lui,
bienfaisante, de la doctrine catholique. Ce qu'il ajoute, à la vé-
rité, n'est pas précisément pour plaire aux catholiques, c'est que ce
dogme, en restreignant l'inspiration divine à un seul, a affranchi
d'autant le reste de l'humanité des préoccupations théologiques. —
h° Le célibat des prêtres. Cet article a soulevé les plus violentes
attaques des protestans et des catholiques. Auguste Comte n'hésite
pas à défendre encore ce point scabreux de la discipline catholique ;
et, indépendamment des raisons données d'ordinaire en faveur de
cette institution, il en présente encore une raison prolondeet qui lui
est personnelle, c'est que le célibat a rendu impossible l'institu-
tion d'une caste sacerdotale; comme on le voit, du reste, par
l'exemple du bouddhisme, qui, par le seul fait du célibat religieux,
a ruiné le système des castes. — 5° Le pouvoir temporel des
papes. Rien de plus curieux que de rencontrer dans Auguste Comte
un défenseur du pouvoir temporel, et par les argumens qui ont
servi et servent encore aux catholiques de nos jours. « Le système
catholique eût été, dit-il, rapidement absorbé ou plutôt annulé par
la prépondérance temporelle, si le siège de son autorité centrale
se fût trouvé enclavé dans quelque juridiction particuHère dont le
chef n'eût pas tardé à s'assujettir le pape comme une espèce de
chapelain. » — 6** L'éducation populaire. On a reproché au clergé
catholique l'ignorance où il a laissé le peuple. Auguste Comte ré-
pond à cette accusation. Il loue, au contraire, le clergé d'avoir
fondé l'éducation populaire, absolument ignorée do l'antiquité :
« La plupart des philosophes, même cathoUques, n'ont pas assez
422 REVUE DES DEUX MONDES.
apprécié riieiireuse et immense innovation sociale accomplie par le
catholicisme quand il a organisé un système d'éducation populaire
et surtout moral s'étendant à toutes les classes de la société...» —
7*L/2 confession. Enfin un dernier point, et le plus délicat de tous,
auquel Chateaubriand lui-même n'avait pas osé toucher, tant il
craignait de blesser les préventions de son temps, c'est l'institu-
tion de la confession. Inutile de rappeler tout ce qui a été dit contre
cette pratique ; rappelons seulement l'opinion d'Auguste Comte en
faveur de « cette institution vraiment capitale, destinée à régula-
riser une importante fonction du pouvoir spirituel, car il est im-
possible que les directeurs réels de la jeunesse ne deviennent
point, à un degré quelconque, les conseillers habituels de la vie
active ; et d'autre part, sans un tel prolongement d'influence mo-
rale, l'efficacité sociale de leurs opérations ne serait pas suffisam-
ment garantie... Les puissans effets moraux de cette belle institu-
tion pour purifier par l'àme et la rectifier par le repentir ont été si
bien appréciés par les philosophes catholiques, que nous pouvons
nous dispenser de toute exphcation. »
Tous les avantages précédens ne seraient rien s'ils n'avaient
pour but et pour effet l'éducation morale du genre humain, et la
propagation d'une doctrine meilleure que celle de l'antiquité.
Pour le premier point, Auguste Comte attribue au cathoUcisme cette
immense révolution d'avoir donné à la morale le pas sur la poli-
tique. « Il a créé des types moraux, auxquels on a eu le tort de
reprocher l'exagération ; car c'est le propre de l'idéal d'être au-
dessus de la réalité. » Il fait encore honneur au clu*istianisme d'avoir
fait de la morale individuelle la base de la morale. L'individu, dans
l'antiquité, n'était qu'un citoyen ; dans le christianisme, il a aspiré
à la perfection en tant qu'homme. Auguste Comte n'hésite pas à
faire l'éloge d'une vertu essentiellement chrétienne, et que les phi-
losophes et les sages mondains ont toujours tenue plus ou moins
en suspicion, comme entachée d'hypocrisie : c'est l'humiUté. Un
autre service rendu également par la morale chrétienne, et que
Comte relève avec pleine justice, c'est la proscription du suicide.
Les pythagoriciens et Platon avaient devancé cette doctrine ; mais
les épicuriens et les stoïciens avaient effacé les traces de cette pro-
testation. C'est encore l'honneur du christianisme d'avoir améhoré
et perfectionné la vie domestique et de l'avoir mise au-dessus de
la vie publique. Il a relevé la condition de la femme, et a fondé le
mariage sur le principe de la fixité. Auguste Comte se prononce à
cette occasion avec une rare énergie contre la thèse du divorce.
« Ici vainement, dit-il, argue-t-on de quelques dangers exceptionnels
et secondaires pour déprécier aujourd'hui cette indispensable fixité
LA PHILOSOPHIE CATHOLIQUE EN FRANCE. A 23
si heureusement adaptée aux besoins de notre nature ; là, où la
versatilité n'est pas moins dangereuse aux sentimens qu'aux idées. »
Inutile de rappeler ce que le christianisme a fait pour la morale
sociale. Auguste Comte loue les elïorts du catholicisme pour modi-
fier « le patriotisme énergique, mais sauvage, des anciens par le
sentiment de fraternité universelle, si heureusement vulgarisé sous
la douce dénomination de charité. » Plus originales encore sont l'apo-
logie et la justification du culte des Saints, si attaqué par les
protestans, et qui est devenu le type d'un des dogmes fondamen-
taux de la religion positiviste, le culte des grands hommes.
Auguste Comte se rapproche encore plus de Chateaubriand en pré-
conisant hautement les services rendus par le catholicisme aux
sciences, aux lettres et aux arts. Il mentionne expressément l'in-
fluence du catholicisme sur la musique et l'architecture. Enfin, ré-
sumant tout ce plaidoyer dans une généreuse réhabilitation du
moyen âge, il déplore « l'ingrate injustice de cette frivole philoso-
phie qui tendait à qualifier de barbare et de ténébreux le siècle
mémorable où brillèrent simultanément sur les divers points du
monde catholique Albert le Grand, saint Thomas d'Aquin, Dante,
Roger Bacon. »
On remarquera sans doute que cette apologie du catholicisme
est exclusivement iiistorique, et en second lieu qu'elle n'imphque
nullement la vérité intrinsèque du dogme révélé. Néanmoins, c'était
une grande avance pour la polémique cathohque de pouvoir prendre
acte de toutes ces conceptions de l'esprit philosophique le plus
avancé. Il iaut le mauvais style d'Auguste Comte pour que les dé-
fenseurs du catholicisme aient ignoré une apologie aussi forte, aussi
complète, et je dirais presque aussi exagérée, et n'aient pas su
tirer parti des avantages que leur fournissait un auxiliaire si inat-
tendu. Nous nous contenterons de signaler le fait au point de vue
de notre sujet et de constater combien l'école catholique, Chateau-
briand en tête, a dû déployer de force et de talent pour faire
ainsi remonter le courant de l'opinion et avoir amené sur le même
terrain les écoles les plus opposées. Le débat, ainsi resserré, n'en
est peut-être pas plus facile à conclure pour le fond des choses.
Mais un grand pas aura été fait pour l'équité historique et pour
l'intelligence de la civilisation moderne.
Paul Janet.
UN
OUVRAGE RÉCENT
SUR LES ETATS-UNIS
Cent ans de république aux États-Unis, par M. le duc de Noailles, 2 vol.
On éprouve quelque surprise quand on relit aujourd'liui Y Esprit
des lois de Montesquieu. L'on trouve un peu trop nue la classifica-
tion qu'il fait des trois gouvernemens : républicain, aristocratique,
monarchique ; trop dogmatique sa façon de parler des lois, des
principes de ses trois gouvernemens. « Je suivais mon objet, dit-
il, sans former de dessein; je ne connaissais ni les règles, ni les
exceptions ; ]£ ne trouvais la vérité que pour la perdre. Mais
quand j'ai découvert mes principes, tout ce que je cherchais est
venu à moi, et dans le cours de vingt années, j'ai vu mon ouvrage
commencer, croître, s'avancer et finir. » Nous ne voyons plus les
choses si complaisamment ni si simplement; Montesquieu lie toutes
les parties du corps politique à un moteur unique qu'il nomme
l'honneur dans les monarchies, la vertu dans les républiques, au-
quel, dans les aristocraties, il ne donne point de nom précis, et
qu'il a quelque peine à y bien définir. Il crée ainsi trois espèces
politiques ; tout au plus consentirions-nous à y voir trois genres,
pour emprunter encore la terminologie des sciences naturelles ;
UN OUVRAGE SUR LES ÉTATS-UMS. 425
mais nous nous trouverions encore trop en dehors de la vérité. Il
faut regarder sous les mots et les formules ; il y a monarchie et
monarchie, comme il y a république et république. N'a-t-on pas
donné ce dernier nom aux petites tyrannies italiennes de la renais-
sance, au gouvernement oligarchique de Venise? ne le donne-t-on
pas à la confédération helvétique? et si l'on étudie l'histoire des
cantons, on y trouve les institutions les plus dissemblables, ici un
gouvernement presque patriarcal, là des oligarchies jalouses, ail-
leurs une démocratie sans frein. Dans les Provinces-Unies, l'histoire
nous montre une république municipale et bourgeoise, qui, pour
sa défense, s'est donné une dynastie de protecteurs et a pu glisser
ainsi sans efïorts dans la monarchie tempérée. On pourrait étendre
longuement ce tableau, et si l'on s'attachait à un autre (c principe »
de Montesquieu, au principe monarchique, on rencontrerait des
variétés de gouvernement tout aussi dissemblables.
L'école historique moderne est sévère, parfois jusqu'à l'injustice,
pour les généralités sentencieuses : elle est réaUste et ne veut que
des faits. Les sciences politiques, qui en ont subi l'influence, ne
séparent plus les institutions des hommes, elles ne les regardent
plus comme un simple vêtement jeté sur les sociétés humaines,
mais comme une part essentielle de leur organisme, participant
de leur santé, de leur force ou de leur faiblesse, de leur vigueur ou
de leur dépérissement. Elles étudient, d'une part, à côté des lois,
les mœurs ; à côté des constitutions, ceux qui les appliquent. Le
temps viendra peut-être où l'on reléguera les déductions systéma-
tiques de V Esprit des lois avec les fadeurs du Temple de Gnide ou
les plaisanteries froides et surannées des Lettres persanes.
L'école moderne ressent -elle encore, pour la Démocratie e?î
Ajnériqae, l'enthousiasme que souleva ce bel ouvrage à son appa-
rition? Nous en doutons : par un contraste singulier, plus la démo-
cratie entre dans nos lois, plus nous la jugeons avec hauteur; ceux
qu'elle écrase de son niveau, pour prendre une sorte de revanche;
ceux qu'elle comble de ses faveurs, pour se montrer supérieurs à
leur fortune. 11 faut le dire aussi, la manière noble de Tocqueville
ne convient guère aux générations nouvelles ; il a eu, il est vrai,
l'avantage de voir l'Amérique de ses propres yeux, mais i' parle
peu de ses impressions, il s'oublie et ne songe qu'aux grandes ques-
tions de droit constitutionnel. Dans son livre, tout est sévère,
impersonnel : on reste sur le grand théâtre de la politique, on
n'entre pas dans les coulisses. Cinquante ans après l'apparition
de cet ouvrage, il était permis, sans être téméraire, d'aborder le
sujet qui y avait été traité d'une façon si magistrale. M. le duc de
Noailles l'a fait dans un livre qu'il a intitulé : Cent ans de république
!i26 REVUE DES DEUX MONDES.
aux États-Unis. Un vicomte de Noailles avait été au nombre des
gentilshommes français qui prirent part à la guerre de l'Indépen-
dance : comme la plupart de ses compagnons d'armes , le vi-
comte de Noailles s'était enthousiasmé pour l'Amérique, et, dans
une de ses lettres à Alexandre Hamilton, il prédisait un magnifique
avenir à un continent où les opprimés de l'univers entier tiendraient
chercher la liberté. Ces souvenirs ont-ils été pour quelque chose
dans l'entreprise du duc de Noailles ? il se pourrait ; mais le titre
même de son livre indique qu'il a surtout voulu chercher aux
Etats-Unis une grande leçon pour l'Europe et particulièrement
pour la France. Montrer les résultats de la plus grande expérience
démocratique et républicaine qui ait encore été faite, tel a été son
but : « Où, dit-il, pourrait-on discerner plus nettement les condi-
tions et les conséquences du gouvernement populaire, ce qu'il pro-
met, ce qu'il donne, ce qu'il coûte? »
La pensée première a été une pensée critique : je vais donner,
s'est dit l'auteur, à la démocratie le plus magnifique théâtre d'ac-
tion, un continent entier, des richesses naturelles de toute sorte,
point de voisins, la paix assurée, l'égalité, la liberté la plus com-
plète, et, au bout de cent ans, je vous montrerai tous les vices de
l'Europe et des vices inconnus à l'Europe, le paupérisme, la lutte
du travail et du capital, des inégalités de fortune inouïes, l'immo-
ralité dans la poUtique et dans l'administration, la corruption orga-
nisée et pour ainsi dire encadrée d'une manière permanente.
Pour remplir ce programme, il ne suffisait pas de faire une
étude de droit constitutionnel , de repasser par les mêmes che-
mins que ceux qui ont analysé la consiitution américaine ; à côté
du texte, il fallait mettre le commentaire. M. le duc de Noailles
s'y est apphqué; il nous dit lui-même que « faire le prophète au
sujet d'un grand pays que l'on n'a jamais ni habité ni visité serait
une témérité sans excuse ; » mais , s'il ne l'a ni habité ni visité,
son livre démontre qu'il n'a rien épargné pour connaître tous les
ressorts de sa vie politique et pour pénétrer aussi profondément
que possible dans le mécanisme des institutions. Tout ce qu'ont
écrit les Américains, les Anglais, les Allemands sur ce sujet, il l'a
lu ; il est resté, pour ainsi dire, en contact personnel avec les
Etats-Unis par les revues et les journaux, apprenant jusqu'à l'argot
politique des États-Unis, si expressif au reste et si pittoresque.
Tout cet eflort témoigne d'une grande sincérité, et l'on pourrait
dire que l'auteur n'a pas plus fait son livre que son livre ne l'a
faÀl ; car, du commencement à la fin, on y voit une sorte de trans-
formation : le second volume est plus près de la vérité que le
premier. Cette recherche constante, parfois un peu pénible, de la
UN OUVRAGE SLR LES ETATS-UNIS. 427
vérité, se fait partout sentir; les négligences mêmes du style en
témoignent (l); le souci du fond l'emporte partout sur le souci
de la forme.
Le grand labeur auquel s'est livré le duc de Noailles n'a pas été
sans résultais ; et, sur quelques points, son analyse des institu-
tions américaines est plus vraie que celle de Tocqueville. Nous
citerons particulièrement ce qui concerne le caractère et le rôle
de la cour suprême des Etats-Unis. On croit encore assez généra-
lement que cette cour suprême a pour mission d'interpréter la
constitution, et que son interprétation a force de loi. C'est une
erreur : la cour suprême n'interprète la constitution que comme
elle interprète toutes les lois. A ses yeux, la constitution n'est que
la loi constitutionnelle.
Tocqueville avait écrit, en parlant de la cour suprême : « Elle
est chargée de l'interprétation des lois et de celle des traités... Oîi
peut même dire que ses attributions sont presque entièrement po-
litiques, quoique sa constitution soit entièrement judiciaire. » 11
avait été comme ébloui par la majesté de cette cour a lorsque l'huis-
sier, s'avançant sur les degrés du tribunal, vient à prononcer ce
peu de mots : « L'état de New- York contre celui de l'Ohio, » on
sent qu'on n'est point là dans l'enceiote d'une cour de justice ordi-
naire. »
M. le duc de Noailles a vu ici plus juste, il montre comment
l'acte législatif n'est jamais supprimé ni modifié par un arrêt de
la cour suprême, bien que l'arrêt judiciaire subsiste pour les par-
ties en cause. L'œuvre des constituans de Philadelphie, Washing-
ton, Hamilton, Moms, a été peu modifiée, et dans ses parties
essentielles, reste la même aujourd'hui qu'elle étaii il y a cent ans.
On a beaucoup écrit sur cette constitution, on s'est beaucoup moins
occupé des constitutions particuhères des états; le sujet, pour-
tant, en vaut la peine, et nous regrettons qu'il n'ait pas tenté M. le
duc de Noailles. Les états sont libres de se donner telle constitu-
tion qu'il leur plaît ; la constitution fédérale ne leur interdit que le
gouvernement monarchique, l'esclavage (depuis l'année 1865 seu-
lement) ; elle garantit aux citoyens le droit de suffrage, mais un
état particulier reste parfaitement libre, par exemple, d'avoir deux
chambres ou de se donner une chambre unique.
Il y a aujourd'hui 32 constitutions particuhères d'états et dans
chacune vous trouverez un sénat : le principe de la dualité parle-
(1) Il y a aussi d'autres négligences : pourquoi, dans le cours de deux volumes,
écrire toujours Windthrop pour Winthrop? mettre William Bagehot au lieu de Walter
Bagehot?
428 REVUE DES DEUX MONDES.
mentaire a été partout spontanément admis ; et les dernières de
ces constitutions sont d'hier, elles n'ont pas été rédigées par
Hamilton et par Gouverneur-Morris, elles sont l'ouvrage d'hommes
obscurs, qui vivent dans des pays dont les noms mêmes étaient
hier inconnus : ces pionniers, ces émigrans, ont la modestie de
croire que ce qui a été bon pour les États-Unis pourrait bien l'être
pour rUtah ou le Colorado. Ce fait pourrait être opposé partout à
ceux qui critiquent les chambres hautes, car la liberté la plus com-
plète a été laissée aux faiseurs de constitutions des états ; toujours
ils ont senti le besoin de copier les grandes lignes de ce qu'on
pourrait appeler la constitution mère. Celle-ci a tout ou presque
tout prévu, en ce qui concerne les pouvoirs publics ; mais il y a
des choses qui, par leur nature, échappent à tous les calculs de la
prudence humaine. Qu'importe que le sénat soit bon, si les séna-
teurs sont mauvais, que la cour suprême soit admirable, si les
juges de cette cour suprême sont méprisables, que le président ait
toute la puissance nécessaire au pouvoir exécutif, s'il s'en sert mal
ou ne s'en sert pas, que l'indépendance des états ait des limites bien
tracées, si ces limites sont sans cesse franchies ! « Quand les Amé-
ricains exaltent leurs institutions, a écrit M. Kagehot, ils se font tort à
eux-mêmes de tous les éloges auxquels ils ont droit... Les hommes
de Massachusetts seraient capables de faire bien marcher n'importe
quelle constitution. »
Une des grandes difficultés du gouvernement parlementaire est
la constitution de deux grands partis de gouvernement, dont au-
cun ne soit révolutionnaire. Le duc de Noailles a bien compris que
tout le jeu de la constitution américaine se subordonne à l'organi-
sation des partis. Sur ce point fondamental, il a été vraiment ori-
ginal. Avez-vous jamais vu aux abords d'une mine ce qu'on nomme
les ateUers de préparation mécanique? Le minerai passe dans des
appareils de toute sorte, cribles, tamis, bocards, lavoirs; ce n'est
qu'au terme que vous apercevez le métal précieux. Ce qui était de
la boue est devenu de l'or, de l'argent, du cuivre. Les partis sont
des sortes de grands ateliers de préparation poUtique; au terme
vous avez l'or présidentiel ou sénatorial, l'argent des membres du ■
congrès; les politiciens les ont fait sortir de la gangue commune;
ils ont amené la poussière ou la boue électorale dans des canaux
bien préparés, savamment dirigé les volontés individuelles vers
un but commun, donné un sens au chaos. La machine électorale
américaine est compliquée : le personnel poUtique est nombreux,
depuis le pohticien de cabaret jusqu'aux grands inspirateurs du
parti, au boss (c^est le nom famiher donné aux chefs d'atelier)
qui reste à demi dans l'ombre, et qui envoie ses ordres par ses
UN OUVRAGE SUR LES ETATS-UNIS. /l29
pages, ses écuyers tranchans, les henchmim; depuis ceux qui pé-
rorent en tout lieu, les stiwip speakers (le stump est la souche de
bois des défrichemens de l'ouest), jusqu'à ceux qui entraînent les
grandes réunions dites caiicus, les concentioiis, et qui rédigent les
phitforms) depuis le journaliste de village jusqu'aux directeurs
redoutés des grands journaux de New-York, de Boston, de Phila-
delphie, de Chicago. Il n'est que trop facile, et M. le duc de Noailles
ne s'en fait pas laute, de faire la critique de cette organisation;
mais, si le suffrage universel n'obéit pas à la voix d'un maître
absolu, il faut bien qu'il choisisse entre des partis, des pro-
grammes, des candidats. Le peuple est comme une nébuleuse, qui
se condense autour de quelques centres d'attraction ; le gouverne-
ment de parti semble indispensable dans une république libre, et
un certain degré de corruption naît malheureusement du besoin
de maintenir les partis, d'entretenir leur activité et leur ambitiofi.
Une propagande incessante, effrénée, ne saurait, en effet, rester
toujours désintéressée : le danger grandit quand sont résolues
les questions capables de remuer les âmes généreuses, comme
la question de l'esclavage, et qu'on n'a plus à résoudre que des
problèmes économiques qui touchent directement aux intérêts.
C'est alors que la poHtique de couloir, ce qu'on nomme le lobby ism,
devient presque toute la politique et que l'homme d'état fait place
à l'homme d'affaires.
Pendant trois ou quatre générations, déjà, les Américains ont
donné ce spectacle de deux grands partis traditionnels, qui se
succèdent l'un à l'autre sans violence, et qui, sans être également
conservateurs, sont pourtant tous deux conservateurs. « Presque
partout, dit le duc de Noailles, le peuple se divise en sections ho-
rizontales. Les couches supérieures, c'est-à-dire les classes riches
et élevées, composent le parti conservateur, tandis que la popu-
lation pauvre et ignorante des couches profondes constitue le parti
destructeur et subversif. L'Amérique, au contraire, est partagée
verticalement en deux partis, dont chacun va du sommet au tré-
fonds de la nation et comprend toutes les classes ou catégories
sociales. » Rien de plus vrai, et il en résulte que l'inspiration, dans
l'un comme dans l'autre parti, vient d'en haut.
Le parti répubhcain, arrivé au pouvoir avec Lincoln, sut main-
tenir l'Union contre les efforts réunis du Sud et des démocrates
du Nord; ce lut son âge héroïque, et il sembla qu'il n'eût qu'à
recueillir tranquillement les fruits d'un triomphe glorieusement
et chèrement acheté. Il n'y a plus beaucoup de survivans des
contemporains et des auxiliaires de Lincoln, de Seward, de Sum-
ner, de Farragut, de Grant : l'un d'eux me faisait récemment une
430 REVUE DES DEUX MONDES.
revue rapide de l'histoire récente des partis américains. « Mes amis
et moi, me disait-il, avons cru nécessaire, après la guerre, de
maintenir le parti républicain au pouvoir, aussi longtemps au
moins, que nous avions devant nous ce que nous appelons the ao-
lid South, c'est-à-dire un groupe d'États vaincus par les armes,
dont nous ne suspectons en rien la loyauté, mais qui sont rentrés
dans r Union avec la plénitude de leurs droits ; qui, s'ils n'ont plus
leurs anciennes ambitions, ont forcément des regrets et des souve-
nii's, et dont nous trouvons toujours devant nous les représentans
unis en un groupe compact, indivisible. Seuls, nos démocrates du
Nord ne nous inquiétaient pas ; avec l'appui du solid South, ils de-
venaient redoutables, ou plutôt le Sud pouvait redevenir redou-
table avec eux. » Il est résulté de cette situation délicate et diffi-
cile, il faut l'avouer, que le parti républicain, pour se maintenir au
pouvoir, a cru pouvoir user de tous les moyens ; la préoccupation
patriotique des chefs est devenue, chez les instrumens, la licence
et la corruption. Le mal a pris de telles proportions qu'à un cer-
tain moment, des républicains puristes (on les a nommés mug-
wujnps) se sont détachés de leur parti, et, en se portant dans le
camp démocratique, ils ont assuré l'élection de M. Cleveland. La
majorité républicaine se vit réduite à deux voix dans le Sénat.
Assurément, M. Cleveland a traversé très honorablement la prési-
dence; maiS;, sous son administration, les forces des deux partis se
sont trouvées si également balancées qu'il en est r.ésulté une sorte
d'impuissance et d'anémie politique. La dernière élection a rendu
la présidence au parti républicain, et l'on voudrait espérer qu'il
profitera de la leçon qu'il a reçue, qu'il donnera des satisfactions
plus sérieuses à ce gi-oupe des puristes, qui, pour ne pas être un
groupe parlementaire, n'en a pas moins une influence légitime dans
le pays.
Le strict duahsme des partis semble être un phénomène na-
turel aux Etats-Unis, comme en Angleterre; c'est dans les tra-
ditions de la race anglo-saxonne que M. le duc de Noailles voit
la source véritable de la grandeur et de la prospérité des États-
Unis. L'influence anglaise, cela est incontestable, a été l'influence
maîtresse; les Pilgrim fathers ont apporté avec eux plus qu'une
civilisation, plus qu'une religion, plus que des lois, un certain
mode de sentir et de penser. C'est sur ce fonds qu'a vécu et
grandi l'Union ; mais ce fonds a reçu et reçoit encore les inces-
santes alluvions de l'émigration. Les deux races anglaise et irlan-
daise se retrouvent, de l'autre côté de l'Atlantique , aussi antipa-
thiques l'une à l'autre que dans la Grande-Bretagne : l'une éprise
d'ordre, conservatrice, docile aux lois; l'autre toujours révoltée,
U\ OUVRAGE SUU LES ÉTATS-UNIS. hSi
turbulente, incapable de repos. Le flot de l'émigration irlandaise
submerge surtout les grandes villes, celui de l'émigration alle-
mande va plutôt mourir dans les campagnes, qu'elle féconde, nmis
couvre, au moins pendant une ou deux générations, de son épaisse
ignorance. La libre Amérique reçoit le rebut du monde entier, le
residuum des civilisations usées. Du côté de l'Océan-Pacifique, c'est
le residmnn bien autrement vil de la Chine; le Eealhen Chinée
est devenu un fantôme pour les Américains de vieille souche. Dans
les Etats du Sud, ils ont à compter avec les noirs. Si encore tous
ces nouveaux-venus, tous ces déserteurs de l'Europe ou de l'Asie
se contentaient de la plus large liberté civile qu'il soit possible
d'imaginer et ne prenaient point, par l'exercice du droit électoral,
leur part dans le jeu des institutions politiques! Les partis en ont
décidé autrement; ils veulent enrégimenter l'ignorance et la misère
à leur profit; dans l'ardeur de la lutte, ils recherchent tous les
auxiliaires. Ils se flattent de pouvoir éternellement encadrer, diri-
ger ces immenses armées électorales.
La démocratie, ne pouvant se passer de guides, prend tous ceux
qui s'oiïrent à elle ; et, plus le suffrage est étendu, plus sont iné-
gales les chances de celui qui ne parle qu'au nom de la raison, qui
ne promet que ce qu'il croit pouvoir tenir, et les chances de celui
qui prodigue les promesses et exalte les espérances. Le premier
signe de la corruption du gouvernement populaire, c'est le dégoût
que les honnêtes gens ressentent à se mêler des affaires publi-
ques. Laissant aux politiciens de profession le forum, ils se vouent
au soin exclusif de leurs affaires et se cachent dans l'ombre de la
vie domestique.
Paulum sepultiB distat inertiae
Celata virtus (1).
Dans les grandes villes, le gouvernement municipal tombe par-
fois aux mains les plus indignes : les rings, les syndicats poli-
tiques, mettent les deniers publics au pillage. Le Tammany-ring
de Nevi^-York a pendant de longues années affligé les honnêtes
citoyens par ses scandales et ses vols.
Les assemblées des états n'ont pas été aussi atteintes par la cor-
ruption que les conseils municipaux des grandes villes, il y en a
qu'on pourrait citer comme des modèles de sagesse, qui recueil-
lent les fruits d'une expérience déjà longue ; chez d'autres, l'orga-
nisme constitutionnel est à peine ébauché, c'est la maison taillée à
(1) Horace, livre iv. ode 9.
Zl32 REVUE DES DEUX MONDE.^.
coups de hache avec les troncs de la forêt défrichée. Le système
fédéral, et c'est là son grand mérite, abrite des gouvernemens très
divers en qualité ; il y en a de bons, il y en a de détestables :
mais, si vous regardez l'ensemble, le point central où se font les
lois fédérales, et où des états si divers trouvent une représentation
commune, il semble que les instincts généraux de cette vaste dé-
mocratie ne soient pas destructeurs, qu'elle accepte volontiers
l'héritage du passé, qu'elle ne repousse pas de parti-pris, qu'elle
recherche plutôt les noms qui rappellent de grands services ren-
dus à la patrie ; qu'elle ait une sorte de foi dans les vertus de la
constitution, loin de songer à l'ébranler chaque jour.
Le duc de Noailles a signalé les succès et les mécomptes des
Etats-Unis; il a montré les dangers qui les menacent, la corruption
croissante, le socialisme naissant, l'inégalité de plus en plus grande
des conditions. Il voit la démocratie asservie à ce que les mora-
listes américains appellent énergiquement le « mammonisme. »
La religion de Mammon est devenue malheureusement une reU-
gion universelle, et nous doutons que la poursuite de la richesse
soit plus âpre, plus ardente aux États-Unis que dans les vieux
pays d'Europe ; on peut dire toutefois que l'argent a un empire
plus visible, plus insolent et plus insupportable dans les démocra-
ties où rien ne subsiste plus de ce qui donne de l'éclat aux monar-
chies et aux aristocraties ; lorsque toutes les forces d'imagination
ont perdu leur puissance, il ne reste que des forces matérielles;
on peut détruire tous les privilèges, l'argent conserve le sien. Son
empire aux États-Unis a été longtemps contenu, non par les lois,
mais par ce qu'on pourrait appeler la puissance des mœurs ; mais
il a fini par changer les mœurs et a mis à son service ce qui lui
faisait d'abord obstacle.
On a pu croire longtemps que, dans un pays où le travail trou-
vait des espaces sans limites, où nulle loi, nul privilège ne gênait
la hberté humaine, chacun trouverait une vie facile, que, dans ce
monde nouveau, on ne connaîtrait ni l'excès de la richesse ni celui
de la pauvreté ; ceux qui ont étudié les lois de l'économie politique
savent que de telles espérances sont futiles ; nulle constitution,
nul artifice législatif ne peut modifier longtemps l'effet de ces lois
fatales ; le taux des salaires agricoles et industriels des États-Unis
se lie aujourd'hui au taux des salaires en Europe et même en Asie;
la facilité nouvelle et croissante des communications a donné aux
lois de l'ofire et de la demande une force plus irrésistible et plus
prompte. Le sort du fermier du kansas, du forgeron de la Pensyl-
vanie ne se décide plus uniquement dans le Kansas et dans la Pen-
sylvanie. Chaque vie tient à des fils sans nombre, étendus à l'infini.
UN OUVRAGE SUR LES ÉTATS-UNIS. 433
Les démocraties soufïrent des maux des monarchies, celles-ci ex-
pient les fautes des démocraties. Les destinées humaines semblent
partout devenir plus incertaines ; il faut acquérir beaucoup pour
conserver un peu ; et Yaitn sacra famés n'est plus seulement
l'incitant de l'homme amoureux du plaisir, du luxe ou du pouvoir,
c'est aussi le stimulant du père de famille, inquiet de l'avenir de
ses enfans.
En écrivant son ouvrage, si substantiel et si consciencieux, sur
les États-Unis, le duc de Noailles a beaucoup pensé à la France,
mais il s'est refusé le facile plaisir des comparaisons, et des allu-
sions ironiques. Nous ne pouvons que l'en féhciter : son livre y a
gagné en sérieux : les mots de république et de démocratie couvrent
d'ailleurs, en France et aux États-Unis, des choses bien dissem-
blables. Si l'on ne regarde qu'aux institutions, tout diffère, le mode
d'élection du président, sa prérogative, le caractère de son cabinet,
ses rapports avec les chambres, la constitution et les attributions
du Sénat, les limites du pouvoir législatif, les rapports du pou-
voir judiciaire et du pouvoir législatif. Si l'on regarde à l'ad-
ministration et à l'éducation publique, les dissemblances sont en-
core plus profondes ; car, d'un côté, l'on trouve l'administration la
plus centralisée, pénétrant dans tous les détails de la vie provin-
ciale et communale, distribuant l'instruction primaire et secon-
daire à tous les citoyens ; de l'autre, des états qui s'administrent
eux-mêmes, qui ont leurs gouvernemens, leurs chambres, leurs
lois propres, leurs communes libres, leurs universités indépen-
dantes. Le gouvernement fédéral des États-Unis est véritablement
un gouvernement sid generis, et ce serait une grossière erreur que
de croire que toutes les démocraties copieront ce modèle. Elles
ont déjà trouvé, elles trouveront encore d'autres formes du gou-
vernement démocratique, allant depuis la démagogie la plus révo-
lutionnaire et la plus niveleuse jusqu'à la délégation de la souve-
raineté de tous à un seul.
Auguste Laugel.
TOME xcvui. — 1890. 28
UN
ROMANCIER ANGLO-AMÉRICAIN
Mrs FRANGES HODGSON BURNETT.
I. Through one Administration. — II. That Lass O'Lowrie's. — III. Litth Lord
Fauntleroy, etc.
Lorsque parut le curieux tableau de mœurs politiques et sociales
à "Washington, intitulé Tlirongh one Admi)iistration, et signé
Frances Hodgson Burnett, on crut tenir la clé du mystère qui avait
entouré la publication d'un autre ouvrage du même genre dont le
succès fut très grand dans les deux mondes, il y a quelques an-
nées ; on crut connaître enfin l'auteur de Democracy. C'est dire
que le récit était conduit d'une main ferme et habile, avec beau-
coup de verve et d'esprit. En outre, comme certaines questions
touchées dans les deux livres paraissaient sortir du domaine senti-
mental, où se plaisent surtout les imaginations féminines, on fut
un peu prompt à conclure qu'une pareille connaissance générale
des affaires ne pouvait appartenir qu'à un homme, et il fut décidé
d'abord que le pseudonyme de Frances Burnett recouvrait une
personnalité masculine ; on alla jusqu'à nommer cet homme de ta-
lent. Aujourd'hui, nous sommes toujours réduits aux conjectures
en ce qui concerne l'auteur anonyme de Demonricy, mais nous
savons, en revanche, à quoi nous en tenir sur M'^ Burnett, qui a
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. Û35
pris un rang définitif parmi les écrivains de ce temps-ci. Est-elle
Anglaise? Est-elle Américaine? Les deux pays la revendiquent et
ont de bonnes raisons pour cela. Elle est née en Angleterre ; mais,
dès l'âge de treize ans, elle passa en Amérique, où elle demeure
encore ; That Lass o' Lowrie's lui a été inspiré par la vie des
mines dans le Lancashire, dont elle parle couramment le dialecte ;
mais BretHarte, le plus Américain des romanciers, ne désavouerait
pas l'histoire de Louisiana, si poignante dans sa simplicité un peu
rude; enlin, les aventures du Little Lord Fawitleroij, un petit livre
presque parfait en son genre, commencent à New- York, dans une
boutique d'épicerie, pour se terminer à Dorincourt-Castle, en pleine
aristocratie britannique. La double nationalité donne un caractère
très particulier à ce talent déjà pétri de contrastes, car une force
créatrice intense, une vigueur d'exécution toute virile s'y joignent à
la sensibilité la plus exquise. Chaque fois que le sentiment maternel
est en jeu. M'* Burnett se surpasse; ses enfans sont dignes de Dic-
kens. Comme Dickens aussi, elle excelle à peindre la misère, la vie
des petits et des pauvres ; les sympathies généreuses débordent alors
sous sa plume. Où elle manque un peu de délicatesse et de légèreté,
c'est dans les tableaux de la vie mondaine ; mais la société de
Washington, qui lui fournit des modèles, est peut-être responsable
de certaines lautes contre le goût.
Nous savons peu de chose de la biographie de M'"^ Burnett. Une
jolie histoire, intitulée Sarah 6'r^wf'^, semble cependant contenir des
renseignemeus précieux sur la formation de son précoce génie litté-
raire; il y a des traits que l'on n'invente pas, des impressions qu'il
faut avoir subies pour les rendre avec cette vivacité. De même que
la petite Sarah vient des Indes en Angleterre pour y rester orphe-
line, Frances traversa l'océan toute jeune, avec sa mère veuve et
chargée de famille, pour entamer dans le Kentucky, à un âge qui
est d'ordinaire celui de l'insouciance, ce slruggle for life qu'elle
a depuis si vaillamment soutenu. Nous nous la représentons petite
et frêle comme Sarah, forcée par des revers de fortune, alors qu'elle
jouait encore à la poupée, d'enseigner, tout en apprenant, dans la
pension d'une miss Minchin quelconque.
« Sarah était le souffre-douleur... Personne ne faisait attention à
elle, sauf pour lui donner des ordres ; on l'employait à des com-
missions. Après le rude labeur de la journée, elle s'en allait dans
la classe déserte, avec une pile de livres, étudier ses leçons ou son
piano la nuit. Elle n'avait jamais eu d'intimité avec les autres
élèves, et bientôt elle fut si mal vêtue que ces demoiselles com-
mencèrent à la regarder comme un être d'une autre espèce qu'elles-
mêmes. Le fait est que les élèves de miss Minchin étaient, règle
générale, des jeunes personnes très positives, habituées à l'abon-
il 36 REVUE DES DEUX MONDES.
dan ce et au bien-être. Sarah, avec sa Iragilité de petite fée, son
existence désolée, la façon bizarre qu'elle avait de les dévisager
en braquant sur elles indéfiniment ses grands yeux, les déconcer-
tait tout à fait. — Elle a toujours l'air de vous deviner, avait dit
d'elle une certaine petite peste qui jouait volontiers de méchans
tours.
— Et je devine, en effet, répliqua vivement Sarah aussitôt que
ce mot lui fut répété; c'est pour cela que je regarde les gens.
J'aime à savoir, et après... je les lis comme des livres.
Pour sa part, elle ne faisait jamais de méchancetés, ne se mêlait
des affaires de personne. Elle parlait peu, réfléchissait beaucoup.
Nul ne savait si elle était heureuse ou malheureuse, sauf peut-être
Emilie, la poupée qui logeait dans sa mansarde et dormait sur son
petit ht de fer. Sarah croyait à demi qu'Emilie pouvait comprendre
ses sentimens, bien qu'elle ne fût que de cire; elle l'interpellait :
— Tu es la seule amie que j'aie au monde. Pourquoi ne veux-tu
pas me parler? Je suis sûre que tu le pourrais, si tu essayais seu-
lement. Cela devrait te donner du cœur de savoir que tu es l'unique
bien que je possède. A ta place, j'essaierais.
Une de ses imaginations était qu'Emilie la protégeait à la façon
d'un bon génie ; chez Sarah, tout était imaginations. Sa pauvre vie
d'enfant abandonnée se composait de chimères. Elle se figurait ceci
ou cela, jusqu'à ce qu'elle finît par le croire; elle n'eût été surprise
de rien de ce qui aurait pu lui arriver d'extraordinaire... La vue
des hvres lui faisait toujours éprouver comme une sensation de
faim ; elle s'en approchait, ne fût-ce que pour en lire les titres. Et
quand elle avait réussi à les dévorer, elle en donnait aux autres la
substance sous une forme vivante, amusante, inoubliable, qui fai-
sait son triomphe dans la classe de l'A, B, C, dont elle était char-
gée. C'était un talent à part. Elle savait rendre les moindres choses
intéressantes. — Il n'y a rien au monde qui ne soit une histoire,
disait-elle à la plus stupide d'entre ses compagnes. Vous êtes une
histoire, je suis une histoire, miss Minchin est une histoire; on
peut tirer une histoire de tout.
— Non, je ne peux pas, répondait la jeune sotte.
— C'est possible, vous êtes un peu comme Emilie... Il n'y a pas
de votre faute, en somme.
Et plus Sarah lisait, plus son imagination se développait. L'un
de ses principaux amusemens était de supposer des choses : un
souper somptueux, quand elle avait l'estomac vide; un bon feu,
quand elle avait froid; un lit douillet, quand elle était réduite à un
grabat. Essayait-on de l'humilier, Sarah supposait qu'elle était une
princesse et qu'il dépendait de sa volonté d'envoyer à l'échafaud
ceux qui l'avaient offensée...»
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. 437
Nous espérons que la future M""^ Burnett n'eut jamais à souffrir
même une faible partie de ce que soufïrit sa jeune héroïne jusqu'à
ce que le gentlemaji indien vînt, en la retirant de pension, réaliser
tous ses rêves les plus ambitieux et faire d'elle, à la fin, une vraie
petite princesse; il y a cependant entre Frances et Sarah des traits
de ressemblance. Quand la première enseignait, presque enfant
elle-même, à d'autres enfans, dans une petite école, elle avait l'ha-
bitude de se promener dans les bois, les jours de congé, au bras
d'une sœur qu'elle chérissait tout particulièrement, en lui racon-
tant des histoires.
— Il faut les écrire ! dit un jour la sœur enthousiasmée.
Cette idée lui sourit; elle se mit à l'œuvre sur-le-champ, et sa
vocation lut décidée.
Les éditeurs ne se trouvèrent pas tout de suite, elle n'obtint que
difficilement l'accès de quelques journaux ; mais la plume capable
d'écrire That Lass o' Loivrie's ne pouvait rester longtemps obscure
et, si jeune que soit encore M" Burnett, il y a onze ans que son
nom est connu, grâce à ce roman si simple et si fort.
I.
Ce qui rend That Lass o' Loivries d'une lecture un peu ardue
pour les Anglais eux-mêmes, c'est, comme nous l'avons déjà dit,
l'emploi presque continu d'un dialecte local, celui du Lancashire;
du reste, si un sujet de roman justifia jamais l'abus du patois,
c'est bien celui-ci, qui nous transporte au milieu de la population
des houillères de Riggan, dans un cadre qui vaut, pour la ru-
desse, celui de Germinal. Voici l'entrée en matière :
« Elles n'avaient pas l'air de femmes, ou du moins un étranger
nouvellement arrivé dans le district aurait été facilement trompé
par leur apparence, tandis qu'elles se tenaient réunies en groupe à
l'entrée du puits. 11 y en avait environ une douzaine, toutes des
charbonnières, des femmes qui portaient un costume plus qu'à demi
masculin et qui parlaient haut, et qui riaient d'un rire discordant, et
dont quelques-unes avaient, Dieu le sait, un visage aussi dur et
aussi brutal que les plus rudes parmi les ouvriers, leurs frères, leurs
maris, leurs amans. Comment s'étonner qu'elles eussent perdu
jusqu'à l'ombre de la modestie et de la douceur féminines ? Elles
avaient vécu toute leur vie à la gueule des puits; leurs mères
avaient été des pit-girls comme elles-mêmes, et leurs grand'mères
aussi; elles étaient nées dans des taudis misérables, elles avaient
été mal nourries, écrasées de travail ; elles avaient respiré la
poussière et la crasse de la houille, qui, de quelque façon, sem-
blaient s'être attachées à toute leur personne, se révélant dans leur
Zi38 REVUE DES DEUX MONDES.
nature comme sur leurs faces efirontées et malpropres. D'abord
on reculait devant elles; mais cette répugnance devenait bientôt
de la pitié... »
II est certain que le pur anglais serait invraisemblable dans de
pareilles bouches et, même au point de vue de l'art, les parties comi-
ques auraient moins de sel, les fiers sentimens exprimés par l'héroïne
du récit sembleraient moins naturels.
C'est une belle créature que « la fille à Lowrie » sous la couche
de charbon qui recouvre ses traits réguliers ; d'une taille imposante,
elle porte, autrement que ses compagnes, la veste d'homme ouverte
au cou et le grand chapeau qui abrite chez elle des yeux magnifiques.
Le nouvel ingénieur des mines, Fergus Derrick, passant avec son
ami, le révérend Paul Grâce, curé de la paroisse, ne peut s'empê-
cher d'en fau*e l'observation, et il apprend son liistoire, l'iiistoire
d'une malheureuse habituée dès l'enfance aux mauvais traitemens
et aux privations, sans mère, battue par un père ivrogne d'une telle
façon que l'on s'étonne qu'il ne l'ait pas tuée cent fois. Elle se dis-
tingue par une chasteté farouche ; l'homme qui l'aborderait comme
se laissent aborder les autres filles de la mine aurait lieu de s'en re-
pentir; elle semble défier le monde; on la craint et on la vénère.
Le jeune pasteur lui-même s'est senti presque intimidé devant elle
le jour où elle lui a répondu après avoir écouté ses exhortations
d'un air impassible : — « Curé, si tu me laisses tranquille, je te
laisserai tranquille aussi. » — Sur quoi elle lui a tourné le dos,
sans rire ni l'insulter comme font volontiers les gens de Riggan.
Le pauvre Grâce a là de tristes paroissiens ; il n'en viendrait ja-
mais à bout, et son patron, le recteur, un ecclésiastique important,
réussirait plus mal encore que lui-même, si la fille de ce dernier,
miss Anice Barholm, n'entreprenait la conversion des mineurs à sa
manière en se faisant leur amie, sans aucune attitude condescendante
ni protectrice. Cette jolie fille de vingt ans cache dans sa petite per-
sonne l'énergie et la résolution d'une douzaine de femmes ordi-
naires ; aussitôt arrivée à Riggan, elle s'intéresse aux gamins, elle
intervient dans leurs querelles, et, ayant trouvé grâce devant l'oracle
du village, le vieux Sam Craddock, dont l'esprit sarcastique fait et
défait les réputations, qui se moque des curés et conspue la société
en général, elle se rend populaire peu à peu et réussit à faire beau-
coup de bien. Une des personnes qui gagnent sa sympathie est Joan
Lowrie, que lui a recommandée l'ingénieur Derrick. Cejeune homme
est venu au secours de la pauvre fille un jour que son père l'avait
laissée presque assommée sur place, avec un trou béant au front, et
quoique, selon son habitude, elle fasse preuve avec lui d'une or-
gueilleuse réserve, elle n'a plus de méfiance; c'est à lui qu'elle
s'adresse pour procurer de l'ouvrage à l'une de ses compagnes,
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. 439
qui, séduite par un jeune bourgeois, abandonnée, puis devenue
mère, est rentrée avec son enfant au pays, où de rudes quolibets
la poursuivent. Anice envoie de petits cadeaux au bciby et s'entend
avec Joan pour protéger la pauvre Liz, — c'est le nom de la péche-
resse qui a trouvé un refuge sous le toit de la plus honnête fille de
Riggan. La scène où Joan se jette entre son amie et les viragos
de la mine est d'un grand ellet dramatique. Nous préférons en-
core tout ce qui suit sur le petit enfant auquel de jour en jour
elle s'attache avec la tendresse des âmes vraiment fortes, s'amu-
sant à le porter dans ses bras robustes, lui faisant un nid sur ses
genoux, s'habituant pour lui à des caresses qu'elle ignorait au-
paravant, adoucissant sa voix, marchant d'un pas plus léger dans
la crainte de l'éveiller, bref, devenant femme sous son influence
muette. C'est le haby qui lui ouvre tout un monde d'affections et de
pensées nouvelles, qui lui fait désirer de s'employer aux travaux
naturels de son sexe au lieu de rester l'espèce d'être hybride, à
demi-garçon, qu'elle a été jusque-là. En même temps, elle s'impose
comme un devoir de veiller sur Derrick, que menace la haine de
son père, avec lequel l'ingénieur a eu de sérieux différends et qu'il
a fini par battre dans une lutte corps à corps, ce que le colosse ne
lui a jamais pardonné. Plus d'une fois Derrick, rentrant le soir sur
les routes désertes, a cru sentir qu'il était suivi, surveillé; cette
ombre attachée à ses pas, c'est Joan, prête à donner sa vie pour le
défendre; elle lui doit cela, il s'est montré si bon! — mais sur-
tout, quoiqu'elle ne veuille pas se l'avouer, elle l'aime. Afin de lui
paraître moins inculte et moins grossière, elle va très assidûment
à l'école du soir, présidée par Anice.
— Croyez-vous, dit-elle un soir à miss Barholm, que je pourrai
jamais apprendre ce que vous savez? Croyez-vous qu'une ou-
vrière ait jamais pu apprendre autant qu'une dame?
— Je crois, répond Anice, que vous pourrez réussir à tout ce que
vous voudrez entreprendre.
Mais en parlant ainsi elle éprouve un serrement de cœur, car
l'accent pathétique et le regard anxieux de Joan lui ont révélé son
secret, et depuis longtemps elle a surpris celui de Fergus Derrick
avec la clairvoyance d'une femme bien près de glisser de l'amitié
à l'amour. C'est le moment de montrer sa force d'âme, et elle la
montre en efîet; il n'est pas trop tard, elle peut encore se res-
saisir ; elle oubliera une vaine espérance. Tout ce qui doit contri-
buer à effacer la distance apparemment infranchissable entre Joan
et Derrick, elle le fait avec une discrétion et un tact sans pareils,
mais ils sont si parfaitement ignorans des sentimens l'un de l'autre
que la situation resterait quand même inextricable sans la scène
culminante, la scène superbe de l'explosion de la mine où Joan se
hkO REVUE DES DEUX MONDES.
démasque à la fin et où en même temps le petit curé (1) Paul
Grâce prouve une fois pour toutes qu'il n'est pas une poule mouillée.
Il s'est offert à descendre dans le puits celte femmelette de petit
curé dont tout le monde raille la faiblesse et l'a taille exiguë. La
tâche est périlleuse, chacun lésait; les chances d'écroulement, de
suffocation sont là, menaçantes, et cependant un à un, des volon-
taires triés parmi les plus forts et les plus expérimentés viennent
sans mot dire se ranger aux côtés du jeune prêtre qui s'est im-
provisé général en chef.
— Mes amis, dit Grâce en se découvrant, mes amis, une petite
prière.
Ce ne furent que quelques mots, puis il reprit : — Allons!
Mais en ce moment même sortit de la foule angoissée une grande
fille, pâle comme la mort, au visage intrépide :
— Je demande, dit-elle, à y aller aussi, à faire ce que je pourrai.
Eh! vous autres, là-bas, donnez-moi un coup de main, venez par-
ler pour Joan Lowrie !
11 y eut un tressaillement général. Les femmes interrompirent
leurs clameurs, la regardant d'un air stupéfait, tandis qu'elle les
appelait du geste.
— Dites un mot pour Joan Lowrie ! répéta-t-elle.
Et aussitôt un murmure s'éleva des groupes féminins, un mur-
mure qui devint un cri : — Oui, nous parlerons pour toi! Lais-
sez-la marcher, les gars ! Elle en vaut deux comme vous. Rien ne
lui fait peur. Va, Joan, va, ma fille, nous ne t'oublierons pas!..
Mais les hommes balançaient encore ; les meilleurs d'entre eux
hésitant par pitié, les autres se révoltant contre une présomption
pareille.
— Nous ne voulons pas de femmes avec nous, disaient-ils avec
humeur.
Le curé lui toucha doucement l'épaule : — C'est très brave,
très généreux de votre part, — que Dieu vous bénisse ! mais cela
ne peut pas être. Tous les autres y consentiraient que je m'oppo-
serais encore...
— Curé, interrompit froidement Joan, tu aurais de la peine à
m'en empêcher si les gars étaient consentans.
— Mais, répcta-t-il, ce sera la mort peut-être... Je n'en puis
supporter la pensée. Vous êtes une femme, nous ne vous laisserons
pas vous exposer.
Elle se tourna vers les volontaires :
— Les gars, s'écria-t-elle passionnément, ne me renvoyez pas.
(1) Curé, dans Téglise anglicane, a le sens de vicaire. C'est le recteur qui est curé
comme nous l'entendons.
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. Mil
S'il faut vous le dire... — Elle fit face à la foule comme une reine.
— 11 y a là,., en bas,., un homme... Eh bien, je donnerais tout le
sang de mon cœur pour le sauver !
Ils ne savaient pas de qui elle voulait parler, mais aucun d'eux
n'hésita davantage.
— Prends ta place, ma fille, dit le plus vieux. S'il le faut, il le
faut...
Et elle prit place en effet dans la cage auprès de Grâce. Quand
ils commencèrent à descendre, quand elle se vit à mi-chemin de
l'abîme, elle lui parla :
— Priez pour que, si nous y restons, ce ne soit pas avant d'avoir
achevé notre besogne.
Et elle achève sa besogne, en effet, parcourant les galeries, sous
les blocs de charbon aux trois quarts détachés, sa lampe Davy à
la main, cherchant, cherchant longtemps sans trouver... Mais
quand la cage reparaît à l'entrée du puits avec son dernier charge-
ment de blessés, Joan Lovrrie est dedans, éblouie, aveuglée par
les rayons du soleil d'hiver. Elle tient sur ses genoux la tète d'un
homme inanimé. Un hurrah de bienvenue monte du sein de la
foule.
Naturellement Derrick en reviendra, et quoique Joan se dérobe
à sa reconnaissance, quoiqu'elle le fuie avec un courage plus grand
que celui qu'il lui a fallu pour descendre dans la mine, il saura la
retrouver si loin qu'elle se cache, il lui demandera d'être sa femme.
Si elle doit refuser, elle eût mieux fait mille fois, dit-il, de le lais-
ser là où il ne souffrait plus. — Le livre se termine par ces der-
niers mots de Joan, — toujours en patois, — elle y revient aux
heures d'émotion bien qu'elle ait commencé à s'en déshabituer :
— «Pas encore,., pas encore... Je ne peux pas me détourner de
vous,., je ne le peux pas, mais laissez-moi devenir digne;., don-
nez-moi le temps de travailler, d'essayer,., soyez patient jusqu'au
jour où je vous reviendrai de moi-même, jusqu'au jour où je ne
vous ferai plus honte. On dit que j'apprends vite. Attendez, vous
verrez ce que je peux faire pour l'homme que j'aime. »
Nous ne doutons pas en effet, pas plus que n'en doute Anice
Barholm, qu'elle ne soit capable de tout avec sa volonté que rien
n'arrête ni ne dompte, stimulée par une impulsion si puissante,
mais peut-être demeurerait-elle plus grande, plus noble encore
dans notre pensée, peut-être surtout le dénoûment serait-il plus
vrai, si ce mariage au moins étrange n'avait pas lieu. L'explosion
aurait pu y aider; il aurait pu survenir, ce terrible événement à
l'heure même où Derrick se décide à braver les préjugés sociaux,
à prendre et à garder contre son cœur cette fière victime qu'il ne
peut secourir autrement, qui le tient à distance quoiqu'elle l'adore,
llhl REVUE DES DEUX MONDES.
quoiqu'elle s'écrie dans une touchante angoisse : « N'y a-t-il donc
nulle part au monde, pour moi, la place d'uue femme? » Un mar-
tyre quelconque est, il faut bien le reconnaître, la touche suprême
donnée à une grande figure. M'"'' Burnett est trop véritablement ar-
tiste pour avoir à tenir compte des exigences de certains lecteurs,
les mêmes, probablement, à qui elle dédie tout ce qm,vei"S la fm de
son livre, devient convention et banalité, par exemple, la mort tra-
gique de Lowrie. Cette brute sans àme qui n'apparaît que pour battre
sa fille ou pour comploter les pires mélaits, les crimes les plus noirs,
finit par recevoir en plein visage le vitriol qu'il avait préparé pour
son ennemi ; il tombe dans le piège tendu sous les pas de Derrick,
il périt assommé par ses propres complices, qui font fort à propos
une confusion de personnes. De même Liz, la légère et presque
inconsciente Liz, après être retombée dans son péché, revient, le
cœur brisé, au tombeau de la petite fille, que -vivante elle aimait si
peu, et se laisse mourir. Tout cela nous semble bien arliliciel,bieu
voulu. Ces pages, détachées de la morale en action, sont certaine-
ment invraisemblables; il arrive parfois dans la vie que l'invrai-
semblable soit le vrai, mais, au point d€ vue de l'art, l'invraisem-
blable reste l'équivalent du faux, odieux partout, et plus encore
qu'ailleurs dans un roman réaUste.
D'instinct, W^ Burnett trouve généralement la note juste;
qu'elle se garde donc des sacrifices au convenu. Heureusement,
de pareilles taches sont rares ; partout l'émotion, la tendresse,
l'esprit, la gaîté, coulent de source; Y humour, cette qualité si
rarement léminine, ne manque pas non plus , faisant jaillir une
larme au milieu du plus franc éclat de rire. Le jeune Jud, ce ga^-
min déguenillé, Jud et son terrier Nib, le meilleur terrier de
Riggan, sont des personnages comiques, et cependant cette amitié
d'un petit misérable et de son chien nous touche au fond de l'àmc;
l'une des situations les plus poignantes du livre s'en dégage, et quel
meilleur portrait que celui du vieux Sammy Graddock qui toute sa
vie a tonné contre la bourgeoisie jusqu'à ce que sa mauvaise fortune
et l'influence d'Anice Barholm le décident à accepter une place de
concierge chez un membre du parlement ! Soit, il s'y résigne, il
gardera les portes et les barrières du parc, mais rien n'ébranlera
ses convictions politiques, c'est bien entendu, d'homme à homme,
entie lui et son nouveau patron. Il n'est pas de ceux qui tournent
casaque, qui renoncent à leur franc-parler.
— Très bien, Graddock, restez fidèle à votre parti, répond en
riant le grand propriétaire. Je vous laisserai vos convictions, mais
vous me permettrez d'avoir aussi les miennes. On a droit à une opi-
nion, que diable, iùt-on membre du parlement! Pourvu toutefois
qu'on ne l'impose pas trop au public...
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. 443
Et Craddock reconnaît qu'il y a du vrai dans ce raisonnement.
Peut-être, après tout, la bourgeoisie a-t-elle plus de bon sens
qu'on ne le croit,., quelques bourgeois du moins... Naturellement,
ils n'ont dans la tête que ce que les livres vous apprennent, mais
mauvais à fond... non, ils ne le sont pas, si on les regarde d'un
œil charitable.
A quelque temps de là, le curé ayant exposé sa vie par humanité,
Sammy pousse plus loin ses progrès : il condescend à lui tendre
la main.
— C'est la première fois, lui dit-il; mais ce ne sera pas la der-
nière. Le fait est que j'ai quelque chose sur le cœur depuis l'acci-
dent. Le courage est du courage, après tout, que l'on soit pour
un homme ou contre lui. A vous voir, vous n'êtes pas grand'-
chose... Vous pourriez être plus beau, vous pourriez avoir plus de
prestance, vous pourriez facilement avoir plus de muscle, et il ne
semble pas que vous soyez très fort dans la discussion ; mais vous
avez ce que j'appelle de l'épine dorsale... Que je sois pendu si
vous n'en avez pas! i\.ussi je viens vous faire une manière d'ex-
cuses, puisqu'il y a lieu de croire que je me suis trompé. Vous
n'êtes ni un imbécile ni un coquin, quoique vous soyez curé !
C'est ainsi que Craddock, après la faillite d'une banque qui l'a
laissé sans le sou, se réconcilie peu à peu avec la société, tout en
continuant à la traiter de haut. Et ce miracle est opéré par celle
que le meneur des « Rigganites » appelle irrévérencieusement,,
quoique avec une admiration involontaire, a la petite au vieux
curé », miss Barholm, la seule femme à laquelle ce contempteur
du sexe accorde quelque estime.
M"^^ Burnett s'entend à modeler, d'une touche large et ferme, ces
xudes figures d'hommes du peuple. La plus intéressante peut-être
est celle du père de Louisiam/, que la jeune fille, élevée au-dessus
de sa condition, renie devant des étrangers, parce qu'elle a honte
de sa rusticité. Les remords de l'ingrate, la générosité tendre d'un
pardon qui n'empêche pas la blessure, une fois reçue, de rester
incurable, de saigner encore à la dernière heure du pauvre homme,
dans le délire même de l'agonie, quand tout le reste est oublié, voilà
le sujet simple et saisissant. Chacun des romans de M""* Burnett, de-
puis le premier, A Fuir Barbarian, jusqu'au Pelii lord Fawi/lero)/,
se recommande par l'originalité du fond et par l'absence de lon-
gueurs. Ce sont de rapides et Iraîches esquisses auxquelles on
n'aurait garde de souhaiter plus de développeraens. Une seule fois,
l'auteur de Loiiisiana s'est hasardé à écrire un long récit en deux
volumes, et, malgré le succès obtenu par Through one adminis-
tration^ en Angleterre comme en Amérique, nous oserons dire que
ce n'est pas, à beaucoup près, son meilleur ouvrage.
4i4 REVUE DES DEUX MONDES.
II.
De quelle administration s'agit-il ? La chose demande à être expli-
quée aux lecteurs de notre vieux monde. M'* Burnett est censée
raconter une série d'événemens et d'incidens survenus pendant le
laps de temps que remplit à Washington une administration prési-
dentielle. On sait qu'en Amérique beaucoup de choses arrivent et
s'en vont avec un nouveau président; il n'y a pas de carrière, pas
de services rendus qui tiennent : tout change, selon que la récente
élection a fait monter au pouvoir les républicains ou les démo-
crates; c'est comme la désorganisation et le renouvellement d'un
monde. Cette histoire, qui commence avec l'inauguration du pré-
sident et qui se clôt sur celle de son successeur, n'est évi-
demment que le prétexte d'une peinture de mœurs sociales con-
temporaines. M""* Burnett, qui habite Washington, où son mari est
médecin, a, de par sa situation très honorable et sa célébrité bien
acquise, l'occasion de voir de près le milieu officiel qu'elle entre-
prend de nous laire connaître ; ses renseignemens sont donc d'un
réel intérêt. Nous avions déjà fait connaissance, du reste, dans
maints romans, un peu plus même que nous ne l'eussions sou-
haité, avec l'armée, généralement peu recommandable, des lob-
by htes, solliciteurs et courtiers qui rôdent dans les couloirs de la
chambre et du sénat, briguant des concessions de terres ou de
chemins de fer pour eux-mêmes ou pour leurs amis, avec la vo-
lonté acharnée de réussir par quelque moyen que ce soit. Nous
avions assisté à des marchés qui justifiaient l'opinion de beaucoup
de voyageurs et même d'Américains sur la ville de Washington,
représentée comme le centre même de la corruption, une caverne
où des personnages officiels, assiégés d'offres scandaleuses, met-
tent en vente, pour ainsi dire, tels ou tels privilèges avec un cynisme
révoltant. M'^ Burnett a le mérite de présenter des lohbyistes d'es-
pèce nouvelle, gens du monde fort considérés qui évitent les appa-
rences professionnelles ; elle a même placé parmi eux le type abso-
lument inédit de la lobbyisle sans le savoir.
Figurez-vous un mari qui a d'une part de gros intérêts d'affaires
à défendre et de l'autre une jolie femme fort à la mode. Quand un
des hommes dont dépend sa fortune se montre un peu récalcitrant,
il l'invite à dîner, et la jeune femme est si charmante que l'hôte
s'en va inévitablement avec le désir de lui être agréable. L'inno-
cente ignore même quelle raison peut avoir son seigneur et maître
pour lui recommander de chercher à plaire à celui-ci ou à celui-là.
Elle suit un penchant naturel qui la porte à se montrer gracieuse et
j
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. 4Û5
accueillante, elle sert d'hameçon sans jamais se douter du rôle
qu'on lui lait jouer jusqu'au jour où, chai'gée de remettre gen-
timent à un sénateur certain petit billet qu'elle croit sans consé-
quence, elle s'aperçoit qu'il s'agit d'argent, à l'indignation de cet
honnête homme, — car il y a des sénateurs parfaitement honnêtes ;
même la grosse difficulté est là. Si tous pouvaient être à vendre
ou si aucun ne l'était, si les choses, en un mot, devenaient meil-
leures ou pires, le système se trouverait considérablement simpli-
fié. La sottise, au point où en est l'Amérique, serait de croire, comme
le font quelques-uns, qu'un grand pays puisse être dirigé exclusi-
vement par des voleurs. Les voleurs ne manquent pas, sans doute,
mais il y a auprès d'eux, comme partout, de braves gens pour les
prendre à la gorge.
Voilà ce que ]\P* Burnett paraît avoir à cœur de prouver; elle
s'eSorce aussi de mettre en lumière les mauvais côtés du service
civil aux États-Unis. Chaque élection nouvelle expose les gens en
place à des catastrophes. Un fonctionnaire, petit ou grand, perd sa
place non pas parce qu'il a démérité, mais parce que quelqu'un a
besoin de cette place, quelqu'un qui ne se recommande que par
son attachement au parti élu. Et à son tour celui-là passera par la
même épreuve quand ce parti aura le dessous ; on le verra errer,
comme l'a tait son devancier, en quête d'une place, plus pauvre,
plus désespéré de jour en jour jusqu'à ce qu'il disparaisse de l'ho-
rizon une bonne lois. Peut-être nourrissait-il de son salaire une
famille nombreuse, réduite avec lui à la misère. Qu'importe? En
admettant qu'une nouvelle administration, en se reformant, le rap-
pelle plus tard, il n'aura pas lieu de s'en féhciter, car ce ne sera que
pour quatre années, après tout, quatre années perdues comme
les précédentes, avec toutes les chances de fortune qu'elles au-
raient pu lui offrir s'il avait su les employer autrement. Mais il est
temps d'en venir à l'intrigue même du roman. Gomme dans tous
les ouvrages de cette espèce, on sent parfois un peu trop qu'elle
a principalement pour but de servir de lien et de prétexte à la
discussion de sujets sérieux insuffisamment traités, encore qu'ils
le soient avec trop de longueurs. Ceux qui cherchent un roman
pur et simple trouvent que l'administration est bien envahissante ;
ceux qui voudraient se renseigner sur l'administration sont d'avis
que le roman tient trop de place. Personne n'est complètement
satisfait; c'est la condamnation du genre.
Huit années avant l'administration qu'aucun nom, aucune date
ne désigne d'ailleurs, un jeune officier sorti de West-Point, Philip
Tredennis, est venu à Washington faire une visite à des parens
éloignés, — une visite d'adieu , car il va quitter le monde civi-
Usé pour une station mihtaire de l'ouest. Le dernier souvenir
A 46 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il emporte est celui de sa cousine Bertha partant pour le bal
avec l'enthousiasme d'une échappée de pension, le sentiment d'être
parfaitement heureuse et l'innocente certitude de devoir l'être
toujours. Sa robe blanche l'environne d'un nuage, ses yeux bril-
lent comme des étoiles, et elle tient à la main un bouquet de
roses et d'héliotrope , son bouquet de débutante , que Philip a
tenu à lui offrir. Philip gardera cette image adorable gravée au
plus profond de son cœur. Pendant les jours qu'il vient de passer
auprès de Bertha, chez son père, le professeur Herrick, un entomo-
logiste bien connu dans tous les cercles scientifiques, il est devenu
passionnément amoureux, mais sa timidité n'en a laissé rien voir
et il a manqué l'occasion de se déclarer. Comment l'eût-il osé
n'étant rien encore qu'un grand garçon assez gauche et un peu
taciturne, voué à l'existence plus que sérieuse d'un camp de la
frontière, au milieu d'Indiens hostiles? Ce n'est pas le moment,
s'est-il dit. Et quand il a enfin jugé le moment venu, tout à coup
une lettre lui a été remise, l'empêchant d'envoyer celle qu'il venait
d'écrire avec un grand battement de cœur. Bertha est mariée. Il
déchire sa demande, dont jamais la jeune femme n'aura connais-
sance, et malheureux, mais ferme, se résigne à vivre uniquement
pour le devoir. Depuis lors il entend quelquefois parler de celle
qu'à présent l'on nomme M^^ Amory.
Avant son maiiage elle était déjà une petite personne brillante,
spirituelle, bien au-dessus de la plupart des femmes de son entou-
rage, on lui avait déjà établi une réputation mondaine ; cette répu-
tation n'a fait que grandir. Bertha est merveilleusement sympa-
thique, dans le sens itahen du mot ; c'est chez elle une amabilité,^
une grâce native, sans l'ombre de préparation ni de calcul ; elle en-
chaîne tous les cœurs, parce qu'elle ne peut pas faire autrement ;
tel est le jugement de ceux qui l'aiment; les autres la trouvent
très forte, et lui décernent à l'unanimité cette épithète de éle-
ver qui revient si souvent dans la langue anglaise pour quali-
fier, sans beaucoup de nuances ni de discernement , tous les
genres de supériorité intellectuelle. Un long temps se passe avant
que Tredennis ne retourne à Washington ; il y arrive avec l'admi-
nistration, au milieu des fêtes et des rues pavoisées. Aucun homme
de son âge n'a eu un avancement aussi rapide, aucun n'est plus
généralement estimé. Sa première visite est pour le professeur
Herrick; on croh-ait que ce dernier n'a pas bougé depuis huit an-
nées ; Philip le retrouve en robe de chambre, assis devant sa table,
armé d'une épingle et empalant un coléoptôre. Aussitôt les deux
hommes se remettent à causer de Bertha comme s'ils ne faisaient
que reprendre une conversation accoutumée. Le professeur est
très vivement intéressé par sa fille ; il l'a étudiée ni plus ni moins
UN RO-MAiNGIER AAGLO-AMÉRIGAIN, llM
qu'un brillant papillon, il l'a étiquetée, classée; elle est décidé-
ment absorbante au moins autant que ses collections d'insectes, il
a suivi à la loupe ses évolutions, ses transformations depuis l'heure
où elle n'était qu'un jeune animal joyeux, riant et chantant sans
motif, parce qu'elle ne pouvait s'en empêcher, ornant sa personne
par coquetterie instmctive, jusqu'à l'heure où elle s'est trompée
dans un chok qui exigerait, pour être raisonnable, que celle qui le
fait eût à vingt ans les lumières et l'expérience d'une femme de
quarante. Son gendre ne le satisfait qu'à demi ; c'est un joli gar-
çon, un peu efféminé, léger, impressionnable, qui a paru folle-
ment épris de Bertha, si follement qu'elle eût craint, par un refus,
de le conduire au désespoir. Bertha Herrick a commis l'erreiu'
assez fréquente de prendre l'amour qu'elle inspirait pour celui
qu'elle aurait dû ressentir; moitié compassion, moitié entraîne-
ment, elle a dit oui. Philip ne saura que beaucoup plus tard
qu'elle a été auparavant tentée de lui demander conseil, qu'elle a
commencé pour lui une lettre difficile à écrire, bref que, s'il se
souvenait de Bertha, Bertha ne l'avait pas oublié non plus. 11 la
croit heureuse maintenant; elle lui apparaît telle dans le premier
salon où il la rencontre, en toilette du soir, plus ravissante que
jamais, un bouquet de roses et d'héliotrope à la main, — son bou-
quet à lui, le bouquet d'autrefois. Il est troublé, cela va sans dire,
mais elle fait preuve d'une liberté d'esprit qui le rend vite à la
raison ; leur causerie à demi-voix est conduite par eUe sur le ton
du badinage, elle lui désigne gaimeut les notabilités, a sur cha-
cune d'elles une petite histoire. Cette manière de montrer la lan^
terne magique est un peu usée, par parenthèse : bien entendu,
nous rencontrons l'inévitable journaliste femelle, la correspondante
d'une demi- douzaine de gazettes de l'ouest, qui écrit en même
temps la chronique d'un grand journal quotidien, une de ces chro-
niques tout en néologismes, parmi lesquels on peut relever un
substantif extraordinaire : avoirdupois, dans le sens d'embonpoint.
Il y a d'autres hardiesses de ce genre et des mots français ccor-
chés, comme bonmots (en un seul), que nous voudrions effacer
du style si naturel et si agréable de M'^ Burnett; le patois du
Lancashire nous paraît facile à lire en comparaison.
Philip conçoit de prime abord une certaine antipathie vague
pour celui qu'en d'autres pays on appellerait le sigisbé de Bertha,
un cousin de son mari qui ne la quitte pas. Ses soupçons s'éga-
rent, le lecteur s'en apercevra avant même que Laurence Arbuth-
not, — c'est le nom de ce cousin, — épouse la douce et mélanco-
lique M"^^ Sylvestre, mais on ne peut nier que les allures de ce
sceptique, dont M'^ Amory a fait son conseiller intime, ne soient
d'apparences fort suspectes. L'amitié entre homme et femme peut
MS REVUE DES DEUX MONDES.
être singulièrement familière, paraît-il, en Amérique; elle confine
à la camaraderie et au flirt. M'^Hmory emprunte à son ami « Larry »
un langage frivole et railleur, un masque de légèreté qui jamais
ne tombe. C'est en élève de « Larry » qu'elle parle dans la jolie
tirade où elle déclare ne pas jouir des émotions, ne pas les aimer :
— Si j'en avais une, par hasard, explique-t-elle, je ne pourrais
m'empêcher d'analyser ses effets; je me dirais tout le temps :
« maintenant j'ai chaud, maintenant j'ai froid, » et quand ce serait
fini, je serais lasse non pas seulement de l'émotion elle-même,
mais de prendre ainsi ma propre température. — Le monde qui
entend ces propos et qui se laisse charmer par cette jolie per-
sonne, toujours prête à jouir de tout et possédée d'un besoin de
plaisir presque fiévreux, la croit naturellement tout le contraire
de sentimentale et de malheureuse ; son imperturbable empire sur
elle-même est en effet prodigieux, il lui nuit même aux yeux du
lecteur, qui se lasse de ce perpétuel sourire, de cette étourdis-
sante activité mondaine, de cet esprit tendu sans cesse pour lancer
des mots brillans, lesquels ne sont pas toujours d'un goût irrépro-
chable. Par parenthèse, le ton de la meilleure société de Was-
hington n'a aucun rapport avec ce que nous appellerions ici le ton
de la parfaitement bonne compagnie. L'auteur nous parle beaucoup
de distinction, de raffinemens, de subtilités, de nuances, mais nous
ne les sentons guère. La grande distinction de AP Amory et son
grand mérite consistent à ne pas faire souffrir les autres de ses
propres erreurs, bien qu'elle en souffre elle-même; elle est une
déUcieuse épouse pour le mari qu'elle a jugé depuis longtemps et
qui, de son côté, ne la prend point au sérieux ; elle est une déli-
cieuse amie, une déUcieuse maîtresse de maison, une mère atten-
tive, une infatigable danseuse; elle s'impose d'être superficielle-
ment coquette avec Tredennis, qu'elle adore, et d'aller partout où
l'on s'amuse quand sa santé, son humeur lui commanderaient de
rester tranquille; elle suffit à tout et s'est évidemment juré, avec
une bonne volonté louable, de tirer le meilleur parti possible de
son sort, d'être satisfaite quand même du peu qu'elle a. Gomment
s'étonner qu'une pareille contrainte la rende nerveuse à l'excès?
Cette mondaine, en somme, est une martyre. Son père l'a deviné
le premier, mais il croit que l'objet de la passion contre laquelle,
d'un effort désespéré, elle lutte sans relâche, n'est autre que Lau-
rence Arbuthnot, ce dandy fourvoyé dans l'administration, qui pa-
raît la troubler quand il chante avec trop d'expression la Sérénade
de Schubert. L'habitude du microscope n'a pas rendu très clair-
voyant le digne professeur, puisqu'il charge Philip Tredennis de
veiller sur M''^ Amory, de se mettre entre elle et l'homme qu'elle
aime. Voilà comment Plûlip, qui, en réalité, est cet homme, l'homme
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. l^^9
dangereux à son insu, se trouve amené par les circonstances à
passer dix jours à la campagne en tête-à-tête avec M'^ Amory. Mais
nous n'avons pas un instant d'inquiétude. 11 est de force à lutter
contre ses propres sentimens et même contre ceux qu'il inspire.
Seul auprès de la jeune femme, dans une sorte d'Arcadie où rien
ne leur rappelle le devoir, il veille sur sa vertu bien loin de l'atta-
quer, il rivalise de désintéressement et de délicatesse avec le Garde
du corps de M. Duruy ; cette périlleuse épreuve, qui aurait pu avoir
de si funestes résultats, ne lui laisse qu'une recrudescence de res-
pect pour Bertha. Il l'a vue dépouillée de l'attirail de conventions
qui la gâtait à ses yeux, de son jargon ultra-moderne, de ses
allures évaporées, revenue naïvement à sa nature véritable ; la
femme à la mode s'est effacée devant une jeune mère attentive au
chevet de son enfant malade, il a retrouvé la petite Bertha d'autre-
fois, pour l'amour de laquelle il a tout pardonné à M" Amory. Ce
retour au passé n'aura que la durée d'un rêve ; Bertha, qui en a
senti le danger, se rejettera plus que jamais dans le tourbillon qui
est sa sauvegarde. Mais en vain cherchera-t-elle à se calomnier,
Phihp lui répétera toujours avec une obstination sublime :
— Je ne vous crois pas. Déguisez-vous tant que vous voudrez.
Je sais qui vous êtes, ce que vous valez; je vous ai vue à l'œuvre.
Il y a des jours sur lesquels vous ne pouvez revenir.
A quelles épreuves, du reste, sera mise sa confiance ! L'une des
lubies récentes de M'^ Amory est la politique : au Capitole des dé-
bats excitans occupent l'attention publique dans ce moment-là; elle
les suit tous les jours pendant une heure ou deux, en prenant sur
son calepin de petites notes satiriques et des croquis de profils
sénatoriaux qu'elle montre le soir à ses intimes pour les amuser.
Son mari encourage ce genre de passe-temps ; il la pousse à lire les
journaux, à recueillir des renseignemens, ce qu'elle fait d'ailleurs
sans le moindre sérieux, mais surtout il lui impose la présence peu
agréable d'un certain sénateur Planefield, qui l'accable de ses bou-
quets et de ses vulgaires galanteries. Lorsqu'elle s'étonne d'avoir
aussi souvent à sa table le sénateur Planefield et des amis ou col-
lègues de ce personnage, qui ne sont guère plus intéiessans que
lui-même, Amory lui répond que ces dîners assurent le succès de
la lameuse affaire de Westoria, succès qui d'ailleurs, à l'entendre,
ne lui inspire qu'un intérêt d'amateur ; mais celte affaire dont tout
Washington s'occupe depuis qu'elle est sur le tapis a un passé si
dramatique, elle promet d'avoir un si splendide avenir qu'il est im-
possible de ne point se passionner pour elle. Les terres de Wes-
toria portent le nom de leur délunt possesseur, l'infortuné Westor,
qui s'est tué, faute d'avoir réussi à faire voter le chemin de fer in-
TOME xcviii. — 1890. 29
A50 REVUE DES DEUX MONDES.
dispensable à l'exploitation d'une mine de charbon qu'il possédait-
Il faut dire que cet échec avait été accompagné pour lui de circon-
stances particulièrement cruelles. A la construction du chemin de
fer était attaché son mariage avec une jeune fdie de Washhigton
que recherchait aussi un personnage politique très influent, si in-
fluent qu'il sut empêcher le vote de passer pour s'approprier du
même coup la demoiselle. Westor se trouva un matin sans espé-
rances, sans le sou et sans fiancée, grâce aux machinations d'mi
soi-disant protecteur sur l'aide duquel il comptait, car le traître
avait fait semblant de travailler pour lui. Une folie de désespoir le
prit, il se brûla la cervelle. C'est ce qu'on pourrait appeler le
roman d'un chemin de ier. Depuis, les terres, vendues à bas
prix par des héritiers ignorans de leur valeur réelle, sont tombées
dans les mains de spéculateurs habiles et haut placés ; la question
du grand chemin de fer a été de nouveau discutée, elle semble
depuis peu tout près d'aboutir. Planefield est parmi ceux qui y ga-
gneraient le plus, et Amory a placé, sans le dire, dans cette aflau-e
une fortune qui est celle de sa femme. Maintenant il se sert pour
parvenir de sa femme elle-même. Pourquoi n'emploierait-elle pas
utilement les qualités qu'elle possède, au lieu de les gaspiller? On
n'a raison des sénateurs et des députés qu'au moyen de l'intrigue,
et les intrigans de profession, les intrigantes surtout, réussissent
moins mûrement; on les connaît, leur but se laisse trop deviner,
tandis qu'une maîtresse de maison accomplie peut réunir autour
d'elle et enjôler à souhait des gens sans méfiance. Ainsi raisonne
Richard Amory. — Après tout, se dit-il, où est le mal? — Le mal
serait peut-être d'exposer une femme, si vertueuse qu'elle soit,
à de brutales convoitises. Le mal serait de lui amener ce gros
homme au verbe haut et aux yeux hardis, qui métaphoriquement
a toujours l'ah' d'avoir les mains dans ses poches en affectant les
apparences du sans-gêne, justement pour cacher qu'il est souvent
embarrassé, faute des premiers rudimens du savoir-vivre. Pla-
nefield est ignoble et compromettant, mais Amory ne voit que ce
qu'il lui convient de voir ; son optimisme systématique l'empêche
de s'alarmer de rien. L'inconséquence dont il se pique l'entraîne
toujours, d'ailleurs, du côté qu'il croit lui être avantageux. Tre-
dennis, l'un des premiers, fait cette observation. Il n'a jamais eu
de goût pour Amory, toute raison personnelle à part, il a flairé très
vite un hideux égoïsme sous son agréable laisser-aller et sa fausse
franchise.
La pensée des abîmes où peut être entraînée celle qu'il aime
l'épouvante, il a le courage d'avertir Bertha de certains mauvais
bruits qui commencent à courir sur son compte, et c'est entre eux
le signal d'une quasi brouille, M''' Amoryayant repoussé ses conseils
UN ROMANCIFR ANGLO-AMÉRICATN. /l51
avec hauteur, même avec dureté. Comment Tredcnnis compren-
di*ait-il que la malheureuse n*a qu'une peur au monde, la peur de
s'abandonner trop volontiers à sa protection, à sa tendresse, qu'elle
s'entoure avec obstination de tout ce qui peut la séparer de lui,
qu'elle se calomnie à plaisir? Il y a de l'héroïsaie dans ses torts
appareus. Mais quoiqu'elle n'ait pas hésité à blesser son meilleur
ami, elle sait qu'il n'a que trop raison, et, sans en convenir avec
personne, elle forme la résolution d'en finir avec un genre de vie
qui lui pèse. Prenant pour prétexte sa santé, visiblement atteinte,
elle parle de quitter Washington; impossible,.. Amory ne veut
rien entendre. La présence de sa femme est indispensable à la
conclusion de l'alïaire; il faut qu'elle reste coûte que coûte, qu'elle
mette au service d'une bande de spéculateurs avides son esprit,
ses amitiés, son salon, lequel de plus en plus se remplit de per-
sonnages étranges, prenant tous un intérêt plus ou moins du-ect
au futur chemin de fer ; leur présence envahissante chasse les
anciens habitués; bientôt ce qui a été chuchoté tout bas se pro-
clame tout haut : les Amory, mari et femme , sont considérés
comme des intrigans adonnés corps et àme au lobhyisme le plus
répréhensible. Bertha s'aperçoit peu à peu de la froideur relative
d'un monde dont elle était la reine ; ce monde se transforme au-
tour d'elle; tous les gens, fort communs pour la plupart, qu'elle
est obligée de recevoir, ont quelque raison de venir chez elle, qui
n'est point raison de convenance ou de sympathie ; on fait des
affaires sous son patronage. Chaque jour des devoirs nouveaux,
tous assez mystérieux, incombent à la pauvre créatm-e; elle est
forcée d'aller chez une femme plus que déplaisante, parce que le
mari de cette femme est membre d'un comité ; il lui faut séduire
des gens de l'ouest sans éducation, des gens du sud trop inflam-
mables, supporter la fatigue mentale et physique qui s'attache à
ses réceptions aussi nombreuses que mêlées.
Parmi les hommes politiques qu'elle est chargée de gagner à la
cause, se trouve un sénateur du nom de Blundel, déjà vieux, assez
inculte, sans tact et sans manières, mais d'un caractère droit et
d'une intégrité parfaite, qui se prend d'affection pour cette petite
personne plus charmante que toutes celles qu'il ait jamais eu l'oc-
casion de rencontrer dans sa vie très peu mondaine, — affection à
demi paternelle et doublée de curiosité, car, si la femme l'attire, il
se méfie du mari. Celui-ci, qui s'est engagé secrètement dans des
spéculations de toute sorte, est alors à peu près ruiné ; il n'a plus
d'espoir que dans l'affaire de Westoria; si elle manque, il se sent
perdu. La peur d'échouer le rend téméraire, il passe des démar-
ches, des instances, des offres voilées, à une franche tentative
de corruption, conduite par les mains de sa femme qui agit en
452 REVUE DES DEUX MONDES.
aveugle, sans savoir ce qu'elle fait. Supposons qu'un enfant lasse
sauter un tonneau de poudre en jouant avec des allumettes ; il ne
serait pas plus surpris, plus terrifié que ne l'est Bertha devant un
autre genre d'explosion. Mais la colère du sénateur Blundel ne se
tourne pas contre elle; ce brave homme est persuadé de son inno-
cence, malgré toutes les preuves apparentes du contraiie. Par
pitié pour elle, il jette au feu, sans l'ouvrir, l'enveloppe qu'elle lui
a remise de la part de son mari et promet d'en ignorer le contenu,
de ne point dénoncer au pays tout entier, comme il en aurait envie,
cette démarche effrontée. Malgré tout, des rumeurs fâcheuses cir-
culent sur la fin lamentable de la grande affaire iveslorienne et sur
la fuite d'Amory, qui, démasqué, ruiné, n'a trouvé rien de mieux à
faire que de passer à l'étranger en laissant à d'autres le soin de
défendre la réputation de sa femme. Blundel etTredennis s'acquit-
tent de cette tâche de la façon la plus chevaleresque. La malheu-
reuse Bertha leur doit de n'être pas mise au ban de la société.
Celui qu'elle a tant lait souffrir, le sublime Phihp, va jusqu'à
essayer de lui persuader qu'Amory n'a joué que par ses ordres
avec de l'argent qui lui appartenait. Bertha voit qu'il veut, au prix
d'un mensonge, la laisser riche; non seulement elle refuse ce
secours matériel inacceptable, mais encore, avec un courage sur-
humain, elle exige que l'homme dont la grandeur ne lui est jamais
plus clairement apparue s'éloigne, la laisse toute à ses derniers
devoirs, à ses devoirs de mère. Tredennis sera tué bientôt après
dans une escarmouche contre des Indiens rebelles, et la petite Janey
Amory héritera de la fortune dont sa mère n'a pas voulu. C'est
tout de bon une veuve qui vit, triste et le cœur brisé, chez le profes-
seur Herrick, mais nul ne sait le nom de celui dont en secret elle
porte le deuil inconsolable. M. Richard Amory s'est fixé à Paris; il y
brille au milieu de la colonie américaine en continuant des spécu-
lations qui sont quelquefois heureuses.
Tel est ce roman, où la préoccupation de soutenir certaines
thèses nuit à l'intérêt de l'intrigue et au naturel du dialogue. Par
exemple, les saiUies spirituelles de Bertha sont entremêlées de
tirades telles que celles-ci qui n'ont que fort peu, on en convien-
ckd, l'allure habituelle de la conversation; il s'agit d'un président
de la République, nouvellement élu :
— Oui, en effet, dit M" Amory, il a l'air fatigué, bien que ce
soit assez déraisonnable de sa part. Il n'a rien à faire, en somme,
que suffire aux demandes de deux partis politiques qui se haïssent
et à réparer les sottises commises pendant des douzaines d'années
par ses prédécesseurs. Pour cela il a quatre ans devant lui et tout
le monde lui donne des conseils. Je me demande s'il est content et
s'il se rend compte au juste de ce qui lui est arrivé. Il n'est pas
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. Û53
roi, il n'a pas la ressource d'essayer une couronne dans ses uio-
mens d'incertitude, il n'est pas obligé de se vêtir à l'occasion de
velours et d'hermine, ce qui aide les princes à se persuader de la
réalité des choses; comment y parviendrait-il, lui qui ne porte que
l'habit de tout le monde, qui ne se sent pas le di-oit de couper les
têtes à son gré, qui n'a pas le moindre donjon sous la main? Peut-
être comprend-il qu'il nous en impose et est-il un peu honteux de
lui-même. Je me demande s'il n'est pas poursuivi par un fantôme
désagréable qui pei'siste à lui rappeler le jour où il ne sera plus
qu'un ex-président abject et où nous le plaindrons quand nous ne
le condamnerons pas. Traîné au Gapitole dans le char triomphal du
nouveau-venu, il saura qu'il est éveillé de son rêve et il appellera
peut-être ce rêve un cauchemar, avec une certaine satisfaction qu'il
soit passé.
Ailleurs, nous tombons d'une belle scène d'amour, d'une situa-
tion palpitante d'intérêt, à quelque tableau de l'élection présiden-
tielle. L'auteur nous montre comment, pendant la campagne élec-
torale, tel candidat est traîné dans la boue, voit ses mœurs attaquées,
son honneur flétri, ses capacités absolument niées, tous les événe-
mens de son passé politique et privé, livrés à la dérision publique.
Sur lui les avis sont singulièrement partagés. Les uns soutiennent
que son éducation a été négUgée au point qu'à sa majorité il ne
savait pas lire, et les autres qu'il comprenait le grec dès l'âge de
quatre ans; ceux-ci qu'il est un faussaire et un bandit, ceux-là qu'il
est un modèle de vertu et de probité ; beaucoup d'autres faits con-
tradictoires sont prouvés d'une manière indiscutable au grand amu-
sement de la foule. Puis après l'élection, il semble tout à coup que ce
personnage tant discuté n'ait jamais eu d'histoire, tant son histoire
importe peu ; il a devant lui un espace de quatre ans qu'il faut utili-
ser... Après cela, le déluge. Ses adversaires se vantent de la justesse
de leurs pronostics touchant une nullité qui se montre en toutes
choses ; ses partisans l'admonestent avec douceur, quand ils ne
crient pas à l'ingratitude, leurs services n'étant jamais suffisamment
récompensés. Le président est en face d'une agréable alternative;
celle de passer pour un renégat ou pour un vendu. Le salut du pays
n'est censé possible qu'à la condition qu'il procure des places à tous
ceux qui en briguent. S'agit-il de former un cabinet? On l'avertit
qu'il ne se rendra le Sud favorable qu'en choisissant A.., que le
]Nord ne lui pardonnera jamais de ne pas élire B.., que pour balayer
l'Ouest il faut D.., que pour unir le pays tout entier E... serait in-
dispensable. Les circonstances lui ayant fait appeler G... au minis-
tère, les prophéties recommencent sur la chute inévitable du gou-
vernement et la perte infaillible du pays tout entier; mais, après
454 REVUE DES DEUX MONDES.
des efforts acrobatiques extraordinaires, il se trouve que l'équi-
libre est recouvré ; on conclut alors que les catastrophes prévues
sont probablement remises aux prochaines élections, on pousse un
soupir de soulagement, et c'est toujours à recommencer.
Hélas ! nous connaissons par expérience cet état de choses répu-
blicaines, nous le considérons sans plaisir; malgré tout l'intérêt
que les amours inavouées de Philip et de Bertha, les coupables
spéculations d'Amory, les talens de société de Laurence Ârbuthnot,
la bonhomie du sénateur Blundel et autres assaisonnemens dis-
tribués d'une main savante peuvent ajouter au récit des embarras
et des fautes de l'administration, nous quittons sans regret ces
deux volumes, un peu surchargés, pour la courte, simple et déli-
cieuse histoire du Petit lord Fauntleroy, une histoire racontée aux
enfans et qui enchante les grandes personnes.
III.
L'éducation d'un terrible grand-père par le plus charmant des
petits-fils, tel est le sujet de Lit/le lord Fauntleroy ; chez nous ce
sujet passerait pour subversif, puisqu'il est convenu que dans tous
les livres dédiés à la jeunesse, les parens et les maîtres doivent
être sans reproche, mais en Angleterre et en Amérique on se soucie
beaucoup moins qu'en France de servir aux enfans une leçon de
morale toute laite, si l'on se préoccupe davantage de ne pas scan-
daliser leurs aînés par des peintures trop libres et trop hardies. Les
Souvenirs de Jeunesse du comte Tolstoï n'y auraient pas été expur-
gés avant de devenir un livre d'étrennes et la première partie de
VHistoire de Sybille irait dans toutes les mains. Il y a une re-
marque très caractéristique à faire en passant : ici l'on dissimule
avec soin la vérité de la vie à ceux qui savent lire jusqu'au mo-
ment convenu où les derniers voiles sont brutalement arrachés,
ne laissant rien dans l'ombre, pas même ce qui gagnerait le plus à
y rester; là-bas il y a moins de scrupules, moins derôseiTC au dé-
but, beaucoup moins de bandelettes et de hsières, mais, en revan-
che, un respect indéfiniment prolongé de la décence ; bref, pour
continuer les comparaisons, l'on ne passe pas d'une fade bouillie
aux plus brûlantes épices, on se nourrit à tout âge de viandes
saines et sans grand apprêt. Little lord Fauntleroy ne pouvait voir
le jour que dans un pays où la morale littéraire est ainsi comprise.
Ce sera sa rare et heureuse fortune de faire pleurer et sourire
encore, chaque fois qu'ils le reprendront, ceux qui, vingt années
auparavant, l'auront lu avec délices, et de séduire les blasés après
avoir gagné le cœur des naïfs.
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. 455
Le fils cadet d'une grande maison d'Angleterre, Gedric Errol,
a encouru la disgrâce de sa famille par une mésalliance. Tandis
qu'il voyageait en Amérique, il a rencontré la plus jolie des demoi-
selles de compagnie et a eu le tort de la donner pour bru à un
homme infatué de son rang tel que le vieux comte de Dorincourt.
De là rupture complète entre le père et le fils. Ce dernier est mort
jeune, laissant à sa veuve le soin d'élever un petit garçon qui passe
les sept premières années de sa vie dans le modeste intérieur ma-
ternel, sans beaucoup de compagnons de son âge, prématurément
réfléchi, comme les enfans voués à la société habituelle des grandes
personnes le sont toujours. Soudain, un événement extraordinaire se
produit; le comte de Dorincourt, ayant perdu successivement ses
fils aînés, deux irancs mauvais sujets, lait réclamer à l'improviste
le dernier rejeton de sa race; il envoie son homme d'affaires,
M. Havisham, tout exprès à New-York. Or le jour où M. Havisham
se présente chez M""® Errol, Gedric a eu justement une intéressante
conversation avec l'épicier du coin, M^'Hobbs, farouche républicain,
très occupé de politique et aussi hostile dans sa boutique à l'aris-
tocratie anglaise, que le comte de Dorincourt peut l'être dans son
château à la canaille américaine. Hobbs s'est beaucoup échauffé
contre les grands seigneurs à propos de certaine ùuage de YIllus-
trated Londoii ISews qui représente une cérémonie à la cour.
— Du train dont vont ces gens-là, vous verrez ce qui les attend.
On en aura bientôt assez, et ceux qu'ils auront foulés aux pieds
les feront sauter en l'air, oui, eux tous, les marqui-^, les comtes
et le reste.
Gedric était perché comme de coutume sur un très haut tabou-
ret parmi les pains de savons et les paquets de chandelles, son
chapeau en arrière, ses mains dans ses poches pour mieux hniter
M' Hobbs.
— Avez-vous connu beaucoup de marquis, demanda-t-il, beau-
coup de comtes?
— Ma foi, non, répondit l'épicier avec indignation. Je voudrais
en attraper un dans ma boutique, je ne vous dis que ça. Jamais je
ne soufli'irai que des tyrans viennent rôder autour de mes boîtes à
biscuits.
Et il s'épongea le front en regardant autour de lui d'un air farouche.
— Peut-être ne seraient-ils ni comtes ni marquis s'ils pouvaient
être autre chose, murmura Gedric, pris d'une pitié vague pom- leur
malheureuse condition.
— Vous vous imaginez cela! cria M' Hobbs. Ils en tirent gloire,
au contraire, ils ont ça dans le sang. G'est une méchante espèce...
Au milieu de ce dialogue instructif, la bonne de Gediic est venue
456 REVUE DES DEUX MONDES.
le chercher, tout émue, et il a trouvé chez sa mère, en rentrant, un
grand monsieur maigre qui l'a regardé d'un air curieux et satisfait,
en disant :
— Ainsi c'est là le petit lord Fauntleroy ?
Grand étonnement de Gedric quand la chose lui est expliquée ;
il comprend mal, il a presque peur, il aimerait mieux ne pas être
lord, aucun des petits garçons qu'il a connus n'était lord, et c'est un
chagrin pour lui de quitter M' Hobbs à qui timidement il va conter
ce qu'il considère comme une mauvaise fortune.
— M"" Hobbs, vous avez dit hier que vous ne laisseriez jamais
des lords rôder autour de vos boîtes à biscuits ; eh bien ! il y en a
un d'assis sur vos biscuits en ce moment même ! Je suis un lord,
ou je vais en être un, je ne veux pas vous tromper.
M"" Hobbs se lève brusquement, regarde le thermomètre, puis la
figure de son petit ami, pose une main sur la tête bouclée du bam-
bin et s'écrie :
■ — Vous avez reçu un coup de soleil? Par un jour aussi chaud,
ce n'est pas étonnant! Qu'est-ce que vous ressentez ? D'où soufFrez-
vous ? Depuis quand cela vous a-t-il pris ?
Lorsque Gedric est parvenu à lui expliquer que son grand-père,
qu'il ne connaît pas, le fait demander en Angleterre, M' Hobbs bal-
butie, au milieu des exclamations les plus incohérentes :
— Et vous croyez qu'il n'y a pas moyen de vous tirer de là?
— J'ai peur que non, répond Gedric. Maman dit que mon papa
aurait voulu que j'obéisse... Mais, si je dois être lord malgré moi,
il y a une chose que je peux faire, j'essaierai d'être un bon lord...
Je ne serai jamais un tyran, je vous le promets, et s'il y a une nou-
velle guerre avec l'Amérique, je veux tâcher de l'arrêter.
Le plus grand sacrifice que puisse faire Gedric à la situation qu'il
n'a pas cherchée, c'est celui de l'intimité avec sa mère, qui se ré-
signe à l'abandonner, quoi qu'il lui en coûte, — pour son bien, dit-
elle. 11 est vrai qu'elle le suivra en Angleterre et qu'elle pourra le
voir souvent, — le vieux earl y a consenti, avec le secret espoir
de réussir peu à peu à détacher cet enfant de sa mère en comblant
tous ses désirs, en lui faisant une existence aussi brillante qu'était
obscure et modeste celle qu'il avait menée auparavant. Mais Gedric
n'est pas de ceux que l'on peut aisément corrompre; toute la diplo-
matie du monde se brisera contre sa jeune vertu. L'équipage en-
voyé à sa rencontre, la livrée nombreuse^ le parc immense, le
château majestueux, l'émerveillent bien comme la réahsation des
images qu'il a vues dans les contes de fées, mais sans qu'il s'enor-
gueillisse pour cela d'en être le futur possesseur ; il aborde avec
confiance un vieillard aux traits durs, à la physionomie impérieuse,
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. llbl
et il plaît à cet orgueilleux gentilhomme que l'héritier de sa race
ne montre ni gaucherie ni timidité, qu'il vienne ainsi se blottir
auprès de son fauteuil en caressant le grand chien formidable
qui fait peur aux autres enfans. De quoi parle simplement le pe-
tit Cedric? De ses humbles amis d'Amérique, des pauvres gens
auxquels il a fait des cadeaux avec l'argent donné par son grand-
père, qu'il trouve bon, bien que personne n'ait jamais été de cet
avis. Puis il le force à regarder le portrait de Chérie, — c'est ainsi
qu'il nomme sa maman, — et, si prévenu que soit le terrible aïeul,
il commence peut-être dès lors, malgré lui, à trouver des excuses
au mariage américain, qu'il qualifiait d'odieux.
Une série de tableaux variés nous fait assister à la conquête de
l'ogre par un petit être sans défense, qui finit par rester maître
de la situation. Cedric est aimable parce qu'il est naïf et aimant.
La puissance que ces qualités confèrent équivaut à une sorte de
royauté.
Aussitôt que le comte de Dorincourt devient susceptible d'aimer
quelqu'un, il devient aussi, non pas aussi bon que le croit son
petit-fils, mais déjà meilleur, puisqu'il trouve plaisir à faire les
choses que le cœur innocent et tendre d'un enfant lui suggère. Il
est heureux, honnêtement heureux pour la première fois de sa vie,
et le bonheur contribue aussi à la bonté ; le vieux seigneur com-
prend enfin que se faire craindre n'est pas, après tout, l'idéal d'une
vie humaine.
Naturellement, le premier effet de la faveur sans bornes dont
jouit lord Fauntleroy sera l'entrée triomphale de Chérie dans le
château, où sa place est marquée, où elle apportera le charme
de sa douceur et de sa grâce, ce charme modeste et sou-
verain qu'elle a su transmettre à son fils. Et des circonstances un
peu trop romanesques, peut-être, amèneront aussi en Angleterre
quelques-uns des amis américains de Cedric. Le plus ancien, l'épi-
cier contempteur de la noblesse, ennemi juré des privilèges, répu-
blicain jusqu'aux moelles, M' Hobbs, finira même par y rester. Il
abandonne son magasin de New- York pour le village d'Erlesboro,
voisin du château, dont le patronage fera prospérer la nouvelle
boutique. Le comte et Hobbs ne deviendront jamais, on peut le
croire, précisément intimes; mais l'épicier affichera peu à peu des
préjugés beaucoup plus aristocratiques encore que ne peuvent
l'être ceux de Sa Seigneurie. Chaque matin, il lira dans son jour-
nal les nouvelles de la cour et suivra les faits et gestes de la
chambre des lords. C'est là le grain d'humour dont M'^ Burnett ne
manque jamais d'assaisonner ses romans, assaisonnement tout
américain, quelquefois un peu forcé, mais qui a bien sa piquante
Û58 REVUE DES DEUX MONDES.
saveur, — rien du grim humour, notons-le, de la Nouvelle-Angle-
terre, accompagné de religion et où la tendance morale se fait sen-
tir à travers la plaisanterie même. Î\P* Burnett est du sud, dans
toute l'acception que donnent à ce mot les puritains du nord ; elle
ne cite guère la Bible et on ne trouvera dans ses écrits ni une pa-
rabole ni une leçon. La puissance de la bonté naturelle, ingénue,
ignorante du mal paraît être son thème favori; en effet, toute
la morale du Petit lord Fmmtleroy pourrait être résumée ainsi :
Celui qui ne croit pas à la méchanceté, qui, par conséquent, n'en
a pas peur, ne rencontre pas de méchans.
Cette quasi-vérité nous est prouvée une fois de plus dans un
autre récit enfantin, beaucoup plus court que le premier, Edithas
Burglar.
Edith est une petite fille qui a l'âge et le bon cœur de Cedric ;
elle sait, pour en avoir entendu parler, qu'il existe des criminels et
au lieu de les craindre, elle les plaint, parce que, se dit-elle, per-
sonne sans doute ne leur a enseigné à mieux faire. La nuit donc
où un voleur s'introduit dans la maison et où elle se trouve en
face de ce personnage, elle ne crie ni ne s'effraie ; elle demande
pohment à l'intrus d'épargner le sommeil de sa maman, de forcer
sans bruit les serrures et de vouloir bien se contenter de ses bi-
joux ; au besoin, elle y joindra ses livres de récréation.
Jamais voleur ne fut plus étonné de sa vie. L'émotion ne l'em-
pêche pas d'emporter tout ce qu'il peut et même l'écrin particulier
d'Edith qui lui est si généreusement offert. Mais la suite prouve
qu'on peut être voleur, et condamné, et déporté, impénitent par
surcroit et farceur jusqu'au bout, en gardant néanmoins au fond
de sa pensée, si souillée, si grossière qu'elle puisse être, un sou-
venir attendri qui est comme la première révélation du bien. Qu'on
se figure un animal féroce dans la gueule duquel un petit enfant
viendrait mettre une main confiante et qui, au lieu de fermer sur
cette main ses terribles mâchoires, la laisserait se retirer et irait
même jusqu'à la lécher amicalement : voilà ce qui se passe, ou il
s'en faut de peu, entre Edith et son voleur.
On dit que M"^* Burnett va se consacrer à écrire d'une manière
spéciale pour la jeunesse; nous le regretterions, car un tour de
force tel que celui qu'elle a accompli en intéressant tous les âges
au Petit lord Fmmtleroy a peu de chances de se renouveler ; elle
retombera fatalement dans les invraisemblances et dans les mièvre-
ries qui çà et là déparent Sarah Creive et le Voleur d'Edith, si char-
mantes que soient ces deux bluettes. L'abus de l'imagination est
un péril duquel il faut se garder en notre siècle de logique et
d'analyse. Throitgh one administration, malgré la recherche évi-
UN ROMANCIER ANGLO-AMERICAIN. ^59
dente d'un certain réalisme dans la peinture générale de la so-
ciété, manque un peu de profondeur et de finesse lorsqu'il s'agit
de celle des caractères; la psychologie est un peu trop sommaire,
un peu trop réglée selon les exigences d'une morale bourgeoise.
Par exemple, on peut reprocher aux deux personnages principaux,
de pousser chacun à sa manière le self-control au-delà des limites
du possible. Bertha aura beau danser éperdument et Philip se taire
avec obstination, il y a des momens où ce double parti-pris ne doit
pas suffire. Partout, en Amérique comme ailleurs, les plus ver-
tueux ont des défaillances et se montrent d'aventure inférieurs à
eux-mêmes, quittes à reprendre aussitôt les rênes de leur volonté
chancelante; c'est de ce combat que doit profiter le romancier pour
nous inquiéter, pour nous émouvoir, pour nous donner surtout
l'impression du vrai. Il y a aujourd'hui dans les lettres un grand
souci de sincérité, d'observation intense. Esquiver une question
scabreuse n'est pas la résoudre, et on ne répond pas à la légitime
curiosité du lecteur en supprimant à propos ce qui risque de deve-
nir incommode. Que iVP* Burnett s'interroge, qu'elle dise si elle n'a
pas quelques remords d'avoir si aisément disposé du charbonnier
Lowrie et du colonel Tredennis, parce qu'il fallait marier Joan et
laisser Bertha toute à d'austères devoirs, pour la plus grande satis-
faction des âmes sensibles ou timorées ! Or ce ne sera point en se
proposant d'amuser les enfans qu'elle gagnera ce qui lui manque
sous le rapport de l'analyse rigoureuse.
A en croire la presse américaine, qui annonce avec fracas le nombre
énorme de dollars payés par un éditeur magnifique pour son prochain
roman, ce roman serait un incomparable chef-d'œuvre, mais nous ne
voyons malheureusement dans de pareilles réclames qu'une certaine
tendance, plus frappante aux États-Unis que partout ailleurs, à trai-
ter les affaires d'art et de littérature comme des affaires commer-
ciales; nous ne nous laissons pas éblouir par des chiffres. C'est au
temps où les produits de l'imagination étaient cotés moins haut sur
le marché que l'Amérique a vu fleurir les Hawthorne et les Edgar
Poë. Alors, les entreprises httéraires ne rapportaient guère que de
la gloire, et peut-être la littérature y gagnait-elle, parce que ceux
qui en avaient la passion et le génie étaient seuls à s'y livrer. Nous
voulons espérer que l'auteur si bien doué de That Lms o' Lowrie
et de Louisiana se défendi'a contre la production trop rapide, contre
le goût du succès facile et contre l'appât du gain qui ont perdu tant
d'artistes en les conduisant droit à la négligence et à la vulgarité.
Th. Bentzon.
REVUE MUSICALE
UN OPERA IDEAL.
Ce titre seul indique suffisamment que l'Opéra dont nous allons parler
n'est pas le nôtre. Aussi bien, et quoi qu'on puisse dire, ce n'est celui
de personne : ni des Anglais, ni des Italiens, ni des Espagnols, ni
même des Allemands. Ne vous imaginez pas que les théâtres lyriques
étrangers soient tous des modèles. Il n'en existe qu'un : celui de
Bayreuth, auquel un régime artistique et financier exceptionnel assure
tous les deux ou trois ans le luxe de quelques représentations, excep-
tionnelles aussi. Il y a donc des pailles, et parfois davantage, dans
Tœil de nos voisins. Mais il y a des poutres dans le nôtre, et je crois
qu'il est grand temps de les voir. Des incidens récens, et au fond assez
mesquins : la reprise de Lucie et l'ajournement d'un ouvrage de M. Yé-
ronge de la Nux, ont soulevé des tempêtes et ameuté les journaux
parisiens contre la direction de l'Opéra. Celle-ci sans doute est loin
d'être irréprochable (nous ne nous plaçons, bien entendu, qu'au point
de vue artistique) ; mais MM. Ritt et Gailhard ont des complices, qu'il
serait injuste d'épargner. Pour exposer, sinon pour résoudre la ques-
tion de l'Opéra, il est bon de l'élever et de l'agrandir un peu. On ne veut
plus de ce qui est; soit! Pensons, ou, si vous voulez, rêvons à ce qui
pourrait être. Les rêves parfois, comme la nuit, portent conseil.
L'Opéra de nos rêves serait, d'après une définition de M. Gounod, je
crois, une sorte de musée musical, où l'on représenterait toujours avec
honneur des œuvres d'honneur. J'ignore si l'on y jouerait Zaïre; mais
on y jouerait Orphée, Alceste, Armide, Iphigénie, Fidelio, Euryanlhe,
Obèron et les ouvrages de Berlioz, inconnus de notre génération. On y
REVUE MUSICALE. llQi
jouerait le répertoire de Wagner, et Paris pourrait admirer Lohengrin
et la V alkij rie yXonX en se souvenant de Strasbourg et de Metz. La Ligue
des patriotes et les marmitons feraient peut-être du tapage le premier
soir; je vous jure qu'ils n'en feraient pas le second, le ministre de
l'intérieur, on le sait, pouvant au besoin prendre la défense des direc-
teurs, quand on les attaque. Non-seulement nous aurions Lohengrin;
mais, nonobstant la participation de l'Italie à la triple alliance, nous
aurions VOlcllo de Verdi avec M™*" Caron, avec M. Maurel, si le compo-
siteur exigeait ces deux interprètes. Au lieu de tout cela, qu'avons-nous?
Une semaine : les Huguenots, Faust, l'Africaine; la semaine suivante :
V Africaine, les Huguenots et Faust. En moins de deux mois, les abon-
nés du vendredi se sont vu offrir quatre fois Lucie et la Tempête ; l'année
dernière, ils ont entendu vingt fois Roméo et Juliette. Et cependant on
laisse annoncer les Troyens en Allemagne et représenter Samson et Da-
lila en province. On a oublié le Roi de Lahore, un des meilleurs ouvrages
dramatiques de M. Massenet; on n'a pas réclamé naguère le Roi d'Ys
à M. Lalo ; on exile à Bruxelles la Salammbô de M. Reyer avec M™® Ca-
ron, son interprète, et l'on reprend Lucie de Lammermoor, grâce au
dévoùment d'un spectateur qui se trouve être un ténor et consent à
chanter Edgar, pour que le chef de l'État, présent à la solennité, ne
soit pas obligé de rentrer à l'Elysée sans avoir vu la pièce. Lorsqu'on
donne Aida, c'est bien autre chose : on va quérir à domicile une Am-
neris qui n'appartient plus au théâtre. Quand priera-t-on M'"" Carvalho
ou M. Duprez de sauver la représentation, la recette surtout, de Faust
ou de Guillaume Tell?
Si du moins le répertoire, aussi restreint qu'invariable, était traité
avec les égards qui lui sont dus, comme celui du Conservatoire, par
exemple! Si, faute de le renouveler, on essayait de l'entretenir. Mais
au lieu d'embaumer les dépouilles sacrées des vieux chefs-d'œuvre,
on les laisse tomber en poussière. Aux inévitables atteintes du temps,
qu'on ne saurait parer, mais qu'on peut amortir, on ajoute tous les
jours, par la mollesse, la négligence, la routine de l'interprétation, des
outrages nouveaux, et de ces coups de pied qui achèvent les lions.
Pauvres Huguenots! Pour les déshonorer à jamais, on ne s'y prendrait
pas d'autre sorte. Je n'avais pas eu le courage de les réentendre de-
puis certaine exécution de cinquantenaire qui leur avait été fatale.
Bien malgré moi, j'ai dû encore assister au massacre, La représenta-
tion des Huguenots est la représentation type. Avis aux directeurs futurs
d'un Opéra idéal, s'ils désirent voir comment il ne faudrait ni faire
ni laisser faire. D'abord il ne faudrait pas livrer le rôle de Raoul à un
énergumène ; il ne faudrait pas permettre à un ténor de vociférer
quatre heures durant, de crier le premier et le second acte, de hurler
le quatrième, et de se colleter avec une non moins hurlante Valentine,
en poussant des cris affreux. L'Opéra n'est pas, ou, tel que nous l'ima-
IlQ2 REVUE DES DEUX MONDES.
ginons, ne serait pas une baraque de foire où Ton réglerait le duo des
Huguenots comme un assaut de lutteurs. Le'directeur que nous rêvons
aurait sur ses pensionnaires une certaine influence artistique. Il
saura-it et pourrait faire des observations, donner des conseils; il veil-
lerait à la sécurité des Huguenots comme le directeur du Louvre veille
à celle de la Joconde ou des Noces de Cana. Il exercerait un droit de
contrôle, au besoin de veto, non-seulement sur les premiers sujets,
mais sur les derniers. Soigneux des moindres détails, il ne tolérerait
pas qu'un déjeuner chez le comte de Nevers ressemblât à un repas
de concierges ou de garçons de bureau. Mais, dira-t-on, où trouver des
coryphées convenables? Peut-être dans les classes du Conservatoire,
dont on formerait les élèves, hommes et femmes, aux grands rôles
par les petits. Ils ne seraient pas déshonorés pour chanter quelques
pages seulement, au besoin quelques mesures dans un chef-d'œuvre.
Un écolier saurait dire le couvre-feu des Huguenots ; un lauréat est
incapable de jouer Raoul. Ils le prouvent bien, les pauvres jeunes gens
qu'on lâche, c'est le mot, à travers des partitions dont ils connaissent
un air seulement : celui qui leur a valu leur diplôme, Sésame préma-
turé d'une porte qu'ils ne devraient pas sitôt franchir.
N'insistons pas sur l'interprétation musicale des Huguenots. Depuis
que nous en avons dit notre avis, elle n'a pas varié; nous non plus.
Quant à la représentation matérielle, elle est à la hauteur de l'autre.
L'article 1" du cahier des charges accepté par la direction de l'Opéra
est ainsi conçu :
« Le directeur sera tenu de diriger l'Opéra avec la dignité et l'éclat
qui conviennent au premier théâtre l^Tique national.
« L'Opéra devra toujours se distinguer des autres théâtres par le
choix des œuvres anciennes ou modernes qui y seront représentées,
par le talent des artistes comme par la richesse des décorations, des
costumes et de la mise en scène. »
De tous les articles du cahier des charges, voilà le plus général et
peut-être le plus complètement méconnu. Œuvres anciennes : la der-
nière qu'on ait reprise est Lucie. Quant aux œuvres modernes, si l'Opéra
se distingue, c'est par le choix de celles qui n'y sont pas représentées.
— La richesse des décors et des costumes ! Les uns comme les autres
tombent en loques. La prison et l'église de Faust ressemblent à de
vieilles housses de lustrine. On joue des pièces écossaises sous des
plafonds de mosaïques byzantines, et les fenêtres de Lucie donnent
sur des jardins de palmiers où se promènent des seigneurs vêtus à
toutes les modes. La mise en scène! — Les directeurs de l'Opéra fe-
raient bien d'aller à Bayreuth étudier cette partie de l'art théâtral, à
laquelle les tendances modernes et l'amour toujours croissant de la
vérité, au moins de la vraisemblance scénique, donnent une impor-
tance de plus en plus grande. Le cahier des charges parle de richesse.
REVUE MUSICALE. Zl63
Nous n'en demandons pas tant. Il suffirait que la mise en scène fût
juste et intelligente, qu'elle aidât au lieu de nuire à l'effet de Tœuvre
représentée. Raoul, par exemple, au premier acte des Huguenots, ne
pourrait-il raconter sa rencontre avec une inconnue à des hôtes qui
l'écouteraient, au lieu de la confier au souffleur, qu'il appelle : Bel ange,
reine des amours ! et de tourner le dos à des choristes immobiles et in-
différens. E^t quelle lugubre dinette que cette Joyeusp- orgie! Elle n'a
d'égale que le dernier souper de don Juan entre deux dames, dont j'ai
vu jadis l'une manger avec ses doigts gantés de blanc.
SuixTons-nous les Huguenots de scène en scène? Rappelons seule-
ment, au second acte, l'arrivée de Raoul, les yeux bandés, au milieu
de vieilles dames rangées en demi-cercle régulier et qui chantent sans
un élan, que dis-je? sans un mouvement, sans un geste, ce chœur pé-
tillant de curiosité et de malice féminines. Dans les trois derniers
actes, vainement le drame s'accentue et s'anime; les traditions, pa-
raît-il, imposent les mêmes erremens. Rataplan! Rataplan! chantent
les soldats huguenots, debout, alignés sur deux rangs, et face au pu-
blic, comme un orphéon le jour du concours. Faites-les donc s'asseoir
devant le cabaret et trinquer gaiement à la santé de Coligny! Que l'un
d'eux, le premier venu, se lève et chante son refrain. De l'autre côté
de la scène, que les femmes catholiques s'agenouillent, mais pas au-
près de ce maudit souftleur, pour l'appeler encore Vierge Marie, comme
Raoul, au premier acte, le traitait de Reine des amours. Ce n'est pas
lui qu'elles doivent regarder, mais le cortège nuptial de Valentine et la
chapelle, où se trouve l'image de cette Vierge qu'elles invoquent. Et le
duel? et l'intervention de Marcel, si pathétique dans la partition, si
molle et si froide à la scène ! Et la mêlée générale, comprise au théâtre
comme une leçon de solfège pour un double chœur qui ne saurait pas
solfier! La musique ne manque pourtant ni de vigueur, ni d'âpreté, ni
de mouvement. Allez voir, à Bayreuth, le finale du second acte des
Maîtres chanteurs, et vous apprendrez comment se meut la foule au
théâtre, comment une mise en scène bien réglée peut donner l'illusion
de tout un quartier en émoi.
Ne revenons pas sur le grand duo du quatrième acte, horrible pugi-
lat où les notes et les gestes sont remplacés par des cris et des ho-
rions. Quant au cinquième acte, le décor en est plus que misérable, et
les choristes le jouent aussi mal qu'ils le chantent. Quand on arrive
pour assassiner les gens, on ne reste pas à les regarder tranquillement
au travers d'une grille; on force la grille et on se jette sur eux. Vrai-
ment, on se demande comment Raoul, Valentine et Marcel peuvent
s'élever à ce comble d'héroïque folie devant des meurtriers qui mar-
chent vers eux à pas comptés, de l'air le plus affable du monde.
Voilà pour les Huguenots. Si nous étions de loisir, tout le répertoire
y passerait. Un opéra devrait être plus qu'une œuvre d'art : l'œuvre de
h6h REVUE DES DEUX MONDES.
tous les arts; mais ce sont là vérités qu'on ne paraît pas soupçonner à
l'Académie nationale de musique !
Pourtant, de cette décadence et de ce désarroi, de cet abaissement
esthétique, la direction de l'Opéra, nous le disions plus haut, n'est pas
seule responsable. Elle a des complices dans les personnes et dans les
choses elles-mêmes. Complice, le monument de M.Garnier; complices,
le Conservatoire, le régime administratif, tel ou tel règlement relatif
aux pensions de retraite ; vous, enfin, abonnés, et nous, public de l'Opéra,
complices, complices de toutes ces erreurs, de toutes ces fautes, parmi
lesquelles il en est de réparables, et d'autres, hélas ! sans remède.
L'Opéra, qui n'est peut-être pas le plus beau monument de Paris, en
est, à coup sûr, le moins approprié à sa destination. Impossible de
consacrer au plaisir des yeux et des oreilles un édifice où l'on voie
moins bien et surtout où l'on entende plus mal. Il a coûté quelque
chose comme cinquante millions; chaque année, outre l'intérêt de
cette bagatelle, il engloutit des centaines de mille francs sous ses
voûtes de marbre, de mosaïque et d'or. Le budget du seul balayage
doit être supérieur à celui de l'orchestre. Oh ! la somptueuse volière !
Quel dommage qu'elle soit si chère à nettoyer et que les oiseaux s'y
égosillent, quand ils ne s'y brisent pas la voix ! N'eût-il pas été plus
sage d'élever un simple théâtre de bois et de briques, sonore, élégant
et confortable, ni trop grand, ni trop petit, où l'on eût joué, avec deux
troupes différentes , le répertoire de l'Opéra et celui de l'Opéra-
Comique? Les choses se passent ainsi à Vienne, où l'on est peut-être
aussi musicien qu'à Paris. Mais, comme dit lady Macbeth, ce qui est
fait ne peut pas ne pas être fait, et nul ne songe à demander la démo-
lition de la coûteuse et peu commode bâtisse.
Ailleurs, peut-être, il y aurait à démolir, ou, du moins, à réformer :
au Conservatoire, où l'Opéra recrute son personnel. Que le Conserva-
toire de Paris, dirigé par un maître éminent, soit le premier, ou parmi
les premiers de l'Europe, nous ne saurions personnellement y contre-
dire, d'abord sans ingratitude, et aussi peut-être sans iniquité. Ceux-là
manquent à la vérité et à la justice qui accusent le Conservatoire d'im-
puissance et de stérilité. Le Conservatoire fait des élèves, de bons
élèves parfois, qu'on a le tort seulement de prendre trop tôt pour des
artistes. Un lauréat du Conservatoire chante les premiers rôles comme
un Saint-Cyrien d'hier commanderait un corps d'armée. Pour changer
en héros d'opéra l'apprenti maçon ou cordonnier de Lille ou de Tou-
louse, il faut plus d'un an d'études vocales, ou autres. Le talent, bien
plutôt que le génie, est une longue patience. Ce n'était pas trop, pour
former des musiciens, de l'enfance passée dans les maîtrises. Ce ne
serait pas trop de l'adolescence consacrée tout entière à l'éducation
de la voix, à l'acquisition du style, au développement de l'intelligence
et du cœur. Imposez l'internat aux élèves du Conservatoire ; empê-
REVUE MUSICALE. /i65
chez-les d'aller le soir essayer leur voix et corrompre leur goût dans
.les "afès-concerts du quartier. S'ils veulent s'exercer, que ce soit à
rOpéra comme coryphées, et, au besoin, comme choristes; là, du
jmoins, ils prendront l'habitude de la scène et du répertoire. Obligez-
,les à suivre tous, et assidûment, les cours, si bien faits pour eux et
itrop peu suivis par eux, de M. de Lapommeraye et de M. Bourgault-
Ducoudray. Veillez à leur éducation générale; faites de vos pension-
naires plus que des chanteurs : des artistes. Je n'exige pas que Raoul
:de Nangis sache par cœur la Chronique du rlgnc de Charles IX; mais
ije n'admets pas qu'ÉIéazar s'imagine encore, à la veille de débuter,
jque la Juive se passe en 1836.
[ Sont-ce là d'impraticables reformes ? Nous en rêvons bien d'autres.
Nous rêvons d'un opéra discipliné, oi^i choristes et danseuses, avant
d'entrer en scène, et derrière une toile de fond, ne troubleraient pas
■la représentation du bruit de leur bavardage. Si les règlemens sur les
pensions de retraite lient les mains au directeur et mettent qui doit
commander à la merci de qui doit obéir, qu'on change les règlemens.
Et, sans aller si loin, ne suffit-il pas de liquider la pension d'un artiste
Ipour pouvoir le congédier? Il faut, dit-on, à l'Opéra, des choristes qui
'aient l'habitude du répertoire. Ceux-ci en ont le dégoût, et l'inspirent,
'depuis vingt ou trente ans qu'ils le ressassent (et nous ne parlons pas
jdes plus âgés). Sont-ce des vieillards et des aïeules qui chantèrent
Ijadis, une seule fois, hélas! Lohcngrin à l'Eden? Les quinze cents spec-
Itateurs de cette représentation unique peuvent dire comment là-bas
itout le monde faisait son métier et son devoir.
i A l'Opéra, le désordre est partout. Si l'on parle sur la scène , on
parle bien plus dans la salle, et le public (le public abonné surtout)
jnous paraît encore moins à plaindre qu'à blâmer. Au lieu de confier
!à la critique ses doléances et ses revendications, que ne prend-il
ses intérêts lui-même? Il serait, lui qui paie, le meilleur champion de
sa propre cause. Qu'il se plaigne, qu'il murmure; au besoin, qu'il siffle,
les occasions ne lui manqueront pas. Mais, au lieu de protester, que
fait-il? Il ne daigne pas même écouter. Il réclame un théâtre véritable-
ment artistique ; mais en est-il digne seulement ? En réalité, n'a-t-on
pas toujours l'Opéra, comme le gouvernement qu'on mérite ? Nous
péchons par tolérance et par inattention. J'ai vu le public supporter
une Fidès, une Bertha, qu'un parterre de province eût accueillies par des
huées. J'ai vu rappeler Raoul et Valentine avec une frénésie égale à
celle que venait de déployer ce couple épileptique. Les cris, et les cris
seulement, voilà ce qui réussit à forcer de temps en temps l'oreille
des spectateurs. Puis les messieurs aux plastrons blancs et les dames
décolletées retournent à leurs propos mondains, à leurs éventails
bruyans, à leurs bonbons, à leurs lorgnettes distraites et vaga-
TOME xcviii. — 1890. 30
466 REVUE DES DEUX MONDES.
bondes. Ils viennent une fois par semaine se réunir et se retrou-
ver dans le salon le plus banal et le plus doré de Paris. 11 s'agit bien
pour eux de musique, de vieux chefs-d'œuvre ou d'ouvrages nouveaux!
A peine savent-ils ce qu'on joue; mais ils sont en toilette et ils bavar-
dent. Un jour ou l'autre ils joueront au lohist et prendront le thé.
« Il se fit dans le ciel un silence d'une demi-heure. » Quand l'auteur
de V Apocalypse a signalé cet événement, il savait bien que le ciel seul
pouvait être le théâtre d'un fait aussi extraordinaire. Quel directeur
d'Opéra saura forcer ou amener le public à se taire? Lequel osera le
prier, comme on fait au Conservatoire et chez M. Lamoureux, de ne
pas entrer ni sortir pendant l'exécution des morceaux, c'est-à-dire ici,
des actes? Qui protégera les spectateurs assis et attentifs contre
l'odieux passage des retardataires ? Qui donc enfin plongera la salle
de l'Opéra dans cette ombre favorable à l'illusion, conseillère de
recueillement et de silence, que Grétry (cela dit pour ménager le
patriotisme des camelots) avait réclamé un siècle avant Wagner!
Qui donc approuvera toutes ces réformes et saura les accomplir ? —
Qui donc? Un directeur qui mènerait notre premier théâtre lyrique au-
trement qu'une maison de commerce ou de banque, et ne tiendrait
pas boutique à l'Opéra. Pour que ce directeur idéal, mais non pas in-
trouvable, j'espère, prît nos intérêts esthétiques, il faudrait commen-
cer par le mettre dans l'impossibilité de prendre ses propres intérêts
pécuniaires. La première mesure qui s'impose est encore moins un
changement de personnes qu'un changement de système et l'adoption
de la régie. Que l'Opéra devienne le Louvre de la musique, administré,
comme les musées nationaux et sous le contrôle de l'État, par un di-
recteur qui recevra un traitement important, mais invariable. Fonctions
délicates, je le sais, pour lesquelles il faudrait un homme de goût,
de bonne éducation, libre de préjugés, de parti-pris, impartial entre
les écoles du passé, du présent et de l'avenir, apte à comprendre et à
juger des partitions, mais incapable d'en produire. La République, qui
crée tant de fonctionnaires, ne pourrait-elle créer encore celui-là?
On le voit, c'est à chacun, selon ses forces et son rôle, d'agir et de
réagir; contre le mal universel, il faut que le remède vienne de tous.
Mais si l'Etat se refuse à courir les risques pécuniaires que pourrait
entraîner pour lui la mise en régie de l'Opéra ; s'il ne veut ou ne peut
donner à la ville de Paris le luxe de la musique comme celui deà autres
arts ; si l'on ne trouve pas de directeur assez désintéressé pour s'interdire
toute spéculation et se contenter de ses appointemens, assez autorisé
pour se faire écouter, assez autoritaire pour se faire obéir; si enfin le
public aime mieux un Opéra où l'on cause qu'un Opéra où il faudrait
se taire et écouter, alors, laissons aller les choses. Au fond, elles ne
vont mal que pour les gens qui aiment la musique, et il y en a si peu !
Camille Bellaigue.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 mars.
Que faut-il donc croire, que peut-on attendre de ce temps où nous
vivons? Il est certain que tout s'agite, que tout est confondu et que,
dans la plupart des pays, on ne sait pas où l'on va.
La vie des peuples contemporains est réellement un étrange assem-
blage de questions enchevêtrées, de contradictions et d'incohérences.
Questions sociales, questions religieuses, questions économiques, ques-
tions de gouvernement intérieur, questions de défense nationale, ques-
tions d'alliances et de diplomatie, tout se mêle, tout se tient; tout sem-
ble aussi se résoudre dans une sorte de crise permanente, commune
aux plus grandes nations de l'Europe. Que la France, entre toutes, ait
sa part d'épreuves et d'embarras dans ce vaste mouvement, c'est trop
réel, puisque les partis qui la gouvernent le veulent ainsi. Le fait est
qu'il y a des difficultés pour tout le monde, qu'il y a partout, en Alle-
magne comme en Autriche, en Angleterre comme en Italie, les mêmes
problèmes, — des agitations sociales, des scissions intestines, des crises
de pouvoir, des malaises économiques, qu'il y a surtout dans la plupart
des pays, un intérêt commun, ces affaires du travail que l'empereur
Guillaume, par une fantaisie souveraine, vient de déférer à une sorte
de congrès de l'Europe. C'est un fait universel! Et à y regarder de près,
si on le voulait, ce serait encore la France qui se trouverait la nation la
mieux défendue contre les grands troubles, avec ses ressources, avec
son état social libéralement réformé depuis longtemps, avec le bon sens
naturel de son peuple. Le malheur ou le désavantage de la France,
c'est de rester livrée à des partis qui, au lieu de lui donner ce qu'elle de-
mande, l'ordre financier, la paix morale, une protection équitable, ne
sont occupés que de leurs petits intérêts. Le mauvais sort de notre pays
est d'être retenu dans une situation où il ne peut réussir à voir devant
468 REVUE DES DEUX MOXDES.
lui ni une majorité éclairée dans son parlement, ni un gouvernemenl
sérieux à la direction de ses affaires. Il ne voit que des ombres de ma-
jorité, des ombres de gouvernement. Ce n'est pas assez pour lui faire
un rôle proportionné à sa grandeur dans ce laborieux et obscur mouve-
ment où l'Europe est aujourd'hui engagée.
Certes, s'il y a un spectacle médiocre et peu rassurant, c'est celui de
ce ministère qui, depuis l'Exposition et les élections, n'a jamais su où
il en était, qui a failli, l'autre jour, disparaître dans une échauffourée
et n'a échappé provisoirement à son sort qu'en s'humiliant, en désa-
vouant ce qu'il avait dit la veille, en se livrant un peu plus aux in-
fluences radicales. C'est l'histoire de cette dernière crise, où tout est
assez bizarre, où M. le président du conseil Tirard et M. le garde des
sceaux Thévenet n'ont positivement pas joué un rôle des plus brillans.
Comment cette première crise, qui était, après tout, dans la logique
des choses, est-elle arrivée? On aurait compris qu'elle eût éclaté il y a
quatre mois, il y a deux mois, lorsque le gouvernement avait à se dé-
cider pour une politique, ou plus récemment encore, il y a quelques
jours, lorsque le ministère, surpris, ahuri et divisé, n'a pas su prendre
la plus simple et la plus prévoyante des résolutions dans cette triste et
méchante affaire de M. le duc d'Orléans. Le ministère aurait pu saisir
l'occasion de se retirer, de reconnaître qu'il avait fait son temps, qu'à
une situation nouvelle il fallait des hommes nouveaux; il aurait pu aussi
être renversé par un vote de la chambre. Pas du tout, ce n'est point ce
qui est arrivé. L'aventure s'est produite sous une autre forme, par une
altercation, en plein conseil, entre le chef du cabinet et M. le ministre
de l'intérieur Constans, au sujet de la nomination du premier prési-
dent de la cour de cassation. M. le président du conseil, qui a le sens
de la haute mission de la magistrature, a voulu donner la première
des fonctions judiciaires de France à un sénateur, après avoir donné
récemment la présidence de la cour des comptes à un autre sénateur;
le ministre de l'intérieur a tenu pour la candidature d'un magistrat dis-
tingué et estimé à la cour de cassation, déjà président de chambre. Des
paroles assez vives auraient été, dit-on, échangées entre les deux mi-
nistres, et la guerre a été allumée, si bien allumée, que sans plus de re-
tard, sans attendre même la fin du conseil, M. Constans est parti pour
ne plus revenir. Il faut tout dire, le choix d'un magistrat n'a été évi-
demment qu'un prétexte. La vérité est qu'entre le président du conseil
et le ministre de l'intérieur il y avait depuis longtemps des mésintel-
ligences visibles, un conflit d'influences à peine déguisé, que M. Tirard
se sentait offusqué de l'importance de M. Constans, qui passait pour
le grand électeur du scrutin de septembre, pour l'habile organisateur
de la campagne contre le boulangisme. C'était le secret de la comédie;
mais ce qu'il y a de plus curieux, c'est que peu de jours avant, M. le
président du conseil avait saisi l'occasion d'aller de compagnie avec le
REVUE. — CHRONIQUE. hQ9
ministre de l'intérieur à une fête locale au Mans, et que là, il avait
solennellement juré devant les habitans du Mans, qu'il n'y avait jamais
eu un dissentiment dans le cabinet, que l'harmonie la plus parfaite
régnait entre les ministres. Quelques jours étaient à peine écoulés,
les déclarations du président du conseil étaient peut-être encore dans
la mémoire des bons habitans du Mans, — et voilà ce qui arrivait : le
secret de l'harmonie ministérielle était brusquement divulgué !
Au fond, c'est peut-être bien encore M. Constans qui a été l'habile
homme en s'effaçant. Cet adroit et peu scrupuleux manieur d'élections,
qui a su opérer sans bruit au milieu des vociférations universelles du
dernier automne, a su aussi se retirer en gardant ses avantages et en
se donnant par surcroît l'air d'un défenseur des droits de la hiérarchie
dans la magistrature, M.Tirard est resté maître du terrain, — un maître
plus embarrassé que victorieux, — qui, sans plus de réflexion, s'est hâté
de donner la mesure de son jugement et de son esprit politique. S'il
voulait rester au pouvoir, il n'avait pas un moment à perdre pour choi-
sir un nouveau ministre de l'intérieur. Il est allé tout droit le chercher
dans les rangs des radicaux, parmi les lieutenans ou les amis de
M. Floquet qui n'a pu qu'être satisfait d'avoir à donner son avis. L'heu-
reux élu, M. Bourgeois, qui compte parmi les jeunes de la chambre,
n'est point d'ailleurs sans mérite. 11 a déjà passé dans les affaires,
dans les directions administratives, dans les préfectures, même un
instant à la préfecture de police pendant les heures difficiles de la
démission de M. Grévy et de l'élection de M. Carnot. 11 a été aussi
sous-secrétaire d'état dans le ministère Floquet. C'est visiblement un
homme instruit, délié, hardi, qui n'a pas manqué de faire ses condi-
tions et de ménager son entrée. On n'a pas tardé, en effet, à voir ce
qui en était. Le jour où le ministère a été interrogé au Palais-Bourbon
sur cette crise de la veille où M. Constans venait de disparaître, M. le
président du conseil n'a su répondre que par des explications qui n'ex-
pliquaient rien, par des banalités. Le nouveau ministre de l'intérieur,
pour sa part, s'est mis du premier coup à l'aise avec son chef en l'éclip-
sant et en prenant sa place. Il a déroulé sans plus de façon, non sans
une certaine assurance et une certaine fluidité, son programme radical.
Il a parlé de la concentration républicaine, de la majorité républicaine,
des conquêtes républicaines, des lois scolaires, de la loi militaire, en
homme habile à caresser l'esprit de parti. Dans le fond, il n'en fera
peut-être ni plus ni moins que d'autres. Il a su flatter les passions et
gagner les faveurs de M. Clemenceau sans perdre celles de M. Ribot.
Chose bien évidente! M. le président du conseil avait été écouté
avec froideur, même avec impatience, et, s'il eût été seul, le ministère
courait vraisemblablement, dès ce jour-là, à un désastre. C'est M. Léon
Bourgeois qui a eu le succès, qui a obtenu du moins un répit. Décidé-
ment M. Tirard n'a pas de chance, il ne peut pas réussir à être un
A70 REVUE DES DEUX MONDES.
président du conseil bien sérieux; tant que M. Constans est là, c'est
M. Constans qui passe pour le chef réel, à peine déguisé, du cabinet.
M. Bourgeois arrive, et c'est M. Bourgeois qui prend réellement la pre-
mière place, sans s'inquiéter de ce que devient son chef. La mésaven-
ture de M. Tirard, dans cette journée des éclaircissemens qui n'ont
rien éclairci, n'a été égalée ou surpassée que par celle de M. le garde
des sceaux Thévenet. Évidemment, ni M. le président du conseil ni
M. le garde des sceaux n'avaient prévu ce qui allait arriver, lorsqu'il y
a quelques jours l'un et l'autre, surtout M. le garde des sceaux, pro-
nonçaient devant le sénat, à propos de la loi nouvelle sur la presse,
des discours animés du plus pur esprit réactionnaire. C'est leur mal-
heur! M. Clemenceau le leur a bien fait sentir en leur demandant d'un
ton dégagé, avec une ironie acérée, si les lois répressives sur la presse
comptaient aussi parmi les «conquêtes républicaines» dont avait parlé
M. Bourgeois, — comment la politique de M. Bourgeois pouvait bien
se compléter par la politique de M. Thévenet, défendant devant le
sénat une loi de réaction. Pour le coup, M. le garde des sceaux est
resté abasourdi, oubliant ce qu'il avait dit au Luxembourg, ne sachant
plus si le gouvernement avait une opinion. Il a balbutié, pour finir par
se dérober, déclarant humblement qu'après tout la chambre décide-
rait ce qu'elle voudrait. Voilà un gouvernement bien représenté!
Que reste-t-il donc de cette crise et des discours qui l'ont illustrée ou
commentée ? Ce serait assez difficile à dire. Il reste un ministère à
demi protégé par M. Clemenceau, si c'est la politique de M. Bourgeois
qui a le dernier mot, à demi supporté par les modérés si l'on s'en
tient à une politique moins accentuée, un ministère qui n'est dans tous
les cas que la continuation d'une assez pauvre équivoque. Avec cela on
n'a ni une majorité ni un gouvernement. On peut vivre peut-être quel-
ques jours de plus, on ne fait pas les affaires du pays. On ne peut pas
aborder sérieusement et utilement ce problème de l'équilibre financier
que M. le ministre Bouvier vient de livrer à une commission du budget,
nommée d'hier, et aussi incohérente que la chambre elle-même. On
est réduit à cet état où le pouvoir n'est nulle part, où le pays, toujours
déçu dans ses vœux, attend vainement une direction, l'apparition d'une
politique qui en est encore à se dégager.
La meilleure fortune pour le ministère, tel qu'il est resté, a été de
trouver devant lui, dès le lendemain de ces pénibles explications, une
de ces questions où toutes les divisions des partis sont dominées ou
contenues par le sentiment d'un intérêt national supérieur. C'est juste-
ment ce qui est arrivé à l'occasion de cette conférence que l'empereur
d'Allemagne a proposée à toutes les puissances de l'Europe et qui a été
l'objet'd'une interpellation dans le parlement français. L'inconvénient
de ces interpellations sur les affaires extérieures, c'est qu'elles sont le
plus souvent sans utilité et qu'elles ne sont pas toujours sans péril.
REVUE. — CIIROXTQUE. 471
Rien n'est plus facile que de faire de la politique de fantaisie et de
susceptibilité dans une interpellation, de céder à un entraînement de
faux patriotisme, de prétendre que la France, dans sa situation, se
devait à elle-même de décliner l'invitation de l'empereur Guillaume.
Qu'est-ce à dire, cependant? La France n'est pas seule au monde;
elle a des intérêts communs avec toutes les nations, des rapports avec
tous les états, avec l'Allemagne comme avec tous les autres. Elle a un
ambassadeur à Berlin, de même que l'empereur d'Allemagne a un am-
bassadeur à Paris. La France n'a pas seulement ces relations régulières,
Elle a envoyé plus d'une fois depuis quinze ans des représentans par-
ticuliers à Berlin. Elle est allée au congrès où a été signée la paix de
rOrient, après la guerre entre la Russie et la Turquie. Elle est allée à
la conférence où ont été traitées les questions africaines. Elle est allée
à d'autres réunions à Berlin même. Quel intérêt aurait-elle eu aujour-
d'hui à se retrancher dans un isolement morose, à refuser d'aller à la
conférence nouvelle où doivent être traitées les affaires les plus graves,
les plus délicates de l'industrie et delà vie ouvrière? Le gouvernement
français ne pouvait donc éviter d'accepter l'invitation de l'empereur Guil-
laume, d'autant plus qu'il avait déjà accepté une invitation semblable à
Berne, et M. le ministre des affaires étrangères SpuUer, il faut le dire, a
mis autant de prudence que de simplicité dans ses résolutions comme
dans la réponse qu'il a opposée à une interpellation plus bruyante que
réfléchie. Le gouvernementa fait sur certains points ses réserves comme
il le devait, comme l'Angleterre elle-même a fait les siennes. Il a choisi
le mieux qu'il a pu la délégation qu'il envoie à Berlin, et en mettant
M. Jules Simon à la tête de cette mission, il a prouvé qu'il entendait être
bien représenté. Tout cela est simple et correct. Le gouvernement n'a
rien compromis, il a évité au contraire de tomber dans le piège d'une
abstention qui aurait pu n'être pas sans danger. Aussi l'interpellation
est-elle restée sans écho. Tous les partis sans distinction se sont con-
fondus dans un sentiment commun pour laisser au gouvernement sa
liberté. Le ministère a été sauvé pour un jour, par une question de
diplomatie ! Il n'a été sauvé que pour un jour ; il est perdu à l'heure
qu'il est par une autre question de diplomatie, à la suite d'un débat
sur les relations de commerce avec la Turquie. Il n'a pas pu réussir à
faire accepter par le sénat un arrangement qu'il avait négocié avec
l'empire ottoman et il a donné sa démission. Il a fini sa médiocre odys-
sée ! C'était inévitable un jour ou l'autre, parce qu'en dehors de ces
questions, le ministère a sa faiblesse en lui-même. Il tombe tout sim-
plement parce qu'à chaque incident se réveille avec plus d'intensité
ce besoin d'un gouvernement plus sérieux, plus capable de longs et
prévoyans desseins dans l'intérêt de la paix intérieure et de la con-
sidération extérieure de la France !
Tous ces problèmes du travail, des salaires, du capital, de la vie
Zl72 REVUE DES DEUX MONDES.
ouvrière, sur lesquels l'ardent et impatient empereur d'Allemagne
appelle l'Europe à délibérer, ont certes un puissant intérêt pour toutes
les nations. Ils ont même un tel intérêt, ils sont d'un ordre si grave,
si compliqué, qu'on a de la peine à se défendre de quelques doutes sur
l'issue de ces délibérations expéditives. Les délégués envoyés de toutes
parts y mettront sans nul doute leur meilleure volonté; au demeurant,
ce sera un spectacle rare, — plus curieux peut-être que fécond en ré-
sultats pratiques, dût-il durer quinze jours ! Ce qu'il y a d'ailleurs, avant
tout, de frappant dans cette tentative, c'est que, si elle est faite pour in-
téresser l'Europe, elle se lie aussi à un état assez indéfinissable de l'Al-
lemagne, à une situation où tout commence à devenir singulier et où
le rôle de l'empereur lui-même n'est pas ce qu'il y a de moins
étrange.
Oui, sans doute, hommes et choses, tout change rapidement en Alle-
magne depuis quelque temps. Ces élections qui viennent de s'accom-
plir, qui ont maintenant dit leur dernier mot, révèlent assurément un
état assez nouveau d'opinion, un travail qui peut déconcerter bien des
calculs. Guillaume 11 lui-même est un souverain assez nouveau par son
esprit, par ses allures, par la liberté originale et hardie avec laquelle
il mène ses affaires. C'est un prince d'une nature compliquée, mêlant
l'imagination romantique ou mystique de Frédéric-Guillaume IV au réa-
lisme d'un Frédéric II, cachant peut-être plus d'un calcul sous ses im-
pétuosités et ses inexpériences, allant tout droit aux aventures socia-
listes, — sans négliger de demander de nouveaux crédits militaires et
en mettant au besoin la main sur son épée. Il a surtout la passion des
discours et depuis longtemps vraiment il n'y a eu rien de plus curieux
que cette dernière harangue qu'il adressait ces jours passés aux états
de Brandebourg, réunis dans un banquet. II parle de tout à ses fidèles
Brandebourgeois : il leur parle de ses voyages, de ses méditations sur
le pont de son navire entre le ciel et la mer, de son grand-père, de sa
mission, de son devoir d'augmenter l'héritage qu'il a reçu, de la Bible,
de ses projets. Il ne manque pas, au surplus, d'ajouter, pour l'édifica-
tion complète de ses bons Brandebourgeois, que s'il est disposé à
accueillir tous ceux qui voudront l'aider, quels qu'ils soient, il est
résolu aussi à réduire en poussière ceux qui lui feront obstacle ! Un
des traits les plus caractéristiques de ce prince intéressant et peut-
être redoutable est véritablement l'impatience de s'émanciper, d'agir,
de mettre à tout le sceau de son impétueuse jeunesse. Il commande
des flottes aussi bien que son armée. Il déconcerte par ses rescrits,
ouvre une conférence à l'Europe et fait du socialisme une puissance
reconnue. Il préside son conseil d'état et se mêle à toutes les discus-
sions, il choisit ses hommes. Il remplit de plus en plus la scène, éclip-
sant par degrés celui qui a passé jusqu'ici pour le premier guide de
l'Allemagne. On est un peu loin de ce discours de 1888, où le jeune
REVUE. — CHRONIQUE
/i7S
Guillaume II, alors prince de la couronne, placé entre la mort récente
de l'empereur Guillaume I"' et l'agonie de l'empereur Frédéric III, par-
lant à SCS fidèles Brandebourgeois, désignait le chancelier comme le
porte-étendard, qu'il fallait toujours suivre. Aujourd'hui, c'est lui qui
est le porte-étendard ; le chancelier est à demi effacé, et c'est là juste-
ment un autre côté de cette situation aussi singulière que nouvelle de
l'Allemagne.
Quelle est au moment présent la situation réelle de M. de Bismarck?
Il n'est point douteux qu'il n'est plus dans le mouvement, qu'il a été du
moins étranger aux dernières résolutions, aux derniers actes de son
jeune empereur. Il a commencé par se dépouiller d'une partie de ses
pouvoirs dans le gouvernement de la Prusse : puis on a laissé entendre
qu'il pourrait même quitter la chancellerie de l'empire pour rentrer
comme M. de Moltke dans la retraite. Ce ne sont encore que des bruits;
ils répondent évidemment à une situation, à des faits qui restent à
éclaircir. Cette retraite de M. de Bismarck, en effet, devient désormais
bien possible. Seulement, on ne peut s'y méprendre, ce serait le com-
mencement ou l'occasion de difficultés assez sérieuses. Cette constitu-
tion de l'empire, de l'Allemagne nouvelle, telle qu'elle a existé jus-
qu'ici, elle a été faite en quelque sorte par le chancelier et pour le chan-
celier. Seul, il a pu suffire à concentrer tant de pouvoirs, à manier les
ressorts d'une organisation si compliquée, à contenir des antagonismes
momentanément déguisés et toujours survivans. M. de Bismarck a eu
les avantages et les inconvéniens d'une toute-puissance qui s'est impo-
sée par le succès et qui ne se transmet pas avec un titre. Où est aujour-
d'hui en Allemagne le personnage public qui serait désigné pour re-
cueillir ce lourd héritage? Et d'un autre côté, comment partager et
morceler cet héritage? Comment substituer à une organisation, con-
centrée surtout dans un homme un régime en apparence plus régulier,
un ministère multiple et responsable de l'empire ? La transition sera
au moins épineuse. Il y a ici tous les élémens d'une crise, qui peut de-
venir grave avec les nouveaux mouvemens d'opinion qui se déclarent,
avec les résistances qui peuvent se manifester dans d'autres parties
de l'Allemagne, oii la suprématie prussienne, subie en silence tant que
M. de Bismarck était ià, n'est déjà supportée qu'avec impatience. C'est
une expérience qui commence, qui peut donner de l'occupation au nou-
veau règne allemand et a certes un rare intérêt pour l'Europe.
La vie devient décidément laborieuse aujourd'hui dans tous les pays,
pour tous les gouvernemens qui ont à compter avec l'opinion, avec
des parlemens, avec toutes les difficultés d'une situation confuse.
Qu'est-ce donc dans des états à la fois vieux et à demi renouvelés
comme l'Autriche-Hongrie, où il y a, avec des traditions impériales
toujours survivantes, deux ministères, deux parlemens, des délégations
qui sont un autre parlement, sans parler des assemblées locales qui
!l7ll REVUE DES DEUX MONDES.
sont de petites représentations de nationalités rivales ? A l'heure qu'il
est, il y a une situation pour le moins délicate à Vienne et une crise
ministérielle ouverte à Budapesth. L'empereur François-Joseph, mal-
gré son autorité traditionnelle et toujours bienveillante, malgré l'ex-
périence qu'il a pu acquérir dans sa tâche de souverain conciliateur,
a peut-être quelque peine à se reconnaître.
Ce n'est point que les conditions soient les mêmes en Autriche et en
Hongrie, que le ministère du comte Taaffe qui a le pouvoir à Vienne
soit précisément menacé; mais il est clair que le succès, qu'il se flat-
tait d'avoir obtenu par le compromis négocié entre Tchèques et Alle-
mands en Bohême, s'est rapidement épuisé, que le ministère se re-
trouve en face de difficultés renaissantes, peut-être aggravées par la
désillusion. La paix, une paix de quelque durée, semble plus que jamais
douteuse. D'abord les jeunes Tchèques, qui avaient contenu leur hosti-
lité, n'ont pas tardé à laisser éclater leurs sentimens et à reprendre
leur campagne de revendication. Ils refusent de se soumettre au com-
promis accepté par les vieux Tchèques, et avec leur ardeur de propa-
gande, avec leur popularité, ils ont la chance de susciter ou d'entre-
tenir une agitation redoutable. Ils mettent dans l'embarras les vieux
Tchèques, qui, en se prêtant par un calcul politique à une transaction,
ne veulent pas livrer les droits de leur pays. D'un autre côté, les Alle-
mands eux-mêmes ne sont plus satisfaits et commencent à se montrer
impatiens. Évidemment ils n'avaient vu dans le compromis que le pre-
mier gage d'une victoire plus complète pour le germanisme. Ils
s'étaient probablement attendus à regagner plus vite leur vieille pré-
pondérance dans les affaires de l'empire. Ils ont' pris pour un change-
ment de politique ce qui n'était qu'une suite du système de diplo-
matie conciliatrice que le comte Taaffe représente et pratique depuis
dix ans. Ils se sont abusés, et ils semblent maintenant assez disposés à
saisir la première occasion de reprendre leur opposition contre le gou-
vernement. De sorte qu'après un succès de quelques jours le minis-
tère du comte Taaffe n'est pas plus avancé; il se retrouve en présence
des cléricaux qui se défient toujours des retours offensifs du germanisme
et du centralisme, des Allemands, eux-mêmes déçus et irrités, des
Tchèques, divisés et troublés, des fédéralistes, inquiets. C'est une œuvre
à recommencer pour le comte Taaffe, le chef de cabinet qui a pourtant
le mieux réussi à faire vivre ensemble toutes les nationalités de l'em-
pire.
A Pesth, la crise a fini par éclater. Le ministre opiniâtre qui, depuis
quinze ans, n'a cessé de diriger avec une sorte d'omnipotence les
affaires hongroises, M. Koloman Tisza, cède devant l'orage et a été
obligé de donner sa démission, sans entraîner, il est vrai, dans sa
chute le cabinet dont il était le cheL Jusqu'ici, en effet, M. Tisza seul
semble devoir se retirer. L'incident qui, au dernier moment, a décidé
REVUE. — CimOMQUE. 475
et précipité sa retraite n'a été évidemment qu'un prétexte. M. Tisza,
pressé de toutes parts il y a quelque temps, s'était engagé à proposer
une loi permettant au vieux Kossuth, qui réside à Turin, de garder la
nationalité hongroise, quoique l'ancien dictateur ait persisté à rester
en dehors de toutes les lois et qu'il ait même témoigné récemment son
hostilité vis-à-vis de l'empire et de l'empereur. Cette loi paraît avoir
rencontré quelque opposition dans le conseil et, vraisemblablement,
l'empereur lui-même ne se prêtait pas sans difliculté à un acte excep-
tionnel en faveur d'un ennemi obstiné. M. Tisza a saisi cette occasion,
il s'est retiré; mais il est bien clair que sa loi de Kossuth n'est qu'un
prétexte, que la retraite du premier ministre de Hongrie est la consé-
quence d'une série de faits, de toute une situation progressivement
aggravée, devenue par degrés à peu près impossible pour un chef de
gouvernement. Cette crise hongroise, elle se préparait depuis long-
temps, elle était prévue et inévitable. Elle avait commencé, il y a plus
d'un an déjà, avec les scènes de désordre qui éclataient à Pesth à
propos de la loi militaire, qui passaient du parlement dans la rue et
prenaient aussitôt le caractère d'une agitation menaçante pour le gou-
vernement, surtout pour la personne du président du conseil, pour la
paix publique elle-même. M. Tisza, on n'en peut disconvenir, a toujours
opposé une imperturbable énergie à ses adversaires du parlement,
comme aux manifestations populaires; il a eu, jusqu'à un certain
point, raison de l'agitation et des agitateurs. 11 avait d'ailleurs avec
lui, dans ses luttes, la majorité du parlement, et il a gardé jusqu'au
bout la faveur du souverain, qui n'a cessé de le soutenir. 11 avait su, de
plus, dans ces derniers temps, rajeunir son cabinet par des adjonc-
tions utiles, comme celle du nouveau ministre de la justice, M. Szil-
lag^'i. La situation ne restait pas moins critique, singulièrement ten-
due, et lorsque, il y a quelques jours à peine, de nouvelles violences
ont éclaté, le président du conseil a pu s'apercevoir que, s'il avait un
moment fatigué ses adversaires, il ne les avait pas désarmés.
C'est alors qu'il s'est décidé. En réalité, M. Tisza quitte le pouvoir,
non pour une loi qui n'a pas même été proposée, non devant un vote
du parlement, mais parce qu'il avait épuisé pour ainsi dire son auto-
rité, parce que pendant quinze ans de ministère, il avait suscité, par
son caractère impérieux et opiniâtre, des animosités acharnées, une
opposition résolue à tout pour lui rendre le pouvoir impossible. Res-
tait à le remplacer, et c'est là l'œuvre de l'empereur François-Joseph qui
n"a pas quitté Budapesth depuis que cette crise est ouverte. Jusqu'ici,
le cabinet hongrois semblerait devoir être peu modifié. Le ministre
de l'agriculture, le comte Szapary, prend la présidence du conseil en
gardant tous ses autres collègues. En un mot, le ministère reste ce qu'il
était, moins M. Tisza, qui, en rentrant comme simple député au parle-
ment, aurait promis son appui! A dire vrai, la situation fût-elle à demi
h76 REVUE DES DEUX MONDES.
détendue par ce changement, elle serait toujours délicate par ce seul
fait que le nouveau ministère aurait ou à subir la .protection un peu
lourde de M. Tisza ou à compter avec son opposition. Est-ce dès lors
un dénoûment ou ne serait-ce que le prélude de crises nouvelles qui
pourraient n'être pas sans influence sur la politique générale de l'em-
pire?
Depuis que le parlement d'Angleterre est réuni, il y a déjà un mois,
il n'a point eu précisément de ces débats exceptionnels qui décident
des grandes affaires, quelquefois du sort d'un ministère; il n'a pas
moins eu et il a encore chaque jour ses discussions animées, et même
ses scènes violentes. On aurait beau s'en défendre et vouloir se sous-
traire à l'éternelle et irritante obsession, c'est l'Irlande qui, à travers
tout, a toujours la première place dans les luttes des partis an-
glais. Elle a fait sa réapparition, cette terrible et insoluble question,
dès l'ouverture du parlement, à l'occasion de l'adresse. M. Parnell,
celui qu'on appelle le « roi non couronné » de l'Irlande, a le premier
ouvert le feu contre la politique du ministère, et naturellement il en a
été pour ses frais d'éloquence auprès d'une majorité qui jusqu'ici n'a
jamais manqué au gouvernement; mais à peine la question a-t-elle été
écartée dans le débat de l'adresse, qu'elle a reparu sous une autre
forme, dans une discussion épisodique,qui a ravivé toutes les passions
et ramené tous les chefs de partis au combat. On n'a peut-être pas
oublié cette étrange campagne engagée l'an dernier dans le Times
contre M. Parnell et ses amis, contre tous les home-rulers qui se trou-
vaient représentés comme les complices des meurtres, des crimes de
toute sorte commis il y a quelques années en Irlande. C'était un procès
complet, perfidement instruit, appuyé de preuves spécieuses, de révé-
lations compromettantes, de correspondances secrètes qu'on attribuait
à M. Parnell ou à ses amis et qui ressemblaient à un aveu de compli-
cité. Jusqu'à quel point le gouvernement avait-il été mêlé par sa police,
par ses communications, à la campagne accusatrice du journal anglais,
on ne le savait pas, et c'était une complication de plus. Toujours est-il
que l'affaire avait eu un tel retentissement jusque dans la chambre des
communes qu'on ne pouvait plus la dédaigner, que les députés irlan-
dais eux-mêmes ne voulaient pas rester sous le coup des violentes tn-
criminations dont ils étaient l'objet. On nommait alors une commis-
sion d'enquête composée de trois juges et chargée de rechercher la
vérité. Cette commission, elle a fait son œuvre laborieuse et délicate,
non sans peine, au milieu de toutes les contradictions et de péripéties
souvent dramatiques. Elle a impartialement reconnu que dans tout ce
qu'avait dit le Times, il y avait beaucoup d'accusations suspectes, des
témoignages douteux, des lettres fabriquées ou supposées, que M. Par-
nell et ses collègues n'étaient ni des meurtriers, ni des complices de
meurtre; elle a en même temps admis que les députés irlandais
REVUE. — CHRONIQUE. hll
pouvaient n'être point étrangers aux agitations de l'Irlande, à la Land-
Icogue, à des menées plus ou moins factieuses. C'est le résumé du rap-
port de la commission qui vient d'être soumis aux communes et qui a
été l'occasion de la discussion nouvelle.
Qu'allait-on faire de ce rapport? quelle sanction pouvait avoir l'en-
quête ? Le gouvernement, par une habile tactique, n'a trouvé rien de
mieux que de proposer à la chambre des communes d'enregistrer tout
simplement l'œuvre de la commission, qui, en dégageant les députés
irlandais de tout soupçon de meurtre, les laisse cependant sous le
poids d'une certaine accusation de complot, de menées factieuses. Le
leader conservateur, M. Smith, s'est chargé de la motion; mais M. Par-
nell et ses amis ne se sont pas tenus pour satisfaits. Ils ont prétendu
que, s'ils restaient des accusés à un degré quelconque, ils devaient
être envoyés en jugement; que, s'ils étaient reconnus innocens, la
chambre des communes devait le déclarer sans subterfuge. M. Glad-
stone lui-même s'est jeté dans la mêlée, soutenant, avec une élo-
quence qui ne faiblit pas, que la chambre des communes doit à son
honneur de rendre une complète justice à M. Parnell et à ceux qui ont
été comme lui l'objet d'indignes calomnies. Il doit bien y avoir quelque
perplexité, même en dehors des libéraux, jusque parmi les conserva-
teurs, puisqu'au dernier moment, un ami de lord Randolph Churchill,
M. Jennings, par un amendement nouveau, a demandé tout au moins
un vote de blâme contre ceux qui ont injustement accusé des mem-
bres du parlement. Lord Randolph-Churchill lui-même vient d'intervenir
par un discours d'une véhémente éloquence. Le ministère, eût-il jusqu'au
bout la majorité, n'est décidément pas heureux avec cette question irlan-
daise, qu'il croit quelquefois avoir résolue avec ses lois répressives ou
avec ses concessions agraires, et qui renaît sans cesse, à tout propos. Elle
renaît dans les chambres; elle renaît encore plus dans le pays, où les
élections qui se succèdent ne sont rien moins que favorables aux con-
servateurs. C'est un phénomène curieux, en effet, que ce retour lent,
mais incessant de l'opinion vers la poHtique libérale, manifesté par une
série d'élections partielles. L'autre semaine, au moment même où l'on
discutait l'amendement de M. Gladstone, qui a fini par être rejeté, un
des districts de Londres, North-Saint-Pancras, élisait un libéral à la
place d'un conservateur, et on se hâtait de dire que c'était le jugement
du peuple. Ce n'était peut-être pas le jugement du peuple ; c'était du
moins la preuve que l'Irlande n'a pas perdu sa cause devant l'opinion,
qu'elle ne cesse pas d'être l'embarras de la vie parlementaire, de la
politique britannique.
Ch. de Mazade.
478 REVUE DES DEUX jMONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Le marché des rentes françaises a été calme et ferme depuis le
commencement du mois. Le 3 pour 100 a fléchi un instant sur la re-
traite de M. Constans et la crainte d'une crise ministérielle. La prompte
terminaison de l'incident et des achats très actifs au comptant ont
amené un rapide relèvement des cours, et la rente a été ainsi portée
sans nouvelle secousse à 88.67. L'amortissable s'est avancé de 25 cen-
times à 91.90. Le k 1/2 a été au contraire fort recherché et n'a pas gagné
moins de 60 centimes à 105.90.
La chambre a enfin nommé la commission du budget. La première
question que celle-ci va avoir à résoudre porte sur la disjonction ou la
connexité des deux propositions de M. Rouvier, concernant, l'une un
emprunt de 700 millions pour la consolidation des obligations sexen-
naires, l'autre, l'établissement du budget de 1891. Sur la nécessité ou
tout au moins l'opportunité de l'emprunt, il n'y a guère de doute. Mais
l'opération doit-elle être effectuée de suite, ou seulement lorsque la
chambre aura statué sur la suppression du budget extraordinaire de la
guerre et sur les nouveaux impôts ? Tel est le point sur lequel les membres
de la commission paraissent très divisés. La solution exercera très
vraisemblablement une action décisive sur l'attitude du marché de la
rente pendant le reste du mois.
Les marchés de Berlin et de Vienne ont subi un commencement de
krach, aujourd'hui très heureusement arrêté. La crise a porté sur
des valeurs minières et métallurgiques qu'une spéculation imprudente
avait portées à des cours fort exagérés. Ces cours sont aujourd'hui re-
perdus; un mouvement brusque de baisse a fait justice des folies comj
mises et infligé des pertes considérables. Mais les valeurs affectées par
cette réaction restent intrinsèquement excellentes et sont favorisées
par la hausse des fers et des charbons. Un parti de baissiers a profité
habilement de cette tempête subite pour recueillir des différences sur
diverses valeurs autrichiennes, en même temps que la retraite de
M. Tisza, président du conseil des ministres de Hongrie depuis quinze
ans, provoquait des ventes sur le k pour 100 hongrois. Maintenant, le
calme est rétabli sur les deux places, et les cours se relèvent.
L'Italien, toutefois, reste faible à 92.60. Il y a là de fortes positions
à la hausse maintenues depuis longtemps à Berlin, et que l'on voudrait
dégager peu à peu. Mais le marché de Paris ne s'y prête que faible-
REVUE. — CHROMQUE. ^"9
ment, et les places italiennes y aident moins encore, la spéculation y
étant ouvertement à la baisse, ce qui peut être avisé, mais n'est pas
patriotique.
Les fonds russes ont repris leur marche lente vers le pair. Le
h pour 100 1880 est à 95. Il n'est pas sans intérêt de faire remarquer
qu'il y a trois ans, le k pour 100 russe valait 88 fr. et le k-^h italien le
pair et même un peu plus. Le premier fonds a monté de sept unités,
le second a baissé d'autant. Il est vrai que la Russie a su se concilier
le marché français et que l'Italie a tout fait pour se l'aliéner.
L'Extérieure est en hausse de 3/4 à 73 1/2, dans l'attente d'un em-
prunt dont le ministre des finances d'Espagne, M. Eguilior, commence
à reconnaître la nécessité.
Les fonds turcs se sont cotés en hausse sur le caractère plus précis
qu'ont pris en ces derniers jours les bruits de conversion de diverses
catégories de la dette publique ottomane. Le principe d'une opération
de ce genre a été accueilli avec faveur, sur les marchés financiers,
comme le témoignage d'une amélioration sensible du crédit de l'état.
11 ne pouvait être sérieusement question d'une refonte de l'ensemble
de la dette, opération qui n'eût pas paru suffisamment opportune et
qui se fût heurtée à d'insurmontables difficultés. On s'est arrêté à la
conversion des obligations privilégiées, émises, en vertu du décret de
1881, au montant de 8,109,986 livres turques, rapportant un intérêt de
5 pour 100 et dotées d'un fonds d'amortissement de 2 pour 100 l'an.
L'échange de ces titres contre de nouvelles obligations émises à 80
pour 100, portant un intérêt de 4 pour 100 et remboursables dans un
délai plus long, laisserait un bénéfice annuel de 145,000 livres tur-
ques.
Reste à établir le mode de répartition de cette économie. On propose
d'en affecter la plus grande partie à l'amortissement des emprunts
compris dans les catégories B et G de la dette publique. Le reliquat
irait au trésor, qui trouverait ainsi dans le succès de l'opération un
supplément de recettes dont il paraît avoir grand besoin.
La quinzaine a été bonne pour un certain nombre de titres de
banques, sur lesquels l'approche des assemblées générales a rappelé
l'attention des capitalistes et un peu aussi des spéculateurs.
La Banque de France a été portée de 4,170 à 4,225, en prévision
d'une reprise prochaine des négociations pour le renouvellement du
privilège. Le Crédit foncier, sur l'attenie de la fixation du dividende
de 1889 à 63 francs, s'est avancé de 1,315 à 1,322.50. La Banque de
Paris a été relevée de 782.50 à 796.25. Pour un certain temps encore,
au moins jusqu'à la dissolution du syndicat, les cours de cette valeur
dépendent, dans une assez large mesure, de ceux de la Banque na-
tionale du Brésil. Or ces titres viennent de regagner assez brusque-
ment une trentaine de francs sur l'annonce d'une modification impor-
ZiSO REVUE DES DEUX MONDES.
tante introduite dans les arrangemens existant entre l'Etat brésilien
et cet établissement.
Le contrat du mois d'octobre dernier, visant lé retrait du papier-
monnaie brésilien et son remplacement par des billets de la Banque
nationale, remboursables à vue et en or, supposait le maintien du
change au pair. Depuis la révolution, le change a fortement baissé, et
la Banque a dû interrompre l'exécution de son contrat, en même
temps qu'elle suspendait toute émission de ses propres billets. Le
commerce se plaignit alors du défaut de circulation fiduciaire, et le
ministre des finances crut trouver un remède à la situation dans la
création de banques régionales investies du droit d'émettre des billets
contre dépôts de fonds publics dans une proportion déterminée. Mais
ce système fonctionnant péniblement, le ministre des finances en
revint à l'exécution du contrat d'octobre, pour laquelle il associa la
Banque du Brésil à la Banque nationale, et décréta en outre que les
billets émis par ces deux banques auraient cours forcé, bien que cou-
verts par une encaisse or pour moitié au moins de l'émission et garantis
par le capital de l'une et de l'autre banque.
Le Crédit lyonnais s'est maintenu à 727.50, ainsi que la Banque
d'escompte à 517.50. Le Crédit mobilier a été porté de 462.50 à 475.
Le Comptoir national d'escompte a fléchi de 625 à 600 et s'est relevé
à 615, après détachement d'un dividende de h francs et admission à
la cote des 80,000 actions nouvelles.
L'assemblée générale des actionnaires de la Banque des Pays-Autri-
chiens est convoquée pour le 31 mars. La crise passagère qui, pendant
les premiers jours du mois, a si fortement secoué les places de Vienne
et de Berlin, a fait fléchir les titres de cette banque de 535 au-dessous
de 500 francs, et ceux du Crédit Foncier d'Autriche aux environs de
960 francs. Une reprise s'est déjà produite, et ces deux établissemens,
où d'importans intérêts français sont engagés, conservent une situa-
tion très prospère. Les cours du mois dernier seront aisément atteints
de nouveau.
La Banque ottomane est sortie de sa longue immobilité, l'opinion
publique l'associant aux projets de conversion dont il a été fait men-
tion plus haut. On ne compte cependant point pour 1889 sur un divi-
dende supérieur à 12 fr. 50.
Un vif mouvement de hausse s'est dessiné sur les actions de nos
grandes compagnies de chemins de fer. Le Lyon s'est avancé de
23 francs à 1,408, le Nord et l'Est de 15 francs à 1,785 et 845, le Midi
et l'Orléans de 10 francs à 1,215 et 1,420.
Le directeur-gérant : C. Buloz.
HONNEUR D'ARTISTE
DERNIERE PARTIE (1),
I
XII.
LA LOGE DES FRANÇAIS.
Deux mois environ après le mariage de M'^^ de La Treillade avec
le baron Jules Grèbe, Fabrice et sa femme, en compagnie de M. et
de M™* d'Aymaret, étaient allés passer la soirée au Théâtre-Français.
Ils occupaient cette grande baignoire d'avant-scène que beaucoup
de Parisiens connaissent, et dont l'administration du théâtre, à qui
elle est réservée, fait profiter de temps en temps les amis de la mai-
son. La loge est d'autant plus recherchée qu'elle communique avec
un petit salon ménagé de l'autre côté du couloir.
Il était neuf heures et demie et le rideau venait de se relever sur
le second acte de 3f^^ de La Seiglière, quand l'attention que Béa-
trice et M'"'' d'Aymaret prêtaient à la pièce fut brusquement trou-
blée par la bruyante installation de trois ou quatre personnes dans
l'avant-scène qui leur faisait face. Elles reconnurent tout de suite la
baronne Grèbe, née de La Treillade, escortée de sa fidèle institu-
trice, de son mari et du marquis de Pierrepont. Cette société avait
l'air de très belle humeur, et l'exubérance de son entrain souleva
même dans la salle quelques chuts réprobateurs.
Tout Paris s'entretenait, depuis quelque temps , de l'intimité de
Pierrepont avec la jeune baronne Grèbe, et quant au baron, entiè-
(1) Voyez la Bévue du l*"" et du 15 mars.
TOME XCVm. — 1" AVRIL 1890. 31
A 8 2 REVUE DES DEUX MONDES.
rement dompté, fasciné et hypnotisé par sa femme, il avait pris
rang parmi ces maris dont le monde regorge et dont on ne sait si
on doit plaindre l'aveuglement ou admirer la complaisance. Même
pour ceux qui n'en connaissaient pas les détails les plus fâcheux,
cette Maison publique de Pierrepont avec une jeune mariée de la
veille avait un faux air de détournement de mineure, qui généra-
lement déplut. On peut croire qu'elle fut une tristesse nouvelle
pour ses amis des anciens jours qui voyaient se dégrader ainsi sous
leurs yeux, de scandale en scandale, cette noble, délicate et che-
valeresque figure qui les avait charmés.
Il y avait longtemps que Béatrice et son amie n'avaient prononcé
entre elles le nom du marquis quand elles eurent la pénible sur-
prise de se trouver face à face avec lui et avec Marianne dans
l'avant-scène du Théâtre-Français. Elles virent aussitôt qu'elles
étaient elles-mêmes reconnues, et elles crurent remarquer au jeu
des lorgnettes et à l'expression des physionomies qu'elles n'étaient
pas étrangères à la conversation de leur vis-à-vis. Marianne parlait
avec animation, paraissant diriger avec insistance l'attention de
Pierrepont sur la loge de Fabrice.
A l'entr'acte, Fabrice, qu'un travail urgent rappelait chez lui, se
retira, suivi de M. d'Aymaret, qui allait faire un bésigue au cercle.
Sa femme devait reconduire Béatrice.
Au même moment, le marquis de Pierrepont, semblant obéir un
peu à regret à quelque prière de Marianne, se levait et sortait lui-
même de son avant-scène. — Béatrice, qui, derrière son écran,
ne le quittait pas du regard, sentit son cœur bondir et posa brus-
quement une main sur son sein.
— Qu'as-tu donc? lui dit M"^ d'Aymaret.
— Je suis sûre qu'il vient ici!
— Tu es folle.., impossible!
— Tu vas voir !
Trois ou quatre minutes plus tard, on frappa légèrement à la
porte de la loge. M™^ d'Aymaret alla ouvrir, et Pierrepont entra.
Il salua avec une pohtesse un peu raide, et, jetant les yeux au-
tour de lui, comme étonné de voir les deux femmes seules :
— Fabrice est donc parti? demanda- t-il.
— Oui, ditM™'^ d'Aymaret, il vient de s'en aller.
— Ah!., fâché... très fâché! — dit Pierrepont en prenant avec
une gaucherie étrange le siège qu'on lui offrait. — Il lui arriva en
s'asseyant de laisser tomber à deux reprises sa lorgnette, qu'il
tenait à la main, et il la ramassa en riant plus que de raison de
sa maladresse. — J'étais chargé, reprit-il, d'une commission pour
lui,., pour ce bon Fabrice,., mais, certainement, madame Fabrice
voudra bien me servir d'intermédiaire,., je n'en doute pas... et,
HONNEUR d'artiste. /|83
naturellement,., elle obtiendra toutes choses,., comme elle en est
digne...
La bizarrerie de ce langage, son accent hésitant et empâté, l'es-
pèce de ricanement qui accompagnait sa parole pénible, ne pou-
vaient échapper aux deux jeunes femmes, qui pensèrent aussitôt
douloureusement aux habitudes d'intempérance qu'on lui prêtait.
— Voici le fait, continua-t-il, pendant qu'elles l'écontaient avec
une véritable stupeur : — Tout le monde parle du portrait de miss
Xicholson que Fabrice vient de terminer,., un parfait chef-d'œuvre,
dit-on... La baronne Grèbe se monte la tête à ce sujet,., elle vou-
drait avoir aussi son portrait... de la main du grand artiste,., mais
il paraît qu'il est surchargé,., qu'il refuse des cliens,.. qu'il faut
des tours,., des tours de faveur... J'oserai,., j'oserai en réclamer
un pour la femme de mon jeune ami,., par l'intermédiaire, — je
le répète, — de M""" Fabrice...
Ni l'objet de cette requête, ni le ton dont elle lui était adressée,
n'étaient de nature à plaire à Béatrice.
— Mon mari, répondit-elle, avec un froid dédain, ne me con-
sulte pas sur le choix de ses modèles.
— Ah!.. Madame Fabrice, alors... si je comprends bien... nous
refuse son concours... en cette circonstance?
— Oui, monsieur, je vous le refuse, dit Béatrice en se levant
avec dignité. — Elise, ajouta-t-ellc, tu me permets de prendre ton
coupé,., je te le renverrai dans vmgt minutes...
Elle passa devant Pierrepont, ouvrit la porte de la loge et entra
dans le petit salon contigu, où elle se revêtit à la hâte de sa pelisse
et de ses fourrures. M"""" d'Aymaret était accourue et l'aidait. Elles
se serrèrent la main, et Béatrice partit.
Pierrepont, debout, immobile, muet, avait assisté, — dans l'ombre
de la baignoire, — à cette courte scène. — Il rejoignit M"'*' d'Ay-
maret dans le petit salon. Elle s'y était assise sur un divan, respi-
rant avec force comme oppressée. — Il se posa devant elle : ses
mains étaient agitées d'un léger tremblement ; son front et ses
joues avaient pris une teinte de pourpre, car la colère avait achevé
de le griser, — et ce fut presque en bégayant qu'il essaya l'apolo-
gie de sa conduite :
— A vous,., je puis dire... avec respect,., mon intention n'a pas
été... Pas l'habitude, vous savez, d'insulter les femmes,., je ne crois
pas avoir mérité... comme elle m'a répondu... C'est, du reste, affaire
entre hommes maintenant... Quanta vous,., je désire invoquer des
souvenirs,., qui, j'espère...
Tout à coup, il cessa de parler : — M"'- d'Aymaret avait couvert
son visage de ses deux mains, et il voyait des larmes glisser entre
ses doigts à travers ses bagues.
hSh REVUE DES DEUX MONDES.
Il y eut un silence d'une minute ou deux ; puis le marquis de
Pierrepont, devenu subitement pâle comme une cire, lui dit d'une
voix basse, mais assurée :
— Pourquoi pleurez-vous?
Elle ne lui répondit que par une explosion de sanglots.
— Oh ! je sais, reprit-il en secouant tristement la tête : — Vous
pleurez sur moi!., vous pleurez sur l'homme que vous avez honoré
de votre estime, — de votre amitié... et que vous voyez aujour-
d'hui tombé dans la dernière dégradation,., mais si je vous fais
pitié,., ou plutôt si je vous fais horreur, — comme je me fais hor-
reur à moi-même,., à qui la faute,., à qui? si ce n'est à cette misé-
rable femme qui sort d'ici !
— Monsieur de Pierrepont!
— Je ne vous apprends rien, madame, je suppose... Le chan-
gement singulier qui s'est fait dans ma vie peut être une énigme
pour tout le monde, excepté pour vous... Il est impossible que, vous
du moins, vous n'en connaissiez pas la cause véritable... et laissez-
moi dire l'excuse!
— Quelquefois... sans doute, murmura la jeune femme, j'ai eu
cette pensée... Mais comment m'y arrêter?., comment croire qu'une
déception, si amère qu'elle soit, puisse faire descendre un
homme...
Elle hésitait.
— Aussi bas!., dit Pierrepont, achevant la phrase. — Mais mon
Dieu! madame, vous avez pourtant été ma confidente... à cette
heure affreuse de ma vie ! Rappelez-vous donc, je vous en prie, ce
qu'a dû être pour moi cette déception dont vous parlez... A l'âge
où la destinée d'un homme est en suspens, c'est une femme sou-
vent qui en décide... qui la tourne au bien ou au mal... Pour moi,
il s'est trouvé que votre amie a été cette femme-là... Telle qu'elle
m'apparaissait alors... de même qu'à tout le monde... avec sa
beauté trop réelle et ses vertus factices... elle était comme le
symbole charmant du bonheur que je rêvais auprès d'un foyer res-
pecté... J'avais peu à peu mis tout mon avenir, toute ma vie dans
ce rêve dont elle était l'inspiratrice... Vous savez tout ce qui me
séparait d'elle... vous savez toutes les objections, toutes les résis-
tances, tous les obstacles que j'avais eu à vaincre ou à braver...
Vous savez que j'étais prêt à tous les dévoûmens, à tous les sacri-
fices... vous savez que j'acceptais tout, les privations, la gêne, la
sujétion, le travail... pourvu qu'elle fût ma femme... Vous savez
enfin combien je l'aimais... de quelle tendresse folle... presque
sainte, j'ose le dire... et quand elle a trompé odieusement un pa-
reil amour, vous vous étonnez que je sois devenu un désespéré, et
que je l'appelle une misérable!
HONNEUR d'artiste. 485
— Monsieur de Pierrepont, je vous plains de toute mon àme...
Mais est-il digne de vous, de votre bon sens, de votre droiture, de
traiter une femme de misérable parce qu'elle a refusé de vous
épouser?
— Je ne la traite pas de misérable parce qu'elle a refusé de m'é-
pouser... mais parce que pendant des mois et des années elle a
encouragé ma passion, parce qu'elle m'a laissé croire qu'elle la
partageait, — et parce qu'elle mentait! Voyons, madame... est-ce
que j'étais un enfant? Est-ce que je pouvais me tromper à son atti-
tude, à ses regards, à son accent, à son silence même? Est-ce que
tout cela ne me disait pas qu'elle m'aimait?.. Allons! vous en étiez
persuadée vous-même!., et tout cela n'était que mensonge, calcul
et froide coquetterie... C'est qu'alors, malgré la médiocrité de ma
lortune, j'étais un beau parti pour elle qui n'avait rien... Mais le
jour où un prétendant plus riche s'est offert, sans souci de me bri-
ser le cœur, elle s'est jetée dans ses bras!
— Si vous saviez, monsieur, si vous pouviez savoir comme vous
êtes injuste !
— Elle s'est jetée dans ses bras! continua-t-il, avec une exal-
tation croissante, — et tout ce qui s'est passé en moi dans ce mo-
ment-là, tout ce que j'ai ressenti de désenchantement, de douleur,
d'humiliation, de jalousie sauvage... comment ne le comprenez-
vous pas?.. J'ai pensé à me tuer... mais la vie que je mène est un
suicide comme un autre... avec la honte en plus, c'est vrai!
— Monsieur de Pierrepont... je vous en prie... calmez- vous...
je vous en prie!
— Elle m'a rendu fou... elle m'a rendu mauvais de toutes les
manières... et elle s'en apercevra!.. Là, tout à l'heure, elle me
refusait avec insolence un léger service... et cela pour outrager
cette jeune lemme... qui ne vaut rien, c'est possible... mais qui
vaut cent fois mieux qu'elle.. Eh! bien, elle lui fera amende hono-
rable, ou je lui tuerai son mari... Je le hais, d'ailleurs, son mari;
un honnête homme tant qu'on voudra... mais je le hais, et par-
dieu, il fera le portrait de ma maîtresse ou je le tuerai!
— Monsieur de Pierrepont! s'écria la jeune femme en lui saisis-
sant le bras, par tout ce que j'ai de cher et de sacré au monde, je
vous jure... entendez-vous?., que Béatrice est innocente de ce
dont vous l'accusez!
— Elle vous l'a dit! murmura Pierrepont en souriant amère-
ment.
— Ah! mon Dieu! reprit M™^ d'Aymaret, hors d'elle-même. —
Eh bien, oui, elle me l'a dit... elle m'a tout dit... elle m'a dit
que depuis son enfance elle n'a jamais aimé que vous, que la
pensée d'être voire femme était pour elle le ciel même... qu'elle
àSQ REVUli DES DEUX MONDES.
VOUS adorait enfin... et que votre tante l'a forcée de refuser
votre main sous peine de vous déshériter, et qu'elle s'est sa-
crifiée, et qu'elle a souffert le martyre... Voilà ce qui est vrai!..
Et maintenant, monsieur, vous seriez le dernier des hommes
si vous me faisiez jamais repentir de findiscrétion coupable... bien
coupable, que je viens de commettre... Mais il fallait bien pourtant
prévenu* le malheur... le crime que vous méditiez!
Il la regardait d'un œil stupéfait, incertain, encore hésitant. Mais
la confidence qui venait de jaillir du cœur et des lèvres de la
jeune femme avait un caractère de vérité qui s'imposait. Il le com-
prit vite, et lui prenant doucement la main en s'asse3'ant devant
elle avec un air d'accablement :
— Est-ce possible?.. Oui... je sais que vous ne mentez jamais...
Ah! soyez bénie pour le bien que vous me faites! Ah! que je vous
remercie!.. Vous ne me rendez pas le bonheur, hélas!., mais vous
me rendez le courage et l'honneur!
— J'en prends acte! dit-elle en lui serrant fortement la main.
Elle lui parla alors en termes plus explicites de la contrainte que
Béatrice avait subie de la part de M°^^ de Montauron, n'ayant plus
en réalité aucune raison de lui refuser ces détails dont il parais-
sait avide.
Un brusque rappel d'acteurs dans la salle les interrompit en leur
apprenant qu'un acte finissait.
— Mon cher monsieur, dit M"^^ d'Aymaret en se levant, nous
avons besoin tous deux maintenant de repos... et encore plus de
réflexion... et puis on doit commencer à s'inquiéter là-bas, dans la
loge en face.
Pierrepont fil de la main un geste de souveraine indiffé-
rence.
— Venez demain me voir à deux heures, reprit-elle. Nous avons
à traiter une question bien sérieuse, celle de la conduite à tenir à
r égard de Béatrice.
— A demain donc, madame... et encore une fois soyez bénie!
Il gagna la porte du couloir, pendant qu'elle rentrait dans sa
loge.
XIII.
PASSION.
La sage petite femme passa une nuit fort agitée à se représenter
toutes les conséquences probables ou possibles de la révélation si
grave qu'elle avait dû faire à Pierrepont. Cette révélation lui avait
été arrachée par une nécessité tellement impérieuse que sa con-
science ne pouvait la lui reprocher. iS'ul doute que son devoir n'eût
HONNEUR d'artiste. Zi87
été d'écarter, même à ce prix, la menace d'un conflit personnel
et sanglant enti*e Pierrepont et Fabrice. Mais elle n'en déplorait
pas moins amèrement d'avoir été réduite à cette extrémité. Elle ne
pouvait se dissimuler que la force des choses allait placer désor-
mais Béatrice dans une situation infiniment délicate vis-à-vis de
l'homme qu'elle aimait, et qui était entré en possession de son se-
cret. Laisser ignorer à son amie que Pierrepont était devenu
maître de cette confidence, c'eût été une précaution illusoire ; car
elle ne pouvait espérer que le marquis se condamnât à la même
réserve : il était impossible de supposer qu'il consentit maintenant
à rester chargé du mépris de Béatrice, sans essayer auprès d'elle
un mot d'excuse, de justification, de repentir, ne fût-ce qu'à pro-
pos de sa conduite et de son langage ofTensans de la veille. Dès
qu'une explication était inévitable, M™"^ d'x\ymaret pensa qu'elle
serait mieux placée et moins périlleuse dans sa bouche que dans
celle de Pierrepont, et elle résolut de s'en charger. Quant aux
relations nouvelles qui s'établiraient entre Béatrice et le marquis,
elle ne vit rien de mieux, poiu- en prévenir le danger, que de
faire appel aux sentimens d'honneur qu'elle leur connaissait à tous
deux. Franche et droite elle-même, elle mettait une confiance gé-
néreuse et peut-être excessive dans les moyens francs et droits.
Aussi bien, dans la circonstance telle qu'elle se présentait, il pa-
raissait impossible d'en trouver de meilleurs.
Ce fut dans ces dispositions qu'elle reçut le marquis de Pierre-
pont quand il vint chez elle le lendemain à l'heure qu'elle lui avait
indiquée. îl était extrêmement sérieux, et ses beaux traits un peu
altérés ne portaient plus aucune trace de ce mauvais sourire qui
s'y était fixé depuis quelque temps dans une sorte de tic ner-
veux.
— Assurez-moi, d'abord, chère madame, que je n'ai pas rêvé
ce que vous m'avez confié hier soir.
— Vous ne l'avez pas rêvé: — et maintenant causons un peu
raisonnablement tous deux, si c'est possible. — Je vous ai délivré
d'une chimère qui vous rongeait le cœur... C'est un peu malgré
moi, j'en conviens... mais enfin pourtant vous devez m'en savoir
un peu de gré.
— Un gré infini.
— Nous allons bien voir... Disons les choses comme elles sont.
Vous possédez maintenant le secret de Béatrice ! vous savez qu'elle
vous a beaucoup aimé, et qu'au lieu de vous avoir trahi et sacrifié,
comme vous le pensiez, c'est elle qui s'est sacrifiée. Elle a sans
doute aujourd'hui d'autres affections, d'autres devoirs, et vous ne
réussiriez pas, j'en suis certaine, à l'en détourner; mais si vous
488 REVUE DES DEUX MONDES.
abusiez de mon indiscrétion forcée, vous pourriez tout au moins
troubler son repos... et moi, monsieur, en retour du service que je
vous ai rendu, vous me plongeriez dans un abîme de chagrin.
— Dites ce que vous voulez que je fasse.
— Monsieur de Pierrepont, vous êtes séparé à jamais de la
femme avec qui vous aviez rêvé de vous unir, et qui vous aimait,
comme vous l'aimiez... c'est une grande tristesse, c'est un grand
malheur. Mais il est accompli, et il est irrémédiable. Vous ne devez
plus songer qu'à sauver du naufrage ce qui peut en être sauvé
honnêtement. Je ne vous demande pas de vous exiler de Paris et
de ne plus revoir Béatrice... je craindrais de trop exiger... Mais je
vous demande de la revoir franchement comme une femme dont
vous n'attendez plus rien que de l'estime et de l'amitié..^ Il vous
faudra peut-être pour cela beaucoup de courage, mais ne m'avez-
vous pas dit que je vous avais rendu le courage... et l'honneur?
— Madame, j'espère vous le prouver.
— Je vous remercie, dit la jeune femme avec un peu d'émotion.
Mais pour vous y aider, ajouta-t-elle en souriant, vous me per-
mettrez de prendre quelques précautions que me suggère ma
vieille expérience... Parmi toutes les circonstances qui pourraient
mettre votre courage à l'épreuve, il en est une au moins qu'il m'est
possible de prévoir, et de vous épargner... Je vous prie de n'avoir
aucune explication directe avec Béatrice. Gela vous agiterait trop
tous deux. C'est moi qui la mettrai au courant aujourd'hui même,
et vous n'aurez plus qu'à vous présenter chez Fabrice tranquille-
ment comme autrefois. Je vous promets que vous y serez bien reçu.
On ne fera aucune allusion au passé, ni au présent, et vous me
promettez, n'est-ce pas? de n'en faire aucune de votre côté... de
ne pas vous attendrir... d'être un bon vieil ami... comme vous
l'êtes pour moi... et rien de plus?
— Je vous le promets, et je n'ai pas grand mérite, je vous as-
sure... ce que vous m'offrez me paraîtra très doux après ce que
j'ai souffert.
— A la bonne heure!., à présent, je vous renvoie... je vais
chez elle. Je lui ai donné rendez-vous ce matin.
— Mais, madame, puisque vous me défendez de m'excuser, de
me justifier moi-même, qu'elle sache bien...
— Elle saura tout... Si je ne vous écris pas, allez lavoir quand
il vous plaira, mais de préférence un lundi... c'est son jour... vous
serez perdu dans la foule... Ce sera moins gênant... Mais le temps
me presse... Bonsoir! — Et ils se quittèrent.
Encore sous l'impression douloureuse de la scène de la veille,
Béatrice n'avait pas senti diminuer son angoisse en recevant dans
HONNEUR d'artiste. liS9
la matinée le billet laconique par lequel M™^ d'Aymaret la préparait
à une sérieuse communication. — Dès qu'elle la vit entrer, elle
courut à elle le visage en feu :
— Qu'est-ce qu'il y a? dit-elle.
— 11 y a que je t'apporte d'abord les excuses de Pierrepont, et
ensuite l'assurance que nous n'aurons plus à rougir de notre amitié
pour lui.
— Est-ce vrai! s'écria Béatrice, enjoignant vivement ses mains
dans un élan de surprise heureuse.
— Oui; mais dame ! ce sont des satisfactions que j'ai achetées
un peu cher... Mets-toi là, que je te conte mon histoire.
EUe lui fit alors le récit de l'orageux entretien qu'elle avait eu la
veille avec le marquis dans le petit salon du Théâtre- Français, sans
en omettre bien entendu le dénoûnient. Elle avait trahi Béatrice !
Mais elle l'avait trahie pour la défendre contre d'injustes et cruelles
imputations, pour rendre à lui-même un malheureux abusé et
désespéré, enfin et surtout pour conjurer le danger imminent d'un
duel déplorable.
Béatrice, qui l'avait écoutée avec un intérêt passionné, ne put
lui répondre qu'en lui baisant les mains.
Sûre de son pardon, la sage petite femme passa aux recom-
mandations, aux conseils, aux prières. Elle lui tint sous une lorme
un peu différente le langage qu'elle avait tenu une heure aupara-
vant au marquis de Pierrepont. Elle lui dit ce qui avait été con-
venu entre eux. Elle était convaincue que Béatrice voudrait bien
comprendre, comme Pierrepont l'avait compris, qu'en renonçant
sincèrement à l'impossible, en acceptant l'irréparable, ils trouve-
raient encore quelque douceur, — une douceur un peu mélanco-
lique sans doute, mais pure et profonde, — dans les sentimens qui
leur restaient permis. Hors de là, il n'y avait pour Béatrice
que honte, dégradation et désespoir, — et pour M"^® d'Aymaret
elle-même que remords éternel de son imprudence, — si involon-
taire.
Béatrice la remercia avec effusion, lui avouant qu'elle était heu-
reuse au fond que Pierrepont fut instruit de la vérité. Elle serait
heureuse aussi de le voir redevenir honnête homme. Quant au
reste, elle suppliait M"^^ d'Aymaret d'avoir confiance en elle. « — Il
y a, lui dit-elle avec une entière bonne foi, et non sans un peu de
hauteur, il y a des pensées qui ne me viennent pas... J'ai souffert
beaucoup, et je souflriiai beaucoup encore, — mais, quand je n'au-
rais aucun principe, j'ai trop d'orgueil, trop de respect de moi pour
chercher la consolation de mon amour perdu dans une intrigue de
galanterie.
Après une conférence si satisfaisante, M°^^ d'Aymaret rentra chez
Ii90 REVUE DES DEUX MONDES.
elle, s'étendit sur sa chaise longue, et s'endormit d'un sommeil
d'enfant.
Le surlendemain était un lundi, jour de réception chez la femme
du peintre. Pierrepont ne voulut pas attendre plus longtemps pour
faire une démarche qui l'attirait et qui l'inquiétait tout à la fois. Il
trouva Béatrice en assez nombreuse compagnie, ce qui leur facilita
à tous deux cette première entrevue. Un serrement de main un
peu prolongé, un rapide échange de regai'ds profonds, ce fut toute
l'explication qu'il y eut entre eux.
Pierrepont en la quittant entra dans l'atelier de Fabrice, qui ne
put réprimer, quand il l'aperçut, un mouvement de surprise et
d'embarras: — Mon cher maître, lui dit simplement le marquis,
me revoilà... pareil à l'enfant prodigue... En deux mots, j'ai eu de
grands chagrins... j'en ai vainement demandé l'oubli à une misé-
rable vie d'étourdissement... je viens le demander à mes vieux
amis, — et j'avoue que j'am-ais mieux fait de commencer par là.
— Vous êtes le très bien revenu, mon cher ami, dit Fabrice en
lui secouant vigoureusement la main. Votre présence me manquait
fort, — et aussi vos conseils... et pour réparer tout de suite le
temps perdu, il faut que je vous montre une petite toile qui me
tourmente bien. — Il souleva une enveloppe de serge jetée sur un
chevalet: — Pour que vous ne fassiez pas d'erreur, continua-t-il,
c'est le portrait de miss iNicholson. Vous voyez, je la peins en
Hébé, — dans le vieux style allégorique de nos pères... c'est un
essai.. . Elle s'apprête à verser à boire aux dieux... qui sont dans la
coulisse... Qu'en pensez-vous?.. Moi, je trouve ça atroce.
— C'est parfaitement exquis, dit Pierrepont après une minute
de contemplation.
— Allons ! tant mieux ! — Mais il me laut encore une dizaine de
séances... j'ai une autre machine en train... mais celle-là, c'est tout
un monde. . . Figurez-vous que le père Nicholson, la première fois qu'il
est venu me voir, a découvert dans un de mes cartons une esquisse
de quatre grands panneaux représentant plus ou moins les quatre
saisons... il s'en est épris, et il m'a demandé de les lui peindre pour
sa salle à manger de Gliicago... Vous voyez qu'ils ne se refusent
rien, à Chicago... Quatre morceaux de peinture de trois mètres sm*
deux, excusez!.. Mais, mon pauvre monsieur, lui ai-je dit, il fau-
drait pour cela vous consacrer exclusivement une année de ma
vie, au moins, — et franchement mes moyens ne me le permettent
pas... Ça n'a lait que l'exciter, cet homme, — et il m'a offert...
bah! une fortune! — Ma foi! j'ai une femme et une fille... c'était
une occasion d'assurer leur avenir à tout événement... j'ai accepté !
— Vous avez eu grandement raison, et le père Nicholson a plus
d'esprit que je ne croyais... Et sont-ils commencés, vos panneaux?
HONNEUR d'artiste. Il9i
— Ils sont ébauchés... mais je ne peux pas y travailler i€i...
mon atelier est trop petit... Je suis forcé d'emprunter celui d'un
voisin, en attendant que je retrouve mon hangar de Bellevue, où
nous serons très à l'aise, mes panneaux et moi. Nous venons de
relouer notre habitation de l'an dernier, et ma femme, en consi-
dération de ce travail exceptionnel, veut bien me laire le sacrifice
de s'installer à la campagne de très bonne heure cette année...
J'espère, mon cher marquis, que vous ne profiterez pas de notre
éloigneraent pour nous abandonner de nouveau ?
— Craignez plutôt, dit en riant Pierrepont, de me voir poindre
trop souvent à l'horizon.
Âmsi fut rétablie dès ce moment sur l'ancien pied la liaison des
deux amis. — Fabrice ne cacha pas à sa femme le contentement
qu'il en éprouvait. Le soir, pendant leur dîner, comme ils s'entre-
tenaient à ce sujet, il la pressa de questions un peu embarrassantes
sur ce qu'elle pouvait savoir ou deviner des causes qui avaient
amené cette heureuse et subite conversion de Pierrepont. — Je
me figure, lui dit-il, que votre amie M'"^ d'Aymaret n'y a pas
nui.
— Je me le figure aussi, dit Béatrice.
— Ce qui m'étonne, reprit Fabrice, c'est qu'avant-hier soir, au
théâtre, il n'avait pas du tout la mine d'un pénitent.
— Justement! dit Béatrice. — 11 est venu voir Élise dans sa
loge après notre départ, et elle l'a fortement sermonné.
— Quelle gentille créature! répliqua Fabrice. — Mais il s'excuse
sur de grands chagrins qu'il aurait eus... quels grands chagrins?
En avez -vous quelque idée ?
Elle répondit d'un geste négatif, avec un vague sourire d'insou-
ciance.
Peu de jours après ces incidens, on parlait dans Paris d'une
rupture entre le marquis de Pierrepont et la baronne Grèbe.
Ce bruit était fondé. Le marquis ayant décidément refusé de s'en-
tremettre auprès de Fabrice pour qu'il fît le portrait de la jeune
baronne, elle l'avait congédié après une scène violente. Il est vrai
qu'elle l'avait rappelé le lendemain, par un billet du matin : mais
il lut inexorable, quoique le baron Jules, complètement domesti-
qué, eût pris la peine d'apporter le billet lui-même.
Dans les premiers temps qui suivirent la réconcihation de Pierre-
pont avec Béatrice, M""*^ d'x\ymaret eut la joie de voir leurs rela-
tions prendre le caractère qu'elle leur avait assigné dans sa jeune
sagesse. Elle remarquait dans leur attitude mutuelle, dans leurs
yeux, dans leur langage, une franchise, une paix, et même une
sorte de gaîté qui lui semblaient d'un excellent augure. Ils avaient
tout l'air de gens qui se trouvent heureux comme ils sont et qui
Zi92 RE\TJE DES DEUX MONDES.
n'en demandent pas davantage. En réalité, ils étaient encore tout
entiers à leur première impression, qui était pour tous deux celle
d'un immense soulagement : Béatrice n'avait plus sur l'esprit
l'insupportable tourment de se savoir méconnue et accusée par
l'homme dont le jugement lui importait le plus au monde. De son
côté, Pierrepont, que l'apparent dédain de Béatrice avait si pro-
fondément atteint dans sa sensibilité, et aussi, il faut bien le dire,
dans son orgueil, ne sentait plus ses blessures depuis qu'il se sa-
vait aimé. Ce fut un moment de détente et d'épanouissement qui
devait leur donner à eux-mêmes, pour quelque temps du moins,
l'illusion d'un bonheur suffisant et durable.
Cependant Pierrepont avait repris ses habitudes familières dans
l'atelier de Fabrice, et il y rencontrait souvent Béatrice, surtout pen-
dant les séances de pose de miss Nicholson, avec laquelle elle
s'était liée assez intimement. M°^^ d'Aymaret, qui avait également
de la sympathie pour la jeune Américaine, l'accompagnait quel-
quefois chez Fabrice, où elle voulait bien lui servir de chaperon,
quand son père était empêché. Miss Nicholson étant sur le point
de repartir pour l'Amérique, après deux ans de séjour en France,
était alors très occupée de ses dernières acquisitions, et de ses
visites d'adieu, et elle ne pouvait venir poser tous les jours. Il se
passa donc environ trois ou quatre semaines avant que son portrait
n'eût reçu le dernier coup de pinceau et la signature du maître.
Elle ne paraissait du reste nullement pressée de le voir terminé,
et montrait pendant les longues et fatigantes séances une pa-
tience vraiment angélique, particulièrement quand le marquis de
Pierrepont y assistait. M'"" d'Aymaret ne manqua pas d'observer
cette nuance, et il ne lui échappa pas davantage que le \isage rose
et charmant de la jeune fille devenait plus rose et plus charmant
encore quand le marquis de Pierrepont daignait lui adresser la pa-
role. Malheureusement rien n'iudiquaitque le trouble de la pauvre
Ketty fût contagieux pour le marquis.
jyjme d'Aymaret faisait en même temps quelques autres observa-
tions qui lui donnèrent beaucoup à penser, et qui lui parurent
exiger de sa part de nouveaux efforts de diplomatie. La jeune
Américaine étant venue lui du-e adieu à la veille de son départ
pour le Havre et New-York, elle saisit cette occasion pour jeter les
bases du projet qu'elle commençait à former. Elle vit que miss Ni-
cholson était toute disposée à lui faire sa confession, et elle s'y prêta
d'autant plus volontiers qu'elle avait l'intention de la lui deman-
der. La jeune Américaine lui avoua donc avec ce mélange de pu-
deur et d'intrépidité qu'on pourrait appeler son charme national,
qu'elle avait une tendre inclination pour le marquis de Pierrepont.
Mais elle sentait qu'elle n'était payée d'aucun retour, et elle par-
HONNEUR d'artiste. Zl93
tait désespérée. M""^ d'Aymaret lui releva un peu le courage, en
lui offrant de se charger de ses intérêts : elle songeait depuis long-
temps à marier le marquis ; il voulait bien avoir quelque confiance
en elle. Elle lui dirait tout le bien qu'elle pensait de sa petite amie,
dont elle s'engageait d'ailleurs à ménager la délicatesse.
— Mais entendons-nous bien, ma mignonne, ajouta-t-elle : si je
vous l'envoie à Chicago un de ces jours, il peut être assuré, n'est-
ce pas, d'un bon accueil chez vous?
Miss Ketty répondit d'un geste expressif, qu'elle accompagna
d'une brève exclamation dans sa langue, équivalant dans la nôtre
au mot : Parbleu ! — Puis elle se jeta au cou de M"'^ d'Aymaret, la
pressa à plusieurs reprises sur son jeune cœur, et sortit de son
petit pas militaire, le front aussi radieux que s'il eût déjà porté
l'élégante couronne de fleurons entremêlés de perles.
La vérité était que les relations de Pierrepont avec la femme du
peintre affectaient de plus en plus, par les facilités de l'atelier, une
façon d'intimité qui n'était pas entrée dans les prévisions de
]yjme d'Aymaret, et dont elle commençait à se préoccuper sérieuse-
ment. Leur contenance réciproque présentait certains symptômes
sur lesquels le flair d'une femme ne se trompe guère. A leur franche
allure des premiers jours, avaient succédé des airs de timidité
gauche, de contrainte, de rêverie. Il était visible qu'ils se recher-
chaient, et qu'en même temps ils semblaient embarrassés de se ren-
contrer. Il y avait dans les plus insignifiantes paroles qu'ils échan-
geaient quelque chose d ému et de vibrant. Elle savait que leurs
tête-à-tête étaient fort rares, et qu'ils paraissaient même les éviter :
elle en concluait avec raison qu'ils se tenaient en garde contre
la tentation des épanchemens, des retours sur le passé, des atten-
drissemens partagés. Elle était donc loin de les croire coupables,
et elle ne faisait que leur rendre justice. Mais un rapprochement
si constant et si famiUer entre eux ne devait-il pas être une épreuve
trop forte pour leurs bonnes résolutions si sincères qu'elles pus-
sent être? Ne les remettait-il pas en présence l'un de l'autre exac-
tement comme autrefois chez M"^^ de Montauron? Ne pouvait-il
réveiller peu à peu dans toute leur ardeur leurs sentimens mutuels,
tout en exaspérant l'antipathie de Béatrice contre son mari?
La vicomtesse avait espéré que l'installation de Fabrice et de
sa femme à la campagne pourrait relâcher les liens de cette dange-
reuse intimité, en ralentissant les assiduités de Pierrepont, qui
n'aimait pas en général à s'écarter du boulevard. Mais elle perdit
bientôt cette illusion. Prétextant le vif intérêt avec lequel il suivait
l'œuvre gigantesque que le peintre avait entreprise, il allait plu-
sieurs fois chaque semaine à Bellevue, — où il était assez fréquem-
ment retenu à dîner. — Quand M""^ d'Aymaret l'y rencontrait, elle
h9!l REVUE DES DEUX MONDES.
remarquait qu'il gardait toujours la même réserve à l'égard de
Béatrice : mais elle les voyait pâlir dès que leurs mains se tou-
chaient : elle sentait passer entre eux un souffle d'orage : elle se
disait que, si une telle situation se prolongeait, il pouvait suffire
un jour d'un hasard, d'une surprise, pour déchaîner les flots de
passion si longuement amassés, agités, et comprimés dans ces
deux cœui'S.
Profondément alarmée dans sa conscience, dans son honnêteté
et dans son amitié, elle comprit qu'une mesure radicale, héroïque,
pouvait seule aiTêter Pierrepont et Béatrice dans leur marche
presque inconsciente vers les abhnes. C'est alors que l'idée lui
était venue de marier Pierre avec miss jNicholson, combinaison qui
am'ait l'avantage immédiat de le tenir loin de la France pendant
un assez long temps.
Restait à faire agréer ce projet par les principaux intéressés.
Miss jNicholson y était convertie d'avance, mais M'"® d'Aymaret ne
trouverait-elle pas chez le marquis et aussi chez Béatrice une op-
position d'autant plus insurmontable qu'ils pourraient l'appuyer
de raisons spécieuses : ils n'avaient rien à se reprocher, ils se
tenaient scrupuleusement dans les bornes de l'honnête amitié que
]yi>ae d'Aymaret elle-même leur avait recommandée. Pourquoi les
tourmenter? Pourquoi leur enlever cette innocente consolation de
leurs souffrances passées? ]N 'accuseraient-ils pas leur amie d'une
importunite gratuite et tyrannique, et ne courrait-elle pas le risque
de s'aliéner, sans autre profit, leur précieuse afïection?
Une circonstance particulière mit fin aux hésitations de la jeune
iemme. Son mari, le vicomte d'Aymaret, débilité par les excès de
toute nature dont sa vie était faite, était tombé depuis quelque
temps dans un état d'anémie assez inquiétant. Les médecins M
ordomiaient un séjour prolongé à Ghon, sur le lac de Genève, et sa
femme se disposait naturellement à l'y accompagner. Elle devait
partu" dans quelques jours. Il fallait donc tenter sans retard l'effort
suprême qu'elle méditait.
Elle se rendit un matin à Bellevue. Quand elle se présenta chez
le peinu-e, on lui dit que Béatrice était dans le jardin, et probable-
ment à l'atelier de son mari. — Cet atelier, si on veut bien s'en
souvenir, était situé à mi-côte, à quelque distance de l'habitation:
— elle n'y trouva que Fabrice, travaillant à ses panneaux, qui s'an-
nonçaient comme de vraies magnificences. Comme elle lui adres-
sait quelques complimens :
— Parfait ! s'écria-t-il gaîment. Vous me dites précisément ce que
PieiTcpont me disait tout à l'heure, et quand votre goût se ren-
contre avec le sien, je suis content.
— il est ici, Pierrepont?
HONNEUR d'artiste. 495
— Oui... Béatrice lui fait iaire le tour du parc... Je crois qu'ils
viennent de descendre dans l'allée de charmilles... Vous savez le
chemin ?
— Parfaitement.
Elle gagna par un sentier tournant le bas du jardin. On était
alors à la fin d'avril, et le feuillage étant encore assez clairsemé,
elle put voir d'assez loin Pierrepont et Béatrice marcher lentement
côte à côte dans l'allée : elle entendit malgré elle quelques-unes
de leui's paroles : elles n'avaient rien de mystérieux ni de confiden-
tiel, et cependant, quand ils l'aperçurent tous deux, leur visage
trahit une sorte de confusion.
Après quelques mots indifférens :
— Monsieur de Pierrepont, dit M""' d'Aymaret, puis-je vous prier
de me laisser un moment seule avec Béatrice?.. -Mais d'abord,
dites-moi, par quel tram comptez-vous rentrer à Paris?
— Mais... par le train de trois heures vingt... je crois.
— Excellent!.. C'est mon train... Nous retournerons ensemble,
si vous voulez?
— Je crois bien!
— J'irai vous prendi'e à l'atelier dans quelques minutes.
Aussitôt que Pierrepont lut hors de vue, elle aborda bravement
avec Béatrice le sujet qui l'amenait. Elle se garda de lui faire
l'ombre d'un reproche, elle s'accusa seule d'avoir été légère, im-
prévoyante, mauvaise conseillère : avant de s'éloigner, pour plu-
sieurs mois peut-être, elle voulait réparer son imprudence : elle
savait qu'il n'y avait rien de mal entre elle et le marquis; mais
enfin, leurs relations avaient quelque chose d'incorrect, d'équi-
voque; elles manquaient de sincérité. 11 était impossible de croire
qu'elles pussent se continuer sans porter atteinte soit au repos,
soit à la réputation de Béatrice ou à l'honneur de son mari. Il
était donc nécessaire de les modifier, et le mariage de Pierrepont
pouvait seul y apporter une diversion efficace.
Béatrice, quoique évidemment saisie de cette suggestion inat-
tendue, l'accueillit sans révolte et n'y fit même aucune objection.
Peut-être, au fond de son âme troublée, commençait-elle à se dé-
fier d'elle-même et à souhaiter presque qu'on la sauvât à tout prix
d'une lutte qu'elle sentait chaque jour plus douloureuse et plus
redoutable. Elle autorisa M°"^ d'Aymaret à dire au marquis qu'elle
désirait ce mariage ; elle demanda seulement qu'il ne lui en parlât
pas et que, s'il devait partir, il ne l'informât ni de l'époque, ni du
jour de son départ.
— Je t'aimais, lui dit simplement M""® d'Aymaret en l'embras-
sant avant de la quitter; maintenant, je te vénère!
/l96 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle la kissa dans l'allée de charmilles et rejoignit Pierrepont
dans l'atelier.
— Nous avons encore, lui dit-elle, une bonne demi-heure avant
le passage du train... Si nous allions l'attendre à la gare de Meu-
don,en nous promenant tout doucement... en tête-à-tête?
— Mon rêve! dit gaîment Pierre en levant les yeux au ciel.
Ils prirent congé de Fabrice. L'instant d'après, ils cheminaient
sur la route qui descend de Bellevue à Meudon, et M"^*^ d'Aymaret
lui faisait, en son nom et au nom de Béatrice, sa délicate commu-
nication. Le front du marquis se chargea de nuages. Mais, tout en
montrant une extrême surprise et une assez vive impatience, il
était trop droit pour ne pas reconnaître qu'il jouait entre Fabrice et
sa femme un rôle qui pouvait être mal interprété, quoique fort
injustement. Il parut très sensible à la crainte de compromettre
Béatrice, — et plus encore peut-être à celle de jeter le ridicule et
la déconsidération sur Fabrice. 11 était évident qu'il professait pour
le peintre un profond sentiment d'estime, même de respect, et
qu'il repoussait avec une sorte d'effroi la pensée de trahir la con-
fiance de l'honnête et grand artiste. Il voulut bien admettre la né-
cessité d'espacer tout au moins des relations qui pouvaient prêter
au soupçon. Il convint même que son mariage serait le moyen le
plus sûr de rompre définitivement avec le passé... Mais pourquoi
l'Amérique? Pourquoi miss Nicholson plutôt qu'une autre? —
^jme d'Aymaret parvint à enlever ce dernier retranchement, en lui
révélant le culte secret que la jolie millionnaire lui avait voué,
espèce de flatterie à laquelle un homme est toujours plus ou moins
sensible.
— Mais enfin, dit-il, après s'être rendu, je ne peux pas partir
ce soir!.. Vous me donnerez bien quelques jours, j'imagine?
— Pas beaucoup, mon cher monsieur; car je pars moi-même
dans huit jours, et j'aimerais assez à ne pas vous laisser traîner
longtemps derrière moi.
— Votre confiance me charme... Mais soit! je partirai par le
prochain paquebot du Havre... Car enfin, je ne puis pas aller à la
nage! Voyons... vous faut-il ma parole?
— S'il vous plaît !
— Je vous la donne.
— Merci... Bappelez-vous que vous ne devez pas prévenir Béa-
trice du moment de votre départ.
— C'est entendu... Mais je pourrai bien lui dire adieu, je
suppose?
— Trop naturel! dit la jeune femme.
Ils étaient arrivés à la station comme le train entrait en gare.
HONNEUR d'artiste. Zl97
Us se trouvèrent seuls dans leur wagon jusqu'à Paris, et pendant
le trajet, M""^ d'Aymaret put s'accorder avec lui sur les termes de
la lettre qu'elle se proposait d'écrire, dès le lendemain, à miss i\i-
cholson pour lui annoncer le prochain voyage du marquis de Pier-
repont en x\mérique.
Elle était presque étonnée, en même temps que ravie, du succès
rapide et relativement facile de sa double campagne. Elle se disait,
non sans justesse, que la faible résistance de Béatrice et de Pierre
à un pareil sacrifice témoignait eloquemment combien, au fond,
ils étaient eux-mêmes pénétrés de l'irrégularité et des périls de
leur situation.
Elle écrivit le soir même à Béatrice, brièvement et à mots cou-
verts, pour lui faire connaître le résultat de son entretien avec
Pierrepont. Les jours suivans, pendant qu'elle se livrait aux apprêts
de son départ, elle reçut plusieurs fois la visite du marquis et lui
donna, sur la personne et la famille de celle qu'il acceptait pour
fiancée, des renseignemens et des détails dont il se montrait
curieux. C'était une nouvelle garantie de la sincérité de sa résolu-
tion, dont sa parole, au reste, ne permettait pas de douter.
^me d'Aymaret devait se mettre en route, avec son mari et ses
enfans, le l*^"^ mai, qui était un mardi. Elle alla la veille à Bellevue
embrasser une dernière fois Béatrice, qu'elle laissa profondément
triste, mais résignée et sans larmes. Elle sut que Pierrepont y était
venu lui-même dans la matinée et qu'il avait annoncé à Fabrice
ses projets de voyage.
11 devait partir trois ou quatre jours plus tard, le samedi 5 mai,
jour fixé pour le départ du paquebot sur lequel il avait retenu son
passage. Dans sa visite d'adieu à M"'^ d'Aymaret, il lui promit de
lui envoyer un télégramme aussitôt arrivé à New- York. Gomme il
allait sortir, l'aimable jeune femme lui tendit ses joues rougis-
santes :
— Embrassez votre sœur, lui dit-elle simplement.
Elle quitta Paris le lendemain.
Jusqu'au vendredi, veille de son départ, Pierrepont hésita à
retourner à Bellevue. Il s'y décida enfin, après avoir écrit à Béa-
trice deux ou trois lettres d'adieu qu'il jugea ou trop sèches
ou trop tendres, et qu'il brûla. Arrivé chez le peintre, il franchit la
petite grille d'entrée et alla directement à l'atelier, où il trouva
Béatrice travaillant, près de son mari, à un ouvrage de tapisserie.
— Mon cher ami, dit-il, je viens vous serrer la main à tout ha-
sard... car je ne sais pas si je vous reverrai avant ma fugue en
Amérique.
— Comment ! vous partez si tôt? dit Fabrice en interrompant son
TOME xcviii. — 1890. 32
A98 REVUE DES DEUX MONDES.
travail. Qu'est-ce qui vous presse tant?.. Ah! pardon!., je m'en
doute... Vous voyez que ma femme n'a pas été discrète...
— Oh! tout cela est encore dans les nuages... 11 n'y a que le
voyage de bien arrêté...
Après quoi il ne lui parla plus que de ses panneaux, dont il ad-
mira la composition grandiose, tout en risquant quelques légères
critiques de détail que l'artiste admit ou discuta avec sa bonne
grâce et sa modestie habituelles. Une demi-heure se passa dans cet
entretien, auquel la femme du peintre prit peu de part. Elle con-
tinuait, d'un air absorbé, à piquer ses aiguillées de soie, sa belle
tête brune penchée sur son canevas. Un seul mot bref de temps à
autre et quelques regards d'un bleu sombre attachés furtivement
sur celui qui allait partir.
Quand Pierrepont eut donné à Fabrice sa dernière poignée de
main, elle se leva.
— Je vous reconduis, dit-elle.
11 s'inchna, et ils sortirent tous deux de l'atelier. Ils gravirent
silencieusement la rampe qui menait sur le haut du plateau. Il y
avait là, devant la façade de la petite villa, une pelouse et quelques
plates-bandes encadrées dans des allées sablées. Malgré l'époque
peu avancée de la saison, la journée avait été accablante et, dans
l'après-midi, un orage avait éclaté sur Paris. La pluie, qui était
tombée à torrens, avait alors cessé; mais le ciel était encore lourd
et chargé. On respirait cette forte odeur que les pluies d'été font
sortir de la terre, de l'herbe, du feuillage et des fleurs. Les pre-
mières roses, les lilas, les acacias saturaient l'aii^ de leurs parfums
violons. Béatrice et Pierrepont se promenèrent lentement, pendant
quelques minutes, dans les allées de ce parterre sans dire une
parole, — s'arrêtant çà et là pour jeter un coup d'œil distrait sur les
confuses architectures de Paris lointain, où le soleil déclinant lan-
çait par intervalles, à travers les déchirures des nuages, des lueurs
d'incendie.
Tout à coup Béatrice, avec une résolution brusque :
— Il faut partir, je vous prie... Mais, auparavant, je veux vous
donner quelque chose pour Elle.
Elle se dirigea alors d'un pas rapide vers la maison. — Son appar-
tement personnel, composé d'un grand salon, d'un boudoir et de
sa chambre, occupait tout le rez-de-chaussée. La chambre de Fa-
brice et celle de Marcelle étaient au premier étage. — Béatrice monta
les trois ou quatre marches du perron, se retourna en murmurant ;
« Je reviens! » — et entra dans le salon. — PieiTepont, incertain,
attendit quelques secondes et l'y suivit. La pièce était un peu obs-
cure, les persiennes ayant été à demi fermées tout le jour, par pré-
caution contre la chaleur. Pierrepont put voir cependant que Béa-
HONNEUR d'artiste. Ù99
trice n'y était plus. Elle reparut l'instant d'après, sortant de sa
chanibie. Elle tenait un écrin.
— C'est votre bracelet, dit-elle à demi-voix, le bracelet que vous
m'avez envoyé de Londres pom- mon mariage... Vous le donnerez
de ma part à votre liancée... Je veux que mon sacrifice soit
complet.
Pierrepont prit l'écrin. Il essaya de la remercier ; mais sa voix,
trop émue, défaillit. 11 mit sa main dans la main qu'elle lui tendait :
— x\dieu! dit-elle.
— Adieu!., répéta Pierrepont.
Mais ce mot fatal n'était pas prononcé qu'ils étaient dans les
bras l'un de l'autre, oubliant la terre et le ciel, emportés et affolés
par un de ces orages de passion qui font en un instant, de l'hon-
neur d'un homme et de la pudeur d'une femme, des choses
mortes.
XIV.
LE MATCH.
Le premier réveil d'une femme honnête et fière qui a succombé
à une passion défendue est un réveil affreux. Mais s'il n'est pas
rare qu'elle se repente de sa faute, il est rare qu'elle y renonce.
D'abord, la chute est si profonde qu'il semble impossible d'en re-
monter la pente. De plus, après la faute, tout est perdu, excepté
l'amour. C'est le seul bien qui reste. Il faut bien s'y attacher, — et
la plupart s'y attachent avec une sorte de violence désespérée. On
comprend que nous parlons ici des femmes d'élite, et non de celles
pour qui l'amour est un simple jeu de société.
Il ne pouvait plus être question ni du départ de Pierrepont, ni
de son mariage. Cela ne fit même pas l'objet d'un entretien entre
eux. Mais ils eurent à se demander comment ils exphqueraient ce
changement de projets à ceux qu'il pouvait intéresser. Miss JNichol-
son avait été informée du voyage de Pierrepont avec trop de ré-
serve pour qu'il y eût lieu de se préoccuper de sa déception. Mais
Yjme d'Aymaref? Comment justifier auprès d'elle un manque de pa-
role qui éveillerait nécessairement ses pires soupçons? Pierre-
pont dut se résigner à lui écrire banalement que des affaires graves
et imprévues le for aient de différer son départ. Elle n'en crut rien,
car elle ne lui repondit pas. Elle n'écrivit pas davantage à Béatrice,
qui, tout entière à sa passion déchaînée, fut presque indifférente
à l'affront de ce silence. Quant à Fabrice, il admit sans peine que
Pierrepont différât un voyage pom* lequel il ne lui avait jamais
vu beaucoup d'entrain.
500 REVUE DES DEUX MONDES.
Alors commença pour Pierrepont et pour Béatrice cette vie pro-
fondément mêlée d'ivresses et d'amertmnes, d'étourdissement et
de remords, de secrètes voluptés et de secrètes terreurs, qui est la
vie des amours coupables. Ils pouvaient enfin se parler sans réserve
du passé, se confier tout ce qu'ils avaient ressenti et souffert l'un
pour l'autre, effacer les dernières traces du terrible malentendu
qui les avait séparés. Les transports mêmes de la passion égalaient
à peine l'enchantement de ces mutuelles confidences, de ces heures
attendries. Mais leurs tête-à-tête étaient rares, plus rares même
qu'avant leur faute; n'étant plus innocens, ils s'observaient davan-
tage. — Ils ne s'observaient pas encore assez. Fabrice était, à la vé-
rité, d'un naturel trop généreux et trop confiant, il était trop habitué,
depuis son séjour aux Genêts, à l'intimité particulière de Pierre-
pont avec Béatrice, peut-être aussi était-il trop absorbé dans son
œuvre, pour soupçonner de lui-même la trahison dont il était vic-
time. Mais un œil plus méfiant et malheureusement plus clairvoyant
veillait pour lui.
L'antipathie de son beau-frère, Gustave Calvat, contre Béatrice
avait pris de plus en plus, par suite de leurs froissemens quoti-
diens et des mépris peu dissimulés de la jeune femme, toute l'in-
tensité de la haine. Il n'aimait guère davantage le marquis de
Pierrepont, qui lui avait toujours témoigné une froideur hautaine.
Quoique Fabrice continuât, par bonté d'âme, à le recevoir chez lui
et à l'obliger de sa bourse, Calvat ne pouvait manquer de s'aper-
cevoir qu'il gênait, qu'il était retenu moins souvent à dîner, que
Béatrice, qui s'occupait beaucoup de l'éducation de la petite Mar-
celle, évitait de la laisser souvent seule avec lui. 11 n'y avait pas de
vengeance à laquelle il ne fût prêt contre celle qui le chassait peu
à peu d'une maison qu'il considérait comme la sienne.
Fabrice, afin de s'épargner du temps, l'avait prié deux ou trois
fois de l'aider dans quelques détails matériels du grand travail qu'il
avait entrepris, et Calvat profitait de cette circonstance pour repa-
raître plus souvent dans l'atelier de son beau-frère, sous prétexte
d'offrir ses services; quand ils étaient inutiles, il allait fumer dans
le jardin ou rôder dans l'habitation, à la recherche de Marcelle.
Un jour, comme il venait de faire un tour dans le parc avec l'en-
fant, il entra brusquement dans l'atelier, et, s'étant assuré que
Fabrice y était seul :
— Mon cher, lui dit-il, j'ai à te parler.
— Parle, dit le peintre, en poursuivant tranquillement sa be-
sogne.
— Je suis désolé de te contrarier, reprit Calvat, mais je te serai
obligé de remettre Marcelle dans son couvent d'Auteuil. Elle est
la fille de ma sœur, et j'ai des devoirs envers elle.
I
HONNEUR d'artiste. 501
Fabrice descendit lentement les degrés du marche-pied sur le-
quel il était monté, et regardant Calvat fixement :
— Qu'est-ce que ça veut dire?
— Ça veut dire que Marcelle est ici à trop mauvaise école, et
qu'elle ne doit pas y rester.
— Mon cher Gustave, dit Fabrice, Marcelle est ici entre les
mains d'une honnête femme, d'une mère excellente, d'une insti-
tutrice dévouée, — et elle y restera.
— Mon cher Jacques, répliqua Calvat, je regrette de t'ouvrir les
yeux et de déranger tes idées sur ta princesse... Mais tu le veux...
eh! bien... sais-tu la question que m'adressait Marcelle tout à
l'heure, à propos de son excellente mère et de son institutrice
dévouée? — Mon oncle, me disait-elle, est-ce que les dames et les
messieurs s'embrassent quand ils ne sont pas parens? — Quelque-
fois, ai-je répondu... dans des occasions... dans des fêtes... Pourquoi
me demandes-tu cela, petite? — Parce que hier soir, après le dîner,
comme je revenais de dire bonsoir à père, dans l'atelier, j'ai vu en
rentrant au salon M. de Pierrepont embrasser maman...
Il n'avait pas achevé de prononcer ces mots, que Fabrice le sai-
sissait à la poitrine, et le secouait à lui faire perdre pied.
— Misérable! lui dit-il... tu es ivrel Va-t'en !... Sors de chez
moi!
Et il le poussa dans la large baie qui servait de porte à l'ate-
lier.
— Pauvre dupe ! murmura Calvat en ricanant.
— Je t'ai prié de sortir! dit Fabrice en marchant sur lui.
Calvat fit un signe de tête menaçant, et se retira, suivi pendant
quelques pas par Fabrice, qui ne le quitta de l'œil qu'après l'avoir
vu franchir la grille.
Rentré dans l'atelier, le peintre essaya machinalement de conti-
nuer son travail ; mais il demeura l'œil fixe, le pinceau levé, la main
inerte. Il déposa avec un geste de découragement sa palette et ses
pinceaux, s'assit sur le bord d'une table, et s'abandonna à ses pen-
sées: — Oui... Calvat était un misérable, — une âme dégradée par
la paresse et la débauche, — capable de tout pour satisfaire ses pas-
sions d'envie et de haine... Il détestait Béatrice... Il l'avait toujours
poursuivie de sa malveillance sourde... il en venait maintenant
à la calomnie ouverte... C'était tout simple... Fabrice se disait tout
cela ; mais il se disait en même temps que sa femme, dont il était
resté aussi passionnément épris que le premier jour, n'avait pas
cessé de garder avec lui une froideur de marbre... Cette froideur
était sans doute dans son tempérament... Que de fois cependant
elle l'avait fait songer amèrement aux prédictions, aux insinua-
tions perfides de M""® de Montauron ! Que de fois il avait cru sur-
502 REVUE DES DEUX MONDES.
prendre en effet, chez Béatrice, ce sentiment de mésalliance, de dé-
dain, de regret, qu'on lui avait fait appréhender!.. Cette pensée,
qu'elle ne l'aimait pas, était pour lui une torture" perpétuelle dont
il ne trouvait l'oubli que dans l'excès du travail... Mais enfin,
qu'elle aimât plus ou moins son mari, elle n'en était pas moins
Béatrice, cette créature chaste et fière qu'il avait vue soutenir avec
tant de noblesse les tentations de la mauvaise fortune... Si elle
ne l'aimait pas, elle aimait le devoir et l'honneur... Sa sympatliie
pour Pierrepont n'était ni douteuse ni cachée... mais ne s'expU-
quait-elle pas naturellement par les rapports de naissance et d'édu-
cation, les traditions de famille, les souvenirs communs?.. Pierre-
pont n'était-il pas lui-même un homme cité pour sa loyauté
exceptionnelle?.. Gomment les soupçonner tous deux d'une abomi-
nable duplicité, d'une basse trahison, — et cela, sur les imputa-
tations d'un être comme Galvat, — sur la foi d'une dénonciation
qui avait tout juste la valeur d'une lettre anonyme... Car les pa,-
roles que Galvat avait l'indignité de mettre dans la bouche de Maj-
celle, Fabrice était convaincu que la pauvre enfant ne les avait
jamais prononcées... Galvat avait bien présumé que jamais le père
n'interrogerait sa fille sur un pareil sujet...
Gomme Fabrice se hvrait à cette cruelle délibération, la portière
en vieille tapisserie qui fermait l'entrée de l'atelier se souleva, et
le frais et joli visage de Marcelle apparut.
— Je te dérange, père? dit-elle.
Le peintre devint très pâle.
— Non, dit-il.
— Je peux entrer?
— Certainement.
Elle entra, son cerceau à la main, et vint lui tendre son front.
— Tu es triste? demanda l'enfant.
— Pourquoi veux-tu que je sois triste?
— Tu ne travailles pas...
— Je me repose un peu... Tu viens de courir, ma chère petite?
tu es toute rouge...
— Je viens de prendi'e ma leçon de piano avec maman.
— Elle est toujours bonne pour toi, ta mère?
— Très bonne.
— Tu l'aimes toujours bien?
— .Toujours bien... mais toi mieux!., A présent, je vais jouer...
sous les arbres... pas au soleil... sois tranquille!
Elle s'en allait. — 11 la rappela.
— Ah! je voulais te dire, mon enfant... Viens ici! — Il lui prit
la tête entre ses mains, et la regardant dans les yeux: — Ma chère
petite, je voulais te demander... une chose...
HOiNNEUR d'artiste. 503
— Quoi, père?
11 hésita pendant quelques secondes; — puis brusquement, avec
un sourire contraint :
— Je Youlais te demander de m'embrasser encore... Va mainte-
nant, ma petite. — Va jouer... va \ite!
Elle sortit en courant.
Quand elle eut disparu, l'artiste, qui était pourtant ferme comme
un roc, essuya une larme. — Puis il se leva, reprit sa palette, et se
remit à peindre.
Le lendemain, dans l'après-midi, il eut rétonnement de voir Gal-
vat entrer dans son atelier.
— Gomment oses-tu te représenter chez moi? lui dit-il avec une
menaçante gravité.
— Mon cher, répondit Calvat d'un ton de soumission, la nuit
porte conseil... je viens te faire mes excuses... Je n'étais pas ivre
hier, comme tu me l'as dit un peu rudement, et j'ajoute que je ne
mentais pas... Mais j'ai eu tort, j'en conviens, de te rapporter un
propos d'enfant qui devait t'afïecter profondément, et qui pouvait
être, qui était certainement un mensonge. J'y ai bien réfléchi, et je
suis persuadé que Marcelle a imaginé l'histoire qu'elle m'a contée.
Les enfans, tu le sais, sont volontiers menteurs, et leurs inven-
tions ont souvent ce caractère de mahce sournoise et de fausse
naïveté que tu peux remarquer dans cette plaisanterie de Marcelle.. .
Il ne sei-virait à rien de l'interroger... en pareil cas, que l'enfant
soutienne son mensonge ou qu'il le désavoue, on n'en sait pas
plus long... Le mieux est donc, il me semble, de passer l'éponge
sur la faute de la petite, d'oublier mon excès de zèle... assez com-
préhensible, — et de me donner ta main.
La justification alléguée par Calvat n'était pas sans vraisem-
blance. Elle apportait à l'àme bouleversée de Fabrice un demi-
apaisement qui le desarma.
— Soit! dit-il, en lui tendant la main... Mais je ne veux plus
entendre un mot douteux sui* ma femme ! je te prie de t'en sou-
venir.
Cependant, à dater du jour où le soupçon avait pénétré dans son
esprit, le peintre, quel que fût son empire sur lui-même, ne put
s'empêcher de laisser voir à sa femme et à Pierrepont quelques
signes de la préoccupation qui l'obsédait. Ils sentirent confusément
que son attention était éveillée sur eux. Par un commun accord,
leurs rendez-vous en devinrent plus rares encore, en même temps
que leur passion, plus gênée et entravée, eu devenait plus impa-
tiente. Ils ne se rencontraient jamais hors de la villa de Belle vue,
Béatrice ayant opposé une résistance invincible à toutes les com-
binaisons que Pierrepont lui proposait pour faciliter leurs tête-à-tête.
50/l REVUE DES DEUX MONDES.
Elle était coupable! Mais même dans sa faute, elle conservait une
hauteur d'âme qui se refusait aux expédiens de la galanterie vul-
gaire. Dans les conditions d'existence qui leur étaient faites, pour
suppléer à la rareté des épanchemens de vive voix, il était difficile
qu'il ne leur vînt pas la tentation fatale de s'écrire, — c'était ce
qu'attendait Gustave Galvat.
Gomme on s'en doute, Galvat n'avait affecté le regret de sa dé-
lation, et ne s'en était excusé auprès de Fabrice, que pour ména-
ger sa rentrée dans la maison, et y surveiller plus à l'aise celle
qu'il avait résolu de perdre. Galvat était un drôle ; mais il n'était
nullement un sot, et il avait surtout à un haut degré ces instincts
et ces goûts de policier qui semblent particuliers aux bohèmes de
sa sorte. Avant même que Marcelle ne lui eût adressé l'innocente
et terrible question qu'il s'était empressé de répéter à Fabrice, il
avait soupçonné, avec la malignité et la clairvoyance de la haine,
la liaison de Pierrepont et de Béatrice : il en avait maintenant ac-
quis la certitude ; mais il comprenait qu'il se perdrait lui-même
sans retour, s'il essayait de la faire partager à Fabrice sans lui ap-
porter quelque preuve irréfutable.
Gonvaincu par une suite de déductions naturelles que les deux
amans devaient s'écrire, il s'appliqua à découvrir leurs moyens de
correspondance. Les fréquentes et longues promenades de Béatrice
dans la partie basse du jardin lui paraissant équivoques, il supposa
que les lettres pouvaient s'échanger par-dessus le mur de clôture
peu élevé qui donnait sur le chemin. Sa surveillance de ce côté n'abou-
tit à rien. — S'écrivaient-ils simplement par la poste? — Galvat, pour
s'en assurer, prit l'habitude Ae se trouver assez souvent le matin de-
vant la grille de la villa, à l'heure où le facteur apportait les lettres.
Get homme, le connaissant pour le beau-frère du peintre, n'hési-
tait pas à lui remettre celles qui étaient destinées à la maison, et
Galvat en étudiait les adresses avec soin. Quoique Fabrice n'ouvrit
jamais les lettres adressées à sa femme, il n'était pas vraisemblable
que le marquis écrivît à Béatrice sans prendre des précautions
exceptionnelles. Au bout de quelques jours d'espionnage, Galvat
était frappé du nombre de lettres qui arrivaient à la villa, avec cette
suscription : Madame la vicomtesse d'Aymaret, aux soins de
Madame Jacques Fabrice. — Il les remarqua d'autant plus cfue
l'écriture lui en parut contrefaite. — Il se décida à en ouvrir une :
— à part l'adresse, elle était tout entière de la main de Pierrepont.
— La voici :
« Ghère Béatrice, oui, cette existence de fourberie et de trahison
est indigne de nous deux. Je vous aime de le sentir comme moi...
Tant qu'elle dure, noire bonheur n'est qu'une illusion, notre amour
qu'une souffrance... et n'avons-nous pas assez souffert?.. Croyez
HONNEUR d'artiste. 505
bien que je suis aussi incapable que vous de chercher des mots
hypocrites pour tromper ma conscience... Nous sommes coupables,
je le sais, mais jamais crime d'amour eut-il de pareilles excuses?..
y eut-il jamais entre deux cœurs honnêtes et sincères de pareilles
latalités?.. oui, nous sommes des coupables, mais nous sommes
aussi des victimes... ce qui serait vraiment criminel et sans excuse,
ce serait de persister dans cette vie de honteuse duplicité... Il faut
donc partir. . . Je vous en supplie, ma bien-aimée, daignez consentir. . .
Fiez- vous à moi... toutes mes mesures sont prises... Tout ce qui
est possible à un homme, je le ferai pour que votre exil soit un
exil enchanté. — Je t'aime. — Pierre. »
Quand il eut terminé sa lecture, le visage de Calvat se crispa
dans un hideux sourire. — Il repHa la lettre, se fit ouvrir la grille,
et se dirigea vers l'atelier de Fabrice.
— Tiens! c'est toi? dit le peintre. — J'ai cru que c'était le
marquis, qui doit venir ce matin.
— Non... ce n'est que moi, dit Calvat. — Mon cher, poursui-
vit-il en baissant un peu la voix, tu ne m'accuseras plus, j'espère,
d'être un ivrogne et un menteur... le hasard m'a mis en possession
d'une lettre très intéressante pour toi... Comme ton parent et ton
ami, — quelque peine que j'en éprouve, — il m'était impossible
de ne pas te la communiquer... tu en conviendras toi-même quand
tu l'auras lue.
— Je ne la lirai pas, répondit Fabrice en repoussant la main
de Calvat qui lui tendait la lettre. — Sors d'ici à l'instant, et je te
défends d'y remettre jamais les pieds.
— Tu me rappelleras, dit Calvat, et comme je suis sans rancune,
je serai là à ton premier signe. — Cette lettre est de Pierrepont, et
elle est adressée à ta femme. — Je te la laisse. — Il la jeta sur la
table et sortit de l'atelier.
L'artiste, demeuré seul, eut un moment d'afïreuse perplexité.
Immobile, pétrifié, il regardait la table, et, sur la table, la lettre.
— Enfin, il s'avança d'un pas raide, d'un pas de statue. Il saisit la
lettre, hésita encore, fit un mouvement pour la déchirer ; puis, avec
une décision brusque, il la déplia et la lut...
— Calvat, cependant, en passant devant l'habitation, avait aperçu
dans le salon Béatrice assise et travaillant près d'une fenêtre ou-
verte. Il s'approcha vivement, et se penchant un peu à l'intérieur :
— Madame, lui dit-il, j'ai le plaisir de vous informer qu'au mo-
ment où j'ai l'honneur de vous parler, votre mari est en train de
lire la dernière lettre de votre amant... Bonjour! — et il prit le che-
min de la grille. Comme il allait la refermer sur lui, quelqu'un lui
fit signe de loin de la laisser ouverte : c'était Pierrepont qui arri-
506 REVUE DES DEUX MONDES.
vait de la gare. Ils se saluèrent. Calvat disparut à l'angle d'une
rue, et Pierrepont entra dans la villa.
Béatrice, sous le coup de ra\is effroyable qu'elle venait de rece-
voir, était demeurée foudroyée : elle avait entendu les paroles de
Calvat; elle n'en saisissait pas le sens. Puis une lumière terrible
envahit son esprit et elle comprit : — Une lettre dé Pierrepont était
dans les mains de son mari... Elle aperçut d'un coup d'oeil dans
un chaos sinistre tout ce qui pouvait sortir dans quelques minutes
des plis de cette lettre : — le déshonneur, la honte, la perdition, la
mort. — Elle ferma les yeux et ne vit plus pendant un moment
que des ténèbres traversées par des gerbes d'étincelles. Elle fut
éveillée tout à coup de cet égarement par un bruit de pas sur
le sable des allées : elle jeta un regard au dehors et reconnut,
avec une terreur inexprimable, le marcpiis de Pierrepont, qui pas-
sait dans le jardin, se dirigeant vers l'atelier de Fabrice. — Elle
se leva; puis, subitement, sans réflexion, sans dessein arrêté,
entraînée follement par la crainte d'un conflit imminent entre les
deux hommes, elle s'élança, sa tapisserie à la main, descendit le
perron en courant et marcha à pas précipités vers l'atelier où Pier-
repont venait d'entrer.
La grande baie qui servait de porte à l'atelier était fermée par
deux portières qui laissaient entre elles un étroit vestibule. Béa-
trice, après avoir vivement soulevé la première, s'arrêta, — et
écouta, autant que les battemens désordonnés de son cœur le lui
permettaient... elle pouvait même entrevoir à travers l'entre-bàille-
ment de la seconde portière ce qui se passait dans l'atelier.
Fabrice, au moment où Pierrepont était entré, s'occupait de
charger des pistolets qui lui avaient été donnés précisément par
le marquis et avec lesquels il avait coutume de s'exercer assez fré-
quemment dans son jardin pour se distraire un moment de son
travail.
— Vous êtes toujours content de ces armes-là? dit Pierrepont
en prenant et en reposant ensuite sur la table le pistolet que le
peintre venait de charger.
— Enchanté, dit Fabrice.
— Vous alliez tirer?
— Oui.
— Eh bien! nous allons faire un match ^ si vous voulez?
— Très volontiers.
— Vous n'êtes pas souffrant, ce matin?.. Vous avez l'air fatigué.
— Oui,., ça doit être... Je viens d'avoir une scène très pénible
avec Calvat.
— Ah!., je l'ai rencontré comme il sortait de chez vous.
HOKNEUR d'artiste. 507
— Ce malheureux a voué à ma femme une haine mortelle.
— C'est assez visible.
— Il la diffamait tout à l'heure d'une manière affreuse.
— Cela prouve que c'est un méchant homme, et rien de plus.
— Je l'ai chassé.
— Bou débarras, entre nous, mon cher.
— Et pourtant il m'a troublé... je ne puis dire cela qu'à un vieil
ami comme vous... Mais il m'a troublé... il m'a laissé des doutes..
— Des doutes sur une femme comme la vôtre?.. Voyons, mon
ami, c'est de la foUe !
— Oui, n'est-ce pas? reprit Fabrice. — Vous la connaissez bien...
et même depuis plus longtemps que moi... Vous me répondriez de
son honneur sur le vôtre, n'est-ce pas ?
— Absolument.
— Et vous auriez raison... car le vôtre et le sien se valent...
Et, lai mettant brusquement sa lettre sous les yeux :
— Tenez !
Pierrepont recula comme s'il eût vu un spectre. — Puis, saisissant
sur la table le pistolet qu'il venait d'y replacer, et présentant la
crosse de l'arme à Fabrice :
— Tue-moi! lui dit-il.
— Non, dit le peintre; pas ainsi, du moins.
Il fit quelques pas à travers l'atelier, comme pour rassembler sa
pensée ; puis, revenant au marquis :
— Pouvez-vous, lui dit-il, et voulez-vous m'exphquer quelques
mots de votre lettre dont la signification m'échappe... Vous invo-
quez pour excuses certaines circonstances mystérieuses du passé,
certaines fatalités que vous auriez subies, W^ de Sardonne et vous...
Puis-je savoir à quoi vous faites allusion?
Pierrepont lui dit brièvement ce qui s'était passé autrefois entre
Béatrice et lui, leur attachement mutuel, et comment M""" de Mon-
taui'on avait forcé la jeune fille de refuser la main qu'il lui ofirait.
Après une pause de rêverie et de silence. Fabrice lui répondit :
— Vos sentimens pour IVP''' de Sardonne vous font désirer, je
suppose, que cette affaire se traite entre vous et moi sans éclat,
afin de lui épargner aux yeux du monde une flétrissure que je
désire moi-même épai'gner à mon nom.
— Tout ce que vous me proposerez dans ce dessein, dit Pierre-
pont, est accepté d'avance.
— En duel, avec son accompagnement ordinaire de témoins,
révélerait tout au public... Vous m'offriez tout à l'heure de faire
avec moi un match au pistolet... J'accepte... je crois que nous
sommes à peu près de force égale... Pour celui de nous qui aura
l'avantage, ce sera la vie ; pour l'autre, ce sera le suicide.
508 RE7DE DES DEUX MONDES.
— Soit! dit Pierrepont : c'est entendu.
— Chacun de nous s'engage sur l'honneur à respecter ces con-
ditions.
— C'est entendu, répéta Pierrepont.
— Maintenant, dit le peintre, il faut que je me résigne à
vous adresser une demande... Je sais que cela est tout à fait
incorrect, — et je m'en excuse. — Voici ce dont il s'agit... Si je
dois laisser ma fille orpheline, je ne voudrais pas du moins la
laisser sans ressources. — Or, je n'ai rien, — sauf cent mille francs
qui m'ont été donnés à compte sur ces panneaux par Nicholson,
— et que je serais d'ailleurs lorcé de lui rendre si je n'achevais pas
mon travail... Il doit me verser en outre le double de cette somme
quand je lui livrerai les panneaux... Je ne crois pas pouvoir les finir
avant quatre mois... Je vous demande donc, si c'est moi qui dois
mourir, de m'accorder ce délai de quatre mois, — et je n'ai pas
besoin de vous dire que cette convention sera réciproque.
Il y avait dans cette précaution du malheureux artiste quelque
chose de si poignant que Pierrepont se détourna pour cacher l'agi-
tation presque convulsive de ses traits.
— Ce sera, dit-il, comme vous le désirez.
Le peintre enferma les pistolets dans leur boîte et prit quelques
cartons de tir.
— J'ai l'habitude de ces pistolets, dit-il. En voulez-vous d'au-
tres ?
— C'est inutile ! dit Pierrepont. J'ai moi-même beaucoup pra-
tiqué ceux-ci. Allons !
Us quittèrent l'atelier et se dirigèrent, en descendant les rampes
du jardin, vers l'allée de charmilles dont il a été plus d'une fois
parlé dans le cours de ce récit. On se souvient peut-être qu'une
plaque de tir avait été établie à l'une des extrémités de cette allée :
— en face, à l'autre bout, était un banc rustique adossé au mur. —
Quand Pierrepont et Fabrice arrivèrent devant la plaque de tir pour
y fixer les cartons, ils aperçurent Béatrice assise sur ce banc : elle
travaillait à sa tapisserie.
Les deux hommes échangèrent un regard. — Ils savaient l'un
et l'autre que l'allée de charmilles était pour Béatrice un lieu de
promenade et de retraite favori. Ils ne furent donc pas surpris de
la voir là : ils crurent et ils devaient croire que le hasard seul l'y
avait amenée. Mais sa présence pendant la scène qui se préparait
avait un caractère tragique dont tous deux subirent profondément
l'impression. Elle leur imposait en même temps une dissimulation
de physionomie et de langage qui, dans un pareil instant, était
aussi pénible qu'elle était nécessaire.
Béatrice, cependant, soutenue par l'horreur même de la crise
i
HONNEUR d'artiste. 509
et par son excessive tension nerveuse, continuait de piquer son
aiguille avec une apparence de calme, et ce fut avec son sourire
habituel qu'elle rendit à Pierrepont son salut en lui donnant la
main.
— Belle journée, dit-elle, n'est-ce pas ?
— Oui... vraie journée d'été... Vous voyez... nous allons faire
un match, Fabrice et moi....
— Ah! quel est le plus fort de vous deux?
Pierrepont fit un geste incertain.
— Nous allons voir, dit-il en souriant.
Fabrice déposa sur le banc, à côté d'elle, la boîte d'acajou et un
paquet de cartouches.
Les armes dont ils allaient se servir étaient des pistolets Flo-
bert du calibre le plus fort. — Les cartons de tir étaient divisés,
suivant la coutume, en un certain nombre de cercles se dévelop-
pant autour d'une mouche centrale mi-partie noire et blanche. La
distance était de la longueur de l'allée, c'est-à-dire d'environ vingt-
cinq pas. — Devant Béatrice, profondément attentive sous son
apparence distraite, ils achevèrent d'arrêter leurs conventions.
— Le match devait être de sept balles, le tir était à volonté, cha-
cun d'eux devait tirer deux balles coup sur coup aux deux pre-
mières reprises; à la troisième, trois balles également coup sur
coup. Chaque division de la cible touchée par les tireurs donnait
le nombre de points déterminé par l'usage, et indiqué d'ailleurs
sur les cartons : — le cercle le plus éloigné du centre, lui point;
la mouche centrale, sept.
Une pièce de monnaie jetée en l'air décida que Fabrice devait
th'er le premier. 11 commença donc le feu et mit ses deux pre-
mières balles dans l'intérieur du second cercle. Pierrepont, moins
adroit ou moins heureux, perdit une de ses balles dans la plaque;
l'autre entama le carton. Cette première reprise assurait donc
quatre points à Fabrice et un seul au marquis.
— Vous me ménagez, je crois, dit le peintre.
— Nullement, dit Pierrepont.
A la seconde reprise, Fabrice logea ses deux balles dans le troi-
sième cercle. — Pierrepont, après lui, fit deux et deux. — Fabrice
avait dix points contre cinq.
La troisième épreuve lui donna une avance encore plus considé-
rable : de ses trois balles il fit douze points. Il en avait donc alors
vingt-deux contre cinq.
Pierrepont, dont l'attitude indiquait une sorte de nonchalance
découragée, s'apprêtait à tirer à son tour ses trois dernières balles ;
il armait son pistolet quand un léger froissement le fit retourner :
il rencontra alors le regard ardent de Béatrice tendu vers lui avec
510 REVUE DF^ DEUX MONDES.
une expression telle qu'il en fut pénétré jusqu'au fond de son être.
Il comprit instantanément qu'elle savait tout... Elle savait tout, et
ce regard désespéré, éperdu, suppliant, impérieux, le conjurait et
lui ordonnait de vivre et de se garder pour elle. Jamais sa sombre
beauté n'avait eu une telle puissance de lascination. — Il se re-
plaça, ajusta un peu longuement et fit feu. De ses deux premiers
coups il perça l'étroit cercle noir qui entourait le point blanc cen-
tral ; sa dernière balle troua la mouche centrale elle-même. — Il
gagnait dix-neuf points... — 11 en avait donc alors vingt-quatre
contre vingt-deux. — Fabrice était condamjié.
La fumée du dernier coup de feu n'était pas dissipée qu'un vio-
lent éclat de rire retentissait aux oreilles des deux hommes stupé-
faits : — Béatrice s'était dressée soudainement, les yeux déme-
surément ouverts, et comme illuminés de folie : elle balbutia
quelques mots inintelligibles, puis éclata de nouveau en rires sac-
cadés, sauvages et tellement continus, qu'ils semblaient répétés et
prolongés dans la campagne par quelque écho sinistre. La voyant
chanceler, Fabrice la soutint et la repoussa doucement sur le banc ;
peu à peu son rire s'éteignit, elle s'agita dans une légère convul-
sion et s'évanouit.
— Elle nous avait écoutés!., murmura le peintre, comme se par-
lant à lui-même.
Il se retourna vers Pierrepont, qui se tenait immobile à deux
pas, aussi pâle qu'un mort sous son suaire.
— Je vous prie, monsieur, lui dit-il, de nous laisser.
Pierrepont eut un geste d'hésitation et lui montra Béatrice ren-
versée et inerte sur le banc.
— Me croyez- vous donc capable, reprit le peintre, de maltraiter
une femme... même celle-là?..
Pierrepont s'inclina, le salua du chapeau et s'éloigna.
Fabrice, alors, relevant le mouchoir de Béatrice, qui était tombé
à ses pieds, alla le tremper dans l'eau d'un bassin encadré de
rocaiiles qui se trouvait au milieu de l'allée; et, revenant à sa
femme, lui baigna les tempes et le visage. — Après quelques mi-
nutes, elle se réveilla, promena d'abord son regard vague autour
d'elle, puis le fLxa sur son mari : — une sorte de gémissement et
le mouvement subit par lequel elle couvrit ses yeux de sa main
témoignèrent qu'elle reprenait possession de sa mémoire, qu'elle
recouvrait le sentiment de la terrible réaUté.
— Béatrice, dit alors le peintre, si une explication vous est trop
pénible en ce moment, je l'ajournerai.
— Oh! non... Tout de suite! — murmura-t-elle.
— Elle ne sera pas longue, au reste, reprit Fabrice; car, si je
ne me trompe, j'ai peu de choses à vous apprendre... Vos nerfs
HONNEUR d'artiste. 511
viennent de vous trahir... Vous avez entendu, n'est-ce pas, ce qui
s'est dit, il y a une demi-heure, dans mon ateUer, entre le marquis
de Pierrepont et moi ?
Elle fit signe qu'elle avait entendu.
— Vous savez par conséquent pour quelle raison j'ai voulu évi-
ter l'éclat, le scandale d'un duel?.. Vous savez que c'était pour
vous épargner une tache personnelle, — qui pouvait d'ailleurs re-
jaillir sur ma fille innocente?
Elle fit le même signe de tête affirmatif.
— Comme vous devez le comprendre, cette précaution n'aurait
plus aucune utilité ; elle serait illusoire, si vous quittiez la maison
de votre mari, tant qu'il vivra. Ce serait révéler au public ce qu'il
vous importe autant qu'à moi de lui cacher. Il nous sera infini-
ment dur, sans doute, sachant l'un et l'autre ce que nous savons,
de supporter la vie commune pendant trois ou quatre mois.
— Mais puisque j'aurai ce courage, j'espère que vous l'aurez
aussi.
— Ce que vous voudrez !
— Pour vous soutenir pendant cette épreuve, vous aurez la con-
solante pensée d'être bientôt tout entière à celui... à celui pour
qui vous faisiez des vœux tout à l'heure pendant que nous nous
battions.
Béatrice ne répondit pas.
— Pour finir, ajouta Fabrice, je n'ai pas, je pense, de plan de
conduite à vous tracer... Je suppose que vous n'oublierez pas, le
marquis de Pierrepont et vous, le respect qui est dû à un homme
dont les jours sont comptés.
Il la quitta sur ces paroles et regagna son ateher.
Pour elle, elle demeura jusqu'au soir dans cette allée fatale,
tantôt marchant avec égarement, tantôt se rasseyant, anéantie sur
son banc... Était-ce bien elle qui était là?., qui venait d'être mêlée
à ces scènes effroyables?.. Était-ce elle, Béatrice, qui venait de
recevoir, — et de mériter, hélas ! — le reproche sanglant que lui
avait adressé Fabrice?., car elle n'avait pas osé le nier... il était
trop vrai que, pendant le combat où la vie de son mari était en jeu
contre celle d'un autre, ce n'était pas pour son mari qu'elle trem-
blait, — il était trop vrai qu'elle avait commis, dans un élan de
passion, le crime de pousser la main hésitante de Pierrepont, — et
qu'en voyant son mari frappé d'un arrêt de mort, son premier
mouvement avait été celui d'une joie farouche... — Elle savait
alors, la pauvre créature, — comme tant d'autres l'ont su avant
elle, — jusqu'à quel degré la passion peut fausser et pei*vertir les
âmes Ift? plus pures et les plus hautes quand on la laisse s'établir
512 REVDE DES DEUX MONDES.
en souveraine sur les ruines de la raison, de la volonté et de l'hon-
neur.
XV.
HONNEUR d'artiste.
Plusieurs semaines se sont écoulées. On est au mois d'août.
Béatrice et Pierrepont ne se sont pas revus. Par un scrupule qui
leur est commun, ils ont même évité toute communication écrite.
Béatrice sait seulement que Pierrepont, contre son habitude, passe
l'été à Paris, et elle présume qu'il y attend ses ordres.
Il reçoit d'elle un matin le billet suivant :
« Je vous conjure de partir pour Glion. Je sais que M"^^ d'Ay-
maret y est encore; — confiez-lui tout. Dites-lui que je suis à ses
pieds, que je deviens folle, que je l'attends. »
Quelques heures après, le marquis partait pour la Suisse. Il était
le lendemain dans l'après-midi à Glion, et deux jours plus tard,
]^jme d'Aymaret, — dont le mari était à peu près rétabli, arrivait à
Paris, — d'où elle se rendit aussitôt à Bellevue. En la voyant entrer
dans son salon, la femme du peintre laissa échapper un faible cri :
— Élise! — et elle joignit les mains en la regardant d'un air de
supphcation. — M™® d'Âymaret l'attira dans ses bras, et Béatrice s'y
précipita avec des sanglots déchirans.
— Merci! merci! lui dit-elle à travers ses larmes: — il y a
deux mois que je n'avais pleuré!
Et quand elle se fut un peu calmée :
— Il t'a tout dit?
— Tout.
Elle la fit asseoir.
— Eh! bien... qu'est-ce que tu penses?.. Car moi, je ne pense
plus!
— Je pense, dit M™^ d'Aymaret, qu'il faut tout faire pour sauver
la vie de ton mari.
— C'est impossible... Il ne voudra pas!
— Qui... ne voudra pas?
— Lui... mon mari!
— Pourquoi?
— Parce qu'il a engagé sa parole !
jyjme d'Aymaret prit un accent sévère, presque dur:
— Béatrice, lui dit-elle, si je pouvais imaginer une seule minute
que tu envisages sans horreur la perspective prochaine de ton veu-
vage, je ne te reverrais de ma \\e.
— Écoute-moi, dit Béatrice : cet effroyable sentiment qu»*/^u me
HONNEUR d'artiste. 51
prêtes là, — je l'ai éprouvé... je l'ai éprouvé pendant leur com-
bat, — pendant que leurs deux existences étaient enjeu... Il m'a
poursuivi... Il m'a longtemps encore obsédée malgré moi... Main-
tenant... il faut que Dieu ne m'ait pas encore abandonnée tout à
lait... car il a permis que je me rendisse maîtresse de cette
affreuse tentation... Maintenant je puis t'affirmer en toute vérité
que je donnerais ma vie pour sauver celle de ce malheureux...
— Tu l'aimes! s'écria M'"® d'Aymaret.
— Je ne l'aime pas!., mais il me fait une telle pitié!., une telle
pitié !.. Il a si peu mérité cette longue agonie qui lui est infligée !.. et
il la supporte avec tant de courage... et de douceur!.. Je suis sa
prisonnière... il pouvait me torturer l'âme... me martyriser... et
jamais, — sauf peut-être le premier jour... à la première heure, —
il n'a eu pour moi un mot de reproche, une parole amère... Il est
avec moi comme autrefois... Si bien, qu'il y a des instans, quand
je l'entends me parler, quand je le vois me sourire, des instans
où je crois vraiment qu'il ne s'est rien passé, que j'ai fait un rêve
épouvantable!..
— C'est qu'il t'aime encore, ma pauvre chérie, et alors rien n'est
désespéré !
— Ce n'est pas qu'il m'aime... comment veux-tu?.. Non... c'est
qu'il se souvient, c'est qu'il se venge de mon orgueil, de mes pré-
jugés de naissance, de mes misérables dédains... c'est qu'il veut
me prouver qu'un artiste sait souffrir et mourir en gentilhomme...
— Combien de temps reste-t-il, dit M"^ d'Aymaret, avant le
terme fatal?
— Je n'en sais rien, car s'il ne peut le dépasser, ce terme, il
peut le devancer... Tout dépend de son travail... dès qu'il l'aura
terminé, certainement il se tuera!
— Et où en est son travail?.. Tu ne le sais pas?... Tu ne vas
plus dans son ateher?
— Pardon!., il y a quelques jours j'ai rassemblé mon courage,
et j'y suis retournée... je m'assois là, je travaille à côté de lui... il
me laisse faire... il m'adresse un mot de temps à autre... un mot
indifférent... c'est affreux!
Son cœur éclata de nouveau, et elle pleura un moment en silence.
— Je te demandais, ma chérie, reprit M""^ d'Aymaret, où en est
ce travail ?
— Très avancé... le malheureux ne perd pas une minute... Dès
le point du jour, il est devant ses panneaux... c'est admirable, ce
qu'il fait!., comment a-t-il le courage de travailler, avec une telle
préoccupation sur l'esprit ?.. Je ne comprends pas !
— Et il paraît tranquille, dis-tu?
TOME xcvm. — 1890. 33
51/i REVUE DES DEUX MONDES.
— Il paraît tranquille, oui!., niaas ses cheveux blanchissent...
— Ah ! il laut le sauver ! s'écria M'"'^ d'A'ymaret, en se levant.
Tu me donnes pleins pouvoirs, n'est-ce pas? tu approuves d'avance
tout ce que je pouiTai tenter ?
— Tout... absolument tout... et dU fond du cœtir, grand Dieu!
— Eh bien! écris-le à Pierrepont, que je dois voir demain.
Béatrice s'assit aussitôt devant son bureau, et écrivit rapidement
ces deux ho-nes :
'D'
« Au marquis de Pierrepont.
« Tout ce qu'Élise vous demandera, je vous le demande moi-
même à genoux. »
Le lendemain, Pierrepont, sur un mot de la vicomtesse, arriva
chez elle. Elle lui remit tout d'abord le billet de Béatrice.
— De quoi s'agit-t-il? dit gravement le marquis, après avoir lu.
— Il s'agit d'empêcher que Fabrice n'accomplisse son suicide,
quand l'heure en sera venue... Pouvons-nous compter sur vous
pour cela?
— Eu doutez-vous ?.. C'est comme si vous proposiez à un meur-
trier de le déUvrer dé sa conscience... Mais que puis-je faille?.. Je
ne l'imagine pas...
— Autant' que j'en puis juger, reprit M™^ d'Aymaret, il y aurait,
pour arriver à notre but, deux obstacles à lever ; d'abord' le point
d'honneur, la parole donnée qui enchaîne Fabrice... Ne pourriez-
vous lui rendre cette parole, et dans des termes tels qu'il consen-
tît à la reprendre ?
— J'y suis tout prêt... mais...
— Vous craignez qu'il ne rehise?
— Je le crains... cependant j'essaierai, et en toute sincérité,
comme vous le verrez.
— J'attendais cela de vous... quant au second obstacle que nous
aurions à vaincre, c'est la conviction où doit être Fabrice que, s'il
survivait, il vous trouverait toujours entre sa femme et lui... car
il doit croire que vous attendez l'un et l'autre sa mort pour vous
unir... H n'y a' qu'un moyen sûr de le détrompei', c'est de revenir
à votre projet de mariage avec Ketty, et d'y donner suite dans le
plus bref délai possible... Le voulez-vous?'
Après une pause de réflexion :
— Votre amie, dit Pierrepont, désiré-t-elle ce mariage ?
— Elle désire et approuve tout ce qui peut la tirer de l'enfer
où elle est.
— Eh bien ! j'obéis... je partirai demain... S'il n'y a pas de bateau
HONNEUR d'artiste;. 51 5
en partance chez nous, yen trouverai un en Angleterre... -Vous re-
.ceYr^Z'Oe soir la lettre .destinée à Fabrice... Vous la lui remettrez
.Quand vous le jugerez bon... Adieu, madame. — M lui pressa, les
deux, mains avec fqrce, et se retira.
Deux jours après, il s'eipbarquait sur un transatlantique (lu
,Havre.
M"^® d'Aymaret a,vait reçu la veille la lettre qu'il adressait à 'Fa-
brice. Elle ét9,it. ou verte. Elle la lut et en lut contente, .mais elle
résolut ,de ne la remettre au peintre que <le jour où elle pourrait
.lui ap,pi"endre en .même temps le mariage de Pierrepont, espérant
qu'il en serait plus accessible à leurs instances. Béatrice iut du
même sentiment, et .quant au mariage lui-même, elle en reçut :1a
■nouvelle ;avec indillérence.
Encouragée.par son amie, elle. entrevoyait maintenant une chance,
si. douteuse qu'ellefût, de sauver son mari et d échapper, elle-même
à,des tortures morales où elle. craignait de laisser un jour sa raison.
Elle n'en continuait pas moins de suivre, de surveiller avec un
intérêt poignant les moindres actes, les moindres paroles de Fa-
brice. Malgré ses faiblesses d'orgueil aristocratique et de -vanité
mondaine, c'était un cœur trop véritablement noble pour irester
insensible à la contenance ierme, généreuse, héroïque de l'artiste
eu lace de la mart. iDans son admiration, mêlée d'une profonde
pitié et .peut-être d'un sentiment plus tendre encore, elle ne se
souvenait plus que pour en rougir des griefs, mesquins qu'elle avait
nourris contre son mari : elle s'étonnait de l'avoir à ce point mé-
connu, d'avoir fermé les yeux si obstinément sur les hautes dis-
tinctions de l'homme et de l'artiste, pour n'apercevoir que quelques
imperfections de surface. La personne physique du peintre lui ap-
paraissait elle-même sous un jour nouveau; elle était frappée de la
dignité naturelle de sa démarche, qui la iiaisait penser à l'allu/re
puissante et souple des grands fauves ; elle était frappée de l'éclat
lumineux de son front, du caractère énergique de ses traits. calmes,
auxquels ses cheveux légèrement blanchis et comme à demi pou-
drés .prêtaient alors une douceur étrange. Il lui semblait transli-
guré, comme si les pensées qui l'occupaient et le soutenaient en
ces jours suprêmes l'eussent enveloppé de quelque rayonnement
supérieur.
Cependant, le temps passait. C'était le 20 juillet cpie la conven-
tion du suicide avait été arrêtée entre Pierrepont et Fabrice. Le
sursis de quatre mois accordé au peintre devait donc expirer le
20 octobre. On était aiTivé à la première semaine de ce mois, quand
Béatrice reconnut avec terreur que les grands panneaux destines
à l'Amérique allaient être terminés : ils l'auraient même été dès ce
moment, si Fabrice n'eût tenu à justifier plus que jamais, dans son
516 REVUE DIS DEUX MONDES,
œuvre dernière, la réputation de conscience et de probité artistique
qu'il s'était acquise. Mais il n'avait plus à faire que de légères re-
touches qui demandaient à peine quatre ou cinq jours de travail.
Déjà le correspondant de M. Nicholson à Paris était venu s'entendre
avec le peintre pour la livraison et l'expédition de ses toiles.
A mesure que le terme redoutable approchait, l'angoisse de Béa-
trice devenait plus incessante, plus intolérable, plus mortelle. Dé-
vorée de fièvre, en éveil jour et nuit dans l'attente de quelque
bruit sinistre ou de quelque spectacle tragique, elle pressait ardem-
ment M™® d'Aymaret de tenter auprès de Fabrice la démarche su-
prême à laquelle était suspendu son dernier espoir. Mais M'"* d'Ay-
maret, déjà prévenue par Pierrepont que son mariage aurait lieu à
une date prochaine, voulait attendre pour parler que la nouvelle
lui fût formellement confirmée. Ce fut au commencement d'octobre
qu'une seconde lettre du marquis lui apprit que l'événement était
accompli. Il lui envoyait en même temps un journal américain qui
en faisait le récit détaillé. Elle n'hésita plus.
Depuis son retour, dans ses fréquentes visites à Bellevue, elle
s'était plus d'une fois rencontrée avec Fabrice. Il pouvait se dou-
ter qu'elle était dans la confidence de Béatrice; mais il n'y avait
pas eu entre la jeune femme et lui l'ombre d'une allusion à ce sujet.
Un matin, il la vit entrer brusquement dans son atelier. 11 avait
pour elle beaucoup d'affection. Mais, pressentant vaguement, à sa
mine à la fois troublée et résolue, l'objet de sa démarche, il prit
un air très grave.
— Vous avez à me parler, madame? lui dit-il.
— J'ai à vous parler, oui... Mais ne m'ôtez pas mon courage...
Soyez bon pour moi, je vous prie.
— Il est bien facile d'être bon pour vous... répondit-il avec un
triste sourire... Voj^ons, parlez.
11 lui approcha une chaise, car il vit qu'elle était près de
défaillir.
— Monsieur Fabrice, dit-elle après un silence, j'ai été informée
aujourd'hui d'une chose que vous pouvez avoir quelque intérêt
à connaître...
Et elle lui remit, d'une main qui tremblait, la dernière lettre
qu'elle avait reçue de Pierrepont et le journal américain qui ren-
dait compte de son mariage.
Le peintre, après avoir lu ces deux documens, les lui rendit
froidement.
— Je vous remercie, lui dit-il.
— Monsieur Fabrice, reprit-elle avec une émotion croissante,
j'ai encore une lettre à vous communiquer... Elle vous est person-
nellement adressée.
HONNEUR d'artiste. 517
— Voyons, madame.
Il prit la lettre : c'était celle que Pierrepont lui avait écrite
avant son départ, en voici les termes :
M Sur le point de quitter la France pour longtemps. — pour tou-
jours si A'Ous l'exigez, — je viens vous dégager de la parole que
vous m'aviez donnée. Au nom de votre fille, je vous supplie de
vivre. — Si c'était moi que le sort eût condamné, et si vous me
rendiez ma parole aussi sincèrement et aussi publiquement que je
vous rends la vôtre, j'atteste que je n'hésiterais pas à la reprendre.
Marquis de Pierrepont. »
« Pour M. Jacques Fabrice.
Après avoir lu et relu ce hillet avec une profonde attention, il
le tendit silencieusement à M™*^ d'Avmaret.
— Mais, dit-elle, vous devez garder cela.
— Soit ! dit Fabrice.
Elle attendit un moment, et le voyant toujours impassible et
muet :
— Monsieur Fabrice, reprit-elle, en lui saisissant la main, me
laisserez-vous partir sans emporter un mot d'espérance? Mainte-
nant votre honneur est sauf... Ayez pitié de votre enfant... ayez
pitié aussi de la pauvre coupable... elle a tant expié... et si j'osais,
vous dire quelque chose de plus...
— Non, madame! ne me dites plus rien: c'est assez... Je suis
bien touché de votre démarche, des sentimens qui vous l'ont dic-
tée... mais vous devez comprendre que ce n'est pas dans une mi-
nute d'attendrissement qu'on peut trancher une question comme
celle qui m'est posée... Permettez-moi d'y penser séiieusement,
comme je le dois... Mon travail est aujourd'hui terminé... Je puis
disposer de quelques journées... Mon intention, dont vous pouvez
faire part à votre amie, était de consacrer ces journées à un court
voyage à l'étranger... en Suisse... Je persiste plus que jamais dans
ce dessein... J'ai besoin, — maintenant surtout, — pour arrêter ma
résolution, — d'un repos et d'une liberté d'esprit que je ne trou-
verais pas ici... Je compte partir demain...
Elle le regarda fixement dans les yeux... II se leva et lui prit une
main : — Au revoir, madame, lui dit-il, — et avec un léger trouble
dans la voix : — Allez, mon enfant!
La jeune femme sortit. — Elle s'arrêta un instant sur le seuil de
l'atelier pour essuyer ses yeux humides, puis se dirigea d'un pas
rapide vers la maison. Béatrice, qui avait attendu le résultat de
518 REVUE DES DEUX MOKDES.
Fentrevue en parcourant fiévreusement les allées de son parterre,
courut à elle dès qu'elle l'aperçut, et l'interrogeant d'un .regard
affolé :
— Eh bien ! dit-elle.
— Eh bien ! — j 'espère !
— Est-ce possible ! — Et elle l'entraîna à la hâte dans son salon.
M™* d'Aymaret lui rapporta alors tous les détails de son entre-
tien avec Fabrice, en essayant de lui persuader, et de se persuader
à"elle-même que l'impression qui lui en restait était. favorable. Mais
la jiouvelle du voyage soudainement projeté par son mari terrifia
Béatrice.
— C'est la mort! dit-elle d'une voix sourde.
— Pourquoi partirait-il, dit M™^ d'Aymaret, s'il était décidé à
mourir ?
— Qui sait?.. Pour ménager le cœur de sa fille... peut-être pom-
me ménager moi-même!.. 11 veut être généreux jusqu'à la fin...
~ Je t'assure, reprit M™* d'Aymaret, que le langage; qu'il m'a
tenu m'a paru véritable... Avant d'arrêter sa décision dans une
circonstance si grave, il veut réfléchir en paix, loin des souvenirs,
des émotions qui pourraient troubler sa pensée...
Elles furent interrompues par la petite Marcelle qui entra comme
un tourbillon, elle présenta sa joue. à M'^'' d'Aymaret, et se retour-
nant vers Béatrice, lui dit toute haletante :
— C'est vrai que père va partir ?
— Qui t'a dit cela ?
— C'est Henriette... à qui il a dit de préparer sa grande valise.
— Oui, il part demain... son travail l'a beaucoup fatigué... On
lui recommande un peu de distraction...
— C'est ennuyeux de le voir partir, dit l'enfant... levais aider
Henriette, si tu veux... pour qu'elle n'oublie rien..,.
— Je vais y aller moi-même dans un moment... .Va, ma fiUe.
Marcelle sortit en courant. — M™^ d'Aymaret s'était levée.
— Penses-tu queje souffre assez ? lui dit Béatrice, — il ne ise
fait pas un mouvement, il ne se prononce pas une parole dans
cette maison qui ne me mette au martyre... et tu me quittes, toi!
— Oui, je te quitte... je serai ici dès demain malin, — maisje
me reprocherais de rester entre vous dans ces dernières heures,..
Je vous abandonne tous deux. à l'inspiration de vos cœurs... A -de-
main !
Elles s'embrassèrent et M'^® d'Aymaret se retira.
Béatrice monta dans l'appartement de son mari pour surveiller
les apprêts de son départ. La femme de chambre lui apprit que
Fabrice venait de se rendre à Paris; il serait de retour pour 'le
dîner.
HONNEUR d'artiste. 519
La femme du peintre passa le reste de la journée à errer dans
le jardin. Vers le soir, elle entra dans l'atelier. Le vide laissé par
les panneaux enlevés lui donnait un air d'abandon, de désordre et
de tristesse solennelle. Elle s'y promena jusqu'à la nuit tombée,
songeant à tout ce qu'une grande intelligence et une grande âme
avaient dépensé là de pensées et de douleurs.
Puis l'idée lui vint que déjà tout était fini, que le prétendu dé-
part pour Paris n'était qu'un prétexte, que son mari ne rentrerait
pas. — Elle regagna précipitamment la maison. — ^ Fabrice était
rentré depuis quelques minutes.
On se mit à table. Fabrice était calme, mais plus sérieux et
plus distrait que de coutume, et en même temps plus causeur. Il
semblait craindre le silence. Il parlait de la brièveté croissante des
jours, de la beauté de la soirée, de quelques expositions récentes,
des paysages de la Suisse, de l'impuissance des peintres à en tirer
parti.
Après le dîner, on descendit au jardin. Quoiqu'on touchât alors
à l'automne, la nuit était tiède et magnifique sous un ciel plein
d'étoiles. La clarté était suffisante pour que Marcelle put diriger
son cerceau à travers les allées étroites du parterre. Elle s'amu-
sait à donner cette preuve d'adresse devant son père, qui, assis
sur un banc, près de là, la regardait, — et parfois aussi regardait
le ciel. — Béatrice, épuisée, s'était assise elle-même à quelques
pas, dans l'ombre d'un groupe d'arbres épais.
Au bout d'un instant, Fabrice éleva doucement la voix :
— Marcelle !
La petite fille accourut.
— J'ai peur que tune prennes froid;..- il faut rentrer, vois-tu,
— Tout de suite?
— Oui, je t'en prie, mon enfant.
— Eh bien! je rentre, père;
Il la prit sur ses genoux :
— C'est bien d'être sage... Tu me promets de l'être toujours,
n'est-ce pas?
— Je te le promets-.
— Même quand je ne serai plus là?;
— Oui... mais pourquoi t'en vas-tu.?
— J'ai tant besoin de repos, ma pauvre enfant !
— Si tu m'emmenais, père?
— Je voudrais bien!., murmura Fabrice.
— Alors, emmène-moi !
— Ce n'est pas possible, ma chère petite... Allons^ va !
— Tu pars pour longtemps? reprit l'enfant.
— Pour quelque temps. . . Je ne saispas trop. . . Va, ma petite fille. .,
520 EEVUE DES DEUX MONDES.
Il l'erabrassa :
— Présent ou absent, dit-il, tu m'aimeras toujours bien, n'est-ce
pas ?
— Toujours bien... je te promets.
Elle le quitta pour aller à Béatrice, qu'elle embrassa ; puis, reve-
nant à son père, elle lui dit à demi-voix :
— Elle pleure !
Il la retint par la main ; et, après un silence :
— Aime bien aussi ta mère, lui dit-il d'une voix grave.
— Je te promets, répéta l'enfant.
Elle s'éloigna pensive et rentra dans la maison.
Au même instant, Fabrice entendait un gémissement étoufïé, et
Béatrice, sortant de l'ombre, se jetait à genoux devant lui sur le
sable de l'allée.
— Je vous en prie, Béatrice! dit-il d'un ton de sévère reproche
en essayant de la relever.
— Ah! s'écria-t-elle à travers ses larmes, le Christ a pardonné !..
— Mais... je vous pardonne... Ne venez-vous pas d'entendre ce
que j'ai dit à ma fille?.. Je sais que vous avez beaucoup soufïert
dans ces derniers temps... il y a d'ailleurs dans la vie des heures
où l'on est indulgent... Relevez-vous... Asseyez-vous près de moi.
Incertaine, stupélaite, elle prit place sur le banc à côté de Fa-
brice.
— Béatrice, reprit-il, vous avez mon pardon... Vous faut-il
quelque chose de plus? Parlez.
— Il me faut... que vous viviez, mon Dieu!
— En êtes-vous sûre?.. Etes-vous bien sûre que vous ne me
mépriseriez pas demain si je cédais aujourd'hui à vos prières?
— Vous mépriser?.. Comment le pourrais-je?.. Est-ce que je ne
sais pas que vous êtes libre... qu'on vous a rendu votre parole?
— Ne vous diriez-vous jamais, Béatrice, qu'un autre, à ma place,
se fût montré plus délicat, plus scrupuleux sur le point d'honneur?
— Mais, mon Dieu ! je vous en prie, ne m'accablez pas, mon
ami!... Ayez pitié de moi! Tout cela est si dur!.. Moi qui vous
aime tant, mon Dieu!., et qui n'ose même pas vous le dire... parce
que vous croiriez que je mens pour vous sauver de la mort... et
pourtant... là, devant Dieu... c'est bien vrai que je vous aime,
allez!.. — Et, toute pleurante, elle levait éperdument ses bras
vers le sombre azur constellé.
Il y eut un long silence, troublé seulement par le bruit de ses
pleurs; puis Fabrice dit d'une voix profondément émue :
— Je vous crois !
Elle lui saisit la main.
— Oui, continua-t-il, cette parole que j'ai tant désiré entendre
I
HONNEUR d'artiste. 521
de vos lèvres. ..je l'entends enfin., et je sens qu'elle est sincère...
Tu m'aimes!.. La foudre devrait me frapper à l'instant... que je
n'en remercierais pas moins le ciel... pour cette seule minute si
longtemps rêvée !
Elle lui baisait les mains en sanglotant.
— Béatrice... dit-il en se dégageant doucement, tout cela était
si inattendu!.. Vous voyez que j'en ai perdu mon calme... presque
ma raison... Laissez-moi recueillir un peu ma pensée, je vous
en supplie... Vous vous défieriez trop justement de résolutions
prises sous l'empire d'une pareille émotion... Venez... rentrez dans
votre salon... Je vous y rejoindrai tout à l'heure et nous causerons
sérieusement.
Elle s'appuya sur son bras, et il la conduisit jusqu'au premier
degré du perron. Comme elle hésitait à se séparer de lui et le re-
gardait fixement, il l'attiia et baisa ses cheveux.
— A tout à l'heure! dit-il en souriant.
Elle s'assit dans l'intérieur du salon, près d'une lenôtre ouverte,
et le suivit de l'œil dans le jardin. — Il s'y promena longtemps, à
pas lents. Par intervalles, son ombre disparaissait sous les arbres,
et Béatrice se levait, épouvantée, jusqu'à ce qu'il fut sorti des
ténèbres... Elle l'avait perdu de vue depuis quelques minutes,
quand le vitrage de l'ateUer s'éclaira d'une lueur subite; en même
temps, un coup de feu retentissait dans la nuit.
La jeune femme étendit les bras, poussa un cri et tomba toute
raide sur le parquot
Ce fut M™® d'Aymaret, mandée en toute hâte, qui ti'ouva sur la
table de l'atelier et qui remit à Béatrice ce billet qui lui était
adressé :
« Béatrice, je voulais vous épargner cela... mais j'ai craint de
faiblir... Oui, je crois que votre cœur s'est enfin ouvert pour moi...
oui, je crois que vous m'aimez... Mais m'aimeriez-vous demain,
— vivant par la grâce de l'homme qui m'a mortellement outragu?
Je ne le crois pas, et je meurs. »
Le suicide de Jacques Fabrice ne fut pas soupçonné. Les jour-
naux annoncèrent que le malheureux artiste s'était tué par acci-
dent en déchargeant ses pistolets, à la veille d'un voyage.
Béatrice est entrée en religion chez les Bénédictines d'Auteuil,
où elle a pu achever elle-même l'éducation de Marcelle.
Octave Feuillet.
ITUDES DIPLOMATIQUES
FIN DU MINISTÈRE DU MARQUIS D ARGEKSON.
vr.
SUITS PB LA CAMPAGNE DE 1746. — BATAILLE DE
RAUGOUX. — MARIAGE DU DAUPHIN.
On a vu que Louis XV, qui ne s'attardait pas longtemps lui-même
à pleurer les objets de ses affections et n'avait pas grande sympa-
thie pour les chagrins de cœur, avait décidé dès le premier jour
de ne pas laisser regretter longtemps la .dauphine. Il fut tout de
suite résolu qu'avant la fin de son deuil le jeune dauphin serait
remarié, et il ne restait plus qu'à lui chercher un parti convenable
parmi les princesses d'Europe.
Or, il y en avait une qui semblait désignée pour combler, le
plus tôt et le plus complètement possible, le vide si inopinément
iait par la mort. C'était la sœur même de la princesse défunte, la
seconde fille de Philippe V et d'Elisabeth, l'infante Antonia. Au point
de vue diplomatique aussi bien que dans un intérêt de famille le
choix ctait indiqué : c'était mainienir l'alhance des deux couronnes
(1) ''oyez la Bévue du 15 novembre et du 15 décembre 1889, du 1^'' janvier, du
1-5 février et du 15 mars 1890.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 523
et l'union des deux branches de la maison roj^ale dans les condi-
tions mêmes où un double mariage les avait scellées. Un parti puis-
sant se prononça donc tout de suite en faveur d'une combinaison si
naturelle. Le dessein, mis en avant à Madrid par la fille de Louis XV,
femme de don Philippe (celle qu'on appelait Madame Infante),
fut agréé et pris à cœur par Ferdinand, toujours affectueusement
disposé pour les enfans du second lit de son père. Tous les parti-
sans de l'alliance espagnole en France, le maréchal de Noailles en
tête, adoptèrent l'idée avec passion. On y fit entrer aisément la reine
de France, docile aux influences de famille, et enfin, au premier
moment, le dauphin lui-même qui, ne pouvant garder à celle qu'il
arait perdue la fidélité de son affection, vit là au moins un hom-
mage à rendre à sa mémoire. L'ambassadeur Vauréal, voyant toutes
ces influences réunies, se déclara, sans attendre d'instl-uctions,
dans le même sens. Il avait dû autrefois une grandesse à un des
mariages royaux, le même moyen pouvait lui valoir un chapeau de
cardinal.
L'afl'ak'e, qui sembkiit aller toute seule, vint subitement échouer
contre un obstacle d'un genre inattendu, ce fut un scrupule de
Louis XV. Ce prince, on le sait, avait la conscience très capricieuse :
violant chaque jour sans se gêner les préceptes que l'Évangile met
avant tout autre, sa dévotion s'arrêtait efïrayée devant les règie-
mens canoniques et les lois extérieures de l'église. Il s'agissait
dans le cas présent de iaire épouser au dauphin la sœur de sa pre-
mière femme : c'était une affmité dont le degré constituait un em-
pêchement de droit ecclésiastique. Rien assm'ément n'était plus
aisé que d'en aller chercher la dispense à Rome ; les exemples et
lt»s précédens à cet égard ne faisaient pas défaut. Mais la valeur des
dispenses pontificales, comme de tous les actes de la cour de Rome,
n'était reconnue en France par l'épiscopat et la magistrature (deux
corps alors également gallicans) qu'avec beaucoup de doutes, de
contestations et de réserves. On alarma la pieté délicate de Marie
Leczinska: on prononça à l'oreille le mot d'inceste; c'était renou-
veler, disait-on, sous une fausse apparence de légalité, le,scandale
donné par les demoiselles de Mailly, que la colère divine avait si
cruellement châtiées. Louis XV, troublé lui-même par ce souvenir,
se mit à craindre que, le mariage étant réprouvé par des docteurs
graves et mal vu de la population pieuse, la légitimité de la pos-
térité qui en sortirait ne fût mise en doute. Ferdinand, au con-
traire, élevé à une tout autre école de théologie, ne pouvait com-
prendre qu'un mot du pape ne mît pas toutes les consciences en
repos. Bref, on vit naître et grossir une de ces difficultés qui, met-
tant aux prises des sentimens d'une nature très déUcate, jettent
524 REVUE DES DEUX MONDES.
souvent du froid, même entre particuliers, dans les familles les mieux
unies.
D'Argenson résolut d'abord très sensément de s'en tenir à l'écart.
— « L'affaire du second mariage de M. le dauphin, écrivait-il à
Vauiéal, me fait tout craindre : je n'ai jamais eu tant de poltron-
nerie que dans celle-ci : j'ai évité d'en dire mon avis... Je me suis
retiré dès le premier moment... Quelque dauphine que nous ayons,
j'y aurai un peu moins contribué que la mouche du coche, même
par le bourdonnement; ce n'est point affaire de conseil, pas même
de travail, mais de pure volonté du roi (1). »
Il ne resta mallieureusement pas longtemps dans cette sage ré-
serve.Dès que la volonté da roi se fut prononcée (et elle fut exprimée
avec une netteté et une énergie inaccoutumées), au lieu de se bor-
ner à s'y soumettre, il entra avec passion et sans déguisement dans
une véritable lutte contre ceux qui tentèrent de la faire révoquer;
ils étaient nombreux, ardens et ne se découragèrent pas facilement.
Le combat qu'il nous décrit, avec sa verve accoutumée, fut très
acharné. — « La brigue et l'adresse infernales des cours, dit-il,
furent des plus vifs sur cette affaire... Chaque jour elles augmen-
taient les menaces et les progrès en faveur du mariage d'Espagne...
Les Noailles, les Maurepas qui composent toute la cour femelle,
toutes les harpies, les fausses dévotes, les commodes (?), les catins,
tout était en mouvement. Madame Infante écrivait au roi les lettres
les plus longues et les plus tendres sur cette matière... L'évêque
de Rennes avait le département des menaces, il nous menaçait des
phis affreux malheurs politiques si on ne prenait pas l'infante Anto-
nia... Le roi me donna occasion de lui parler ouvertement sur cette
affaire : il me montra une lettre de Madame Infante qu'il me donna
en entrant à la tribune de la chapelle et que je fus obligé de lire
dans mon chapeau pendant la messe... Je l'assurai que, s'il voulait
déclarer deuiain qu'il mariait le dauphin à toute autre qu'à l'in-
fante, il ne serait rien de toutes les grandes menaces, que per-
sonne ne soufflerait plus et que l'Espagne n'en serait que mieux
avec nous. Ce fut le point sans doute que j'eus le plus de peine à
lai persuader, car tout ce qui en-sdronnait le roi ne lui parlait que
de ma prétendue incapacité (*2). »
Tant d'ardeur ne pouvait manquer de surprendre, car on avait
peine à s'expliquer pourquoi un ministre, — ami de Voltaire, — qui
iiese piquait pas d'un excèsde dévotion, — nullement puritain d'ail-
leurs sur l'article des mœurs, se passionnait à ce point pour faire
d) D'Argenson à Vauréal, \ et 20 août 1746.
(2) Journal et Mémoires de d'Argenson, t. v, p. 56 et suiv.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 525
prévaloir sur un intérêt politique sérieux des considérations tirées
de diffieultés théologiques. Lui-même en était un peu embarrassé;
tantôt il faisait semblant de partager, au nom de l'honnêteté et de la
morale, les scrupules de la casuistique ; tantôt, cessant de feindre,
il donnait seulement son attitude comme un moyen d'entretenir,
même sur un sujet sans importance, le clergé français dans l'habi-
tude de résister à la domination de la cour de Rome. Ainsi, un
jour il tançait vertement Vauréal pour s'être mis en avant sans ré-
llexion. — « Il est étonnant, lui disait-il, qu'un homme de votre
robe et de votre état n'ait pas dit un mot des inconvéniens qu'il
pourrait y avoir, par rapport aux règles et aux mœurs, à épouser
une seconde sœur après avoir eu des enfans de la première. Il y
avait au moins ratio dubitandi. » — Mais peu de temps après :
— « Vous voilà, ajoutait-il, j'espère bien, éclairci sur la question
théologique. Ceci, à la vérité, est de la morale pratique. On se
déshabituera quelque jour de ces préjugés, de ces prohibitions ridi-
cules,., mais il faut encore quelques siècles pour parvenir à tant
de perfection; en attendant, la raison éclaire ici comme elle peui,
et on y fait moins de cas des moines qu'en pays d'inquisition, » —
u Depuis Calvin, disait-il encore, on a répandu bien des doutes
sur le pouvoir absolu des chets, c'est un malheur, mais ces doutes
ont cependant leur utilité en bien des choses (1). »
La vérité est que le cas de conscience le préoccupait assez peu
et qu'une idée très étrangère à la morale s'était emparée de son
esprit. Il s'était rappelé, ou quelqu'un l'avait fait souvenir, que le
roi de Sardaigne avait trois filles, dont l'une venait de prendre
dix-huit ans et était en âge d'être mariée : ce quelqu'un-là était
peut-être Voltaire lui-môme, qui dès le 24 juillet lui écrivait :
— « Eh bien ! monseigneur, il faut marier notre dauphin à Marie-
Thérèse, princesse de Savoie, née le 28 février 1728... renouer
ainsi par ces beaux nœuds votre traité de Turin dont je suis l'éter-
nel admirateur, rendre la France heureuse par une belle paix et
votre nom immortel en dépit des sots. » — Il n'en avait pas fallu
davantage pour faire renaître la faiblesse que d'Argenson gardait
au fond du cœur pour son projet favori. A partir de ce moment,
écarter l'infante ne fut plus pour lui qu'un moyen de faire arriver
la princesse savoyarde apportant avec elle, en dot, l'alliance de son
père et la libération toujours rêvée de l'Italie. Il crut (assez à tort,
comme on va le voir) que le roi, partageant ses regrets pour le
(1) D'Argensoa à Vauréal, 12 août, 12 septembre 1746. — (Correspondance d'Es-
pagne. — Ministère des affaires étrangères.} — Journal et Mémoire de d'Aryenso.i,
t. V, p. 55.
526 REVUE DES DEUX MONDES.
traité de Turin, serait heureux de le ressusciter par cette voie indi-
recte, et s'imagina même avoir fait aussi entrer dans cette pen-
sée' M""® de Pbmpadour, par l'intermédiaire des frères Paris, qtii' se
ppêtôrent, je ne sais pourquoi, à entretenir son illusion. De là'
tout un échafaudage de négociations bâti sans aucun fondement
réel, et qui n'exista jamais sérieusement, je crois, que dans la fête
qui l'avait conçue, car tout se passa en conversation, et il n'en
reste aucune trace écrite (1). — a Je chargeai, dit-il dans ses mé-
moires, Montmartel de négocier à Paris avec Montgardin ; la prin-
cesse dé Carignan me voyait souvent à ce sujet. Enfin, l'affaire
avança beaucoup, on alla jusqu'à dire qu'on pouvait passer outre
au' mariage pourvu que le roi de Sardaigne ne lîi rien de pire que
ce qu'il avait fait contre nous depuis quelques mois ; laissant le
reste à démêler à la reine de Hongrie, ce mariage devant le rendre
suspecta son alliée. Je liai enfin une nouvelle négociation directe-
ment avec Montg'ardin ; je voulais que le roi de Sardaigne ofiHt la
paix aux déu-x couronnes à des conditions fort modérées de notre
paîï*t, mais ce devait être à lui à oflî"ir, afin que, ces offres passant
sur-le-champ à Madrid, nous ne parussions pas même avoir négocié
à i'insu de l'Espagne (2). »
Précaution prudente, car le souvenir des négociations clandes-
tines de l'année précédente hantait toujours les imaginations à
Madrid. Rien de plus raisonnable donc que de vouloir agir loyale-
ment et à ciel ouvert avec l'Espagne; mais c'était peut-être passer
la mesure que de laisser ou de faire écrire à Louis XV une lettre
dans laquelle, en refusant absolument la main de l'infante, il
essayait d'obtenir de Ferdinand, non-seulement l'autorisation, mais
le conseil de donner la préférence à la fille de Victor-Emmanuel.
L'idée était étrange ; et, si la pièce n'exista,it pas tout entière en
minute de la main de d'ArgenSon, on aurait de la peine à y croire.
(t Le duc d'Huescar (3), disait Louis XV dans cette épître vï'ai-
ment comique, m'a offert l'infante Antoiriette poufréparer la gi*ande
perte que mon fils et moi avons faite. Tout autre que lui, j'y don-
nerais les mains avec une joie et vtiie satisfaction extrêmes : mais
la' religion, ma conscience et la crainte dé l'avenir né me le per-
mettent pas, dont je suis- au désespoir, et U est impossible de me
vaincre là-dessus. Je sais qu'en Espagne oti est accoutumé à voir
(1) La seule trace que j'en ai trouvé est une allusion dans une lettre jlar'ticulière
de Montgardin à d'Argenson.
(2) Journal et Mémoires de d'Argenson, t. v, p. 65 et 66.
(3) Le duc d'Huescar, que n'oti's aVons vu plus haut eàvoyé eïfradrdîha'ire, vetiait
de recevoir le titre et les fonctions d'ainba^adeur en remplacement du marquis dé
Cainpo-Florido.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES, 527
donner de pareilles dispenses, mais ici il n'en est pas de même : le
clergé et le peuple pensent comme moi, ou, pour mieux dire, je
ne pense qu'après eux, la voix du peuple est la voix de Dieu. Mais
ce qui me console inliniinent, c'est que le duc d'Huescar m'a
assuré que Votre Majesté ne m'en saurait nul mauvais gré et que
rien, s'il plaît à Dieu, ne dérangera l'union, l'harmonie et la ten-
dresse qui rèsgnent entre nous, et c'est dans cette persuasion que
je demande conseil à Votre Majesté sur le choix que je dois faire
pour mon fds. 11 y a en Savoie trois princesses : cette union est
familière dans notre maison, et nous en sommes des preuves vi-
vantes et incontestables. Le roi de Sardaigne, dans la dernière
lettre qu'il m'a écrite lors de cette belle affaire d'Asti, m'a assuré
que l'amitié était rétablie. entre nous, et je ne le voudrais prendre
que sur ce pied-là; car tout autre traité avec lui je veux qu'il
passe par Votre Majesté, et jusque-là je seconderai Votre Majesté
contre lui de tout ce que je peux, et même de plus, car je n'ai
pas moins à cœur qu'elle l'établissement de l'infant. » Suivaient
quelques reproches, d'un ton très adouci, sur l'attitude de M. ,de
La Mina en Italie, — et enfin l'assurance de ne décider rien « sans
la réponse de Votre Majesté à celle-ci, ne voulant rien faire du tout
que Votre Majesté ne le sache et ne l'approuve (1). »
La démarche était plus que loyale, à vrai dire, même un peu
naïve et bien iaite pour attirer U réponse justement offensée et
légèrement railleuse de Ferdinand. — a Quand le duc d'Huescar,
dit le roi d'Espagne, me donna, avis de ce que Votre Majesté avait
répondu à la proposition de mariage de l'infante Marie-Antoinette
avec le dauphin,., je jugeai que les empêchemens qu'on mettait à
cette union venaient seulement des scrupules non bien considé-
rés... La lettre de Votre Majesté m'a désabusé, et j'y vois avec
douleur qu'on y dit, ce qu'il n'est aisé de persuader à personne,
c'est que la religion défend en France les mariages qui sont permis
en Espagne. J'avoue à Votre Majesté que je ne comprends pas com-
ment on peut douter des facultés du souverain pontife pour de
pareilles dispenses... Ce serait plutôt une hérésie, bien loin d'être
un acte de religion. Je dois au moins le supposer ainsi tant que
l'Éghse n'a rien déclaré, au contraire : et cela supposé. Votre Ma-
jesté ne me marquant pas d'autre motif pour que le choix ne tombe
point sur ma sœur, je ne puis donner un conseil qui s'oppose à ce
(I) Louis XV à Ferdinand VI, 7 septembre 1746. {Correspondance d'Espagne^ mi-
nistère des affaires étrangères.) — La lettre est de l'écriture de d'Argenson, mais il
ne la cite pas dans ses mémoires, bien qu'il y insère textuellement le reste de la cor-
respondance de Louis XV et de Ferdinand. M. Rousset, dans sa Correspondance du ma-
réchal de Noaill?s, a publié la même lettre sous la date du 31 août.
528 REVUE DES DEUX MOMDES,
que je pense. Que Votre Majesté m'en dispense et qu'elle me rende
la justice qu'en ceci, de même que dans mes lettres et dans toutes
mes opérations, je suis et je serai conséquent. » — La fm de la
lettre était destinée à affirmer (ce qui était vrai plus en apparence
qu'en réalité) que, toutes les opérations militaires en Italie ayant
été réglées de concert entre les généraux français et espagnols, il
n'y avait pas lieu de douter de la fidélité de l'Espagne à ses enga-
gemens (1).
Pendant que cette correspondance aigre-douce était engagée, le
château de cartes élevé par d'Argenson s'écroulait de lui-même
sans qu'il fût besoin de souffler dessus. Tandis que l'on causait à
Paris, les troupes piémontaises, ne recevant aucun ordre de mar-
quer le pas, ne se faisaient pas faute d'inquiéter la retraite de l'ar-
mée française vers la Provence. Des escarmouches sanglantes avaient
lieu journellement. Puis vint la nouvelle de la soumission de Gènes,
dont les Piémontais prétendaient bien tirer leur part de profit : sin-
guliers préludes d'une fête nuptiale ! Le roi, impatienté, finit par
dire qu'il ne pouvait être question d'un mariage quand la fiancée
serait contrainte de demander un sauf-conduit pour venu- à la
noce, afin qu'on ne tirât pas sur elle, et d'Argenson lui-même fut
obligé de dire à la princesse de Garignan dans le jardin du Luxem-
bourg, où se passaient leurs conférences : « Que voulez-vous que
nous fassions quand vous recevez nos fleurettes à coups de fusil? »
— Et de cette chimère il ne resta d'autre trace que l'opinion, plus
que jamais étabUe à Madrid, que c'était à lui, à ses faiblesses tou-
jours renaissantes pour l'alliance piémontaise, que les intérêts de
la couronne et la dignité d'une infante d'Espagne étaient une fois
de plus saciifiés.
L'Espagne et la Sardaigne ainsi congédiées, et les familles
royales protestantes naturellement écartées, il ne restait plus
qu'une seule princesse qui, par sa naissance et sa religion, pût
être convenablement destinée à partager le trône de France. G'était
la fille de l'électeur de Saxe, roi de Pologne, Auguste III, ce débile
souverain qu'on avait vu, depuis le commencement de la guerre,
jouet de tant de fortunes et ballotté entre tant d'alliances con-
traires. Mais ce choix, au premier aspect, ne paraissait pas pré-
senter moins d'objections que les deux autres. D'abord Auguste
était le compétiteur heureux qui avait enlevé la couronne de Po-
logne au beau-père de Louis XV, et, quelle que fût l'abnégation de
(1) Rousset. {Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, p. 2-45 et
suiv.) — Louis XV à Ferdinand VI, 31 août. — Ferdinand à Louis XV, 15 septembre
1746.
ÉTUDES DIPLOMATIQUE?, 529
la sainte et digne reine de France, il était dur de lui demander de
serrer contre son cœur maternel la fille de celui qui avait vaincu
et proscrit son père. La princesse, venant d'Allemagne, n'aurait-
elle pas à traverser Nancy, où Stanislas régnait encore? Puis Au-
guste lui-même, lâche et timoré comme on le connaissait, aimant
à se ménager dans tous les sens, et sa lemme, archiduchesse d'Au-
triche, seraient-ils pressés de contracter des nœuds si étroits avec
l'ennemi de Marie-Thérèse? Le comte de Criihl, leur oracle, leur
permettrait-il d'y souscrire? Un traité récent engageait bien (nous
venons de le voir), moyennant finances, les troupes saxonnes à ne
plus servir contre la France, mais la neutralité seule était promise,
et encore, dans des conditions de réserve et de secret qui faisaient
douter qu'elle fût scrupuleusement observée. Enfin, qu'allait penser
Frédéric, dans le silence énigmatique où il était désormais ren-
lernié, d'une telle avance faite à un voisin qui avait toujours en-
couru son déplaisir et que le mépris seul sauvait de sa haine?
Tout paraissait donc de ce côté, comme de l'autre, annoncer
une négociation épineuse. A la grande surprise, pourtant, comme
à la satisfaction de d'Argenson, dès que, tout autre parti étant re-
connu impossible, il dut conseiller au roi de tourner ses vues vers
Dresde, toutes les diiïicultés semblèrent aplanies d'avance. Le roi
se décida tout de suite à des démarches directes, qui eussent été
compromettantes si leur succès n'eût paru déjà assuré. Nulle ob-
jection, non plus, de la part ni de la famille royale, ni des autres
ministres. Cette facilité ne donna-t-elle pas à d'Argenson le soupçon
que l'affaire, pour être si avancée, devait avoir été traitée à son
insu et en dehors de lui? Je l'ignore; en tout cas, il n'en laisse
pas percer la supposition dans ses mémoires.
C'était pourtant la réahté ; pendant qu'il suivait à l^aris, avec les
agens plus ou moins autorisés de Charles-Emmanuel, des conver-
sations qui ne pouvaient aboutir, un autre négociateur, doué assu-
rément de vues politiques moins élevées, mais peut-être de plus
de finesse pratique, et en tout cas, au lieu d'ingrates transactions
diplomatiques, comptant ses années par des victoires, était inter-
venu sans rien dire; et, prenant un à un tous les obstacles qui
pouvaient s'opposer à la combinaison de son choix, les avait silen-
cieusement écartés. C'était tout simplement Maurice de Saxe, à qui
l'idée était venue, pendant un intermède obligé de ses actions mi-
litaires, de passer son temps à mettre la couronne de France sur la
tête de sa nièce.
On peut se rappeler que nous avons laissé Maurice sur la fron-
tière orientale de la Flandre, venant de forcer le prince Charles
à repasser la Meuse et commençant les travaux du siège de
TOME xcvm. — 1890. Bk
530 REVUE DES DEUX MONDES.
Namur. La tranchée ouverte, il n'avait pas cru devoir suivre
par lui-même une opération dont le succès était certain, puis-
qu'il n'était plus disputé par personne. La direction du siège était
laissée au comte de Glermont, qui s'en acquittait convenablement,
n'ayant plus d'autre pensée que de témoigner (comme il l'écri-
vait lui-même à Paris^Duvernay) « qu'il ne ressemblait en rien
au prince de Conti, qu'il n'avait du prince du Sâng que le rang et
la naissance, et non la hauteur où souvent cet état engage. )).En
attendant, le maréchal lui-même restait en face de la Meuse, aux
environs de Tongres, empêchant par sa seule présence l'armée
ennemie de tenter une seconde fois le passage du fleuve et l'obli-
geant, pour se rapprocher de la Hollande, de faire un long détour
en suivant la rive droite. Cette surveillance, qui exigeait une vigi-
lance de tous les instans, n'était pourtant pas un emploi suffisant
pour son tempérament dévoré d'activité. Aussi, pour tromper l'en-
nui, n'avait-il pas manqué de mander à son camp Favart et sa
troupe, dont il prenait soin d'organiser lui-même chaque jour les
représentations du soir, faisant, par occasion, à la belle Chantilly
une courront les plaisans s'amusaient et dont son mari commen-
çait à s'alarmer. C'est pendant ces jours de repos, qui auraient été
le travail d'un autre, qu'une lettre du ministre de Saxe à Ver-
sailles, le comte de Loos, vint l'informer que, le second mariage du
dauphin faisant le sujet de toutes les conversations de la cour, le
nom de la princesse saxonne avait été prononcé, et qu'un mot d'une
bouche qui commandait le feu, à plus de cent mille hommes aui:ait
chance d'être écouté, même dans une affaire de famille (1).
L'avertissement n'eut pas besoin d'être donné deux fois pour
que Maurice se décidât à se mettre en campagne. Une alliance qui
le ferait entrer lui-même presque dans l'hitérieur de la famille
royale était, pour sa position personnelle (quelque grande qu'elle
fût déjà, et le devînt plus encore chaque jour), un accroissement
inespéré, liais, outre ces visées d'ambition, qui ne le laissaient nul-
lement indifférent, on a vu le prix qu'il attachait à maintenir la
Saxe dans les liens d'une union avec la France, d'où dépendaient
la neutrahté de l'Allemagne et les libertés de ses propres opéra-
tions militaires. Mesurant, comme il l'eût fait sur le champ de M-
taille, les difficultés qu'il avait à vaincre, c'est à Dresde qu'il sentit
d'abord la nécessité d'agir. Auguste ne pouvait manquer d'être
flatté de la perspective de grandeur proposée à sa fille et il l'avait
assez clairement laissé voir au comte de Loos. Mais, si une demande
(1) Maurice comte de Saxe et Marie-Josèphe, dauphine de France : lettres et docu-
mens éiédits des archives de Dresde publiés par le comte de Vitztlium. Leipzig, 1807.
— C'est ce recueil qui faitcounaître la part prise par Maurice au mariage du dauphin,
dont d'Argenson ne fait pas mention.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 531
faite pour l'obtenir n'était pas agréée à Versailles, elle serait tou-
jours connue et mal prise à Vienne et le compromettrait avec
Marie-Thérèse. L'essentiel était donc de lui faire croire au succès-,
et c'est à quoi Maurice travailla- en faisant parade (plus peut-être
qu'il n'en était sûr) de son crédit à la cour. — « Je suis à même,
écrit-il à son frère, de savoir l'intrinsèque de la cour de France, et
je ne laisse pas que d'y avoir quelques liaisons... Je prends la li-
berté d'envoyer une lettre que m'a adressée ces jours derniers
j^jme (jg Pompadour, et qui pourra faire juger à Votre Majesté que
je ne suis pas mal dans les petits cabinets (1). »
lia preuve était bonne, en effet, car la lettre était, en réalité, bien
qW'à mots couverts, un remercîment pour un service d'une na-
ture très délicate que le maréchal venait de rendre à la marquise,
et qui devait lui aller au cœur. Après les premiers jours de deuil
passés, le roi voulait absolument retourner à l'armée, et c'est ce
que, à tout prix, la marquise voulait empêcher; elle ne vivait plus
dès qu'elle savait le roi dans un heu où elle ne pouvait pas le
suivre et dans une compagnie où il n'entendait plus parler d'elle.
Interrogé directement, le maréchal, qui ne tenait pas plus que de
raison à une auguste présence (au fond, toujours embarrassante),
avait eu la complaisance d'affirmer que, la campagne devant se ter-
miner sans aucune action d'éclat, le déplacement du roi ne serait
pas motivé, et, en définitive, Louis XV ne bou'geait pas. — « Que
vous seriez ingrat, mon cher, si vous ne m'aimiez pas, écrivait la
favorite reconnaissaute, car vous savez que jfevéus aime beaucoup.
Je* crois ce que vous me dites comme l'Évangile, et, dans cette
croyance, j'espère qu'il n'y aura pas de bataille et que notre ado-
rable maître ne perdra pas l'occasion d'augmenter sa gloire. — Il
me semble qu'il fait assez ce cpi^ vous voulez... Je mets toute ma
confiance en vous, mon cher maréchal ; en faisant la guerre comme
vous la faites, je me flatte d'une longue et bonne paix (2). »
Aussi, dès qu'Auguste, tranquillisé et séduit à la fois, eut en-
voyé l'autorisation d'agir par les grands et les petits cabinets, ce
fut à cette porte, qui donnait l'entrée du cœur du roi, que Mau^
rice alla frapper tout droit. Nous n'avons malheureusement pas la
lettre où il plaida la cause de sa nièce. Mais, par la réponse, on
peut voir qu'elle fut gagnée. La marquise avait, à la vérité, pour
obhger le maréchal, une autre raison encore que la reconnaissance.
Attentive à se ménager d-es ahiés dans tous les camps, elle venait/
de faire une concession très grave aux instances de la princesse
(I) Maurice à Auguste III, 8 septembre 1746. Vitzthum, p. 25.
('2) M""= de Pompadour à Maurice. Vitzthum, p. 37.
532 REVUE DES DEUX MONDES.
douairière de Gonti, et elle voulait empêcher que le maréchal prît
la chose en trop mauvaise part. Gonti, à sa demande, avait obtenu
du roi une patente de généralissime qui lui donnait l'assurance
que, si on recourait encore à ses services, le commandement supé-
rieur ne pourrait plus lui être disputé par personne. C'était, en
principe au moins, lui donner raison sur le point même du débat
élevé entre Maurice et lui, qui lui avait fait quitter l'armée de
Flandre. Gomment le vainqueur de Fontenoy s'accommoderait -il de
cette prééminence attribuée à un rival si peu digne de lui être
comparé? Il fallait à tout prix lui fermer la bouche, d'abord en
l'assurant que cette dignité purement nominale ne pouvait l'in-
quiôier, puisqu'on n'avait aucun dessein de renvoyer le nouveau
généralissime à l'armée; puis (ce qui serait plus efficace encore),
en allant au-devant du vœu exprimé en faveur de la princesse qui
lui était chère. C'est tout cela qui est renfermé dans ce petit billet
de quelques lignes, véritable chef-d'œuvre de diplomatie féminine,
qui montre que, dans la pratique de l'art des cours, la fille du
commis Poisson n'avait plus son éducation à faire.
— « Vous serez sans doute étonné, mon cher maréchal, d'avoir
été aussi longtemps sans avoir de mes nouvelles ; mais vous ne
serez pas fâché quand vous saurez que j'ai toujours attendu une
réponse que le roi voulait faire à la lettre que vous m'écriviez.
J'es.père que ce que vous desirez réussira. Le roi vous en dira plus
long que moi. Vous savez qu'il a donné au prince de Gonti une pa-
tente. Soit dit entre nous, cette patente l'a satisfait et a rétabli sa
réputation, qu'il croyait perdue. Voilà ce qu'il pense, et moi, je
crois que c'est une chose embarrassante pour le roi et qui empê-
chera qu'on ne se serve de lui autant qu'il le croit. En tout cas,
cela ne ferait rien pour vous, et l'on vous mettra toujours à l'abri
de la patente. Ne dites mot de cela à âme qui vive. Adieu, mon
cher maréchal ; je vous aime autant que je vous admire. C'est beau-
coup dire. »
Si bien dorée que fût la pilule, Maurice eut, comme on le verra,
quelque peine à la digérer; mais il sentit que, pour le moment, se
plaindre n'avancerait pas sa grande affaire et il contint, pour
quelque temps du moins, l'expression de son mécontentement (i).
]^me ^Q Ponipadour acquise, c'était beaucoup : ce n'était pas tout.
Restaient toujours les partisans de l'alliance espagnole, qui, rebutés,
mais non absolument découragés par un premier refus, pouvaient
(1) Auguste 1I[ à Maurice de Saxe, 28 septembre 1746.— {Correspondance de Saxe.
— Ministère des affaires étrangères.) — M""^ de Pompadour à Maurice de Saxe, 3 oc-
tobre 1746. Vitzthuin, p. 53.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 533
se proposer de tout entraver et de traîner tout en longueur, afin de
lasser la résistance du roi et de revenir à la charge à un moment
propice. A la tête de ce groupe actif et insistant était toujours le
maréchal de Noailles, en relations constantes avec les personnages
influens de Madrid et inséparable, à Versailles, de l'ambassadeur.
Rien n'était fait tant qu'il n'avait pas déposé les armes.
On sait quelle était l'intimité de Noailles et de Maurice, dont ils
avaient donné l'un et l'autre une preuve touchante sui- le champ
de bataille de Fontenoy : c'était une amiiié toute fraternelle de la
part du plus âgé, une déférence presque filiale de la part du plus
jeune des deux maréchaux. Maurice se piquait de ne pas oublier
qu'il avait dû à l'intervention de INoailles son élévation à la pre-
mière dignité de l'armée française : il prétendait même tout devoir,
jusqu'à ses connaissances militaires, aux exemples et aux leçons
du dernier survivant des grandes guerres de Louis XIV. Noailles
avait le bon goût de ne pas ajouter tout à fait foi à ces témoignages
d'humilité; mais au déclin de la vie on aime à se laisser caresser,
et il acceptait sans peine une correspondance régulière établie sur
ce pied de lamiliarité confiante. On ne trouve jamais cette corres-
pondance plus active (car elle devient même presque quotidienne)
que pendant ces jours, où Maurice suit évidemment une pensée qu'il
ne se presse pas de découvrir. II consulte son prétendu maître sur
les choses les plus insignifiantes, cède au moindre de ses avis, et
ce n'est qu'après l'avoir pour ainsi dire enjôlé qu'il irappe le der-
nier coup en faisant appel à ses sentimens.
Voici d'abord une consultation toute militaire. Maurice, en fai-
sant le siège de Namur, avait annoncé la décision d'arrêter les opé-
rations actives dès que le corps de la ville serait rendu, laissant la
citadelle et sa garnison simplement bloquées jusqu'à l'entrée de
l'hiver et comptant sur le défaut de subsistances pour amener,
sans nouvelle effusion de sang, une soumission complète, Noailles
craint que ce succès ne paraisse insuffisant, comme couronnement
d'une longue campagne dont on accusait déjà la stérilité et l'inac-
tion ; il s'en inquiète pour l'eflet politique aussi bien que pour la
réputation de son ami. — « La prise seule de la ville de Namur,
lui écrit-il, après d'assez longs développemens, ne produira pas en
Hollande le même effet que la réduction de la ville et du château.
Cette entreprise une fois terminée, il n'y a plus de barrière entre
nous et les Hollandais, et l'on peut ouvrir la campagne dans leur
propre pays. C'est une considération très importante et qui doit
porter le parti pacifique en Hollande, s'il n'est pas assez fort pour
déterminer la république à faire la paix indépendamment de ses
alliés, à l'obliger du moins de redoubler ses efforts pour engager
534 REVUE DES DEUX MONDES.
les Anglais à y entrer de bonne foi... Je ne finirais pas, mon très
cher maréchal, si je vous disais toutes les raisons que j'ai pour
appuyer ce sentiment. . . Je terminerai par les deux articles qui me
touchent le plus : d'abord', le roi le désire;., le second est que je
crois de votre intérêt et de votre gloire personnelle de mettre tout
en usage pour y parvenir. Vous connaissez le peuple ; il est ingrat
et compte pour peu tout ce qu'on a fait, s'il reste encore quelque
chose à faire... Enfin, je veux et entends que vous soyez reçu aux
acclamations publiques et qu'en vous voyant le parterre vous re-
garde toujours avec les mêmes yeux, pourvu qu'il ne vous en
coûte pas tous les ans d'aussi beaux pendans d'oreilles que ceux de
l'année dernière. Pardonnez-moi, mon très cher maréchal, toutes
mes réflexions et représentations ; l'attachement tendre et sincère
que j'ai pour vous me les a dictées. »
Maurice répond, courrier par courrier : — <( Je vous prendrai le
château de Namur, mon maître, ne vous fâchez pas : aux façons
que le roi a avec moi, je prendrais le diable par les cornes! Si j'ai
fait quelques réflexions modérées, ce n'a été que parce que je
crois que ce château se prendrait tout seul, ayant très pauvre opi-
nion de leurs subsistances. Maïs il n'est plus question de tout cela :
le roi le désire, et tout doit céder à la puissance d'mi si grand et
si bon monarque. Je vous envoie copie de la lettre que j'écris à
M. le comte d'Argenson... Le bien- de la chose m'est toujours pré-
férable aux applaudissemens, quoique je ne le& dédaigne pas; et
quant aux boucles d'oreilles, j'aime encore à en donner, sans tou-
tefois en prétendre de rétribution : il faut vous dire cela pour vous
tranquilliser, et je suis fâché que ce soit la vérité (1). »
Voici maintenant, deux jours seulement après, un conseil d'un
tout autre genre, cette fois demandé par Maurice avant d'être
donné par son ami. Une place étant devenue vacante à l'Acadfemie
française, on insistait pour la lui faire accepter. L'offre était singu-
lière, moins cependaut qu'elle ne le paraîtrait de nos jours. L'Acadé-
mie française, on le sait, n'était pas alors (dans l'opinion généralement
admise pas plus que dans la pensée première de son fondateur)
une réunion destinée exclusivement aux gens de lettres. Déjà mis
suffisamment en rapports par la communauté de leurs travaux, les
lettrés n'auraient pas eu besoin pour se rapprocher de cette attache
officielle. Le but de l'institution, au contraire, était d'ouvrir au
mérite littéraire l'entrée d'une haute société dont les différences de
rang et de naissarïce, alors aiJmi'ses, pouvaient le tenir éloigné;
(t) Noailles à Maurice; l'a septembre!, îVfeurrce' à Noaillos, 1"J septembre 17Ï6. —
(Miiiistère de la- guerre et papiers die Mbuclly.)'
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 535
c'était aussi, par un échange de relations, également utile de part
et d'autre, d'apprendre aux hommes du monde à cultiver leur
esprit et aux hommes d'étude à se dégager des routines de la pé-
danterie. C'était donc non seulement une coutume, mais une règle
d'aller chercher, pour les appeler à l'Académie en même temps
que les autours en renom, les honnêtes gem (comme on disait
alors) qui avaient fait preuve de goût, sans leur demander d'appuyer
leurs titres par aucune œuvre signée de leur nom. L'Académie était
un terrain commun où on était accoutumé à voir se rencontrer des
réputations de genres les plus diiïérens. Dans le cas présent cepen-
dant, la politesse ainsi faite par la gloire littéraire à la renommée
militaire était un peu forte: Maurice étranger de naissance, bien
que sachant manier notre langue avec une aisance heureuse et sou-
vent piquante, ne la prononçait pas sans accent et abusait en l'écri-
vant (comme j'en ai déjà donné plus d'une preuve) des libertés
que les gens les mieux élevés prenaient alors avec l'orthographe.
Il suffit de transcrire textuellement la lettre suivante pour convenir
qu'il n'avait pas absolument tort de se trouver déplacé dans une
réunion où on aurait du discuter les articles du dictionnaire.
(t On ma proposez mon maitre d'aitre de lacademye française.
Jay repondus que je ne savez seulement lortograiïe et que se la
malet comme une bage à un chat. On ma répondu que le maréchal
de Vilar ne savet pas écrire ni lire ce qu'il ecrivet et qu'il en
etet bien. Sait une persequution : vous n'en êtes pas, mon maitre,
sela rend la défonce que je fais plus belle ; personne n'a plus d'es-
prit que vous, ne parle et necrit mieux: pourcoy n'en êtes vous
pas. Sela mambarasse : je ne voudrès pas choquer personne bien
moins un corps où il y a des jans de mérite : d'un autre cote je
crains le ridiqule et selui ci me paret un bien conditioné : aiei la
bonté de me répondre un petit mot. »
Noailles réplique sur-le-champ avec toute la liberté que l'amitié
permet, mais en exprimant une sévérité de jugement sur le compte
de l'Académie dont le rédacteur de ses mémoires croit devoir
l'excuser, et qui, heureusement pour la compagnie, comme on le
sait, n'a pas été héréditaire dans sa famille : « Je n'ai reçu qu'hier
à Saint-Germain, où j'étais à prendi'e le bon air, mon cher maré-
chal, la lettre dans laquelle vous me consultez sur la proposition
qui vous est faite d'être de l'Académie française. Je pense comme
vous, mon très cher comte, rien ne vous convient moins, et quand
on vous cite le maréchal de Villars, c'est un ridicule qu'il s'est
donné avec plusieurs autres qu'il avait, malgré de grandes et
bonnes quahtés. J'ai toujours regardé cette affiche comme ne con-
venant pas à un homme de guerre, pas même à un homme se-
536 REVUE DES DEUX MONDES.
rieux. Si c'était l'Académie des sciences, encore patience, il y a
des objets qui peuvent convenir à toutes les professions : mais
pour s'associer à des gens qui ne sayent que jouer des mots m
et changer l'ancienne orthographe, je vous avoue que je serais ^
fâché d'y voir mon cher comte Maurice. 11 m'ordonne de lui dire
mon sentiment et je le fais avec franchise et la sincérité que j'au-
rai toujours pour ce qui l'intéresse. C'est après la demain votre fête,
ajoutait-il, elle nous est commune Maurice et^it aussi son nom de
baptême) ; nous ne pourrons pas boire ensemble, j'en suis incon-
solable : j'irais volontiers vous trouver à Tongres pour dîner avec
vous et voir un peu la contenance de ces messieurs (1). »
Pendant que ces correspondances sur des sujets si divers vont
et \'iennent de Tongres à Versailles, Namur s'est rendu et le châ-
teau, serré de près, ne va pas tarder à capituler. Maurice alors en
vient ouvertement à son fait, comme s'il se sentait le droit de de-
mander sa récompense pour avoir si bien et si heureusement obéi.
(c Eh bieni mon maître, étes-vous content de votre garçon? Je vous
jure que ce sera la chose du monde qui me flattera le plus. On
m'écrit que vous ne voulez pas que notre peiite princesse épouse
M. le dauphin. Si je pouvais avoir mérité par mon attachement
quelque chose auprès de vous, je me jetterais à vos genoux, mon
bon maître, pour vous prier de ne nous être pas contraire. Elle est
jolie et vous caressera avec des petites façons charman-es : je l'ai
\Tie telle comme enfant, et on me dit que cela était devenu dange-
reux depuis. Vous aurez un dauphin avant la révolution d'une
année, je vous le promets et vous savez que quelquefois je suis
inspiré. Je ne vous écrirais pas avec cette chaleur, si je n'étais
pas persuadé que vous et toute la France vous serez très contens,
surtout M. le Dauphin, qui trouvera cela tout à fait agréable ; car
elle est charmante ei enjouée. Faites donc, mon maître, qu'on aille
en avant dans cette aflaire, du moins ne nous gênez pas et soyez
persuadé que votre disciple vous en aura une reconnaissance éter-
nelle (2). »
(l) Maurice à Noailles, 13 septembre, Noaiilcs à Maurice, 18 et "20 septembre 1746.
— L'original de ces lettres, d^jà publiées en partie dans les mémoires de Noailles.
t. rr, p. 10 et 11, esc auj mains de M. le duc de Mùucliy. Le maréchal de Xoaillea ^dit
l'abbé ilillot qui tint la plume pour rédiger les mémoires) paraît oublier ici ce que
notre littérature doit à l'Académie.
(,2) Maurice à Noailles, septembre 1746. Cette charmante lettre fait partie de la
collection de Mouchy, elle y est inscrite sous la daie du 18 octobre: ce qui la ferait
postérieure de huit jours à la bataille de Raucoux. Cette date m'a paru impossible i
maintenir. Le 18 octobre, le mariase saion était déjà décidé à Versailles, et Maurice,
bien informé par les petus cabinets, ne pouvait l'ignorer. De plus, dés le 27 octobre,
écriyant à son frère, il se Tante d'avoir eu en son particulier une conversion à faire
ETCDE5 DIPLOMATIQUE?. 537
CoDTenon? qu'il était difficile de se refuser à une si aimable in-
>istance faite par un disciple qui acceptait les conseils de si bonne
grâce et en tirait si bon parti. Peut-être Noailles se sentait-il déjà
mal engagé dans une roie où il allait à l'encontre de la volonté
royale. Toujours est-il qu'il saisit la première occasion pour faire
savoir au roi qu'il n'avait jamais eu lintention de s'ingérer dans
une aflaire aussi délicate qu'un mariage et qu'il ne faisait qu'un
vœu, 0 c'est que M. le Dauphin trouvât une princesse aimable qui
put fixer son estime et sa confiance, saine de corps et d'esprit, et
pouvant donner une suite d'enfans mâles, robustes, et bien condi-
tionnés. » Et rencontrant quelques jours après le comte de Loos, il
vint à lui en souriant : u C'est donc vous, lui dit-il, qui me faites
gronder par le maréchal de Saxe, je ne suis pourtant pas votre en-
nemi, a
Le nouvel ambassadeur à Dresde, le marquis des Issarts, écrivait
de son côté qu'il avait vu la princesse à l'église et qu'il était ravi
de ragrément de son visage, du charme de son expression et de
la pieuse douceur de son atiitude. Qui restait-il donc dans le parti
de la résistance? Peut-être la pauvre reine, qui gardait encore son
petit coin de sti/nisîalsme? Mais M""* de Pompadour avait entre-
pris de la convaincre, et, chose étrange, elle paraissait y réussir:
on remarquait déjà que la reine pleurait, et les larmes étaient chez
elle le signe de îa résignation l ,.
Si quelque hésitation, du reste, durait encore, un incident inat-
tendu et glorieux, que Maurice n'aurait pas sans doute provoqué,
mais qu'il accepta peut-être plus volontiers ce jour-là qu'un autre,
allait y mettre un terme. Les désastres d'Italie, qu'on pouvait pré-
voir, avaient fait évanouir le rêve de lalUance savoyarde. La vic-
toire de Raucoux, sur laquelle on ne comptait pas, allait emporter
d'assaut le mariage saxon .
Après la prise de \amur, la saison d'automne étant arrivée
ptiisque le château ne se rendit que le 1^^ octobre), il semblait que
la campagne fût finie pour cette année. Le terrain des Pays-Bas
était complètement déblayé ; il ne restait plus rien de la fameuse
barrière. Le seul siège qu'on eût encore à faire était celui de Maes-
tricht, mais cette forte cité étant en territoire hollandais, c'eût été
l'ji est le SoaiJks ti d'y avoir employées argnmens qui ne figurent pas dans la
.^tzn q-dc je Tiens de cii-er. D v en a donc eu anmoins encore une autre après celle-ci.
Or entre le 18 ei le 27 ce obre, de Toagres à Versailles, il j avait à peine le temps
d'avoir uiîe réponse. (Viuthain.)
{ly Roussel, t. u, p. 243. — Le comte de Loos écrit le 9 octobre : « On a remarqué
DBe agitation ei un air de tristesse chez la reine, qui fiait préRiuner que le roi lai a
parlé dêcidcment da mariage de M. le Dauphin avec notre princesse. ■ Et Chambrier
dit plus tard : a La reine a beancoap pleuré avant d'avaler cette pilale. >
538 REVUE DES DEUX MONDES i
violer la consigne. Maurice croyait donc sa tâche accomplie au
moins pour l'année, et il le pensait si bien que, fidèle à une habi-
tude qu'il avait prise et dans laquelle on l'avait, au ministère de la
guerre français, fort encouragé à persévérer, il présentait au roi
de Prusse un tableau résumé des opérations de la campagne en
sollicitant son approbation. Allant au-devant du reproche qui lui
était fait, de n'avoir remporté aucun avantage éclatant et' d'avoir
manœuvré plutôt que combattu : « Namur est pris, lui écrivit-il,.,
je crois avoir beaucoup fait que d'avoir obligé le prince de Lorraine
de l'abandonner et de se retirer par un pays où son armée a souf-
fert, considérablement, sans m'ètre soumis à un combat, toujours
douteux, lorsqu'on n'a pas de troupes sur la discipline desquelles
on peut compter. Les Français sont ce qu'ils étaient dti temps de
César et tels qu'il les a dépeints, braves à l'excès, mais inconstans,
fermes à se faire tuer dans un poste lorsque la première étourderie
est passée... mais mauvais manœuvriers en plaine. Tous ces dé-
fauts, sire, vous ne les connaissez pas dans vos troupes et vous
savez parfaitement ce que vous en pouvez attendre; comme il ne
m'est pas possible de les former comme ils devraient être, j'en tire
le parti que je puis et je tâche de ne rien donner de capital au
hasard... »
« Monsieur le maréchal, lui répondit sans hésiter le roi de Prusse,
la lettre que vous m'avez fait le plaisir de m'écrire m'a été fort
agréable; je crois qu'elle peut servir d'instruction pour tout homme
qui est chargé de la conduite d'une armée: vous donnez des pré-
ceptes, vous les soutenez par des exemples, et je puis vous assurer
que je' n'ai pas' été des derniers à applaudir aux belles- manœuvres
que vous avez faites. Dans le premier bouillon de la jeunesse, lors-
qu'on ne met que la-vivacité d'une imagination qui n'est pas réglée
par l'expérience, on sacrifie tout aux actions brillantes et aux choses
singulières qui ont de l'éclat : à vingt ans-, Boileau estimait Voi-
ture ; à trente ans, il lui préférait Homère. Dans les premières
années que je pris le commandement de mes troupes, j'étais pour
les pointes ; mais tant d'événemens que j'ai vu arriver, auxquels
même j'ai eu part, m'en ont détaché... On fera toujours de Fabius
un Annibal; mais je ne crois pas qu'Annibal soit capable de faire
la conduite de Fabius... Je vous félicite de tout mon cœur sur la
belle campagne que vous venez de finir (1). »
Tout le monde s'attendant ainsi à la suspension des hostilités,
il semblait naturel de croire que le prince de Lorraine aussi se le
(1) l\!aurice de Saxe à Frédéric, 21 septembre, Frédénc à Maurice, 3 octobre 1746.
— (JMinistère de la guerre.) Griaioard, Lettres et Correspondances de Mtiurice de- Saxe,
t. III, p. 181 et 240.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. .6.39
tiendxait pour dit, et que, revenu à Maestricht en longeant la .riire
droite de la Meuse, par un chemin où, disait plaisamment .Mau-
rice, « il avait rencontré plus de pierres, que de pain, » il y repren-
drait paisiblement ses quartiers d'hiver. Au dernier moment,
cependant, craignit-il le ridicule dont il serait couvert devant ses
alUés, devant Cumberland, qui était sous ses ordres, et Waldeck,
qu'il avait privé du commandement, par ce retour au point de dé-
part, après des allées et venues stériles pendant lesquelles il n'avait
pas regardé une seule fois l'ennemi en face? Ce qu'il y a de cer-
tain, c'est que, à la surprise générale, il se décida, à la dernière
heure, à franchir une seconde fois la Meuse. A la vérité, il choisit
un point un peu au-dessous de Maeslricht, où il était à peu près
sûr qu'on ne lui disputerait pas île passage. Après cette opération,
faite sans peine aussi bien que sans gloire, il revint se camper
vis-à-vis de l'armée française, entre Tongres et Liège. Son intention
ne paraissait point être, cette fois encore, d'en venir aux mains, et
il ne fit aucun mouvement qui annonçât une attaque. Il prenait
seulement une position qu'il jugeait avantageuse pour la reprise
des hostilités l'année suivante, et, en interdisant aux Français l'en-
trée de l'évèché de Liège, il se réservait pour lui-même les res-
sources de subsistance qu'on pouvait tirer de cette contrée.
Maurice voya.nt, après quelques jours, qu'aucune agression ne
se produisait, hésitait fort à en prendre lui-même l'initiative. 11, ne
trouvait pas un intérêt suffisant à engager un combat qui coù.tejrait
beaucoup de sang, quand la victoire elle-même n'avait pas de, len-
demain possible. En examinant, cependant,, .la situation qu'avait
prise le prince de Lorraine, il la trouva si étrangement choisie, que
son impression changea. .Le prince, en effet, s'était étabU dans
l'angle fermé, entre la Meuse et un cours d'eau qui s'y jette, appelé
le Jaer, sur une ligne très étendue, coupée par des ravins dont les
uns tendaient au fleuve et les autres vers son affluent, et qui ne
permettaient aux deux ailes de son armée de communiquer que par
une très étroite Chaussée. Une attaque hardie pouvait, en sépa-
rant ces ailes sans qu'elles pussent se rqjoindi'O, les écraser toutes
deux, après avoir jeté dans la Meuse celle qui était adossée au
fleuve.
Sa résolution fut prise alors. Il rappela à lui le comte de Cler-
raont et les troupes qui avaient fait le siège de Namur et fit passer
le Jaer à toute son armée. ain^i .réunie. Jl n'expliquait à personne,
pas même à son chef d'état-major, le but de cette disposition, qui
donna de suite lieu à beaucoup de commentaires (1). Le 10 au ma-
(i) On voit, par la correspondance du chevalier -de 'Belle-Tsle avec son frère que, jus-
qu'au dernier moment, on doutait dans l'armée que 'Maurice .se décidât à la bataille.
540 REVDE DES DEUX MONDES.
tin, seulement, il fit venir Favart. — « levais, dit-il, vous confier un
secret que vous garderez jusqu'à ce soir : demain je livre une
grande bataille; personne ne s'en doute. Ce soir, quand le spec-
tacle sera terminé, vous annoncerez : « Demain, relâche, à cause
de la victoire; vous ajouterez: Après demain, on jouera les Amours
grivois et Cythère assiégée. » Mettez-moi ce que je viens de vous
dire en vers, que votre femme chantera sur un air militaire. Huit
ou dix vers, pas davantage. »
Effectivement, à la fin de la représentation, devant une salle
comble, la Chantilly s'avança et chanta ce couplet :
Demain, nous donnerons relâche
Sans que notre public s'en fâche.
Demain, bataille, jour de gloire :
Que dans les fastes de l'histoire
Triomphe encor le nom français !
Dignes d'éternelle mémoire,
Revenez après ce succès,
Jouir des fruits de votre victoire.
Et^ en posant ses petits doigts sur ses lèvres, la jolie actrice en-
voya au parterre un de ses plus aimables sourires.
Bataille! Bataille! ce fut le cri de surprise et de joie qui s'éleva
dans toute l'assistance. C'était le vœu formé depuis des mois par
une jeunesse impatiente : on était exaucé quand on n'y comptait
plus. Jamais on ne courut aux armes avec une ardeur plus gaie.
« C'est la victoire, dit le maréchal à d'Espagnac en se couchant; le
cœur va s'en mêler. Demain la poudre et les balles. Bonsoir (1)! »
Malgré le secret si bien gardé, toutes les mesures étaient prises.
Le front de l'ennemi s'étendait du village de Houtain, bordant le
Jaer, où campaient les Autrichiens, jusqu'aux hameaux de Grâce
Le chevalier lui reproche le 9 de ne pas profiter de la faute du prince Charles qui
s'est mis dans une pépinière de ravins.
(1) Mémoires de Favart. — Théâtre du maréchal de Saxe en Belgique. Emery,
1748. Il est difficile de ne pas croire que c'est le bonsoir donné à d'Espagnac par Mau-
rice qui a inspiré au chansonnier de l'armée ces couplets devenus si vite populaires :
Malgré la bataille
Qu'on donne demain.
Viens, faisons ripaille
Charmante c...
Et la fin : Mais quoi, de nos bandes
J'entends le tambour;
Gloire, tu commandes,
Adieu les amours.
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 5/il
et d'Anse, qui touchaient à la Meuse, et dont la garde était ronfiée
aux Hollandais. Le centre, appuyé au gros bourg de Raucoux, était
occupé par les Anglais, les Hessois et les Hanovriens. J'ai dit que
de profonds ravins (la plupart garnis de redoutes) séparaient cha-
cune de ces positions; mais la ligne était trop longue pour pou-
voir être partout bien gardée, et les mouvemens d'un point à l'autre
étaient rendus difïiciles par la nature même du terrain. Maurice,
rangeant ses troupes en demi-cercle en face des alliés, chargea le
comte de Clermont, qui commandait sa droite, de déposter les
Hollandais de la position d'Anse ; lui-même dut foncer sur celle de
Baucoux. Quant à sa gauche, confiée au marquis de Clermont-
Gallerande, elle dut, au moins au début de la journée, se borner
à observer et à intimider les Autrichiens pour les immobiliser dans
leur station d'Houtain, d'où il leur était déjà très malaisé de se
déplacer pour venir en aide à leurs alliés.
Le succès répondit pleinement à ses prévisions. H eût été plus
complet encore si un brouillard épais, régnant sur toute la contrée
pendant la matinée, n'eût fait retarder le signal d'attaque jusqu'à
midi. Anse et Grâce furent rapidement emportés par Clermont
Prince (comme on l'appelait, pour le distinguer de Clermont-Galle-
rande). Raucoux, couvert par une assez forte redoute (que l'infan-
terie anglaise défendit avec son énergie et sa solidité accoutumées),
opposa plus de résistance. Maurice en vint à bout cependant; et,
parvenu sur les hauteurs qui dominent le bourg, il put apercevoir
Anglais et Hollandais se précipitant pêle-mêle vers la Meuse. Mal-
heureusement, le jour tombait déjà (le soleil disparaît de bonne
heure en octobre), et les plis de terrain qui avaient entravé les
mouvemens de l'armée alliée devenaient une gêne pour la cava-
lerie française et lui rendaient impossil)le de poursuivre les fuyards
pour les jeter et les noyer dans le fleuve. Deux heures de plus de
jour, disait Maurice, et personne ne nous échappait. Grâce à la
nuit, au contraire, la plus grande partie de l'armée alliée put se
défiler par les ponts, qu'on ne put détruire à temps. H n'y eut
plus, sur la gauche du fleuve, que les Autrichiens, qui, n'ayant
pas bougé d'Houtain, se retirèrent dans un camp fortifié sous
Maestricht, d'où une nouvelle bataille eût été nécessaire pour les
déloger (1).
Le résultat matériel était donc loin d'être complètement atteint,
et le chevalier de Belle-Isle, qui était le premier lieutenant-général
de service ce jour-là, n'avait pas absolument tort d'écrire à son
(1) On reproche beaucoup dans les récits militaires du temps au marquis de Clermont-
Gallerande de n'avoir pas attaqué à temps les Autrichiens dans leurs postes d'Houtain.
Maurice pourtant, rendant compte de la bataille au roi de Prusse, dit en propres
termes, qu'il l'avait chargé seulement d'amuser les Autrichiens.
5â2 RÎ^VUE DES DEUX MONDES.
frère : « Je souhaite que le fruit de cette action soit plus considé-
rable pour la politique que pour le militaire. » — L'elïet moral
n'en était pas moins grand. Ge u'étaient pas seulement onze <ira^
peaux, cinquante pièces de canon, soixante officiers de marqiite
restés entre les mains du vainqueur. C'était le désordre jeté dans
les rangs de la coalition, où les récriminations réciproques ;d'An-
glais contre Allemands, de Gumberland contre Charles de Lorraine,
et de Waldeek. contre tous deux, allaient reprendre avec une nou-
velle intensité de vivacité et d'aigreur. C'était ;aussi le prestige
des armées françaises, un peu atteint par l&s revers d'Italie et par
la timidité apparente des mouvemens de l'armée de Flandre, re-
levé et rajeuni. Notre infanterie, en particulier, dont l'attitude avait
été si faible à Dettingue et pas entièrement satisfaisante même à
Fontenoy, était glorieusement réhabilitée ; c'est à elle qu'apparte-
nait l'honneur de la journée. — « Je me raccommode avec l'infan-
terie, » disait le soir le maréchal de Saxe. — Puis des traits tou-
chans (à la vérité, quel jour de ibataille en avait-on jamais man-
qué?) venaient rehausser le nom de cette noblesse française, dont
la légèreté indocile impatientait parfois ses chefs, mais dont l'hé-
roïsme, le jour venu, réponJait toujours à l'appel. Des noms déjà
très illustres étaient répétés de bouche en bouche : d'abord celui
du chevalier de Belle-lsle lui-même, qui s'était multiphé pendant
toute ,la journée par des prodiges d'activité et de valeur, oubhant
toute rivalité et se faisant l'aide-de-camp de Maurice, aussi ardent
et aussi fidèle qu'il l'eût été de son frère : puis celui du duc de
Boufllers, qui, n'ayant pas de commandement de son .grade, était
venu combattre à pied sous les ordres de son ,(ils, jeune colonel
d'un régiment : enfin, et surtout celui du marquis de Fénelon, na-
guère ambassadeur en Hollande, qui, le jour où la politique lui
avait retiré son poste, était venu reprendre son rang dans l'armée.
Blessé depuis quarante ans, il pouvait à peine marcher; mais ne
voulant pas s'éloigner du feu, il avait entrepris de parcourir les
retranch émeus à cheval. La balle qui vint le frapper le trouva
fidèle ce jour-là, comme toute sa vie, aux leçons de son oncle, qui
ne lui aurait pas souhaité d'autre fin. — « Son extrême dévotion,
dit Voltaire, augmentait encore son intrépidité. Il pensait que l'ac-
tion la plus agréable à Dieu était de mourir pour son roi. 11 faut
avouer qu'une armée composée d'hommes qui penseraient ainsi
serait invincible. »
Le succès restait donc très éclatant, et rien ne vint troubler .la
représentation des Amours grivois, qui eut lieu le lendemain à
l'heure dite et suivant le programme annoncé. Favart, qui trouvait
des rimes, bonnes ou mauvaises, pour toutes les occasions, crut
devoir faire un trait de véritable chevalerie française en rendant,
ÉTUDES DIPLOxMATIQUES. 5^3
dans ce couplet improvisé, hommage à la valeur des défenseurs de
Raucoux :
Anglais, chéris de la victoire,
Vous' lie cédez qu'aux seuls Français^
Vous n'en avez pas moins de gloire.
La joie ne fut pas moins' vive à Versailles quand on y reçut le
marquis de Valfons, que Maurice (sans doute pour bien montrer
qu'il était pleinement réconcilié avec le comte de Glermont) chargea
d'y porter les drapeaux pris sur l'ennemi. Le roi, la reine, M^^ de
Pômpadour, voulaient voir successivement et séparément le jeune
officier et lui faire raconter en détail les moindres incidens de la
journée, la marquise ayant soin cependant (raconte Valfons lui-
même dans ses souvenirs) de lui lire d'abord des lettres qu'elle
avait déjà reçues de l'armée pour bien faire voir qu'elle était au
courant de tout ce qui s'y passait, et quand elle eut tout entendu
et se fut fait tout expliquer: « Le maréchal, dit-elle, doit être très
content. Qu'il doit être beau à la tête d'une armée sur le champ
de bataille! — Oui, madame, il y fait Timpossible pour se rendre
encore plus digne de votre amitié. — Vous pouvez lui écrire que
je l'aime bien (1). »
On avait sujet, à la vérité, d'être bien aise : car les occasions de
se féliciter devenaient rares dans ces derniers temps. Sans parler
des nouvelles dé plus en plus fâcheuses qui arrivaient d'Italie, une
alarme d'un genre tout à fait inattendu venait de faire passer des
heures d'attente cruelle aux ministres de la guerre et de la ma-
rine : le 5 octobre, au matin, une escadre anglaise, forte de vingt
voiles, était apparue soudainement en vue des côtes de Bretagne.
S'appix)chant du littoral, qu'elle trouvait entièrement dégarni, elle
avait débarqué, sans rencontrer le moindre obstacle, un corps
d'armée d'environ cinq mille hommes. La petite troupe s'était avan-
cée, toujours sans rien trouver devant elle, jusqu'aux portes de
Lorient. Le commandant de ce port, pris entièrement au dépourvu,
ne songeait déjà plus qu'à capituler, et un coup de main livrait
ainsi aux Anglais toutes les richesses, les marchandises et le maté-
riel entier de la compagnie des Indes, dont Lorient était le siège
et contenait tous les magasins. Heureusement, les milices du pays,
rapidement accourues, bien que dans un état d'armement le plus
imparfait, aidées de bandes de paysans munis de fourches, firent
mine d'opposer quelque résistance, et le vent ayant fraîchi, le com-;
mandant de l'escadre fit savoir au chef de la troupe envahissante
(1) Mémoires de Valfonr, p. i^.
54/l revue des deux mondes.
qu'il allait être obligé de prendre le large; l'officier, craignant
d'être délaissé en terre ennemie, se hâta de se rembarquer, n'em-
portant, dit plaisamment Horace Walpole, pour tout fruit de sa
conquête, que des vaches, des oies et des dindons. L'inquiétude
était donc dissipée ; mais cet affront, fait impunément au sol fran-
çais, et la preuve manifeste ainsi donnée du pitoyable état des dé-
fenses maritimes dé la France, laissait de tristes préoccupations :
UQO victoire arrivait à point pour en distraite.
Après une aventure qui pouvait prêter à rire aux mauvais plai-
sans, comment aurait-on rien refusé à l'heureux général, qui, lui
au moins, ne se laissait jamais surprendre et savait mettre en
France, comme en Europe, tous les rieurs de son côté? à celui
dont la popularité était sans égale dans les cafés de Paris, qu'on
y appelait couramment le tapissier de ISotre-Dame et à qui un
libertin comme Piron écrivait cette lettre qu'on se passait de main
en main : — « Vous êtes sans contredit, monseigneur, le maréchal
de France le plus édifiant que nous ayons, quoique nous en ayons,
Dieu merci! de très pieux... Vous êtes envoyé du ciel pour notre
salut temporel et spirituel, vous nous menez en paradis, sur votre
char de triomphe, car depuis que vous avez l'épée et le bâton à la
main, vous nous mettez sans cesse les louanges de Dieu à la bouche ;
les Te Deum ne finissent pas, et j'y trouve mille gens que je n'avais
jamais vus à la messe et que je ne connaissais que par leur assi-
duité à l'Opéra. » — Les moindres désirs d'un homme qui dispo-
sait à ce point de la renommée devenaient une loi, et il est des
jours où l'envie elle-même doit faire silence. Le 24 octobre, douze
jours après la bataille, l'ambassadeur de France à Dresde recevait
l'ordre de faire la demande officielle de la princesse de Saxe, et le
roi en donnait avis au maréchal par un billet écrit de sa main où il
lui racontait même en confidence toute la peine qu'il avait eue à
vaincre la résistance de la reine (1).
D'Argenson n'en resta pas moins convaincu (il le demeura toute
sa vie) qu'il était l'auteur de l'idée si heureusement réahsée, que
l'exécution lui en était due et qu'il avait même été jusqu'à la der-
nière heure le seul à qui le roi eût fait confidence de sa résolu-
tion (2). Une préoccupation, que j'ai déjà eu l'occasion d'indiquer,
troublait pourtant encore le contentement qu'il en éprouvait. Il
avait dû donner avis du projet de mariage à Berlin, et il attendait
qu'une réponse lui fît connaître quel accueil la communication
(1) Vitzthum, p. 63. — Piron au maréchal de Saxe, 10 octobre 1746. {Lettres et Mé-
nuires du mcnéclial de Saxe, t. lu, p. 276.)
(2) 11 dit encore dans ses Mémoires : « Tout passa par moi seul depuis le commen-
cement de la dé.ermination jusqu'à la fin de l'exécution,., de plus, cette affaire était
secrète, la devinait qui pouvait. » {Journal, t. v, p. 68 et 69.)
ÉTUDES DIPLOMATIQUES. 5/i5
avait reçue. Gomment Frédéric s'accommodait-il de ce rapproche-
ment avec une cour ennemie? N'avait-on pas dit, d'ailleurs, un
moment qu'il n'eût pas été fâché qu'on songeât à la dernière de
ses sœurs non mariée, la princesse Amélie, à qui il aurait permis
de se faire instruire dans la religion catholique? Rien n'était moins
vraisemblable; mais du moment où le bruit s'en était répandu,
n'aurait-il pas voulu qu'on lui fît au moins la politesse de s'en
enquérir ? D'Argenson restait donc en souci sur ce point si impor-
tant à ses yeux, et rien ne l'indiquait mieux que le soin avec lequel
il avait chargé Valori de bien assurer que Sa Majesté ne serait,
après ce mariage, que a plus attachée à contribuer à augmen-
ter le crédit et la considération de S. M. P. dans le Mord. » Il
ne respira tout à lait que quand Valori put lui transmettre ce que
cet envoyé appelle la plus galante approbation. Frédéric n'hési-
tait pas à trouver que l'alliance proposée était convenable de tout
point et même utile pour disputer la cour de Saxe à l'influence de
Vienne et de Saint-Pétersbourg. S'il avait un conseil à donner, ce
serait celui-là, et le trait lut bientôt suivi d'une lettre au roi où il
exaltait la gloire de son règne^ et d'une autre au maréchal de
Saxe pour le complimenter sur ses derniers exploits. Piien de plus
galant assurément qu'un tel langage. De savoir ce qu'il contenait
de sincérité, de dédain, d'ironie ou de calcul, c'est ce qu'il serait
difficile de déterminer. En tout cas, dans les termes de déférence
où la démarche avait été faite de la part d'un souverain victorieux
envers un allié peu sûr, c'était un hommage dont il eût été diffi-
cile de ne pas se montrer satisfait (1).
D'Argenson, en recevant les deux envois de Frédéric, eut bien
quelque soupçon que le langage en était trop emphatique pour
que les sentimens fussent parfaitement sincères. « C'est trop
éloquent, trop poétique, écrivait-il à Valori : ce n'est pas ainsi
que parle l'amitié. Il prétend trop au bel esprit : c'est un faux goût
pour un prince. » Mais il n'en éprouve pas moins, d'un agrément
(1) Frédéric à Chambrier, 8 octobre; — d'Argenson à Valori, 24 octobre, 18-21 no-
vembre 1746. — (Ministère des affaires étrangères.) — Fréiéric à Louis XV, 28 octobre;
au maréchal de Saxe, 23 octobre 1746. {Pol. Corr., t. v, p. 215 et 218.) — Valori, dans
ses Mémoires, parle de l'idée de marier le dauphin avec la princesse Amélie comme
d'un projet sincèrement conçu par Frédéric et qu'il aurait été bien aise de voir agréer.
— Je doute de cette assertion. Frédéric, à ce moment, n'avait nulle envie de
s'unir à ce point à la France et encore moins de blesser, par le changement de reli-
gion de sa sœur, le parti protestant, dont il tendait au contraire à se rapprocher. Il
n'y a pas de trace de ce projet dans la correspondance du ministère français. Le comte
de Loos en parle au comte de Lrûhl comme d'un bruit répandu à la cour. — Flas-
san (t. V, p. 191) dit que ce fut Maupertuis qui eut cette pensée et la fit passer à Paris
comme si elle eût émané de Frédéric. Je ne sais pas où il a trouvé ce détail.
TOME xcviii. — d890. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
si aimablement donné à un projet qui pouvait déplaire, une véri-
table reconnaissance, et il en fit à Chambrier les plus chaleureux
remercîmens. — « Soyez persuadé, lui dit-il, que le roi dans cette
affaire a été principalement occupé des intérêts de Sa Majesté prus-
sienne. Vous voudrez bien en croire un témoignage que vous
savez n'être pas trompeur et venir d'une part très affectionnée à
vos intérêts. » — Puis il fit venir le comte de Loos et lui donna
lecture des termes bienveillans dont le roi de Prusse s'était ser^i
en parlant de la cour de Dresde. Après une telle preuve de bonne
volonté, ajoutait-il, le roi de Pologne ne devait pas hésiter à se
rapprocher de son voisin et à le garantir contre toute attaque,
principalement contre celle des Russes, qui était toujours la plus
à craindre (1).
Le roi, de son côté, faisait bien parvenir au roi de Pologne des
conseils analogues par l'intermédiaire de Maurice de Saxe, mais
dans des termes beaucoup moins vifs et qui ne montraient pas qu'il
prît un égal intérêt à les voir suivre. — « Je ne sais, écrivait Mau-
rice à son frère, ce que le marquis d'Argenson qui est une bête
dira au comte de Loos, mais je crois bien, sire, de vous faire pas-
ser en droiture ce qui vient de la personne du roi et de mon amie
(M™^ de Pompadour;. Le roi très chrétien désire que Votre Majesté
le favorise pour que l'empire ne se déclare point contre lui, que
vous contribuiez, sire, à la paix et que vous vous liiez avec la Prusse
au moins en apparence. Ce sont ses termes. Toutes ces choses sont
momentanées (1). »
Si cette lettre eût passé sous les yeux de d'Argenson ou s'il en
eût seulement soupçonné l'existence, il ne se serait point écrié,
comme il le fait dans ses mémoires : « Qui aurait cru que les me-
sures d'une cabale de cour étaient si bien prises que je devais
avoir mon congé juste le jour où le mariage se célébrait à Dresde? »
Il aurait compris que ce mariage, dont il était fier comme de son
œuvre et dont il n'avait été que l'intermédiaire officiel, devenait,
au contraire, le gage d'une coalition formée à son insu entre Dresde
et Versailles pour le perdre et dont le roi lui-même, s'il ne suivait
pas encore tous les conseils, écoutait déjà les confidences.
Duc DE Broglie.
(1) Chambrier à Frédéric, 28 octobre 1746. — (Ministère des affaires étrangères.) —
Le comte de Loos au comte de Brûhl, 24 octobre 1746. {Archives de Dresde.)
(2) Maurice de Saxe à Auguste III, 27 octobre 1746. (Vitzthum, p. 63.) — On voit
que les courtisans appelaient volontiers le marquis d'Argenson, d'Argenson la bête,
pour le distinguer de son frère plus aimable et moins sauvage. Ce n'est assurément
que dans ce sens, que Maurice pouvait se servir de cette épithète. Dans toute autre
acception, elle aurait paru, même aux yeux des moins clairvoyans, absolument déplacée.
BEAUMARCHAIS
L'HOMME ET L'ŒUVRE.
I. Bibliographie des auvres ck Beaumar citais, par M. Henri Cordier. Paris, 1883;
Quantin. — II. Beaumarc/iaîs, eine Biographie von Anton Bettelheim. Francfort-sur-
le-Mein, 1886; Rutter et Lœning. — III. Étude sur Benumarchais, par M. de Les-
cure. Paris, 1887 ; Perrin. — IV. Beaumarchais, par M. Paul Bonnefon. Paris, 1887,
aux bureaux de VArtiste. — V. Histoire de Beaumarchais, par Gudin de la Bre-
nellerie, mémoires inédits publiés sur les manuscrits originaux par M. Maurice
Tourneux. Paris, 1887; Pion. — VI. Beaumarchais et ses œuvres, précis de sa vie
et histoire de son esprit, par M. E. Lintilhac. Paris, 1887; Hachette.
Si Beaumarchais est le plus inégal et le plus mêlé de nos auteurs
dramatiques, c'est aussi l'un des plus originaux et peut-être le plus
amusant, dans ses œuvres comme dans sa vie. 11 n'a donc cessé
d'exciter l'intérêt du public et de ramener vers lui l'attention des
biographes et des critiques. Son ami Gudin de la Brenellerie lui
consacrait, le premier, une copieuse et complète histoire, long-
temps inédite et récemment publiée, avec une sûre critique, par
M. Maurice Tourneux. Ce livre est un des moins ennuyeux, entre
les livres mal écrits, que le dernier siècle nous ait laissés. Gudin a
connu son héros mieux que personne, et, en dépit d'une admiration
sans réserves, il nous le fait bien connaître. S'il se trompe et nous
trompe, c'est qu'il a été abusé lui-même; mais ses erreurs sont au-
jourd'hui faciles à rectifier. Ecrivain sans originalité, il se complaît
dans les habitudes de son temps : sensiblerie, emphase, suffisance
philosophique, nobles circonlocutions ; mais, par cela même, il
marque avec précision une date de mauvais style dans l'histoire de
548 REVUE DES DEUX MONDES.
la littérature française. Ce qu'Edmond About devait faire, en ma-
nière de plaisanterie, dans V Homme à Voreille cassée, pour le pa-
thos du premier empire, Gudin le fait sérieusement, et avec la
même perfection, pour celui du xviii^ siècle. Au demeurant, c'est
un esprit judicieux, malgré ses naïvetés prudhommesques ; un con-
teur agréable, malgré les plus inutiles, les plus verbeuses et les
plus prétentieuses digressions ; un caractère intéressant et ferme,
malgré des puérilités sottes, et tout cela passe dans son livre.
Beaucoup plus récemment, mis en possession des papiers per-
sonnels de l'un des hommes qui, la plume à la main, ont fait le
plus de confidences sur eux-mêmes, L. de Loménie tirait un tel
parti de cette bonne fortune, qu'à cette heure quiconque aborde
le même sujet doit s'autoriser d'un nom qui se rappellerait tout
seul comme un reproche, si on ne s'empressait de le prononcer
comme un remercîment. M. d'Arneth expliquait ensuite, à l'aide
des archives impériales de Vienne, un épisode aussi obscur que
piquant dans la vie de notre auteur. Avec sa curiosité universelle,
très largement informée, si elle n'est pas toujours bien clair-
voyante, Edouard Fournier ajoutait quelques détails à ceux que
l'on connaissait déjà. Au point de vue de la simple critique, Saint-
Marc Girardin, Sainte-Beuve et Nisard, c'est-à-dire trois maîtres
du genre dans la première moitié de notre siècle, portaient, sur sa
valeur d'écrivain, une série de jugemens qui comptent parmi les
meilleurs de ces excellons juges.
Enfin, tout près de nous, le mouvement d'études sur Beaumar-
chais recommençait de plus belle, et une série de travaux parais-
sait coup sur coup. M. Henri Gordier nous donnait une première
et exacte bibliographie de ses œuvres. M. E. Lintilhac, repre-
nant le travail de Loménie d'après les mêmes sources et, se piquant
de mettre en lumière ce que, à tort ou à raison, son devancier
avait oublié ou négligé, réussissait souvent à le rectifier en le
complétant. L'Académie française faisait de Beaumarchais l'objet
d'un concours dont M. de Lescure remportait le prix, avec un
discours où se retrouve l'élégance habituelle de sa plume; deux
de ses concurrens, MM. Trolliet et Bonnefon, publiaient aussi tout
ou partie de leurs essais. A l'étranger, un critique allemand,
M. Bettelheim, lui consacrait un ouvrage de longue haleine où il
profitait largement des travaux français, surtout de celui de Lo-
ménie, en y ajoutant le résultat de ses propres recherches en France
et en Espagne.
L'abondance même de ces travaux m'est un prétexte et, s'il en
est besoin, une excuse pour solliciter une fois de plus l'attention en
faveur de Beaumarchais, car ils sont si nombreux qu'il en résulte
un peu d'incertitude. Je viens de les lire ou de les relire, et je me
BEAUMARCHAIS. 549
suis demandé ce qu'on peut en tirer, au total, pour la connaissance
de l'homme et de l'écrivain. Je voudrais donc tracer rapidement
son image telle qu'elle ressort, à mes yeux, d'une enquête si lon-
guement poursuivie par trois générations, et très difïérentes, de
critiques et de biographes. J'avais un dernier motif pour entre-
prendre un pareil travail. Nous venons de traverser les fêtes du
Centenaire, et, dans un dessein d'exaltation ou de dénigrement, les
principaux résultats de la révolution française ont été mis en dis-
cussion. Beaumarchais est de ceux qui l'ont le plus activement
préparée, et il mérite d'apporter sa part d'argumens dans le débat.
Soucieux avant tout de littérature en un tel sujet, je n'abuserai pas
de cette manière de voir; mais je devais du moins l'indiquer et
m'en autoriser.
I.
La physionomie de l'homme nous est connue surtout par la belle
estampe d'Augustin de Saint-Aubin, d'après Gochin, un des petits
chefs-d'œuvre de la gravure française au xviii'' siècle. Toutefois, si
l'on veut avoir une vive impression de ce que fut Beaumarchais, je
conseillerais de la demander à une œuvre plus moderne, qui em-
prunte à son milieu un puissant effet. Je veux parler du buste qui
se trouve au foyer public de la Comédie-Française. Malgré le redou-
table voisinage de Houdon et de Caffieri, il frappe aussitôt l'atten-
tion. Le modèle a si bien servi l'artiste, les traits, le port, l'ajus-
tement, ont un caractère si original que les plus distraits s'arrêtent
et regardent.
Posée sm* un corps svelte, que revêt un habit trop riche et plus
convenable, semble-t-il, pour un financier que pour un homme de
lettres, la tête se dresse, fière et droite, comme au bruit de quelque
réflexion malsonnante. L'œil, bien ouvert sous un front large, les
narines mobiles, la bouche ferme et dédaigneuse, tout semble ré-
pondre, avec une assurance voisine de l'effronterie : a Je suis de
la maison, quoi qu'on dise. » Le premier aspect a donc quelque
chose d'agressif. Si l'on regarde encore, l'impression se modifie en
se complétant. Ces yeux sont pleins de vie, ces traits de finesse,
et sur ces lèvres, où l'ironie voltige, la bonté se cache, prête à re-
venir. Assurément, l'homme dont voici l'image ne fut pas de la
même espèce que ses voisins : Dancourt, large face de Crispin et de
bohème, conservant le pli du masque comique ; Le Sage, observa-
teur narquois, revenu des vaines ambitions, mais toujours très
attentif; J.-B. Rousseau, physionomie louche et fausse, comme le
caractère de l'homme et le talent de l'écrivain; Marivaux, peintre
des élégances mondaines^, rappelant, par sa toilette et son port de
550 REVUE DES DEUX MONDES.
tête, les grâces apprêtées de son stjle; Sedaine, honnête et sen-
sible, naïvement amusé par son art; de Belloy, « le poète citoyen, »
à qui l'exploitation du patriotisme tint lieu de talent, tout ravi de
son éphémère apothéose. On se doute que celui dont la manière
d'être contraste si fort avec ce qui l'entoure ne fut pas seulement
un homme de cabinet et de théâtre ; qu'il vécut pour l'action beau-
coup plus que pour la littérature et poursuivit la fortune autant
que la gloire; que ses pièces, — car il en a fait, puisqu'il est
là, — ne furent pas coulées dans un moule banal. Et lorsque, enfin,
on lit le nom gravé sur le socle, non-seulement on n'éprouve pas
la déception causée par bien des portraits, mais on trouve, au con-
traire, que la physionomie de l'homme répond entièrement à l'im-
pression produite par ses ouvrages.
L'accord fut aussi complet entre le caractère de l'écrivain et
l'esprit de son temps. Miroir fidèle et mobile, Beaumarchais refléta
tout ce qui l'entourait en de vives et rapides images ; passionnant
l'opinion, passionné par elle, il en recevait des impressions qu'il lui
rendait aussitôt plus fortes et plus profondes. Sans être un Voltaire
ou un Jean-Jacques, il termina leur œuvre; il lança l'esprit du
temps, d'une impulsion décisive, vers le but marqué par ses de-
vanciers. De leurs prémisses, il tira des conclusions et, comme on
l'a dit, « il appliqua les idées aux choses. » Ses confrères étaient
bien de leur temps, eux aussi, mais ce n'étaient que des auteurs.
Plus ou moins cantonnés dans leur profession, ils avaient un
champ d'observation restreint, et, les yeux fixés sur des modèles
mal compris, ils songeaient plutôt à égaler en imitant qu'à créer
des modèles nouveaux. Beaumarchais, au contraire, homme uni-
versel, fit dans la littérature des incursions de conquérant, mais il
ne s'y établit jamais à demeure. S'il imita, ce fut d'une manière
originale et , puisant surtout dans son propre fonds , il mit au
théâtre lui-même, ses aventures, les idées du jour. De cette poétique
inconsciente, il tira des chefs-d'œuvre sans précédens.
Telle est la première idée qu'éveille la comparaison de son image
avec le souvenir de ses écrits. Elle se complète et se précise à me-
sure cpie l'on pénètre dans l'histoire de sa vie, l'étude de son carac-
tère et l'examen de ses œuvres. Ce mélange de vigueur intellec-
tuelle et de relâchement moral, de lassitude et d'acti\ité,
d'enthousiasme et d'égoïsme, de scepticisme et d'illusions, qui
constitue l'état d'esprit de la société française au xviii® siècle, se
retrouve au complet dans la nature morale de Beaumarchais. Il
traversa tous les étages de la société de son temps; il appartint
plus ou moins à tous les mondes. Non-seulement les idées de ses
contemporains furent les siennes, mais son expérience très com-
plète de la vie et la souplesse de son intelligence lui permirent de
BEAUMARCHAIS. 551
les amener à un degré de clarté dont seul, peut-être, il était ca-
pable. Enfin, ce n'était pas un Prêtée sans consistance, se transfor-
mant au gré du hasard et des milieux. Outre qu'une pareille sou-
plesse serait déjà un caractère, il y joignait une originalité qui lui
permit de rester lui-même au milieu de ses transformations.
Né le 1h janvier 1732, d'un père horloger, rue Saint-Denis, au cœur
du Paris populaire, Pier. e-Augustin Garon passe sa jeunesse
« entre quatre vitrages » qui lui laissent voir tous les spectacles et
entendre tous les bruits de la rue. Dans cette famille d'artisans, on
trouve des goûts relevés et une culture intellectuelle très étendue.
Sans mépriser un état qu'il regarde, au contraire, comme honorable
entre tous, le père s'occupe de mécanique, et le bruit de ses talens
va jusqu'en Espagne; ses filles aiment les vers, font de la musique
et jouent la comédie. Avec cela, une stricte probité et des mœurs
très pures. Cette famille n'était pas alors une exception ; beaucoup
d'autres lui ressemblaient : faut-il s'étonner qu'à la longue, en se
comparant aux degrés supérieurs de la hiérarchie sociale, la bour-
geoisie ait fini par souhaiter un rôle plus digne de ses vertus et de
ses talens? Le travail et l'épargne lui avaient donné la richesse; le
commerce et la finance étaient entre ses mains, et l'estime venait
peu à peu à ces occupations longtemps méprisées. Mal gouvernée,
cette bourgeoisie souffrait également dans ses intérêts et dans son
amour de la justice. Elle discutait le pouvoir, mais avec plus de
bon sens que les philosophes et les nobles. Malgré sa vieille hu-
meur frondeuse, elle aurait voulu réformer sans détruire; elle
se croyait encore tenue au présent par des liens sohdes; mais ces
liens étaient usés et ses premiers mouvemens achèveront de les
rompre.
Le « fils Caron » sera un jour l'interprète de ces aspirations en-
core confuses. En attendant, il ne tarda pas à sortir d(î la boutique
paternelle, et il lui fut donné de faire de près, avec des yeux très
clairvoyans, la comparaison que les gens de sa classe faisaient de
loin et par à peu près.
Dès l'âge de vingt-quatre ans, il avait accès à la cour, d'abord
comme simple horloger ; puis, avec une industrie digne d'un Gour-
ville, il devenait, dans le cercle de Mesdames de France, une sorte
de « conseiller pour la musique. » L'influence des femmes fut consi-
dérable sur sa destinée. Dès la première jeunesse il avait joué près
d'elles, au naturel, ce rôle de Chérubin dont il fera la plus aimable de
ses créations dramatiques. Ses bonnes fortunes d'adolescent étaient
assez nombreuses et assez bruyantes pour que son père, qui con-
servait d'une origine protestante un tour d'esprit puritain, eût à se
fâcher et dût même l'exiler quelque temps, tandis que ses sœurs,
honnêtes et rieuses, tiraient vanité d'un frère aussi brillant. Par le
552 REVUE DES DEUX MONDES,
mariage, sa première femme lui apportera le droit de s'appeler
M. de Beaumarchais, une autre les premiers élémens de sa for-
tune, tandis qu'une ennemie fantasque sera sur le point de cau-
ser sa perte et qu'une protégée indolente, arrachée par lui aux
persécutions d'un mauvais mari, lui vaudra les plus rudes attaques
qu'il ait jamais subies. Entre temps, il aima beaucoup, ou, du moins,
il fut très galant, à la fois sceptique et naïf, infidèle et tendre, po-
sitii sans grossièreté, professant que « toute femme vaut un hom-
mage, » mais que « bien peu sont dignes d'un regret, )> les prenant
au sérieux néanmoins, indulgent pour leurs faiblesses, leur gardant
toujours de la reconnaissance et jamais de la rancune, alterna-
tivement occupé à leur rendre service et à se défendre contre
elles, habile enfin à ne pas les compromettre. Elles l'adoraient,
même lorsqu'elles avaient à se plaindre de lui. Gudin porte
à ce sujet un étonnant témoignage : « Il fut aimé avec passion de
ses maîtresses et de ses trois femmes; » et cet autre, qui n'est pas
moins digne d'attention : « 11 réconcilia plusieurs ménages et n'en
brouilla aucun. » Au demeurant, depuis les princesses de théâtre
jusqu'aux petites bourgeoises, depuis les grandes dames jusqu'aux
bonnes fortunes de la rue, — qu'il eut le tort de prolonger beau-
coup trop tard, — il leur dut le bonheur domestique, toutes les
joies de la galanterie, du sentiment ou même de la passion, des
occasions de gloire et de fortune ; il leur dut surtout une expérience
du cœur féminin qui lui permit d'imaginer ces déHcieuses figures
de Rosine, de la comtesse Almaviva et de Suzanne, où la femme
française du xviii® siècle revit avec un charme que Marivaux lui-
même n'a pas mieux saisi.
Vif et exubérant, Beaumarchais porte son assurance trop au
dehors. De là des jalousies et des épigrammes. Il répond verte-
ment à celles-ci, méprise celles-là, déploie dans l'occasion une
bravoure brillante et gaie qui ne l'abandonnera jamais , faisant
aussi fière figure sur le terrain que dans un cercle de courtisans
hostiles, et s'habituant, dans une série d'escarmouches heureuses,
à prendre les grands seigneurs non pour ce qu'ils semblent être,
mais pour ce qu'ils sont. Il y joint un clair bon sens, un esprit de
décision, et, comme il le dit lui-même, « un instinct de raison
juste et net qui le saisit dans le danger, lui fait former un pronostic
rapide sur l'événement qui l'assaille et le conduit toujours au
meilleur parti qu'il faut prendre. » Avec le courage, la gaîté est
déjà le trait essentiel de son caractère, en attendant qu'elle soit
sa muse, une gaîté qui laisse place à des accès de mélancolie
rêveuse, avec une sensibilité vive, facile et superficielle qui l'éga-
rera souvent, dans sa vie comme dans ses œuvres. La poésie éle-
vée et l'idéal lui manquent, mais jamais esprit ne fut plus souple,
EEAU-MARCHAIS. 553
plus pratique et plus avisé, avec une sorte d'ivresse légère qui le
transporte et l'excite. Nature pleine de contrastes, à la fois épicu-
rienne et stoïque, franche et rouée, mélange de don Juan et de Gran-
dison, faite pour l'action et le plaisir, aussi à l'aise dans la défaite
que dans la victoire, douée d'une intensité de vie que l'histoire
d'aucun écrivain n'offre à un pareil degré.
Le premier service que lui rendent sa faveur et son aisance
mondaine est de l'introduire dans la finance. Il oblige un homme
qui remue des millions : quelle aubaine pour lui ! Car il aime l'ar-
gent. Non pour des satisfactions de luxe ou de vanité : s'il le dé-
pense royalement, il sait, quand il le faut, porter gaîment la
misère ; mais comme la plus puissante des armes, le levier uni-
versel. En cela, non-seulement il est de son siècle, mais il le de-
vance. Le voilà donc spéculateur, et il le demeura toute sa vie,
tour à tour marchand de forêts, de hvres, de fusils, armateur et
commissionnaire, prêteur et banquier; il voudra même un instant,
malgré l'affectation d'une philanthropie sujette à de singulières dé-
faillances, perfectionner la traite des nègres. Cette préoccupation
de l'argent, il la portera jusque dans la littérature; il aura le
premier la conviction nette que la propriété littéraire est une pro-
priété, et que la gloire ne perd rien à savoir s'administrer.
Sachons-lui gré d'une audace en faveur de laquelle, un siècle au-
paravant, Boileau plaidait les circonstances atténuantes. Pour un
écrivain, ne dépendre que de ses œuvres, c'est l'indépendance,
par suite la dignité ; si Beaumarchais ne sut pas toujours conserver
ces biens précieux, il les assura du moins à ses successeurs.
Combien d'autres, une fois riches, — et il le fut de bonne
heure, — n'auraient songé qu'à jouir tranquillement des faveurs
du sort ! Il n'est pas l'homme de « cette philosophie médiocre. »
11 n'aime pas seulement l'action, mais le bruit; il veut entendre
autour de son nom comme une rumeur continuelle. Enfin, il a ou
croit avoir tous les talens, et il prétend les exercer tous. Or, au
temps où il vit, entre les diverses sortes de gloire, celle du théâtre est
la plus enviée. Dans ce Paris amoureux de spectacles, elle pas-
sionne toutes les classes ; chaque soir la rajeunit et la renouvelle ;
on n'est un .homme connu qu'après avoir fait une tragédie.
« Mais si la tragédie conserve encore son rang dans la hiérarchie
des genres, on commence à la discuter ; on vante une forme plus
large et plus souple, le drame, qui mêle le rire aux larmes et ad-
met toutes les conditions au privilège d'attendrir. Il y a, dans ces
idées de Diderot, de quoi tenter un esprit aventureux ; Beaumar-
chais compose donc Eugénie, puis les Deux A))u's, en reprenant,
dans une longue préface, — étonnant mélange d'esprit pratique
et d'utopie, avec plus de celle-ci que de celui-là, — la thèse sou-
55i REVUE DES DEUX MONDES.
tenue par l'auteur du Père de famille. Et, comme il ne peut se
dispenser de mêler à toutes ses œuvres un peu de son histoire,
Eugénie met en action les souvenirs amplifiée et embellis d'une
délicate affaire de famille qu'il était allé poursuivre jusqu'en Es-
pagne; les Deux Amis sont empruntés à son expérience des affaii'es
d'argent. La première des deux pièces réussit à moitié, la seconde
échoue, mais toutes deux font retentir le nom de l'auteur. Ainsi le
but est en partie atteint, la voie préparée, et tout ce qui sortira de
la même plume soulèvera désormais une grande attention.
Cet ami de la gloire bruyante va, du reste, être servi à sou-
hait, beaucoup mieux même qu'il ne l'eût désiré; et il n'aura pas
trop de tout son courage et de tous ses talens pour ne pas suc-
comber dans la terrible aventure qu'une misérable chicane d'héri-
tier lui prépare. Les calomnies, les dénonciations pleuvent sur
lui; et, tandis qu'il se défend en désespéré, une querelle avec un
grand seigneur, le duc de Ghaulnes, le fait jeter en prison, au
mépris de toute justice, car le duc a tous les torts. Libre enfm, il
se voit déshonoré et ruiné par les intrigues de M. de La Blache,
autre grand seigneur, et les conclusions de Goezman, magistrat
inaccessible aux plaideurs pauvres ou médiocrement généreux.
Triste complément de son expérience de Versailles : du même
coup, il n'a plus rien à apprendre sur la noblesse et il fait connais-
sance avec la justice des parlemens. Tout autre fût resté écrasé : il
se redresse et entame une lutte sans merci avec ceux qui veulent
le perdre. Seul, il tient tête à un corps dont la redoutable orga-
nisation et les habitudes barbares ont de quoi faire trembler. Sans
autr-e ressource que la plume, privé du prestige de l'éloquence
parlée, il oblige la raison d'état à céder devant son droit. On
s'efforce à le déshonorer; iî répond en démasquant ses adver-
saires, les frappe au visage et les montre ridicules ou odieux. Le
courage n'aurait pas suffi dans cette lutte effrayante, il y fallait de
l'héroïsme : à l'héroïsme il ajoute le génie, et, par ses Mémoires ,
se révèle grand écrivain.
!L
Pour trouver à ces Mémoires un terme de comparaison, on
s'adresse d'habitude aux Provinciales et l'on va jusqu'à les leur
égaler. C'est leur faire un excès d'honneur, car il y a des rangs
même parmi les chefs-d'œuvre. Malgré des ressemblances sur les-
quelles je reviendrai, les deux livres ne diffèrent pas moins que les
deux auteurs : Pascal, âme ardente et droite ; Beaumarchais, tête fu-
meuse et compliquée. Tous deux furent spirituels et habiles, mais
l'esprit de l'un n'était que l'ironie d'une raison supérieure, son habileté
BEA.UMARCHAIS. 555
qu'une forme de la droiture ; l'autre plaisantait d'une façon qui
eût indigné Pascal, il y avait de l'équivoque dans sa dialectique,
et, luttant contre des fourbes, il ne s'interdisait pas de les battre
avec leurs propres armes. Pascal n'avait d'intérêt personnel dans
le débat qu'un attachement passionné pour ses croyances, il était
l'homme d'un parti; mais, outre qu'un parti est plus qu'un homme,
le sien croyait confondi'e dans sa cause les plus chers intérêts de
l'humanité. Beaumarchais ne défendait que lui-même, et, au fond,
de quoi s'agissait-il dans son procès? De quelques louis offerts par
un plaideur à la femme d'un magistrat, avec l'espoir secret que le
magistrat en saurait gré au plaideur. Mais il manœuvra si bien que
le principal de la cause n'en fut bientôt plus que l'accessoire;
dans ce misérable débat, il sut engager la dignité du premier corps
judiciaire de France, et l'intérêt supérieur de tous les Français à
obtenir justice.
Le seul procédé de Pascal où l'on puisse voir une tactique, ce
fut de déplacer le tribunal dont ses amis étaient justiciables et de
porter la cause devant tous ceux que l'on appelait alors « les hon-
nêtes gens. » C'est en cela, et en cela seulement, que Beaumar-
chais lui ressemble tout à fait. Peut-être dut-il à son illustre de-
vancier l'idée de cette manœuvre ; peut-être aussi lui vmt-elle par
le seul elïet d'une situation à ce point compromise que, faute de
couvrir son intérêt de l'intérêt général et de le renouveler en l'èlai-
gissant, il était perdu sans ressources : le parlement tenait à le
condamner, et le public ne tenait pas encore à ce qu'il fût absous.
Il fallait d'abord rendi-e la cause attachante, et ce n'était pas
facile. Où pouvait se prendre la curiosité dans une ennuyeuse com-
plication de chicanes? Beaumarchais eut l'art de transformer ses
adversaires et lui-même en acteurs d'une vraie comédie et de
faire désirer le dénoûment de la pièce avec passion. Sa prompte
intelligence s'était vite orientée dans les obscurités de la procé-
dure ; mais il dissimula sa science avec autant de soin que d'autres
en eussent mis à l'étaler, et, abandonnant le grimoire à ses adver-
saires, il s'attacha de tout son pouvoir à être clair. Le public une
fois alléché et retenu par son plaisir même, il lui fit comprendre
que cette cause était celle de tous, car chacun a plaidé, plaide ou
peut plaider un jour.
Que de surprise et de colère à mesure qu'avançait l'étonnante
représentation! On savait bien, depuis Rabelais et Racine, que ma-
gistrats et gens de loi, tantôt grotesques, tantôt sinistres, étaient
souvent très dangereux; mais, en somme, Grippeminaud comme
Dandin, figures miaginaires, enlaidies à plaisir. Ici, au contraire,
des personnages vivans, plus ridicules que toutes les inventions de
556 REVUE DES DEUX MONDES.
la comédie et de la satire, plus dénués encore de pudeur et d'hon-
nêteté. Et quels procédés que les leurs ! Quel odieux mélange de
cruauté et de perfidie ! L'effet était d'autant plus grand, que le cou-
rageux plaideur observait une convenance exemplaire. Au lieu d'in-
vectiver ses juges, il leur portait des coups terribles avec les mar-
ques du plus profond respect. Son attitude, enfin, achevait de lui
concilier la sympathie. La plupart des accusés ne trouvent guère
que deux moyens de défense : la violence qui indispose, l'humilité
qui répugne. Tranquille et souriant, ferme sans bravade, Beaumar-
chais, dans cette poursuite déshonorante, sauvegardait sa dignité.
Les formes surannées et la solennité barbare de l'appareil judi-
ciaire, il n'y voyait qu'un utile décor pour la mise en scène de sa
pièce, et il en tirait le pathétique ou le comique latent.
Comme le moi est monotone, et que l'intérêt se retire vite de qui
prétend l'accaparer, il se gardait bien de rester au premier plan.
Après un monologue, où il avait donné seul, il présentait sa famille
en un groupe sentimental, tel que Greuze aurait pu le disposer :
au centre, son père, respectable vieillard, qui s'étendait avec effu-
sion sur les mérites de son fils; ses sœurs, courageuses filles, qui,
paraît-il, le secondaient dans la lutte. On s'aimait vraiment beaucoup
dans cette famille, et il faut reconnaître à Beaumarchais presque toutes
les vertus de l'homme privé. Les adversaires défilaient ensuite : à
la cantonade, le conseiller Goezman, invisible et présent, couvert
par son titre, semblait-il, en réalité le plus maltraité de tous ; le
gazetier Marin, Provençal infatué, auquel manquait le sens du
ridicule et d'autant plus comique, car, en faisant éclater le rh'e, il
continuait à s'admirer; Lejay, petit marchand de Paris, affolé de
terreur, essayant de se tirer d'affaire par des témoignages de
complaisance et n'arrivant qu'à se compromettre encore plus ; le
grand cousin Bertrand, niais et colérique; Baculard d'Arnaud,
sensible et perfide, solennel et sot, dévoré de jalousie; enfin
M™^ Goezman, jeune femme coquette et mobile, hors d'elle pour
une épigramme, calmée par le moindre compliment, tantôt effron-
tée, tantôt tremblante, oubliant la gravité de la situation pour faire
des grâces, menaçant, au début d'un interrogatoire, d'arracher les
yeux à Beaumarchais, et, à la fin, acceptant la main qu'il lui offrait
pour la reconduire. Ces êtres, pris dans l'ordinaire de la vie, sans
grande originalité naturelle, étaient marqués dès iors d'un signe
inoubUable : ils passaient au rang de types.
Élevé à cette puissance, le talent d'observer et de peindre de-
vient celui de créer, c'est-à-dire la qualité maîtresse de l'auteur
dramatique. Gêné par des théories excessives ou fausses, Beau-
marchais avait échoué au théâtre ; l'expérience sincère et l'obser-
BEAUMARCHAIS. 557
vation sans parti-pris lui donnèrent ce qui lui manquait à ses dé-
buts. Lorsqu'il abordera de nouveau la scène, il devra le meilleur
de son succès à la reprise des moyens employés dans l'afiaire
Goezman.
S'il se montrait auteur dramatique par le don de créer des per-
sonnages, il ne l'était pas moins dans l'art de les faire parler. Cer-
tains passages des Mémoires sont des scènes de comédie toutes
faites ; ainsi la grande confrontation avec M"^^ Goezman : tout le
reste y converge ou en découle, et, comme dans une pièce bien
conduite, cette scène explique, résume ou prépare tout ce qui pré-
cède et tout ce qui suit. Enfin, le style est déjà celui du théâtre;
il suffira de le serrer un peu et de l'émonder çà et là pour l'y ap-
proprier exactement. Car s'il ne lui reste plus rien à gagner comme
éclat et souplesse, il y a excès de verve, de la pétulance, une gaîté
qui s'enivre d'elle-même. On voit que l'inspiration arrive tumul-
tueuse et que l'auteur ne se donne pas la peine de choisir dans le
flux des pensées et des mots. Plusieurs pages sont, visiblement,
très travaillées : ce sont les meilleures; d'autres ont coulé de
source, et le jet exubérant n'en est pas très pur. Parfois les défauts
du temps apparaissent, ainsi l'emphase et la sensibilité déclama-
toire. Ailleurs, c'est l'auteur lui-même qui met trop de son carac-
tère dans son style. Il a des insolences de page incapable de tenir
sa langue, des effronteries de valet comique, des bouffées de satis^
faction personnelle dont la bonne humeur ne sauve pas la fatuité.
Mais il a tant d'esprit, et de tout genre ! Esprit de mots, de
situation et de caractère; esprit d'une forme toute nouvelle,
reprise au point où Voltaire l'avait laissée, avec ce tour net,
rapide et incisif, qui, grâce à tous deux, est devenu de plus en
plus l'expression favorite de l'humeur nationale. Et cet esprit, il le
prodigue avec tant d'à-propos ! Sa gaîté est si naturelle et si franche,
son expression si vive, si neuve, parfois colorée d'images si pitto-
resques ! Un torrent de verve et d'éloquence, qui va jusqu'au
lyrisme de l'esprit et de la gaîté, emporte les défauts ; on ne les
trouve qu'en les cherchant; au contraire, les qualités de premier
ordre frappent et séduisent dès l'abord. Beaucoup étaient sans
exemple avant lui. Sa rhétorique a des efïets neufs etpuissans que
Démosthène ou Cicéron lui eussent enviés ; ainsi la fameuse prière,
où, faisant l'énumération de ses ennemis, une même formule lui
suffit pour les écraser l'un après l'autre. Quant à l'invention, il
n'y en eut jamais d'aussi fertile en un sujet plus restreint. De mé-
moire en mémoire, la matière, toujours la même, semble renou-
velée; il y a progression d'intérêt comme d'éloquence, et le der-
nier est, sans contredit, le plus attachant. C'est là qu'une allusion
558 REVUE DES DEUX MONDES.
perfide à son voyage d'Espagne lui fournit le prétexte de le racon-
ter lui-même, et d'en faii*e non plus une comédie, mais un drame,
où parlent et agissent avec l'éloquence de la passion sa sœur
Marie-Louise et lui-même, protecteur de l'innocence abusée, vail-
lant dans la lutte, généreux dans la victoire. Terminer de la sorte
était une suprême habileté, car l'arrêt allait être rendu et l'homme
qui avait joué un si beau rôle ne pouvait plus, décidément, être
traité comme un plat fripon et un simple intrigant par ceux qui
avaient le plus d'intérêt à le présenter comme tel.
III.
L'eflet de cette éloquence ne fut pas seulement littéraire. Si, en
parlant au seuil du prétoire la langue de Voltaire échauffée par la
flamme de Rousseau, les Mémoires contribuèrent à en chasser l'em-
phase et le pathos, ils eurent de plus graves conséquences, pré-
sentes ou lointaines, funestes ou heureuses. Ils achevèrent de
discréditer le parlement Maupeou, mais ils ruinèrent le respect de
la justice, déjà bien ébranlé. Les anciens magistrats avaient ap-
plaudi aux coups dirigés contre des intrus, sans prévoir qu'eux-
mêmes, le jour où ils remonteraient sur leurs sièges, en trouve-
raient la dignité avihe. Ils voudront reprendre et continuer leurs
rôles au point où la révolution de 1771 les avait obhgés à quitter la
scène, c'est-à-dire revendiquer contre un pouvoir absolu des attri-
butions dont l'exercice (Hait un non-sens, puisqu'ils les tenaient de ce
pouvoir même ; ils espéreront entendre encore les acclamations po-
pulaires qui les accompagnaient jadis aux lits de justice. Mais l'opi-
nion ne verra plus en eux que les arbitres des plaideurs, et de
mauvais arbitres. Parmi ceux qui demanderont bientôt la destruc-
tion des anciens parlemens, combien avaient désappris, en hsant
Beaumarchais, le respect de la magistrature ! En revanche, après
ces retentissans débats, la lumière portée à fond dans l'antre de la
chicane avait éclairé les vices de la procédure et montré la né-
cessité des garanties dont les codes de la révolution s'efforceront
d'entourer l'accusé, le plaideur et le magistrat. Comme l'a dit juste-
ment Saint-Marc Girardin, ces « modèles de plaisanterie et d'élo-
quence )) contiennent à chacjue instant (c le germe de quelques-uns
des grands principes de justice ou d'humanité, qui depuis ont passé
dans les lois. »
Pour l'auteur, l'admiration fut unanime, et le triomphe éclatant.
Qu'importait le blâme infligé ! Perdu devant le parlement, le pro-
cès était gagné devant l'opinion. Elle avait un moment abandonné
Beaumarchais, elle lui revint avec une fureur d'enthousiasme; elle
BEAUMARCHAIS. 559
vit en lui « l'homme de la nation, » celui qui incarnait en sa per-
sonne les griefs et les droits de ses concitoyens. Un prince du sang,
de grands seigneurs, aussi aveugles que les anciens parlemen-
taires, applaudissaient comme eux. Le bruit fut tel que Voltaire
s'inquiétait à Ferney de cette explosion de gloire et remarquait,
non sans dépit, qu'il n'y avait pas là de quoi faire oublier Mcrope.
Il pouvait se rassurer : Beaumarchais atteignait l'apogée de la
faveur. Malgré de nouveaux triomphes et d'éclatans retours de
gloire, l'auteur des Mémoires ne devait plus connaître l'unanimité
d'admiration qui se fit un moment autour de lui. Il avait alors qua-
rante-deux ans, un âge critique pour les natures comme les siennes,
où de graves défauts se mêlent à de rares qualités. A cet âge, en
efiet, l'équilibre jusqu'alors maintenu se rompt souvent et l'on
verse du côté où l'on penche. Grisé par le succès, il compta trop
sur lui-même et voulut trop entreprendre. Son activité va devenir
agitation, son audace effronterie, sa souplesse intrigue pure. Jus-
qu'à présent nous n'avons vu en lui qu'un ambitieux très remuant,
mais dont les talens égalent l'ambition ; désormais, nous aurons
alfake à un aventurier, qui usera largement des libertés familières
à ses pareils.
Passe encore pour la mission secrète en Angleterre qu'il obtient
de Louis XV dans l'intérêt de M™^ Dubarry. Le blâme qui l'avait
frappé emportait des conséquences légales très gênantes, et la faveur
royale pouvait seule lui frayer les voies de la réhabilitation. Pour
gagner cette faveur, il négocie avec un entrepreneur de chantage,
Théveneau de Morande, et il va être payé de ses peines, lorsque
meurt son royal créancier. Il est moins facile de mériter les bonnes
grâces du nouveau roi, qui n'a pas de favorites. Cependant, la jeune
reine, entourée de haines ardentes, est calomniée avec fureur ; et
le roi entend parler d'un nouveau Morande, le juif Angelucci, entre
les mains duquel il faut arrêter au plus tôt un pamphlet contre la
reine. Cet Angelucci, à vrai dire, semble bien n'avoir jamais existé ;
Beamnarchais l'aurait inventé pour les besoins de sa cause, et les
efforts récens de M. Lintilhac afin de l'innocenter sur ce point n'ap-
portent guère d'autre preuve que la sympathie du critique pour
son auteur. Alors, commence un roman d'aventures, ou plutôt une
audacieuse mystification, qui nous montre Beaumarchais passant
de France en Angleterre, d'Angleterre en Hollande, traversant toute
l'Allemagne à la poursuite de son énigmatique Angelucci, enfin
venant échouer dans les prisons de Vienne, après avoir, dit-il,
échappé par un miracle d'héroïsme et de sang-froid à une attaque
de brigands soudoyés. On se rappelle l'étonnante histoire contée au
chevalier de Grammont par son courrier, l'ingénieux Termes :
560 REVUE DES DEUX MONDES.
le sable mouvant près de Calais, le cheval enlisé, le porte-manteau
englouti, etc., et l'on s'étonne que M. de Vergennes, diplomate et
ministre, ait été plus crédule que le chevalier. Le ministre autri-
chien Kaunitz ne fut pas d'aussi bonne composition ; l'étrange cour-
rier de cabinet qu'était Beaumarchais lui apparut sous son vrai
jour : il ne vit en lui qu'un valet de l'ancien répertoire, et le traita
simplement de « drôle, » Les protestations indignées de Beaumar-
chais et de plusieurs de ses biographes ne peuvent faire que ce
terme énergique ne soit, dans le cas présent, d'une exacte justesse.
A partir de ce moment, il 'devient difficile de prendre Beaumar-
chais au sérieux. On peut tout au plus faire observer que, si le ca-
ractère de l'homme est entamé par ces louches aventures, l'auteur
du Barbier de Séville y a complété l'expérience nécessaire pour
imaginer Figaro. Mais, comme il dut y perdre ce qui lui restait
encore de respect pour les puissances ! La noblesse et la magistra-
ture lui inspiraient haine et mépris ; va-t-il maintenant aimer la
royauté ? Louis XVI ne pouvait compter ni sur la reconnaissance,
ni sur l'estime de son agent : l'homme avili par certaines besognes
rend à celui qui les commande le mépris qui les fait commander :
« Tenez, monsieur, dira Figaro, n'humilions pas l'homme qui nous
sert bien, crainte d'en faire un mauvais valet. » Cependant, le plus
mauvais pas est franchi dans l'histoire de Beaumarchais ; en avan-
çant, on pourra s'étonner et sourire : il n'y aura guère à s'indigner ;
malgré l'éternelle poursuite de l'argent, la plupart de ses actions
vont être avouables,plusieurs généreuses. La considération lui man-
quera toujours aux plus beaux momens de sa gloire, il laissera sou-
vent prise à la médisance, sinon à la calomnie, mais il ne leur don-
nera que rarement raison.
Lorsqu'éclate la guerre d'Amérique, il s'avise qu'il y a là matière
à des opérations aussi libérales que fructueuses. Il les conçoit sur un
plan grandiose et se procure deux rois comme bailleurs de fonds,
celui de France et celui d'Espagne. Il équipe de véritables flottes,
contribue aux victoires du comte d'Estaing, amasse une fortune
énorme, la perd, en regagne une partie. Le tout, pour n'obtenir des
hommes d'état de Philadelphie qu'une parfaite ingratitude. Mais cela
ne le corrigera ni du goût des spéculations, ni de celui des entre-
prises à effet. Après les insurgés d'Amérique, il offrira ses talens à
son propre pays, et la dernière affaire qu'il entreprendra pour la
poursuivre avec une obstination tantôt admirable, tantôt folle, ce
sera une fourniture de fusils aux armées de la Convention.
Si la comédie exige de ceux qui veulent amuser leurs sem-
blables d'avoir beaucoup vu et beaucoup appris, personne n'y
était mieux préparé que Beaumarchais lorsqu'il l'aborda entre
BEAUMARCHAIS. 561
son retour d'Allemagne et le début de ses affaires d'Amérique.
Où trouver une expérience plus complète que la sienne, une con-
naissance plus universelle des hommes et de la vie? 11 mena tout
de front : équipement de vaisseaux, composition de pièces, re-
lations laborieuses avec les comédiens et le pouvoir. Car il eut
certainement plus de peine à se faire jouer qu'à écrire. Sa première
comédie existait en projet depuis plus de dix ans. En 1765, à la
suite du voyage en Espagne, il s'était proposé de révéler à ses
compatriotes, sous forme d'opéra-comique, les mœurs originales,
les costumes pittoresques et la musique animée des Espagnols.
Cet opéra fut médiocre, et les comédiens italiens s'empressèrent de
le refuser. Alors, n'en conservant que les noms et les costumes, il
en revêtit, comme d'un joyeux déguisement, des mœurs et des ca-
ractères français. Ne regrettons pas qu'il ait si vite abandonné son
projet primitif : les deux comédies que nous valut ce renoncement
étaient destinées à une brillante carrière musicale. Le divin Mozart,
du vivant de Beaumarchais, et Rossini moins de vingt ans après
sa mort en tiraient deux chefs-d'œuvre, l'un de tendresse et de
grâce, l'autre de verve et d'esprit. Chefs-d'œuvre inséparables de
ceux qui les ont provoqués : malgré les vers des librettistes, les
mélodies allemande et italienne ne cessent plus d'accompagner la
prose de Beaumarchais, et la phrase française chante et rit à tra-
vers les deux partitions. Il est rare pourtant que ces adaptations
de comédies ou de drames en livrets d'opéra réussissent tout à fait.
Dans le cas présent, Beaumarchais semblait avoir pressenti et pré-
paré, par une parenté de nature, sinon Mozart, du moins Rossini.
L'esprit français se mariait à l'ironie italienne avec autant d'aisance
que si le rythme vif et rapide de la prose de Beaumarchais avait été
conduit, dès l'origine, par une sorte d'instinct, qui prévoyait l'in-
tervention prochaine de la musique ; l'écho des sérénades en-
tendues à Madrid y résonnait en sourdine et s'y jouait comme un
orchestre invisible. Quant à Mozart, il s'est servi de Beaumarchais
comme d'un prétexte pour évoquer, avec son àme rêveuse et pas-
sionnée, une sorte d'amour que l'esprit français sentait et connais-
sait déjà, puisqu'il avait Racine, mais qui manquait au xviii® siècle
et qui, désormais, se répandra largement à travers la littérature et
l'art de notre pays.
IV.
Enfin le Barbier de Séville parut devant le public parisien le
23 février 1775 ; date encore plus importante dans l'histoire de
notre théâtre que dans celle de Beamnarchais, presque aussi digne
TOME xcvm. — 1890. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
d'être retenue que celle du Cid ou à' tleniani. Ce jour-là vit
surgir, en effet, plus qu'un chef-d'œuvre comique, plus que le bril-
lant tableau de toute une société : la comédie .elle-même entrait
dans une nouvelle voie.
Au premier abord, on pourrait s'y tromper. Ce qui frappe avant
tout, ce sont les réminiscences de l'ancien théâtre, dont la nouvelle
pièce est remplie. Les contemporains y signalaient l'intrigue d'un
opéra-comique de Sedaine : On ne s' avise j amais de lout. Ils au-
raient pu remonter plus haut et retrouver dans Molière, avec les
personnages de la nouvelle pièce, la vieille histoire qui en lait le
sujet. L'Ecole des Femmes sm'tout était mise à contribution. Ho-
race n'a iait qu'échanger son brillant habit de cour contre le cos-
tume noir du bacheher Lindor; Bartholo, c'est Ai'nolphe sous le
manteau de médecin espagnol ; Agnès porte la mantille et s'appelle
Rosine. Mais, avec la tendresse de l'amoureux, nous retrouvons
l'égoïsme, la suffisance, l'humeur rogue du tuteur, et, si la roue-
rie inconsciente de l'ingénue s'est bien aiguisée, c'est le même
charme de jeunesse, le même élan vers l'amour. Quant au barbier
qui mène l'intrigue, il est partout dans Molière : Mascarille l'a de-
vancé, surtout HaU, du Sicilien^ cette délicieuse petite pièce, où l'on
pourrait signaler encore deux des plus amusantes idées scéniques
dii Barbier de S éville : la conversation du premier acte sous le bal-
con et celle du troisième entre les deux amom'eux au nez du tuteur dis-
trait ; et ici un peu du Malade iuiagi/iaire^ la leçon de chant, vient
compléter le Sicilien. Avec Agathe des Folies amoureuses, Regnard
a fourni plusieurs traits de Rosine ; Marivaux, avec Trivelin , de la
Fausse suivante, quelques-unes des meilleures répliques de Figaro.
Les souvenirs de Le Sage, — qui, chose, amusante, a mieux peint
l'Espagne sans l'avoir vue, que Beaumarchais, qui l'avait habitée, —
sont partout dans le caractère de Figaro. Enfin, il n'est pas jusqu'à
Boursault qui, dans son Mercure galant^ n'ait offert l'excellent mo-
dèle de La Rissole au comte Almaviva déguisé en soldat.
Ressemblances de forme ; au fond, tout est changé, surtout dans
les deux caractères principaux, le valet et le maître. Le valet de
Molière prenait son temps et son sort comme ils étaient ; dans ses
heures de raisonnement, il n'exprimait ni rancunes, ni espérances
subversives. Il avait conscience de sa supériorité, mais il n'insi-
nuait pas qu'un renversement des conditions serait souhaitable et
conforme à la justice. On le battait souvent, on l'envoyait aux ga-
lères dans l'occasion, on le pendait quelquefois ; mais il admettait
tout le premier que le bâton, la rame et la potence étaient faits
pour les Mascarilles, qu'il y avait entre ces choses et lui un rapport
nécessaire, fondé sur le droit et la tradition. En revanche, il lui
BEAUMARCHAIS. 563
semblait légitime de faire tout son possible, d'abord pour les méri-
ter, ensuite pour les éviter. Son destin, après tout, en valait bien
un autre : ne lui donnait-il pas une liberté souveraine malgré sa
dépendance, les bénéfices de l'état de guerre, le droit à la paresse,
l'imprévu, la fantaisie?
Figaro n'en juge pas de la sorte. La familiarité qu'on lui té-
moigne, les libertés qu'on lui permet, il en use pour dire son avis
sur les injustices de ce monde. S'il est valet, c'est qu'une société
mal faite ne lui laisse pas d'autre usage de ses talens, et il donne
à entendre non-seulement qu'il est à la hauteur de tous les em-
plois, mais encore qu'il n'y a pas dans son maître l'étoffe d'un
valet comparable à lui-même. Il espère bien que les choses ne se-
ront pas toujours ainsi, et alors on verra ce qu'il sait faire! Ne lui
objectez pas l'inégalité fatale des conditions humaines : il a lu le
Contrat social, et il n'admet ni droits héréditaires, ni hiérarchie
fondée sur le privilège : place au mérite personnel î En attendant
que s'établisse la société nouvelle, il profite du temps présent; il
flatte les passions de son maître et se fait payer à son prix, c'est-à-
dire très cher. L'argent, voilà son dieu: il le dit, il le répète, il
le proclame.
On explique d'ordinaire cette différence entre Mascarille et Fi-
garo par cette raison que le premier ignorait l'histoire de sa race
et que le second la connaît au mieux. Héritier de ces esclaves et
de ces vilains, de tous ces fils du peuple, joyeux dans la servitude,
qui peuplent la comédie grecque et latine, les fabliaux et les farces
du moyen âge, le théâtre du xvii* siècle, sans parler du Panurge
de Rabelais, Figaro exerce, dit-on, les revendications légitimes do
l'esprit humilié. Gardons-nous de compUquer à l'excès un person-
nage qui n'est déjà pas trop simple. Par cela seul qu'il est le der-
nier des valets, Figaro est leur héritier légitime ; mais il représente
surtout Beaumarchais lui-même; il le représente même trop, car,
valant moins que lui, il le calomnie quelquefois par cette ressem-
blance. Au demeurant, la plupart des traits ironiques du barbier
contre les injustices du sort sont empruntés aux diverses mésa-
ventures de Beaumarchais. Presque toujours, dans ces accu-
sations générales, il y a un grief personnel. Mais, ici encore, nous
retrouvons la grande habileté des Mémoires : ces griefs sont pré-
sentés de telle façon qu'ils sont plus ou moins ceux de tout le
monde, et cela suffit pour que chacun applaudisse avec transport.
Figaro, du reste, est plein d'esprit et de gaîté, aimable et sensible,
insouciant et brave ; toutes quahtés propres à l'auteur, mais dans
lesquelles un spectateur français se reconnaîtra toujours.
Gomme valets et maîtres sont dans un rapport nécessaire, le
564 REVUE DES DEUX MONDES.
comte Almaviva explique et rend possible Figaro. Il tient au passé
par des racines encore plus proiondes et a pour ancêtres tous ceux
qui, dans la suite des temps, s'attribuèrent un privilège de richesse
et de domination, iondé sur le droit historique et sur la force. Il
arrive au moment où ce privilège est ruiné par la discussion ; il
le sent et il en prend son parti. Toutefois, il n'est pas éloigné de
croire que le moindre effort de volonté lui suffirait pour retenir tout
ce qui lui échappe. De là bien des contradictions dans ses actes et
ses paroles. Tout à l'heure, il permettait à « mons Figaro » des ré-
flexions très agressives ; maintenant, il rétabht les distances. Il a du
reste, quoi qu'en dise Figaro, des qualités de premier ordre : de
la bonté, une intelligence très ouverte, une grande distinction de
manières et de langage, de la race en un mot. II semble que Beau-
marchais, obligé et victime de la noblesse, hôte de Versailles et
prisonnier du For-l'Évêque, n'ait pu se défendre d'un peu de re-
connaissance et de sympathie envers ceux dont il se vengeait :
pour mettre sa conscience en repos, il les couronne de fleurs en
les sacrifiant.
Car, pour la première fois dans notre ancien théâtre, l'inspiration
de la pièce emprunte beaucoup à la politique, et c'est là une grande
nouveauté, indice d'un profond changement dans l'esprit public. C'est
que, depuis cinquante ans, la politique était devenue le thème
préféré de la littérature et des conversations. Jadis, on chanson-
nait les ministres, mais on ne discutait pas le principe du pouvoir;
on ne prononçait guère certains mots, qui désormais seront dans
toutes les bouches : devoirs des gouvernans, droits des gouvernés,
respect de la nation. Sous Louis XIV, un « patriote, » comme Vau-
ban, faisait scandale et personne ne prenait au sérieux la race ba-
varde des « nouvellistes. » Sous Louis XV, un club d'économistes
s'est installé dans le palais de Versailles, on s'est paré du titre de
« citoyen ; » dans les cafés, dans la rue, sous les ombrages des
Tuileries et du Luxembourg, on a discuté toutes les institutions
avec une hardiesse que les espions de police n'intimidaient pas.
Et voici que maintenant, sous Louis XVI, la comédie s'attaque à
ces institutions; elle les traduit sur la scène, elle les soumet au
plus redoutable des examens, celui qui recommence tous les soirs
devant un pubhc toujours renouvelé, où les sentimens de chacun
se multiplient par ceux de tous, avec le grossissement nécessaire
à la scène et la concentration vigoureuse qu'elle exige de la satire.
Je rappelais tout à l'heure les devanciers français de Beaumar-
chais dans la conception de ses personnages et de son sujet; cette
fois, pour lui trouver un modèle aussi hardi que lui-même, il fau-
drait remonter jusqu'à Aristophane.
BEAUxMARGHAIS. 565
V.
Le changement est aussi profond dans la structure que dans
l'inspiration de la pièce. A y regarder de près, Beaumarchais n'in-
vente rien, mais il combine de façon si originale les élémens four-
nis par ses prédécesseurs qu'il en résulte une conception nouvelle
de la comédie. L'ancien théâtre lui offrait les trois genres classi-
ques : comédies de caractère, de mœurs et d'intrigue. Mais ces
trois genres peuvent se réduire à deux : les pièces demandant l'in-
térêt à une étude psychologique ou morale, soutenue par un effort
plus ou moins heureux vers le style, pièces littéraires et laites
pour durer; et les pièces où la psychologie et le style ne viennent
qu'en seconde hgne, lorsqu'ils s'y trouvent, et qui s'adressent sur-
tout par l'intrigue et le décor à la curiosité de l'esprit ou de l'œil,
pièces littéraires par accident et destinées à leurs seuls contempo-
rains. Le Barbier de Séville représente la combinaison merveilleu-
sement habile de tous ces élémens : Figaro et Almaviva sont deux
types, mais la peinture de leur temps ne nous attache pas moins
que l'étude de leurs caractères; l'intrigue suffirait seule à retenir
notre attention; l'emploi combiné du costume, du décor et de la
mise en scène produit une série de tableaux qui enchantent l'œil :
il n'y a pas de pièce plus facile à illustrer. Le style, enfin, a sa
valeur indépendante et propre. Il faudra désormais dans toute co-
médie la réunion de ces élémens divers, dont nos pères, moins
exigeans, admettaient très bien la séparation.
Telle est la grande nouveauté du Barbier; mais il en offre en-
core d'autres, complément ou conséquence de celle-là. D'abord,
la prose se substitue au vers et ne lui cédera plus la place qu'à
de rares intervalles et par exception. On ne verra plus guère de
grandes comédies, coulées dans le moule du Misanthrope et des
Femmes savantes ; Destouches et Piron, avec le Glorieux et la Mé-
tro7nonie, ont donné, en ce genre, les dernières grandes œuvres du
siècle. On est las de ces satires dialoguées, pleines de sentences
et de tirades, générales dans leurs caractères et leur objet. Beau-
marchais montre comment on peut intéresser, — et de quel inté-
rêt passionné! — avec une observation plus superficielle, mais
plus prochaine, des personnages pris dans le train habituel de la
vie et parlant le langage que tout le monde parle ou croit pouvoir
parler. De loin en loin paraîtront encore des comédies en vers,
hommages souvent heureux à un noble genre disparu; mais, d'ha-
bitude, les poètes qui s'y obstineront devront recourir à l'histoire
566 REVUE DES DEUX MONDES.
OU à la fantaisie pour nous faire supporter encore ce qui fut long-
temps l'expression supérieure de l'expérience et de la vérité.
Et ce n'est pas au profit de l'ancienne prdse théâtrale que
Beaumarchais abandonne le vers ; il forge à nouveau l'instru-
ment dont il va se servir. Comparées au Don Juan ou à l'Avare
de Molière, à la Coquette de Regnard, au Turcaret de Le Sage,
certaines pages de Bossuet ou de La Bruyère, de Voltaire ou
de Montesquieu, n'offriraient pas de différences essentielles. Telles
de Le Sage ou de Regnard auraient pu entrer dans un livre
de caractères ou de lettres satiriques, telles de La Bruyère ou
de Montesquieu dans une comédie. Orateurs, moralistes, auteurs
dramatiques employaient le style commun à tous, ample et souple,
rapide sans hâte, périodique sans lenteur, les derniers se bornant à
y introduire les libertés du langage parlé. Et, de même que, dans
la conversation, on laissait à chacun le loisir d'étendi-e et d'achever
sa pensée, que la politesse faisait rares les interruptions et calmes
les répliques, la tirade était de règle à la scène et rapprochait en-
core la prose du théâtre de celle du livre. Avec Marivaux, une no-
table différence s'accuse. Les mœurs ont changé, et, avec elles,
les habitudes de la conversation ; on disserte moins, on cause da-
vantage ; il y a moins de calme dans les esprits, plus de vivacité
dans les propos; une fièvre légère anime les têtes et les cœurs, sur-
tout dans les salons devenus le centre de la vie littéraire. Là, tout
le monde veut avoir de l'esprit, et, comme les plus choisies de ces
assemblées sont assez nombreuses, on n'y aime pas le monolo-
gue et la tirade. Chacun ne conserve la parole qu'un temps, et
enferme dans ses courtes phrases le plus possible de piquant et
d'imprévu. Transportant au théâtre cette façon de converser, Mari-
vaux en avait fait le style de la comédie en prose. Bien différent de
son aristocratique devancier, Diderot, malgré l'insupportable mé-
lange de platitude et d'emphase qui distingue ses drames bour-
geois, avait exercé par ses théories une influence assez grande
pour achever la ruine de l'ancienne prose dramatique et imposer
à la comédie l'imitation du langage parlé.
Quand Beaumarchais aborde à son tour le théâtre, il y rencontre
un merveilleux accord entre les habitudes nouvelles et sa propre
nature d'esprit. Vif jusqu'à la pétulance, hardi jusqu'à l'audace,
familier jusqu'à la trivialité, il eût pris dans le style de l'ancienne
comédie des défauts qui n'étaient pas les siens. Le style de la con-
versation, au contraire, lui permettait d'être tout lui-même, et d'y
faire entrer, avec ses qualités propres, une veine parisienne et
populaire qu'expliquent son origine et son existence. Jadis^on ne
causait que dans des sociétés choisies; aujourd'hui, l'opinion s'ex-
BEAUMARCHAIS. 567
prime partout, jusque dans la rue, et Beaumarchais ne craint pas
de mêler tous les langages, dans la mesure où il en a besoin et
pour l'eJïet qu'il veut produire. Sans être un homme de bibliothèque,
il a trouvé le loisir de lire beaucoup, surtout les auteurs du xv!' siè-
cle, assez rapprochés des temps modernes pour être clairs, assez
anciens pour paraître nouveaux. 11 aime Marot et Montaigne, il s'est
nourri de Rabelais. Aux deux premiers, il emprunte quelque chose
de leur grâce fuyante pour l'enfermer, contraste charmant, en des
phrases nettes et sonores ; au dernier, il prend l'énergie et le pit-
toresque de ses accumulations d'épithètes.
De ces quahtés propres et de ces emprunts divers résulte un
style composite et brillant, souple et fort, alerte et ramassé, avec
d'amusans cliquetis de mots, des surprises d'expression, un colo-
ris éclatant, si heureusement rythmé et coupé qu'il a sur l'oreille
et la mémoire presque autant de prise que le meilleur vers comique.
La verve en est la qualité maîtresse ; verve tantôt haletante, tantôt
puissante et large, d'un jet saccadé ou continu, toujours vigom*eux.
L'auteur y jette à pleines mains l'esprit, et tous les genres d'es-
prit, avec une préférence marquée pour l'esprit de mots; mais il a
de l'esprit de situation et de caractères assez pour amuser tou-
jours la scène et pour atteindre parfois à la haute comédie. Le
principal défaut de ce style si personnel est de l'être un peu trop ;
on le retrouve, en effet, dans tous les rôles de la pièce, malgré les
différences de sentimens, d'âge, de sexe, de conditions. Les maî-
tres de l'ancien théâtre s'efforçaient d'entrer dans le caractère de
leurs personnages et de les faire parler en conséquence ; Beaumar-
diais oblige les siens à parler comme lui-même. Qualités et
défauts, cette façon d'écrire aura désormais son influence sur tous
les auteurs di'amatiques ; les plus originaux, les plus éloignés de
l'imitation en retiendront quelque chose. Plus d'un siècle a déjà
passé, et il est peu de comédies où l'on ne surprenne comme un
écho lointain du Barbier de Sévi lie.
Si le théâtre moderne doit son style à Beaumarchais, il lui doit
encore ce mouvement rapide auquel nos pièces doivent obéir.
Marcher ne nous suffit plus; nous voulons courir; études de carac-
tères et peintures de mœurs nous trouvent distraits, s'il ne s'y joint
par surcroît un problème dont la solution se rapproche de scène
en scène. A vrai dire, le mouvement est indispensable au théâtre
et jamais on ne l'a négligé tout à fait. Mais on peut le rendre
plus ou moins rapide ; il semble même que nos vieux auteurs s'ap-
pliquaient parfois à le ralentir, dans ces actions, tantôt maigres,
tantôt chargées d'épisodes qui se déroulent sans hâte le long de
leurs cinq actes. A partir de Beaumarchais, la rapide succession des
568 REVUE DES DEUX MONDES.
incidens ne laisse pas au spectateur un moment de répit. L'éternel
Figaro est là, qui presse les personnages ; seul il en prend à son
aise et accapare la scène ; mais il s'y donne assez de mouvement
pour paraître indispensable, lors même qu'il ne sert à rien. Car, il
faut le dire, la rapidité de l'action est quelquefois un peu factice
chez Beaumarchais; il lui arrive de piétiner sur place. En ce cas,
si le mouvement nous manque, nous en avons du moins l'illusion.
Par une conséquence nécessaire, l'intrigue est fortement nouée,
et la curiosité, séduite par une amusante complication d'aventures,
s'y intéresse pour elles-mêmes. Le spectateur se demande comment
finira cet imbroglio, quelle porte secrète va s'ouvrir au bout de
cette impasse. Encore un genre d'intérêt que l'ancien théâtre ne
produisait que par exception. Le dénoûment importait moins que
la manière d'y arriver ; et parfois la simplicité des moyens marquait
de la part de l'auteur une suprême indifférence à cet égard. Avec
Beaumarchais, le dénoûment devient une partie essentielle de la
pièce ; tout y converge et le prépare ; on compte sur lui pour faire
oublier les invraisemblances de l'action, s'il y en a. Petite habi-
leté, mais fort utile, puisque la dernière impression au théâtre est
celle qui décide du succès.
Une telle esthétique ne saurait négliger les moyens matériels;
aussi Beaumarchais est-il un metteur en scène très soigneux. Il
prévoit et règle tout : entrée et sortie des personnages, position
et mouvemens sur le théâtre. Diderot lui avait donné l'exemple de
cette sorte d'indications ; il y joint la description détaillée des cos-
tumes et des décors. Enfin, il parle aux yeux et met dans chaque
acte un tableau pittoresque : la sérénade sous le balcon de Rosine,
le déguisement du comte en cavalier, l'orage du dernier acte et
l'entrée par escalade du comte et de Figaro, en longs manteaux
ruisselans de pluie. Avec cela, une profusion de jeux de scène, qui
font passer sur le théâtre comme un vent de joyeuse folie.
Dernier exemple offert par Beaumarchais à nos auteurs mo-
dernes : ils peuvent lui emprunter encore d'ingénieux moyens de
provoquer et de prolonger le succès. Avant la représentation,
Beaumarchais entretient la curiosité publique par ses lectures dans
les salons à la mode, le récit des obstacles suscités par les cen-
seurs, l'histoire de la pièce, la distribution des rôles, les rivalités
des comédiens. Le rideau tombé sur les applaudissemens du pre-
mier soir, il soutient des polémiques, écrit des lettres aux journaux
et une préface à la pièce, prolonge l'agitation par tous les moyens
en son pouvoir. Que n'eùt-il pas fait avec une presse comme la
nôtre ! Avec celle dont il disposait, ce fut un virtuose de la ré-
clame; on l'a peut-être égalé, on ne l'a pas surpassé.
BEAUMARCHAIS. 569
VI.
Suite du Barbier de Séville, qu'il suivit à neui ans de distance,
le 27 avril 178A, le Mariage de Figaro fut le résultat d'une ga-
geure avec le prince de Gonti. Si, dans le premier, la satire avait
pu sembler anodine aux grands seigneurs, le second les servit à
souhait : de hardie qu'elle était, elle devenait insolente. La pièce
devait par cela même avoir un succès prodigieux; elle l'eut tel que
l'histoire du théâtre n'en offre pas de pareil. Avant la représentation,
on vit a les cordons bleus confondus dans la foule, se cou-
doyant, se pressant avec les Savoyards, la garde dispersée, les
portes enfoncées^ les grilles de fer brisées, » les grandes dames
sollicitant la protection des actrices et l'hospitalité de leurs loges;
dans la salle, tout ce qui portait un nom célèbre par la naissance
ou le rang, la gloire ou le scandale : le comte d'Artois et le bailli
de Suffren, M"'^ de PoHgnac et M^*' Garline; l'auteur, au fond
d'une avant-scène, entre deux abbés, pour l'administrer au besoin,
disait-il. Puis, un triomphe irrésistible et fou, un enivrement de
plaisir et de scandale.
Il faut bien le dire, néanmoins : la pièce n'était pas pour démen-
tir cette règle souvent vérifiée que la suite d'un bon ouvrage lui
est rarement supérieure. L'invention a beau être plus originale que
dans le Barbier, malgré de nombreuses réminiscences d'après la
Précaution inutile de Scarron, le George Dandin de Molière, les
Plaideurs, de Racine, et surtout le Gil Blas de Le Sage dans le rôle
de Figaro et le grand monologue de la fin, etc., sans parler de
Yadé et de Sedaine ; avec de nouveaux rôles très heureux, un
second acte qui est à lui seul un chef-d'œuvre, un pétillement con-
tinu d'esprit et de comique, le Mariage, au total, ne vaut pas le
Barbier. L'ampleur excessive du principal rôle, l'extrême com-
plication de l'intrigue, l'introduction du mélodrame, et surtout
l'outrance de la satire en détruisent l'équilibre. Ce n'est plus, seu-
lement, un pas vers la révolution, c'est déjà, suivant une parole
célèbre, « la révolution en action. » Mais, comme si l'aveuglement
de cette société croissait en raison même du danger, tout le monde,
la reine et ses amis, la cour, les censeurs, avait conspiré pour faire
éclater le brûlot. Le roi seul résistait : le désir de revoir Figaro
l'emporta sur le pouvoir absolu du roi de France.
Car c'est Figaro que l'on voulait. Il répondit à l'attente générale.
Déjà, dans le Barbier, il était presque toujours présent; cette fois,
il remplit la scène et se subordonne de plus en plus tous les autres
570 REVUE DES DEUX MONDES.
personnages. Sa situation n'a pourtant pas changé; de barbier-
factotum^ il est devenu majordome et il s'agit de le marier, chose
assez ordinaire et commune. Mais au mouvement qu'il se donne, à
l'importance dont il est plein, on dirait, pour parler son langage,
qu'il a sur les bras le gouvernement de toutes les Espagnes. Tantôt
monologuant, tantôt dirigeant les conversations à son gré, mettant
l'irrévérence et la fatuité en formules, il se campe de face, de profil,
de trois quarts, s'admire jusque dans ses maladresses, qui sont
nombreuses, et, au dernier acte, dressant une véritable tribune sous
les fameux marronniers, il prononce sur lui-même le plus long dis-
cours de l'ancien répertoire : ni Auguste, ni Mithridate, ni Théra-
mène n'avaient fait couler pareils flots d'éloquence. Enfin, après
avoir dit sa façon de penser au hasard qui conduit le monde, aux
abus, aux gens en place, vanté l'économie politique et demandé la
liberté de la presse, il tire d'un prodigieux pêle-mêle d'idées une
conclusion tout à fait inattendue : il s'interroge sur la personnalité
humaine et l'essence du 7noî. Malgré l'éternelle gravité de ces ques-
tions, on a plus envie de sourire que de réfléchir en voyant Figaro
se draper dans le manteau d'Hamlet.
A vrai dire, ce n'est pas lui qui parle, c'est l'auteur. Le défaut,
déjà sensible dans le Barbier, saute aux yeux dans le Mariage :
à la fois aigri et infatué par la vie et les événemens, Beaumarchais
s'est incarné de plus en plus en la personne de son héros favori ;
à chaque instant, nous reconnaissons sa voix et son visage comme
an travers d'un masque transparent. Aussi, au bout de quelques
scènes, Figaro n'est-il plus qu'un prête-nom ; ses aventures, ses
échecs mérités ou immérités, ses démêlés avec la justice, ses aspi-
rations légitimes, son outrecuidance, sa bonté, «a rouerie, son
amour de l'argent, son fonds sérieux et son incurable légèreté, tous
les contrastes de sa nature, c'est Beaumarchais se racontant et se
démontrant. Encore Figaro ne lui suffit-il pas. D'autres personnages
ne sont là que pour lui offrir une savoureuse et publique vengeance.
Ainsi l'infortuné don Guzman Brid'oison, caricature du juge Goez-
man en particulier et des magistrats en général, qui reçoit les verges
avec tant de sérénité et assiste, impassible, à la singulière audience
où Figaro conduit à son gré les débats.
Le comte, du moins, est resté dans la suite logique de son carac-
tère. L'aventureux cavalier qui donnait des sérénades sous les bal-
cons de Séville, devenu « grand corrégidor d'Andalousie, » sauve-
garde les apparences, mais il est resté galant. Au reste, même dis-
tinction, même sentiment de sa supériorité, tempéré par un spirituel
scepticisme. L'intrigue de la pièce tourne à son détriment, et, mal-
gré tout, à côté de l'effronté factolum qu'il a eu le tort de garder à
BEAUMARCHAIS. 571
son service, au milieu des aigrcs-fins, des sots et des pieds-plats
qui l'assiègent, il conserve la sympathie du spectateur, car il n'a
rien de vil ni de bas, alors que vilenie et bassesse groudlent autour
de lui. Son règne finit et celui de Figaro commence, mais le vaincu
vaut mieux que le vainqueur. Même son intrigue avec Suzanne,
même la querelle, un moment très violente, qu'il fait à la comtesse,
ne parviennent pas à le rendre ridicule.
Tout autre le deviendrait vite entre ces deux femmes qui s'en-
tendent pour le jouer : « Je ne suis plus cette Rosine que vous avez
tant poursuivie, dit l'une; je suis la pauvre comtesse Almaviva. »
Pour les besoins de la cause, elle se fait un peu trop dolente; mais
elle a raison : chez elle comme chez tant d'autres , le mariage a
produit une métamorphose complète. L'ingénue d'autrefois est
maintenant une vraie grande dame, aussi noble que son noble
époux. « Imposante, » comme le dit Chérubin, digne jusque dans
l'intrigue, mais toujours « sensible, » elle ne retient de son ancien
rôle que rexpérience de l'amour défendu et elle commence à s'en
servir. Beaumarchais la définit « aimable et vertueuse ; » aimable,
certes, vertueuse peut-être, mais dans le sens très large que le
xviii* siècle donnait à ce mot.
Pour Suzanne, il n'y aurait pas dans tout son rôle, selon le même
Beaumarchais, « une phrase, un mot qui ne respire la sagesse et
l'attachement à ses devoirs. » C'est beaucoup dire, et il ne faut
voir là qu'un ai'gument en faveur d'une thèse. Admettons qu'au
moment où le rideau se lève, cette soubrette, devenue la plus sin-
gulière des ingénues, ait encore tous les droits à la couronne vir-
ginale qu'elle essaie gracieusement; Figaro n'en court pas moins
de grands risques. Elle est de celles, en effet, dont les résistances
ne durent pas toujours, et, si le comte était moins pressé, il en
viendrait à ses fins peu après la cérémonie. A défaut d'expérience,
elle a trop de science, comme le prouve l'empressement avec lequel
elle organise, pour l'agrément de sa maîtresse et le sien propre, un
jeu très dangereux avec le petit page, et sa réflexion en le voyant
sauter délibérément par la fenêtre : « Si celui-Là manque de
femmes... »
Telles qu'elles sont, avec leurs qualités et leurs défauts, maî-
tresse' et soubrette représentent bien l'idée que Beaumarchais et
ses contemporains se faisaient des femmes et de l'amour : les
femmes, des créatures nullement farouches, plus désireuses d'in-
trigue que de passion, sensibles, c'est-à-dire ne se refusant rien
lorsqu'elles y trouvaient leur plaisir et laissant beaucoup espérer
même par leurs résistances; l'amour, un sentiment où la tête avait
autant de part que le cœur, propre à égayer l'existence, mais pas
572 REVUE DES DEUX MONDES.
à la remplir, réaliste, rapide et sans remords. Le siècle, en effet,
ne voit guère dans l'amour que ce qu'il a d'aimable et il traite les
femmes avec un mélange d'adoration, d'insouciance et d'ironie. On
avait affecté, sous la régence, de les réduire au rôle d'amusement;
plus tard, on avait semblé les prendre plus au sérieux : grâce à la Nou-
velle Hâloise^ la passion était devenue moins superficielle, et, grâce
à l'Emile, on leur avait su gré d'être mères et d'aimer leurs enfans.
Cette mode n'avait guère duré et l'on s'était remis bien vite à leur de-
mander seulement l'ivresse rapide du plaisir. Il était admis qu'après
avoir obtenu d'elles le plus possible, on ne leur devait pas une
reconnaissance trop respectueuse, encore moins la fidélité. Les
entourer d'égards, les plaindre à l'occasion, chercher des excuses
à leur défaite et ne pas les railler trop fort après les avoir vaincues,
tels étaient les devoirs des hommes envers elles. De leur côté, elles
ne se plaignaient pas du sort qui leur était fait et s'attribuaient sans
scrupules le droit au changement. Somme toute, et pour les deux
sexes, la philosophie de l'amour, telle que l'exprime le Mariage de
Figaro^ est contenue dans cette réflexion du comte Âlmaviva :
« L'amour n'est que le roman du cœur ; c'est le plaisir qui en est
l'histoire. »
A côté des personnages de premier plan que je viens d'ana-
lyser, plusieurs autres encore mériteraient la même étude. Jus-
qu'aux plus secondaires, tous ils ont leur intérêt et contribuent
à l'effet général, depuis Basile, ce cousin-germain de Tartufe
tombé dans la domesticité, jusqu'au jardinier Antonio; depuis
Fanchette, cette ingénue de la Cruche casi^ée animée et agis-
sante, jusqu'à Grippe-Soleil, le petit gardeur de chèvres. Ne pou-
vant les énumérer tous, il me suffira de nommer Chérubin, « le
page endiablé. » Non qu'il soit entièrement une création : l'histoire
du petit Jehan de Saintré et de la dame des Belles-Cousines est
pour quelque chose dans son aventure avec sa marraine. Mais
l'adaptation est si adroite! On dirait un motif de la Renaissance
traduit par Boucher et repris par Greuze, le premier y mettant son
esprit de volupté, le second sa grâce sentimentale. Chérubin était
hier un enfant, demain ce sera un jeune homme; en attendant, il
profite avec ivresse des privilèges de l'âge qu'il n'a plus. Si le rôle
offre çà et là quelques mots qui en dépassent l'intention, tout le
reste est déHcieux. Il fait entrer la poésie, comme un charme su-
prême, dans un chef-d'œuvre d'esprit et de comique. Elle y était,
mais extérieure, avec les costumes, le décor, les grands marron-
niers du cinquième acte et leurs masses bleuâtres à demi noyées
dans les ténèbres transparentes d'une nuit d'Andalousie. Avec
Chérubin, sa vieille romance, sa toilette aux mains de Suzanne et
BEAUMARCHAIS. 573
de la comtesse, son envolée par la fenêtre, son retour au milieu
des jeunes filles, elle circule et se joue dans l'intrigue même, elle
s'exhale comme un parfum subtil des paroles qu'il prononce et de
celles qu'il inspire. Et cette création si poétique, où il y a de la
fantaisie, du rêve, de l'idéal, n'en est pas moins vraie; elle donne
un corps à cette image fuyante et vague que le souvenir de la jeu-
nesse évoque dans tous les cœurs; elle fait pressentir le don Juan
de Byron et le Fortunio de Musset.
VII.
Et cependant, malgré l'esprit et la gaîté, la grâce et le charme
de tous ces rôles, le Mariage de Figaro produit sur nous une im-
pression mélancolique. Comment ne pas songer au sanglant épi-
logue que lui a donné l'histoire? Pendant la cérémonie du quatrième
acte, lorsque le cortège nuptial de Suzanne défile en habits de fête,
au son de la marche des Foliea d'Espagne, c'est une société près
de disparaître qui déploie ses élégances dans une dernière fête. On
se dit que tous ou presque tous ceux qui le composent sont promis
à l'échafaud et l'on songe au tableau de Mûller, l'Appel des con-
damnés; on revoit, dans une salle de Saint-Lazare, ces person-
nages de tout sexe, de tout âge et de toute condition que le gui-
chetier appelle et que la guillotine attend, et l'on se dit que le
peintre a conclu pour l'auteur comique. Avant dix ans, le comte et
la comtesse, Bartholo et Brid'oison, Basile et Double-Main, Chéru-
bin lui-même devenu officier du roi, comparaîtront devant le tri-
bunal révolutionnaire. A peine si deux personnages de la pièce
sont à peu près sûrs d'échapper : le jardinier Antonio et Figaro.
Le premier, révolté contre son maître, pillera le château d'Aguas-
Frescas, puis acquerra sur ses économies un petit domaine taillé
dans les terres du comte devenues biens nationaux. Quant à Figaro,
il sera l'un des chefs du mouvement et pérorera les jours d'émeute
dans le jardin du Palais-Boy al.
Qui sait, toutefois, si, la Terreur venue, cet homme de trop d'es-
prit ne sera pas accusé de « modérantisme » et traité comme tel,
au point d'être pour la première fois de sa vie, et, malgré son ou-
trecuidante devise, « inférieur aux événemcns? » La Bévolution,
en effet, surprit et efïi'aya Beaumarchais ; celui qui avait été si brave
devant le parlement et la cour, si familier avec les ministres et le
roi, dut se cacher devant la commune de Paris et fuir devant
le comité de salut public. Comme bien d'autres, il s'était dit
que l'on pourrait réformer sans détruire, que les abus se corrige-
574 REVUE DES DEUX MONDES.
raient peu à peu et que tout finirait par s'arranger; il se refusait à
voir l'évidence, telle qu'elle ressortait des idées de ses contempo-
rains et des siennes propres, de ses actes, de ses écrits judiciaires et
de ses pièces de théâtre, à savoir qu'entre les institutions sociales,
il n'y en avait pas une seule qui ne fût caduque et condamnée.
Et voici que les événemens, allant jusqu'au bout de la logique,
sans timidité ni ménagemens d'aucune sorte, tiraient toutes les
conséquences des Mémoire?', du Barbier de Séville et du Mariage
de Figaro. La vieillesse de Beaumarchais fut donc inquiète et
attristée. Il mourut dans son lit, le 19 mai 1799, au cours d'un
paisible sommeil ou de sa propre main, mais il n'avait échappé que
par miracle à l'échafaud. Plusieurs fois, l'émeute était venue gronder
autour de la maison trop voyante qu'il avait préparée pour le repos
de ses vieux jours et d'où il espérait contempler tranquillement la
démolition de la Bastille. Les destructeurs de la vieille forteresse
ne lui surent aucun gré d'en avoir préparé la chute et d'avoir été
lui-même un prisonnier d'État. Par là se vérifiait, au détriment d'un
révolutionnaire par excellence, celte loi des révolutions que ceux
qui les préparent ne sont pas toujours ceux qui en profitent.
En revanche, son œuvre littéraire a recueilli, dans la victoire de la
cause qu'il servait, les avantages dont il n'avait pu jouir lui-même.
Bien que, par un contraste singulier, au service de cette cause, qui
était celle de la dignité humaine, des droits de la pensée, de la jus-
tice sociale et de la liberté pohtique, il ait mis peu de sérieux et
d'élévation morale, une médiocre portée de vues et parfois un rare
égoïsme, son courage, son énergie et sa valeui' httéraire lui méri-
tent une place d'honneur parmi ceux à qui nous devons la révolu-
tion. Toutes difïérences gardées entre les auteurs, les œuvres et
les époques, les Mémoires, le Barbier de Séville et le Mariage de
Figaro furent, pour le xviii^ siècle, ce que les Provinciales et Tar-
tufe avaient été pour le xvii®, c'est-à-dire des œuvres capitales,
autour desquelles se continue la lutte dont elles furent d'éclatans
épisodes et qui leur doit, aux yeux de la postérité, une grande part
de sa signification. De même que le siècle de Louis XIV serait très
incomplet sans Pascal et MoUère, il manquerait presque autant à
celui de la révolution, s'il n'avait pas eu Beaumarchais. Les senti-
mens et les passions, les idées et les doctrines de leur temps, ces
hommes les ont amenés à un tel degré de clarté et revêtus d'une
telle éloquence que leurs écrits nous passionnent presque autant
que leurs contemporains.
D'autant plus que notre société se partage toujours entre les
deux grands partis qui attaquent et défendent ce qu'attaquaient et
défendaient Molière et Pascal, à côté de Descartes et de Bossuet,
BEAUMARCHAIS. 575
comme Beaumarchais à côté de Voltaire et de Rousseau. Plus voi-
sin de nous, et dans la même position que nous-mêmes sur un
champ de bataille qui s'est fort déplacé depuis deux cents ans,
Beaumarchais nous ofïre tout un arsenal pour nos batailles ; une
grande partie des abus qu'il battait en brèche dure encore, et ceux
dont la rôYolution nous a débarrassés ont disparu depuis trop peu
de temps pour que le souvenir en soit éteint. A ces causes d'in-
térêt social se joint l'espèce d'intérêt littéraire à laquelle nous
sommes le plus sensibles, l'intérêt dramatique; aussi l'importance
de l'œuvre de Beaumarchais n'est-elle pas près de diminuer. Ce
qu'il y aura toujours d'injustifiable dans les inégalités sociales, les
gênes inutiles que nous impose l'autorité, l'infatuation et l'opti-
misme des gens en place, tout cela subsiste au milieu de nous,
comme aussi l'impatience turbulente et l'injustice satirique des
gouvernés, l'esprit utopique des réformateurs, l'âpre convoitise
des déshérités, des déclassés et des simples ambitieux. Enfin, tant
que nous serons sensibles à l'observation ironique de la vie, à
l'illusion théâtrale, à l'esprit dialogué, le Barbier de Sénille et
le Mariage de Figaro ne cesseront de nous charmer.
De là vient, très diverse dans ses causes, la laveur qui ne cesse
d'accueillir les deux pièces de Beaumarchais : on n'a pas besoin de
les reprendre, car on ne cesse pas plus de les jouer que Tartufe,
et quiconque lit en est pénétré. Mêlées de vrai et de faux, d'ex-
cellent et de pire, elles sont une image fidèle de notre esprit na-
tional, à un moment particulier de son évolution et de son his-
toire. Elles ne traduisent pas seulement, comme on l'a dit et
redit, le caractère ingouvernable des Français, car, si cela était,
il faudrait admettre comme juste en soi tout ce qu'attaquait Beau-
marchais , et ce n'est pas possible ; on est même forcé de
convenir que la plus grande partie de ce qu'il ébranlait avait mé-
rité d'être renversé; que, si cette ruine a emporté bien des choses
dignes de regrets, la faute n'en est pas à ceux qui l'ont causée;
enfin, que les biens conquis dépassent de beaucoup les pertes.
Avec tous les défauts nationaux que l'on voudra, outre ceux de
l'auteur, nous retrouvons dans ce théâtre les meilleures qualités de
notre race, c'est-à-dire le clair bon sens, la ven^e spirituelle, le
courage, la gaîté; et c'est pour cela que si, dans Beaumarchais,
l'homme est du second ordre, l'œuvre est du premier.
Gdstave Larroomet.
L'EMPEREUR JULIEN
ET LA.
FLOTTILLE DE L'EUPHRATE
ÉTUDE DE GÉOGRAPHIE MODERNE ET DE STRATÉGIE
ANTIQUE.
I.
Nous avons vu Alexandre sur l'Indus (1) : ne serait-il pas plus in-
téressant encore de suivre l'empereur Julien sur l'Euphrate? Je
me suis souvent demandé ce que nous faisions de nos fleuves. Les
voies ferrées se trouvent bientôt encombrées par les mouvemens de
troupes; il semble que les fleuves pourraient, dans une certaine
mesure, les suppléer pour le transport des vivres et des munitions.
Les grandes lignes stratégiques sont généralement déterminées
par les dépressions de terrain qu'arrosent les grands cours d'eau :
les approvisionnemens des armées, confiés à une flottille, auraient
donc presque toujours la chance d'aboutir à proximité des batail-
lons auxquels on se proposerait de les distribuer. L'habitude prise,
la flottille constituée, ce n'est pas seulement dans une guerre dé-
fensive qu'on aurait recours à ce moyen de transport auxiliaire ; il
n'y a guère d'estuaire où ces bateaux de charge, — onerariœ
mwes, — ne finiraient par pénétrer. On a vu quel parti Alexandre
(1) Voyez la Bévue du 1" juillet 1882.
I
LA FLOTTILLE DE l'eUPHRATE. 577
sut tirer de l'Hydaspe, de l'Acésinès, de l'Indus; Julien suivit
l'exemple du conquérant qu'il avait pris pour modèle. Après avoir
utilisé dans d'autres campagnes le Rhin et le Danube, il assembla
sur l'Euphrate une flottille de onze cents bateaux et traversa ainsi
sans encombre les déserts où son armée, privée quelques mois
plus tard du secours de « ce chemin qui marche, » faillit périr de
lamine.
L'empereur Napoléon, fort attentif à chercher des leçons dans
l'histoire, avait été frappé du succès qui accompagna les débuts
de l'expédition entreprise en l'année 363 de notre ère. Quand il
eut renoncé à envahir l'Inde par la Mer-Rouge, ou par le Khoraçan,
ce fut au golle Persique et à la vallée de l'Euphrate qu'il songea.
On sait que Lamartine a retrouvé les traces de ce projet dans la
mission donnée à un ancien chevalier de Malte, Lascaris (1). L'in-
fatigable explorateur de l'Euphrate, le colonel Chesney, émissaire
du cabinet de Saint-James, paraît avoir pris l'idée, probablement
très vague, de l'empereur au sérieux. 11 nous assure gravement
que l'empereur comptait débarquer une armée à l'embouchure de
rOronte. Un affidé posté sur ce point y attendait les troupes françaises
pour les conduire à Marash, — l'ancienne Gennanica Cœsarea. —
Située à lAO kilomètres au nord-ouest d'Alep, Marash est entourée
d'une immense forêt : cette forêt fournirait le bois nécessaire à la
construction d'une flottille. Les troupes seraient donc facilement
embarquées. Elles descendraient l'Euphrate jusqu'à Bassorah.
Maître de cette place, on l'aurait fortifiée et on en aurait lait la
base des opérations futures. « Je tiens ces détails, ajoute le colo-
nel Chesney, d'un gentleman à qui on les avait officiellement com-
muniqués. »
Admettons comme avéré ce vaste dessein de l'empereur, bien
que la conception n'allât pas sans quelques hasards, et voyons si
l'expédition de Julien, étudiée avec soin, ne pourrait pas jeter
quelques lumières sur la nature des diflicultés qu'une armée mo-
derne aurait, dans une tentative analogue, à surmonter. Avant
tout, il faut se faire une idée juste du terrain. L'histoire n'a d'en-
seignemens fructueux que pour ceux qui la consultent une carte à
la main. La table de Peutinger (2) serait ici de peu de ressource.
(1) M. de Lascaris était né en Piémont. II suivit le général Bonaparte en Egypte,
vint ensuite s'établir à Alep, parcourut toute la Mésopotamie sous un déguisement
arabe et finit, peu de temps après la chute de l'empereur Napoléon, par aller mou-
rir au Caire.
(2) On sait que la table de Peutinger, découverte à Spire dans une vieille biblio-
thèque, vers l'année 1500, est le plus ancien monument connu de la géographie
antique. On en fait remonter l'exécution au règne de Théodose le Grand, c'est-à-dire
à la fin du iv* siècle ou au commencement du v'=.
TOME xcviii. — 1890. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
Heureusement, les voyageurs modernes qui ont parcouru ces con-
trées, qui les ont visitées et décrites avec intelligence, ne manquent
pas. On n'a vraiment que l'embarras du choix.
Chose bien cligne de remarque : la route que l'empereur faisait
étudier en vue d'une invasion est devenue, depuis quelques an-
nées, dans la pensée des possesseurs de l'Inde, une ligne d'opéra-
tions défensives. Deux corps d'armée, dont l'un serait débarqué
dans le Golfe-Persique et l'autre dans le golfe d'Alexandrette, pour-
raient combiner avec avantage leurs mouvemens et se donner rendez-
vous sous les murs de Bagdad (1). Il est telle circonstance où cette
concentration des forces britanniques deviendrait en quelque sorte
indispensable. L'Inde anglaise ne sait trop de quel point de l'ho-
rizon l'irruption qu'elle s'est habituée à redouter peut venir. L'at-
taque dirigée par mer ne sera pas de longtemps à craindre pour
une puissance dont la suprématie navale est assise sur les plus
fortes bases que le monde ait jamais connues, mais le torrent qui
descendrait du Caucase et de l'Arménie pour rejomdre la vallée du
Tigre ne saurait rencontrer d'obstacle que de la part de forces
massées sur les rives de l'Euphrate et prêtes à se couvrir au be-
soin de ce fleuve.
Il existe aujourd'hui en Europe deux puissances asiatiques : la
Russie et l'Angleterre. La Russie est admirablement préparée pour
un rôle agressif. Trois chemins lui seront ouverts le jour où elle
voudra menacer l'Inde : le Turkestan, la Perse et la Mésopotamie
lui livreront avec une égaie complaisance l'accès des rives convoi-
tées de l'Indus. Il n'est pas impossible, quand on songe aux multi-
tudes dont l'empire moscovite dispose, que la marche en avant se
prononce sur ces trois routes à la fois. La Russie y aurait intérêt,
ne fût-ce que pour priver l'Angleterre des secours que l'Angleterre
serait en mesure, sans cette triple démonstration, de recevoir par le
Golfe-Persique.
L'empire britannique, avec le développement soudain qu'ont pris
de nos jours les armées permanentes, ne compte plus comme puis-
sance militaire ; mais cet empire, si redoutable encore par sa su-
prématie navale et par ses richesses, n'aura-t-il point, en cas de col-
lision européenne, des alliés? Il ne nous appartient pas de lui
demander pourquoi l'expansion de la race slave l'inquiète plus
que l'expansion démesurée pourtant, elle aussi, de la race germa-
nique. Chaque peuple pourvoit à ses intérêts comme il l'entend.
(t) Les Cartes, jointes aux cinq volumes des Campagne.'^ d'Alexandre, ouvrage pu-
blié chez Pion et C'", aideront fort les personnes qui voudront les consulter à l'intel-
ligence d'un récit dans leque.l la géographie tiendra forcément beaucoup de place.
LA FLOTTILLE DE l'eUPHRATE. 579
]Notre alliance avait son prix : elle était, du moins, désintéressée.
L'Angleterre en a préféré une autre. C'est son ailaire ; j'ajouterai
même, c'est son droit. Je ne veux étudier que les conséquences de
ce parti-pris. Entre ces conséquences, il en est une qui m'apparaît
déjà inévitable, et comme enregistrée au livre du destin : la vallée
de l'Euphrate ne tardera guère à redevenir, comme au temps de
Stace, le chemin de la paix latine, laiinœ pacis iter. C'est-à-dire
que, sous prétexte de préserver la paix générale, toutes les armées
du monde s'y donneront rendez-vous. La lutte ouverte entre les deux
colosses, — j'entends par là l'Angleterre et la Russie; on pourrait
aisément s'y tromper, car l'Allemagne et les États-Unis sont aussi
des colosses, — la lutte, dis-je, ouverte entre la Russie et l'An-
gleterre ne se limitera certainement pas aux provinces indiennes.
Elle embrassera l'Asie tout entière, chacun cherchant dans ce grand
démêlé des compensations à l'accroissement de puissance du voisin.
Mon Dieu ! je sais bien qu'en dépit de tous ces sombres pronos-
tics, le monde, s'il n'écoutait que ses instincts, voudrait rester
tranquille. Je désespère de voir ce vœu, si naturel pourtant, accom-
pli. La guerre de 1871 a laissé un caillou dans la plaie : la cica-
trisation, malgré tous les elTorts des hommes d'état, ne s'opère
point.
Le premier pas que fera IWngleterre dans la voie d'une pré-
voyance défensive sera probablement la conslruction d'un chemin
de 1er reliant l'embouchure de l'Oronte à l'Euphrate en passant par
Alep. Le lleuve donnera ensuite le moyen de différer le prolonge-
ment des rails jusqu'à Bagdad d'abord, puis jusqu'à Bassorah. La
Russie, de son côté, lancera ses locomotives de Resht à Téhéran et
d'Astérabad à Hérat. Elle a déjà mis en communication les bords
de la mer Caspienne et Samarkand. Puissent ces préparatifs guer-
riers ne servir et ne profiter qu'au commerce ! L'ambition si sou-
vent irréfléchie des peuples n'aurait jamais eu de solution plus
heureuse. Formons donc des vœux pacifiques; tenons en même
temps nos yeux ouverts !
II.
La navigation n'est pas moins facile sur le Tigre que sur
l'Euphrate. L'armée qui s'assurera ces deux bases d'opérations
sera infailliblement maîtresse de la Mésopotamie. Ici les voies flu-
viales prennent d'autant plus d'importance, qu'une chaleur intolé-
rable rend les marches par terre aussi lentes que pénibles. Ce
sont, à tous les points de vue, des marches meurtrières. Au mois
5S0 REVUE DES DEUX MONDES.
de juillet 1841, un voyageur français, le peintre Flandin, chemi-
nait dans les plaines immenses qui vont, s'abaissant toujours, jus-
qu'au Golfe-Persique. « Un horizon sans bornes, écrit-il, miroitait
incertain et tremblant sous les «rayons d'un soleil de feu. Nous
reposant le jour, nous attendions que le soleil fût couché pour
reprendre notre marche dans les ténèbres. » Les marches de nuit
sont permises à des caravanes ; elles ne sont que trop souvent
interdites à des armées. Cependant, comment affronter autrement
les violences d'un climat si justement redouté des Européens ?
On a pourtant fait la guerre en Ghaldée et en Mésopotamie : on
pouiTa la faire encore. Seulement il sera prudent de se munir,
comme voulaient le faire l'empereur Napoléon et l'empereur Ju-
hen, « d'une grande quantité de chevaux et de mulets, ainsi que
de navires qui puissent transporter sur l'Euphrate le froment, le
biscuit et le vinaigre (1). » Il ne sera pas non plus inutile « d'in-
viter les tribus sarrasines à se joindre à l'armée et de prévenir,
autant que possible, les délits militaires par une ordonnance à la
fois douce et efficace (2). »
« Gomme ces pays, faisait remarquer avec juste raison un écri-
vain anglais, n'ont pas été modifiés par l'action d'une civilisation
puissante, leurs facilités, ainsi que leurs obstacles naturels, sont
restées les mêmes. Il en résulte que les armées qui les traverse-
ront devront s'avancer par les mêmes routes et combattre à peu
près sur les mêmes champs de bataille. »
Les opérations des armées romaines nous montrent, en eifet,
que le pays, bien que ruiné aujourd'hui par les Persans, par les
Arabes et par les Turcs, qui l'ont foulé dans tous les sens, n'a
guère changé depuis le temps de Grassus, de Trajan et de Julien.
D'opulentes cités, il est vrai, ont disparu ; mais, dès qu'on sortait
de ces cités, on rencontrait le désert et des difficultés de ravitaille-
ment suffisantes pour expHquer les défaites des premiers soldats
du monde.
Ge fut en l'année 190 avant notre ère que les Romains se
décidèrent à passer en Asie. Dès le premier jour, il fut établi jus-
qu'à l'évidence que les armées asiatiques étaient hors d'état de
leur tenir tête. La conquête ne serait retardée que par les em-
barras des transports. C'est ce que nos troupes ont rencontré en
Algérie et au Mexique. De l'année 120 à l'année 63 avant Jésus-
Christ, Mithridate joua, entre la mer Caspienne et le Pont-Euxin,
le rôle d'Abd-el-Kader. Il trouva dans Lucullus, en 74, son maré-
(1) Lettre de l'empereur Julien à Libanius.
(2) Ibid.
LA FLOTTILLE DE |/eUP11RATF. 581
chai Bngeaud; dans Pompée, huit ou neuf ans plus tard, son duc
d'Aumale.
En l'année 59, Crassus eut le gouvernement de la Syrie. Les
Romains, à cette époque, ne doutaient plus de rien ; il semblait
qu'aucun obstacle ne pouvait les arrêter. Crassus, n'ayant pas de
Mithridate à dompter, voulut conduire ses troupes contre les Par-
thes. Pour la première fois, les Romains se trouvèrent aux prises
avec le désert. Crassus avait franchi l'Euphrate au zeugma de Thap-
saque; il entrait en Mésopotamie avec /iO,000 hommes, y compris
les auxiliaires. On assure que son lieutenant, ^assius, le pressa de
longer l'Euphrate pour tirer ses vivres de la flottille, pendant qu'il
marcherait sur Séleucie, — nous dirions aujourd'hui sur Bagdad.
Cras-^us obéit à d'autres conseils. Il crut pouvoir terminer la cam-
pagne à la romaine, par une seule journée, par une bataille qui
prendrait rang à côté des combats de Pydna et de Magnésie, Il
s'enfonça dans un pays désert à la poursuite des Parthes. Les Par-
thes l'attendirent, en effet, mais pour reculer, pour l'entraîner de
plus en plus sur un terrain où leurs cavaliers et leurs archers
auraient tout l'avantage. Le fils de Crassus, arrivé récemment des
Gaules, se laissa prendre le premier au piège. Les Parthes l'enve-
loppèrent, lui coupèrent la tête et allèrent montrer ce trophée san-
glant à son père. Les Romains n'ont jamais péché par un excès de
sensibilité, et la sensibilité ici eût été plus que de la faiblesse.
Crassus avait de trop grands devoirs à remplir pour s'abandonner
à la douleur. « Ce malheur, dit-il avec raison, ne concerne que
moi. » Il ne put faire, cependant, que ses soldats n'y vissent un
funeste présage.
On ne saurait croire à quel point le découragement est prompt
quand les forces humaines ont donné tout ce qu'il est permis d'en
attendre. Les soldats du général Dupont et les soldats de Crassus
ne laissent guère à leurs chefs dans ces circonstances doulou-
reuses d'autre parti à prendre que « de se couvrir la face de
leur manteau. » C'est ce que fit le malheureux Crassus. 11 aban-
donna au conseil de guerre le soin de décider la retraite, des
bords de la Bilecha où l'on avait combattu, sur Carrhes.
Rester à Carrhes, c'était s'exposer au risque d'y être investi.
Crassus en sortit de nuit presque aussitôt après y être entré. Une
infanterie harassée ne dérobe pas longtemps sa marche à une ca-
valerie alerte qui combat sur son propre terrain. Crassus ne tarda
pas à se trouver égaré au milieu des marais à travers lesquels il
tentait de rejoindre le gué de Thapsaque. L'ennemi n'avait pas cessé
un instant de le harceler. Il commit la faute d'entrer en négociations,
la faute plus grande d'y compromettre sa personne. Un tumulte
soudain s'éleva. Crassus fut massacré, la majeure partie de son
582 REVUE I>ES DEDX MONDES.
armée détruite. « 30,000 Romains, dit Eutrope, restèrent sur le
champ de bataille. » Il nous sera permis de mettre ce chilïre en
doute. Crassus avait traversé l'Euphrate à la tête de sept légions
et de /i,000 chevaux. La légion romaine ne dépassait guère l'efïectif
d'une de nos divisions au réel, — je ne dis pas au nominal, —
complet de guerre, — 6,000 hommes environ. Cassius en outre, le
questeur Cassius que le sort réservait pour le meurtre de César,
réussit à sauver sa colonne presque tout entière. Quand on se recon-
naît après une catastrophe, on reste étonné du nombre de soldats
qu'on retrouve.
L'imagination des peuples grossit toujours les conséquences
d'une défaite. Les Parthes furent, à partir de la défaite de Carrhes,
considérés comme les ennemis les plus inaccessibles à la puissance
romaine. Ils n'étaient cependant dangereux que lorsqu'on allait les
chercher chez eux. La question des transports est la grosse ques-
tion dans toutes les guerres qui ont le désert pour théâtre. C'est
parce qu'ils ont su organiser leurs convois que le maréchal Bu-
geaud et le général de La Moricière sont venus à bout des
Arabes.
Antoine, un général d'une bien autre valeur que Crassus, faillit
avoir, quelqiies années après la bataille de Pharsale, le même des-
tin que l'infortuné collègue de Pompée. Il n'y échappa que par
des prodiges d'énergie. Ai'rêté dans les montagnes de l'Atropatène
par la nécessité de prendre une place forte sans machines de guerre,
il vit ses bagages enlevés par une surprise de cavalerie et leva le
siège au moment où il comprit qu'il allait manquer de vivres.
Lever un siège n'est rien quand on a une ligne de retraite as-
surée. Antoine fut obligé de se jeter, comme Xénophon, dans les
montagnes pour gagner des bords du lac d'Ourmiah la plaine de
Tauris, Sohman le Grand passera un jour par ce chemin. 11 ne par-
donnera jamais à son favori, le grand-vizir Ibrahim, les dangers
qu'il y a courus. Pour Antoine, cette campagne contre les Parthes
lut assurément la campagne la plus dure qu'il ait jamais faite. Il
y déploya des talens militaires de premier ordre.
Plus de cent cinquante ans se passent : Auguste a sagement
limité son empire. Ses successeurs se sont contentés de posséder la
Syrie et l'Arménie. Entre les Romains et les Parthes il n'y a plus de
sujets de querelles. Le discrédit où est tombé à Rome le pouvoir
central finit cependant par rejaillir peu à peu sur les provinces.
Les Parthes sont les premiers à violer la trêve. « Néron régnant,
nous assure un écrivain du iv^ siècle de notre ère, Sextus Rufus,
contemporain d'Eutrope, les Parthes firent passer sous le joug
deux légions romaines. » L'outrage ne devait être vengé que par
Trajan. L'empereur que l'Espagne avait donné à l'Italie et au
m\
LA FLOTTILLE DE l'eFPIIRATE. 583
monde s'empara de Ctésiphon, la capitale des Parthes. « Il pénétra
ensuite, dit Sextus Ruius, Jusqu'aux frontières de l'Inde et réduisit
en provinces romaines l'Arménie, l'Assyrie, la Mésopotamie. »
Les succès de Trajan curent deux causes : l'affaiblissem-ent
des Pailhes tourmentés par des rivalités domestiques, et une judi-
cieuse préparation à la guerre. Le fils adoptif de Nerva, empereur
depuis l'année 98 de notre ère, vainqueur desDaces, des Arabes et
des Arméniens, se mit en marche pour aller attaquer Ctésiphon, le
gi*and objectif de toute expédition romaine, aux premiers jours
du printemps de l'année 107, c'est-à-dire dans la neuvième année
de son règne. Pour passer d'un bord du Tigre à l'autre, pour por-
ter ses approvisionnemens, il lui fahait une flottille. Il la fit con-
struire avec des bois apportés, à dos de chameau ou k dos
d'homme, de Nisibe. Si l'on en peut croire Dion Cassius, il fit bien
autre chose. Sa flottille voyagea deux fois par terre : du Tigre à
l'Euphrate d'abord, puis de l'Luphvate au Tigre, pour le conduire
enfin sous les murs de Ctésiphon. Ce fut alors que Trajan descendit
jusqu'aux bords du Golfe-Persique. Fievenu à Ctésiphon, il com-
prit aisément que sa conquête serait éphémère. Il plaça la cou-
ronne sur la tête d'un des princes qui se disputaient le pouvoir et
qu'il savait tout prêt à le recevoir des mains de l'étranger, puis
il songea un instant à traverser l'Arabie pour regagner la mer. Mais
il fut moins heureux contre les Sarrasins que contre les Parthes.
Le manque d'eau et de vivres, les chaleurs excessives, l'obligèrent à
rebrousser chemin. Il prit alors la route de la Gihcie et alla mourir
à Sèlinonte.
Adrien revint à la politique d'Auguste : il se concentra. L'Armé-
nie, la Mésopotamie, l'Assyrie, furent de nouveau abandonnées.
L'Euphrate devait à l'avenir servir de limite entre les Romains et
les Parthes. Les occupations restreintes sont un rêve. Le gendre
de Marc-Aurèle, Yerus, associé à l'empire, se voit contraint de re-
tourner sous les murs de Ctésiphon, que les Romains s'obstinent
encore à nommer, du nom de son premier fondateur, Sèleucie. Sep-
time-Sévère dut vaincre aussi les Parthes, etpeus'eafaut que l'Ara-
bie, cette fois, ne soit tout de bon convertie en province romaine.
Garacaha, le fils de Septime, lait à son tour irruption dans la Méso-
potamie. Il y porte le ier et le feu avant de se repher sur Édesse.
Là se terminèrent ses triomphes et s'évanouirent ses grands pro-
jets. Il est assassmé en l'an 217 de notre ère.
Un autre Sévère, Alexandre, eut afl'aire en 233 à des Parthes ré-
générés par la révolution qui rendit le pouvoir aux Perses et plaça
sur le trône la dynastie sassanide. Le fondateur de cette dynastie
envahit brusquement le territoire romain à la tête d'une armée.
584 REVUE DES DEUX MONDES.
C'était jouer le jeu de ses ennemis que de se présenter à eux avec
1,800 chars et 700 éléphans (1). Du moment qu'il s'alourdissait, le
Perse perdait son principal avantage. Aussi, tout vaillant soldat
qu'il pût être, fut-il battu par les légions qu'il allait combattre. Cinq
ans plus tard, en l'année 238, Alexandre Sévère tombait, comme
Caracalla, sous les coups d'un assassin. La ^lésopotamie et la Syrie
sont de nouveau ravagées par les Perses ; Antioche elle-même suc-
combe.
Le successeur d'Alexandre Sévère, Gordien, reprit aisément l'of-
fensive. Perses et Romains étaient également armés pour repous-
ser l'invasion, également faibles quand il fallait la tenter. Gordien
fut d'ailleurs, comme Alexandre Sévère, comme Caracalla, frappé,
au milieu de ses triomphes, non pas par l'ennemi extérieur, mais
par ses propres troupes.
Un autre empereur, Valérien, tomba, ce qui ne s'était point
encore vu, au pouvoir des Asiatiques. La captivité de Valérien,
défait près d'Édesse, en l'année "260, est restée célèbre. Le prince
de Palmyre, Odenat, à la tête de ses Arabes, vengea Valérien, mais
ne le délivra pas. La Mésopotamie se prête aux incursions rapides
et soudaines. Le difficile est de s'y maintenir. Il n'y a que les
fleuves dont elle est enveloppée qui puissent donner quelque con-
sistance à l'invasion.
La veuve d'Odenat, la célèbre Zénobie, faillit être plus dange-
reuse encore pour la puissance romaine que les Perses. Si elle ne
s'était pas enfermée dans une place forte, elle eût peut-être épuisé
à la longue les armées d'Auréhen. Elle fut perdue dès qu'elle cessa
d'être insaisissable.
Il y eut un moment où l'on put croire que la prépondérance de
Rome allait s'affirmer de nouveau sur l'Orient aussi bien que sur
l'Occident : ce fut le jour où Dioclélien établit l'empire sur des
bases nouvelles, substituant une tyrannie savante et compliquée
au despotisme militaire condamné à rester à la merci du moindre
caprice des légions. Ce jour-là les Perses, malgré une première
victoire surprise à Galère, durent trembler. Le roi de Perse, quand
Galère revint à la charge, n'eut que le temps de fuir, laissant entre
les mains du lieutenant de Dioclélien la reine et ses enfans. Pour
(1) Le chiffre varie, suivant les auteurs et suivant les éditions, de 70 à 700. J'ai dû
adopter naturellement le chiffre le plus fréquemment inscrit. Les erreurs des copistes,
aussi bien que celles des typographes, ont eu quelquefois de fâcheuses conséquences
pour la vérité historique. Ne me faisait-on pas donner récemment, dans le second vo-
lume des campagnes d'Alexandre (page 2, ligne 19), à un des afiluens du Tigre, une
largeur de 80 kilomètres? J'avais pourtant écrit 80 mètres. Que d'altérations ont dû
subir les textes qui nous arrivent après les manipulations de deux mille ou trois mille
ans!
LA FLOTTILLE DE l'eUPHRATE. 585
les racheter, il lui fallut céder les provinces situées à l'ouest du
Khaboras, le Khabour actuel.
La guerre de Irontière dès lors s'éternisa. Sous l'empereur
Constance, en l'année 250, la ville de Nisibe, investie par Sapor,
soutint un siège de quatre mois et ne fut sauvée que par une diver-
sion inattendue faite par les Massagètes.
L'année 359 fut marquée par une invasion qui dépassa de beau-
coup les limites où s'étaient jusqu'alors arrêtés les Perses. C'est
à sa source que Sapor, prêt à se jeter dans les montagnes de l'Ar-
ménie, voulait cette fois aller traverser l'Euphrate. Le siège d'Amida
le retint, malheureusement pour lui, près de deux mois et demi sous
les murs de cette ville. 11 dut se replier et ajourner ses projets à
l'année suivante. En l'année 360 il reparaît en Mésopotamie. La
Mésopotamie était tellement dévastée qu'aucune armée n'y pouvait
séjourner sans faire venir ses vivres du dehors. Voilà ce qui don-
nait tant d'importance à la possession du cours de l'Euphrate, tant
d'importance aussi aux places fortes qui, comme Singara, Nisibe,
Tigi'anocerta, défendaient les approches du Tigre.
Les progrès de Sapor maître de Singara devenaient menaçans.
Constance be fût sans aucun doute porte à sa rencontre, si l'armée
des Gaules n'eût, en ce moment même, proclamé son neveu Julien
empereur: Julien devenait dès lors pour le fils de Constantin bien
autrement dangereux que Sapor. Constance tourna le dos aux Perses
et se mit en route pour Byzance, impatient de faire rentrer les re-
belles dans le devoir, il mourut en chemin, comme était mort Tra-
jan, dans une ville de la Cilicie. Ce fut donc à Julien qu'échut, pour
début de règne, la tâche difficile de réprimer les dévastations de
l'ennemi du sud et de rendre la sécurité à l'Asie romaine.
III.
Je n'ai pas l'intention de descendre dans l'arène où se sont me-
surés les chrétiens et les philosophes. Je veux laisser en paix la
mémoire du grand apostat. Un siècle plus tôt on se fût accordé à ne
voir en lui qu'un nouveau Marc-Aurèle ; moi j'y cherche surtom
un nouvel Alexandre. Julien est, eu eflet, un Alexandre, par la
vaillance, par la générosité, par le culte des lettres, par les pen-
chans affectueux; c'est malheureusement un Alexandre moins la
grâce, et de plus un Alexandre dépaysé au milieu de son siècle.
Ah! qu'il est dur de n'être pas de son temps! Bien des illustrations
n'ont guère d'autre raison d'être que d'avoir su venir au monde
à propos. Julien est né à contre-saison. On dirait un aerolithe tombé
586 REVUE DES DEUX MONDES.
au milieu du torrent. Ce n'est certes pas unmotif pour refuser jus-
tice à ses grandes qualités : c'en est un à coup sur pour déplorer
qu'il n'en ait pas pu faire un meilleur emploi. Vouloir rendre le
monde au paganisme en l'année 361, n'était-ce pas, en effet, une
démence bien autrement inexplicable que celle de Dioclétien, une
démence plus douce, je l'accorde, mais dont les résultats pouvaient
être encore plus funestes. Et tout cela mêlé d'une dévotion con-
fuse, d'une dévotion remplie de mystère à laquelle il était physi-
quement impossible d'associer un grand peuple, un peuple dur,
correct, qui n'avait jamais respecté la Divinité que comme l'expres-
sion de la loi et qu'il ne fallait pas s'aviser de vouloir nourrir de
magie. Le ciel se montrera clément en procurant à Julien la mort
d'un soldat. Vaillant soldat, il le fut jusqu'au bout et je crois pou-
voir ajouter habile capitaine.
Suivons-le dès ses premiers pas. Suivons-le avec soin : nous re-
connaîtrons qu'il laisse peu de prise à la Fortune. L'hiver s'était
j)assé à Aniioche, mais en préparatifs sérieux. Au mois de mars 362,
Julien pouvait disposer de 83,000hommes. En cinq jours, il atteignit
Hieropolis. — J'écris llieropolis pour distinguer cette ville de l'Hie-
rapolis de Phrygie. — Le nom moderne d'IIieropolis serait, au
dire des savans commentateurs de la table de Peutinger, Kara-
Bambuche ou Buyùk Mumbedj. Fondée par Séleucus Micator, elle
devint sous les Séleucides un des grands entrepôts du commerce
de l'Orient. Constantin en fit la capitale de la nouvelle province de
l'Euphrate. Les géographes l'ont placée à cinq journées d'Antioche,
à'deux et demie de Léroé. Est-ce sur le pont de bateaux auquel
aboutissait la route directe d'IIieropolis à l'Euphrate que Julien a
passé ce fleuve? iN'est-il pas, au contraire, allé chercher 36 milles
environ plus au nord le zeugma d'Apamée, en d'autres termes le
passage que commande aujourd'hui sur la rive orientale le château
de Biredjick? La chose peut intéresser les érudits ; elle ne saurait
avoir qu'une médiocre importance aux yeux des écrivains mili-
taires. Le plan de campagne de Julien ne se dessinera que le jour
où il aura traversé l'Euphrate.
Placée sous les ordres de Lucien et de Constance, la flottille que
Julien a fait construire au pied des districts montagneux dont Na-
poléon songera un jour à exploiter les ressources forestières, la
flottille, disons-nous, s'est rassemblée à Samosate. — Cherchez
Samsat sur la carte moderne. — Le gros de l'armée composée de
65,000 hommes, infanterie et cavalerie, ne prononce pas encore
d'une façon bien nette son mouvement. Julien va-t-il conduire cette
masse imposante jusqu'aux rives du Tigre? Suivra-t-il les traces
d'Alexandre ou celles de Trajan ? L'essentiel pour lui, c'est de tenir
LA FLOTTILLE DE l'eUPHRATE. 5S7
l'ennemi dans l'incertitude de ses projets. Il se porte à Batné dans
rOsrhoène. Batné est un admirable lieu de campement. « Voilà,
écrit Julien, un séjour incomparable. Je préférerais Batné à l'Ossa,
au Pélion, à l'Olympe, aux plus renommées vallées de la Thessalie,
à Delphes même. Le pays est fertile et boisé, parsemé de bouquets
de cyprès en fleur. » Cette description ne nous apprend pas où
était située Batné. Je ne crois pas me tromper beaucoup en plaçant
le lieu de ce campement un peu au-dessous de Samsat, peut-être
à l'endroit même où l'on rencontrerait aujourd'hui le village turc
de Jaliak. Julien y reste en communication avec sa flottille.
Pendant ce temps, Procope, parent et lieutenant de Julien, a été
jeté sur la gauche avec 18,000 hommes pour surveiller la fidélité
du roi d'Arménie et prévenir touie incursion des Perses vers la
province romaine. De Batné Julien lait mine un instant de vouloir
se rapprocher du Tigre. Il se porte sur Edesse et d'Edesse gagne
Garrhes. Jusqu'à présent il est impossible que l'ennemi ait pénétré
ses desseins. Le moment cependant est venu où il va falloir prendre
un pani. Julien adopte le plus sage. Il se tourne brusquement vers
le sud et suivant la route qid a sauvé jadis les débris de l'armée
de Crassus, côtoie les bords de la Bilecha, pour atteindre l'Eu-
phrate au point où la rivière va se confondre avec le grand fleuve.
Là commence en réalité la campagne. La prévoyance de Julien en
garantit d'avance le succès. La flottille avec laquelle il a repris
désormais le contact compte 600 bateaux de rivière, 500 keleks'l),
50 galères et un équipage de pont. L'armée se trouve, grâce à cet
auxiliaire, dégagée de l'enjbarras encombrant des bagages. Ce sera
la flottille qui portera les vivres, les machines de guerre et les
munitions. On pourra marcher vite et légèrement.
Le Khaboras, un des plus gros aflluens de l'Euphrate, formait
encore la limite de l'empire. L'armée le franchit sur le pont de ba-
teaux qui la suivait et qui fut promptement assemblé. Elle se trou-
vait dès lors en pays ennemi. Son flanc droit était couvert par le
fleuve, sa subsistance assurée par la flottille. Il ne lui restait qu'à
protéger à l'aide de sa nombreuse cavalerie son flanc gauche et à
faire tomber sur sa route quelques places fortes. Julien marcherait
ensuite, déployé en bataille, sur Gtésiphon ; 1,500 hommes de
troupes légères éclairaient sa marche ; une forte arrière-garde pro-
tégeait ses derrières.
La première résistance se produisit dès le quatrième jour. La
garnison d'Amatho, chàteau-fort bâti sur une île de l'Euplu-ate, ré-
pondit par un arrogant refus aux sommations qui lui furent adres-
(1) Le kelek est un radeau soutenu par des [outres.
588 REVUE DES DEL'X MONDES.
sées. Julien fit invesiir la place à la faveur de la nuit. Le jour venu,
la place capitula.
Les tempêtes qui peuvent éclater sur un fleuve seront peut-être
considérées par les marins habitués aux cyclones comme des tem-
pêtes dans un verre d'eau. Ceux qui en jugeront ainsi ne connais-
sent pas les tempêtes de l'Euphrate. Le Sam dans sa furie est de
taille à couler un steamer. Qu'on juge des ravages qu'il peut pro-
duire dans une flottille composée de bateaux ouverts et de radeaux
soutenus par des outres! Le 7 avril 363, l'épreuve qui n'a jamais
été, que je sache, épargnée aux grandes expéditions où les flottilles
ont joué un rôle, v nt assaillir l'expédition romaine. Le soleil, à
son déclin, approchait de l'horizon. En ce moment, un petit nuage
apparaît. Le ciel, en quelques minutes, se trouve envahi par une
brume épaisse. L'obscurité est complète. Les éclairs la sillonnent
sans la dissiper. Les éclats de la foudre se mêlent constamment
aux grondemens menaçans du tonnerre. Le vtnt passe en tourbil-
lonnant sur le camp. Les tentes sout arrachées, les soldats ren-
versés sur le dos ou jetés la lace contre terre. Nul ne peut se tenir
debout. Le fleuve gonflé sort de son lit et emporte les barrages
qui le contiennent. La flottille tout entière est en péril.
L'ouragan cependant a passé ! la flottille se compte. Le dom-
mage sera moins grand qu'on ne pouvait l'appréhender. On en sera
quitte pour la perte de quelques barques chargées de provisions.
En toute affaire de guerre, il faut savoir laire la part du ieu. L'es-
sentiel est de garder son sang-froid et de ne pas voir dans le
moindre accident un sinistre présage.
Dès le lendemain, la flottille et l'armée ont repris leur route. En-
core un fort à investir. Ces opérations de détail absorberaient trop
de temps. Julien donne ordre de passer outre. Si Sapor est vaincu,
le fort tombera de lui-même. On ne s'amusera plus à investir les
iorts; on ne se refusera pas l'avantage de piller les villes. Il im-
porte de ménager les provisions que transporte la flottille et de
vivre autant que possible sur le pays. L'armée, grâce à la flottille,
passe avec une facilité merveilleuse d'une rive à l'autre. Sur la
rive droite elle envahit Diacira et y trouve beaucoup de blé ; sur
la rive gauche où le pillage n'est pas moins fructueux, on lui montre
à Zaragardia une pierre que les gens du pays appellent encore le
trône de Trajan.
On approchait rapidement du centre de la puissance persane.
Les abords en étaient fortement gardés. Ils l'étaient surtout par la
nature du pays coupé de canaux et de marais. 11 fallait, pour arriver
sous les murs de Gtésiphon, passer de l'Euphrate au Tigre. On le
faisait facilement au temps de Sémiramis, de Cyrus ou d'Alexandre.
L\ FLOTTILLE DE l'eUPHRATE. 589
Les canaux qui mettaient en communication les deux fleuves
étaient alors soigneusement entretenus. Les Parthes et les Perses
les avaient laissés peu à peu s'envaser. Julien les rouvrit de nou-
veau. Il les rouvrit en face de l'ennemi. Sous son énergique im-
pulsion, les légions romaines retrouvaient leur antique vertu,
cette vertu faite de viril courage et de patience endurante.
Dans Constantin on serait tenté de voir en quelque sorte l'ancêtre
moral de Charles-Quint; dans Constance Philippe II. Julien nous
rend l'héroïque Béarnais. Elevé en séminariste, captivé plus tard
par les philosophes, — et quels philosophes! les inventeurs des
mystères de la théurgie, ^ il s'improvise soldat, sauve les Gaules
et se prépare à sauver l'empire. Il est du métal dont se iont les
grands hommes, et par une faveur spéciale de la Providence, il
mourra, comme meurent le plus souvent les grands hommes, jeune,
encore idolâtré, encore rempli des plus nobles illusions. Il mourra
enfin à la tête de ses troupes, et ses derniers regards verront fuir
l'ennemi. Il n'uura même pas soupçonné que ses adversaires po-
litiques réservaient à sa généreuse mémoire le hideux surnom
d'apostat.
Apostat, cependant, il l'était. Apostat de son temps, apostat de
la religion dans laquelle il avait été nourri. Que lui manquait-il ?
La fibre populaire. Il ne sentait pas que, la grandeur de Rome,
c'était la servitude de l'univers, c'était surtout l'écrasement des
humbles au profit de l'insolence patricienne. Jamais âme ne com-
prit moins l'esprit du christianisme que l'âme de cet illuminé.
Aussi, ce fut comme un caillou que la providence l'écarta du che-
min. Seulement dans ce caillou, si nous voulons rester justes, re-
connaissons le diamant caché. Une heure viendra, la dernière, où
la pierre précieuse éiincellera de tous ses feux. Il n'est donné qu'à
de rares privilégiés de bien mourir.
La plus grande ville de l'Assyrie après Ctésiphon, Perisaboras,
défendue par des fossés, par des tours, par une citadelle, est for-
cée l'épée à la main. Elle livre aux légions de vastes approvision-
nemens de vivres, d'armes et jusqu'à des machines de guerre.
Les Persans ont cessé d'avoir foi dans leurs remparts : ils
déchaînent contre l'ennemi l'inondation. Le travail sera grand pour
les Romains. Ils en viendront cependant à bout. L'inondation sera
combattue comme l'ont été les remparts, — avec la même énergie
et avec le même bonheur.
Jamais campagne en Asie n'avait présenté un succès aussi con-
stant. Chaque lois que les Perses s'étaient montrés, on les avait
refoulés avec perte ; les boulevards derrière lesquels ils s'abritaient
tombaient comme par enchantement ; Ctésiphon et Séleucie se trou-
590 REVUE DES DEUX MONDES.
vaient découverts : encore un efïort et le siège de la puissance
perse restait aux mains des Romains. Le seul embarras consistait
à conduire sous les murs de ces deux villes un matériel assez fort
pour les ébranler. Notre artillerie de campagne ou de forteresse,
nos trains de munitions ne sont rien comme encombrement, si on
les compare aux balistes, aux catapultes, aux hélépoles des an-
ciens. Pour assiéger une ville à cette époque, il fallait pour ainsi
dire en bâtir une autre, — chose impossible dans une contrée où
le bois et les pierres manquaient. Aussi, Julien n'avait-il jamais
eu la pensée de s'emparer par une opération de longue haleine des
places où l'ennemi semblait résigné à concentrer sa résistance. Les
enlever par surprise, à la faveur d'une panique, en profitant du
désordre moral que devait avoir produit une succession continue
de défaites, à la bonne heure! Si le coup de main échouait, il fal-
lait sans hésiter battre en retraite et se replier sur Antioche pour
y préparer une nouvelle campagne. On aurait du moins Tavantage
d'avoir exploré le chemin.
Les villes de brique ne laissent pas de vestiges aussi facile-
ment reconnaissables que ceux des villes de marbre. Le colonel
Ghesney, cependant, incUnerait à penser que les ruines de Tell'Akhar
entre la rive gauche de l'Euphrate et le Nahr J'sa pourraient bien
correspondre à la description que nous a laissée de Perisaboras
l'historien de l'expédition romaine, Ammien Marcellin. Dans ce cas
Firouz-Sapor, ou Anbar, occuperait probablement l'emplacement
de la grande cité élevée par les Perses pour servir d'avant-poste à
leur capitale.
Su'ivons maintenant Julien pendant qu'il s'avance le long de la
rive méridionale du Nahr J'sa. 11 va dépasser une première ville
abandonnée par les juifs qui l'habitaient. Cette ville n'est pas une
place forte. Les assyriologues croient en retrouver les débris dans
le village persan d'Akar-Kuf. Un peu plus loin, la marche de l'ar-
mée sera de nouveau arrêtée. La double enceinte de Maozar-Malka,
environnée d'un fossé profond, les seize tours qui la flanquent, se
dressent sur les bords du Nahr-Malka, un des canaux qui mettent
en communication l'Euphrate et le Tigre.
Quand les machines manquent pour renverser les murailles, on
creuse des mines sous terre et on sape les remparts à leurs fon-
dations. Alexandre a usé de ce moyen dans la Gédrosie ; JuUen va
l'employer en Ghaldée. Les murs s'écroulent. Pendant que les
Perses accourent pour défendre la brèche, les Romains débouchent
par le passage souterrain qu'ils ont prolongé vers le centre de la
ville. 11 n'y a plus d'obstacles à leur marche jusqu'à Séleucie.
{( Les géographes sont dans l'erreur, nous assure M. Lejean
LA FLOTTILLE DE l'eUPHRATE. 591
quiTisita ces ruines au mois d'avril 1860^ quand ils nous disent
que Gtésiphon et Séleucie étaient séparées par le Tigre. » Fondée
par Séleucus Nicator, Séleucie était à cheval sur le fleuve, ou plus
exactement sur le Nahr-Malka — le canal royal.
Grégoire de Nazianze semble avoir confondu Garrhes et Séleucie. Il
nous décrit Garrhes, l'ancienne ville mentionnée parArrien, comme
u une forteresse séparée de Gtésiphon par le Tigre. » Ges deux
"villes, ajoute-t-il, sont « aussi importantes l'une que l'autre; elles
peuvent être regardées comme une seule cité coupée en deux par
le fleuve. »
D'après M. Lejean, l'enceinte même de Séleucie n'a jamais pu
renfermer plus de 30,000 âmes, et les 500,000 ou 600,000 habi-
tans que lui prêtent les historiens occupaient probablement la
banlieue. Lorsque le roi parthe Ardawan, renonçant à faire renaître
de ses cendres Séleucie, incendiée par les généraux de Trajan et
par ceux de Lucius Verus, prit le parti de bâtir une nouvelle ville
sur la rive gauche du Tigre, il voulut conserver à la cité dont il
allait faire, sous le nom de Gtésiphon, sa capitale, un côté commun
avec les débris de l'antique capitale des Séleucides. Située au sein
du plus fertile district de la Ghaldée, « au milieu d'une verdoyante
campagne, couverte de vignobles et de vergers, » Séleucie-Gtésiphon,
— Madaïn [les villes) coram.e l'appelèrent plus tard les khalifes, —
renferma bientôt une population plus considérable que celle d'An-
tioche, la grande cité syrienne. Les rois parthes en firent leur ré-
sidence d'hiver. On sait qu'ils habitaient Ecbatane en été, —
l'Ecbatane de l'Hyrcanie et non celle de la Médie.
Maître des deux forteresses qui lui avaient jusqu'alors barré le
passage, Julien, s'il se fût d'abord attaqué à Séleucie, se serait gra-
tuitement imposé la tâche de deux sièges au lieu d'un. La prise
de Gtésiphon, en communication avec toutes les réserves de l'em-
pire sassanide, faisait tomber du même coup les deux cités
jumelles : Gtésiphon, au contraire, pouvait très bien survivre à la
chute de Séleucie. G'était donc Gtésiphon qu'il fallait investir.
L'opération était tout indiquée. Pour la concevoir, pas n'était be-
soin du génie d'un grand général. Seulement l'investissement de
Gtésiphon exigeait avant tout le transport de l'armée sur la rive
gauche du Tigre. Là gisait la grosse difficulté. Le Tigre, à la hau-
teur de Bagdad, n'est pas de ces fleuves que l'on puisse passer à
gué. L'armée perse rangée en bataille, présentant un front impo-
sant, n'eût guère permis d'ailleurs de prendre pied en groupes
détachés sur la rive. Sans sa flottille, jamais Julien n'eût franchi
un pareil cours d'eau. Il eut l'heureuse idée, pour faire descendre
ses barques, ses radeaux, ses galères, jusqu'au Tigre, d'utiliser
592 REVUE DES DEUX MONDES.
le Nahar-Malka. Ce canal était à demi comblé. L'empereur le fit dé-
blayer, obligea, par une énorme digue, l'Euphrate à sortir de son
lit et à prendre ce nouveau chemin. Quand les eaux du fleuve eu-
rent rempli ce qu'Ammien Marcellin appelle le flumen fossile, la
fosse artificielle allant d'un fleuve à l'autre, il donna le signal à sa
flottille. Les onze cents bateaux s'ébranlèrent, et au bout de quel-
ques heures, les habitans consternés de Gtésiphon purent les voir
déboucher dans le Tigre en face de leurs remparts.
Quelle masse de travail suppose une telle opération et comme
elle nous laisserait incrédules si les Romains ne nous avaient ha-
bitués à tous les miracles ! C'est à les égaler qu'aspirait remperem*
Napoléon. Ce sont eux qu'il montrait sans cesse en exemple à ses
soldats. Avouons que pour atteindre à leur hauteur les grenadiers
mêmes de la vieille garde avaient encore beaucoup à faire. Il n'y
a d'ailleurs qu'un cri d'admiration chez tous les historiens anciens
ou modernes, qu'ils s'appellent Ammien Marcellin, Eutrope, Rufus,
Voltaire, Gibbon, Duniy,deBroglie,Lamé,Marthaj Maréchal, quand ils
en arrivent à nous raconter cet épisode de la mémorable campagne
de l'année 363. « Julien, s'écrient-ils d'un commun accord, se
montra là un grand capitaine. » Grand capitaine! Il le fut jusqu'au
bout, et les iautes que plus tard on lui reprochera ne furent pas
des fautes. Nous n'y voyons que les fatalités de ce terrible jeu
qu'on a si bien nommé « le jeu de la force et du hasard. »
Ce n'était pas tout que d'avoir jeté son monde sur la rive. Main-
tenant il fallait livrer bataille. Les Perses tinrent bon pendant douze
heures. Ils disputèrent le terrain pied à pied. Refoulés par les lé-
gions, ils finirent par se réfugier dans la place. Si les 18,000 hommes
laissés sous les ordres de Procope dans la haute Mésopotamie
étaient arrivés en ce moment, Gtésiphon tombait probablement, la
campagne était terminée, la puissance des Perses ruinée pour
longtemps. Procope n'arriva pas. Julien avait-il réellement sujet de
se promettre l'appui de ce renfort? Toutes les combinaisons fon-
dées sur la foi d'un lointain secours sont exposées à des décep-
tions. Il n'est pas de conquérans qui n'aient connu de ces cruels
mécomptes. Julien fut ici trompé par la Fortune plus que par ses
calculs.
Il lui restait cependant une ressource : celle d'enlever la ville
avec les ZiO,000 hommes qu'il conservait encore, de l'enlever par
un coup de main, comme Bonaparte voulut enlever Saint-Jean-
d'Acre, comme Alexandre emporta Tyr. Il eut la sagesse, — et je
l'en approuve, — de ne pas tenter l'aventure. Un assaut repoussé
le perdait sans remède. Il était si éloigné de sa base d'opérations,
séparé d'Autioche, de Nisibe même, par de tels déserts! Il espéra
LA FLOTTILLE DE l'eUPIIRATE. 593
masquer sa retraite en allant battre l'armée de Sapor, Seulement,
pour battre Sapor, il fallait que Sapor acceptât la bataille, et ce n'était
la coutume ni des Parthes, ni des Perses. La flottille de Julien, une
fois sa résolution prise, lui devenait inutile. Les flottilles descen-
dent les fleuves, elles ne les remontent pas, — ou du moins elles
ne les remontaient pas quand elles n'avaient pour moteur que des
rames.
Ordre est donné de brûler la flottille. On ne conservera que
douze petits navires qu'on traînera sur des chariots, pour servir au
besoin d'équipage de pont. Onze cents bateaux sont d'un seul
coup livrés aux flammes, et l'armée se met en marche. Où va-
t-elle? Elle va où la conduit un transfuge, où on lui promet de la
mettre en face de Sapor. C'est le pays, maintenant, qui se défend
par lui-même : les digues ont été rompues, les moissons incen-
diées. Si l'on traverse un village, le village est désert. Le vide s'est
fait partout. Seuls quelques escadrons ennemis se montrent au
loin. On les dislingue à l'éclat de leurs armures. Ils observent
l'armée romaine et ne se laissent pas approcher. La poursuite serait
vaine ; les soufl'rances, dans ces plaines embrasées, deviennent
intolérables. Les légions murmurent. Julien se décide à incliner sa
route vers le nord. Dès que le mouvement de retraite est iranchement
prononcé, les Perses cessent de se tenir à l'écart.
Chaque nuit est marquée par quelque alerte. Des traînards sont
enlevés ; l'arrière-garde se voit obligée de prendre à tout instant les
armes. Cinq jours s'écoulent ainsi. L'armée, cependant, gagne du ter-
rain et l'ennemi est toujours tenu en respect. On s'est rapproché
sensiblement du Tigre. L'infanterie légère, dans ces circonstances
critiques, fait merveille. Ce n'est plus avec des escadrons volans que
les Perses osent dès ce moment inquiéter la retraite. Ils mettent
en ligne leur grosse cavalerie cuirassée, leurs éléphans, dont
l'odeur affole les chevaux des Romains. Ils se portent en masse de
la tête à la queue de l'armée, qui se serre pour leur opposer une
résistance plus compacte. Julien est partout, tantôt à l'avant-garde,
tantôt au centre, tantôt à l'arrière-garde. Idole du soldat, il lui
donne l'exemple et veut partager ses privations. Les vivres com-
mencent à devenir rares. Qu'on distribue les provisions des offi-
ciers! L'empereur, le premier, se contentera d'une écuelle de
bouillie. Ce qu'il y a de plus pénible, par ces chaleurs afireuses,
c'est de supporter le poids de la cuirasse. Et pourtant la grêle de
traits que font pleuvoir les Perses rendrait cette précaution bien
utile ! Au premier moment de relâche, chacun s'empresse de se
défaire de la lourde armure. Les Perses ont été rejetés au loin.
L'armée se promet un peu de repos.
TOME xcviii. — 1890. 38
59/i
REVUE DES DEUX MONDES.
Quand le voyageur, aujourd'hui, descend le cours du Tigre;
quand il a dépassé, près de Tell-Mandjour, cette masse de ruines
considérables dans laquelle les antiquaires se sont crus autorisés à
reconnaître les débris d'Opis, un édifice bizarre, sorte de tour de
briques, bâtie en hélice, jadis observatoire des califes musulmans,
ne tarde pas à frapper ses regards. Le nom du lieu n'a guère
changé depuis le temps d'x\lexandre. On le nommait alors Samara.
Les Turcs le nomment aujourd'hui Soumera. La plaine s'étend des
bords fertiles du fleuve jusqu'aux confins du désert, à perte de
vue. Cette plaine, c'est la plaine à jamais célèbre de Maranga.
L'armée romaine s'y traîne épuisée. Le 26 juin, elle y assoit son
camp : elle a besoin de respirer un peu après le terrible assaut
qu'elle vient de subir.
Un cri d'alarme s'élève tout à coup à l' arrière-garde. Julien sai-
sit ses armes ; on n'obtient pas de lui qu'il revête sa cuirasse. Il
court où le danger lui paraît le plus pressant. Sa fidèle infanterie
légère s'est attachée à ses pas. Les Perses la connaissent et n'ont
pas l'habitude de l'attendre. Combien de fois on a vu le maréchal
Bugeaud, — le père Bugeaud, comme l'appelaient les soldats
d'Afrique, — marcher ainsi à la tète de ses zouaves!
A la vue de ce groupe intrépide, les Perses ont reculé. Ils ont
reculé, mais pour revenir à la charge. L'empereur dédaigne tout,
les traits qu'on lui lance, les instances de ses amis. Il s'est jeté au
milieu de la mêlée. « Ils fuient, crie-t-il, ils fuient! Suivons-les!
Serrons-les de si près qu'ils n'osent plus de longtemps troubler
notre retraite! » Ses soldats, alarmés, ont saisi la bride de son
cheval : ils veulent l'entraîner de force en arrière. Le danger au-
quel il s'expose est, de tous les périls, le plus grand qui puisse
menacer l'armée. L'empereur résiste. Ce n'est plus le froid philo-
sophe, toujours maître de lui, qui dirige, avec le calme d'un grand
capitaine, ses légions; c'est le guerrier enivré du combat, qu'une
irrésistible ardeur emporte. Alexandre, aux bords du Granique;
Alexandre, dans les champs d'Issus et d'Arbèles, vient de renaître.
0 poésie de la guerre, que tu peux avoir d'empire sur un jeune
cœur! On parle des fautes de Julien. La faute la plus grave, la
faute irréparable, Juhen, en ce moment, la commet. En s'exposant,
il livre à un chétif hasard le sort de son armée. Que de sages pa-
roles j'ai entendues sortir à ce sujet de la bouche de l'illustre vain-
queur de Malakof ! Le coup est porté. Un javelot perdu a rasé le
bras du général en chef, pénétré entre les côtes et est allé se
loger dans le foie. Julien porte la main à son côté. II essaie d'ar-
racher le trait encore pendant de la fatale blessure. Le fer à double
tranchant lui entame les doigts. Il lâche le javelot, pousse un cri
LA FLOTTILLE DE l'eUPHRATE 595
et tombe de cheval sans connaissance. On l'entoure, on le relève,
on le transporte dans une tente dressée à la hâte. L'armée, aver-
tie, fait halte et reprend son campement pour la nuit. La conster-
nation est dans tous les cœurs.
L'évanouissement de l'empereur fut de courte durée. Dès qu'il a
repris ses sens, Julien demande son cheval et ses armes. Quel est
le général blessé qui n'a pas eu de ces illusions? Depuis Epami-
nondas jusqu'à Mac-Mahon, l'ambition du chef couché sur son lit
de douleur n'a-t-elle pas toujours été de retourner à la tête de ses
troupes? Les troupes, laissez-les! Elles ont déjà vengé leur em-
pereur.
La plaine n'est plus qu'un vaste champ de carnage. Ah! les
Perses, cette fois, on les a joints; on leur fait payer cher le
sinistre avantage. Cinquante satrapes ont péri, avec une multitude
innombrable de soldats. Du côté des Romains, l'aile droite pliait.
Le maître des offices, Anatole, la ramène au combat. Anatole est
tué. Le préfet Salluste allait partager son sort; des amis dévoués
l'arrachent du milieu de la mêlée. Le conseiller de Salluste, So-
phorc, moins heureux, n'échappera point au trépas. Si les pertes
des Perses sont plus grandes, des deux côtés pourtant, les pertes
sont sensibles. Gomme Alexandre, JuUen aura de sanglantes funé-
railles; seulement, ce sera l'ennemi qui en fera les principaux frais.
Les médecins n'ont pas voulu cacher à l'empereur la gravité de
sa blessure. Avant qu'ils eussent parlé, la douleur, la faiblesse
produite par l'énorme perte de sang avaient déjà fait comprendre
à l'héroïque blessé que le moment était venu de payer l'inévitable
tribut à la nature. L'empereur n'avait besoin que d'être fidèle à lui-
même pour se préparer à mourir en sage. Nous verrons par le ré-
cit que nous a transmis un ami fidèle, que mourir en sage res-
semble fort à mourir en chrétien. Toutes les vanités dogmatiques,
les songes fastueux des écoles s'évanouissent aisément à l'heure
suprême. Il n'y a qu'une manière de bien mourir, c'est de mourir
résigné. « C'est un peu tôt peut-être, dit Julien aux amis désolés
qui l'entouraient. — Julien avait alors trente et un ans huit mois
et vingt jours, — c'est un peu tôt peut-être. — Je m'acquitterai
cependant de ma dette en loyal débiteur. Mourir jeune est quel-
quefois une faveur accordée par les dieux. Ma conscience se reporte
avec une égale sérénité aux souvenirs d'humiliation et d'exil, à
ceux de grandeur et de pouvoir. La philosophie m'a enseigné la
supériorité de l'âme sur le corps; j'ai le ferme espoir d'échanger
ma condition présente pour une condition meilleure. Pourquoi
donc m'aflligerais-je au lieu de me réjouir? » On peut être un triste
politique, — Julien le fut à mon avis, — et être un grand cœur.
596
REVEE DES DEUX MONDES.
La faveur que lui faisait le ciel, Julien ne la comprenait pas. En le
frappant sur le champ de bataille, en l'arrêtant dans son œuvre
insensée, le ciel récompensait ses vertus. Je ne puis partager l'opi-
nion de Voltaire, a Si la carrière de Julien, dit Voltaire, eût été plus
longue, il est à présumer que l'empire eût moins chancelé après sa
mort. » On voit bien que Voltaire n'avait qu'un médiocre souci des
pauvres et des humbles. Sauver l'empire, à son sens, c'eût été le
rendre aux patriciens. Le christianisme a fait mieux et il n'a pas
encore atteint la hmite de ses bienfaits.
« Julien, nous apprend son historiographe, faisait abus de la
divination et allait aussi loin que l'empereur Adrien dans cette ma-
nie. Il y avait dans son culte plus de superstition que de religion
véritable. » 11 faut être indulgent pour les superstitieux. Hamlet
nous en a fort bien dit la raison. Mieux vaut cent fois le supersti-
tieux que le matérialiste. Julien dut à sa ferme croyance dans
l'existence d'un principe supérieur de mourir avec une dignité
douce et affable. Jusqu'au dernier moment il s'entretint avec Maxime
et avec Priscus, deux philosophes comme lui, de la nature de l'âme
et de sa transcendance. La respiration cependant devenait difficile.
Julien demanda une coupe d'eau fraîche : il la but et rendit peu
après le dernier soupir.
Pas plus qu'Alexandre, le neveu du grand Constantin ne s'était
cru en droit de désigner son successeur. La responsabilité lui sem-
blait trop grave à prendre. Ce fut le soldat qui s'en chargea. 11
élut un empereur chrétien. Les hécatombes de Julien n'avaient
converti personne. Le retour au vieux culte ne pouvait trouver
grâce devant ceux qui en secouèrent le joug à travers les supplices.
Le Christ fut acclamé par les troupes en même temps que Jovien.
Pendant quatre jours, on ne cessa de combattre pour rompre le cercle
dans lequel les Perses s'efforçaient d'enfermer l'armée. Enfin, on
arrive sur les bords du fleuve. De l'autre côté était la sécurité, —
on le croyait du moins, — Tabondance peut-être. Malheureusement
la flottille ne se trouvait plus là pour faciliter le passage. Quelques
soldats gaulois, des Sarmates, traversèrent le Tigre à la nage. Le
gros de l'armée essaya pendant deux jours de fabriquer un pont
avec des outres gonflées. Les eaux étaient trop hautes, le courant
trop rapide : il fallut y renoncer.
L'ennemi cependant était toujours tenu en échec ; si les provi-
sions n'eussent manqué, jamais on n'eût songé à entrer en compo-
sition avec lui. La lamine triompha. Le 7 juillet, on ouvrit l'oreille
aux propositions des Perses. Les Perses demandaient qu'on leur
rendît Nisibe, Singara, toute la portion de leur territoire jadis cé-
dée à Dioclétien. On leur rendit Singara et Nisibe ; on conclut la
LA. FLOTTILLE DE l'eUPHRATE. 597
paix pour trente ans. On abandonna aux vengeances de Sapor
le roi d'Arménie. On eût tout concédé pour avoir le droit de
vivre. Satisfaits de leur avantage, les Perses s'éloignèrent, et l'ar-
mée put continuer sa route le long du fleuve, cherchant non pas
un gué, mais un coude où l'eau fût plus calme. On crut l'avoir
trouvé dans le voisinage de Tekrit. Quelques soldats essayèrent
alors, comme l'avaient fait plus bas les Gaulois et les Sarmates, de
gagner la rive droite du Tigre, à la nage. La plupart se noyèrent
ou lurent massacrés par les Arabes. L'exemple servit de leçon aux
autres et arré,a les plus impatiens. Des claies d'osier, des outres
gonflées furent alors rassemblées en assez grand nombre, sur le
bord. A un signal donné, un premier convoi partit avec ensemble,
coupant le fil de l'eau obliquement. D'autres convois suivirent.
Les bateaux que portaient les chariots à la suite de l'armée sur ces
entrefaites arrivèrent : on s'empressa de les lancer sur le fleuve.
Ils reçurent à leur tour de nombreux passagers. L'empereur s'em-
barqua un des derniers. En brave soldat qu'il était, il fit jusqu'au
dernier instant noblement son devoir.
Le fleuve était franchi ; les privations n'en devenaient pas moins
dures. Le pays n'offrait aucune ressource. Il fallut remonter jus-
qu'à Lr, forteresse ennemie qui porte aujourd'hui le nom de
Kal'ah Sherkat, pour obtenir de la pitié des Perses quelques
provisions. Enfin, après dix ou douze jours de marche, pendant
lesquels les chevaux n'avaient pas même trouvé de l'herbe à brou-
ter, Nisibe apparut. Procope y attendait Julien. Il remit à Jovien
les vivres qu'il apportait et qui, livrés plus tôt, auraient épargné
une paix humiliante à l'empire.
De Nisibe, qui allait cesser d'être romaine, l'empereur put gagner
facilement Antioche et poursuivre avec des troupes fraîches ou re-
posées son voyage à travers la Gilicie. Il avait proclamé à Antioche
le retour de l'empire à la religion chrétienne ; il n'eut pas la satis-
faction de renouveler cette cérémonie dans la ville du grand Cons-
tantin. Parvenu à Dadastane, ville obscure de la Bithynie, quand,
pour l'éveiller^ on se présenta sous sa tente, on le trouva mort
dans son lit.
Ainsi se termina l'expédition de 363. Le jour n'est peut-être pas
très éloigné, — telle est la moralité que je voudrais tirer de ce
récit, — où l'on aura peine à comprendre qu'on ait jamais, en un
pays traversé par des fleuves, songé à faire la guerre sans flottille.
Ji'RiEN DE La Gravière.
LE
SOCIALISME D'ÉTAT
DANS
L'EMPIRE ALLEMAND
iir.
LES PENSIONS AUX INVALIDES ET LES BESCRITS IMPERIAUX.
Une troisième partie vient de compléter la trilogie du socialisme
d'État dans l'empii'e allemand. Aux deux lois sur l'assurance des
ouvriers contre la maladie et contre les accidens de fabrique a été
ajoutée, l'été dernier, une loi nouvelle sur l'assurance obligatoire
contre la vieillesse et l'invalidité. Présentée par ses promoteurs
comme le couronnement de l'œuvre de réforme destinée à gai^antir
le maintien de la paix sociale, l'institution des rentes à servir par
l'Etat aux travailleurs invalides ne paraît pas cependant pouvoir
répondre à son but. Cette institution risque, tout au contraire, de
devenir, entre les mains des populations mécontentes, un levier de
désordre d'une puissance incalculable. Désormais, en efïet, les
(1) Voyez la Revue du 1" novembre 1887 et du 15 février 1888.
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 599
prolétaires, dont les masses compactes accroissent si rapidement
les rangs de la démocratie socialiste en Allemagne, pourront mar-
cher à l'assaut du gouvernement, en réclamant de la caisse pu-
blique des subventions plus larges. En tacticiens avisés, les
meneurs du parti conduiront leurs électeurs au scrutin par l'appât
d'augmentation des pensions que les députés élus devront s'enga-
ger à voter. C'est le coin introduit dans l'édifice social actuel et qui
menace de le renverser tôt ou tard. Tous les sujets assurés en
vertu de la loi ont un intérêt trop évident dans les augmentations
en perspective. Quelle ironie du sort déjoue ainsi les prévisions et
les calculs de l'homme réputé être le plus grand diplomate de notre
époque, fort de l'ascendant que donnent des succès inouïs, mais
engagé dans une entreprise redoutable, en s'appuyant sur un jeune
souverain inexpérimenté, sur une bureaucratie trop docile, sur
une majorité parlementaire prête à toutes les complaisances! La
majorité gouvernementale qui a porté le socialisme d'État en Alle-
magne à son degré le plus intense, il est vrai, se trouve déjà ren-
versée. Conformément à nos prévisions, la création des rentes à
servir par l'État aux invalides du travail a été suivie d'une formi-
dable recrudescence des voix socialistes, lors des élections du
20 février dernier pour le renouvellement du Reichstag. Bien plus,
les progrès du socialisme inquiètent le gouvernement impérial à
tel point que Guillaume II convoque ou invite les gouvernemens
européens à une conférence internationale pour aviser aux moyens
de donner satisfaction aux revendications des ouvriers excités par
les chefs de la démocratie socialiste.
I.
Ce n'est pas le fait même de l'assurance contre l'invalidité et la
vieillesse qui rend cette institution si dangereuse pour l'avenir. On
pouvait organiser le service des pensions aux vieillards et aux inva-
lides sans aucun risque, comme les caisses de malades et les cor-
porations professionnelles obligatoires (1) pour indemniser les vic-
times des accidens du travail. Le point ciitique de l'institution
nouvelle se trouve dans l'engagement pris par l'État de se charger
du service des rentes, avec des subventions de l'empire, comme
d'un service à lui propre. Déjà le simple fait de l'insuffisance des
rentes, telles que la loi en a provisoirement fixé le montant, pour
assurer aux sujets pensionnt;s une existence convenable, amènera
ceux-ci à demander des augmentations. Ces augmentations pouvant
(1) Voyez dans la Revue du 15 février 1888, l'étude sur les assurances ouvrières et
la loi de répression.
600 REVUE DES DEUX MONDES.
être fournies par la caisse de l'empire à la suite d'un simple vote
du Reichstag, les démocrates socialistes entraîneront naturellement
la masse des électeurs, en exigeant des députés la promesse de
pensions plus élevées au compte de l'État. Si le gouvernement im-
périal résiste à ces exigences, nous verrons s'ouvrir entre lui et
les représentans des ouvriers une ère de conflits auxquels la nation
allemande n'a rien à gagner. Au lieu d'assurer la paix sociale, l'in-
stitution qu'une politique autoritaire et exclusive attendait pour
l'affermissement de l'empire deviendra fatalement un brandon de
discorde.
Une entente était possible pour établir le service des pensions
aux ouvriers invalides, de manière à compléter l'œuvre des secours
aux malades et des indemnités en cas d'accident, afm de garantir
les familles sans ressource contre la misère imméritée. Il suffisait
de renoncer au principe de la subvention de l'État, en laissant
l'administration des caisses de retraite obligatoires aux intéressés
directs, patrons et ouvriers, chargés d'en supporter tous les frais.
L'assurance contre la maladie et contre les accidens a été organi-
sée ainsi et fonctionne bien, comme nous l'avons montré ici même.
A l'origine, le prince de Bismarck voulait inaugurer son régime de
socialisme d'Etat en faisant également de l'assurance contre les
accidens un office de l'empire, subventionné par lui. Pourtant, la
majorité du Reichstag d'alors repoussa le principe de la subvention,
et le chancelier consentit à modifier le premier projet, renvoyé au
gouvernement à deux reprises pour subir des remaniemens com-
plets. Tout autrement pour le projet sur l'assurance contre l'inva-
lidité : celui-ci a dû être voté dans le cours d'une seule session,
sans préparation suffisante. Non-seulement le prince de Bismarck
a tenu à imposer la subvention de l'Etat et à laire de la caisse des
retraites une institution de l'empire, mais il a encore combattu de
toutes ses lorces le renvoi du projet de loi à une autre session pour
y introduire des correctifs. Ajourner l'adoption, c'était enterrer
l'aflah'e, car, disait le chancelier, « qui vous affirme que, dans un
an, nous pourrons nous occuper de cette question, pour laquelle
Dieu nous accorde encore en ce moment le loisir nécessaire? »
Le message de l'empereur Guillaume 1", adressé au Reichstag le
17 novembre 1881, s'exprime, sur le but de la législation sociale
allemande, en ces termes : « La guérison des maux sociaux ne doit
pas être cherchée seulement dans la répression de la propagande
socialiste, mais aussi dans l'amélioration réelle de la condition des
ouvriers. Nous considérons comme notre devoir impérial de recom-
mander au Reichstag de prendre cette obligation à cœur, et nous ap-
précierons avec d'autant plus de satisfaction tous les succès par les-
quels Dieu a visiblement béni notre règne, si nous pouvons jamais
^1
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 601
réussir à emporter la conviction de laisser à la patrie des garanties
nouvelles et durables de sa paix intérieure, et aux nécessiteux une
garantie plus large de l'assistance à laquelle ils ont droit... Trouver
les voies et moyens de cette assistance est une tâche difficile, mais la
plus élevée aussi pour toute société qui s'appuie sur les fondemens
moraux de la vie chrétienne. Un accord plus intime entre les forces
de cette vie et leur union sous la protection et l'appui de l'État
rendront possible, nous l'espérons, l'exécution de toutes les me-
sures pour lesquelles la puissance de l'État ne suffirait pas à elle
seule. » Avant ce message, le prince de Bismarck avait développé
les mêmes principes, dans son discours du 2 avril, lors de la pré-
sentation du premier projet de loi sur l'assurance contre les acci-
dens, avec subvention de l'empire. Plus récemment, à la séance
du 29 mars 1889, au Reichstag, le chancelier a réclamé pour
lui-même la paternité et la première initiative de toute la politique
sociale, qu'il a représentée comme une nécessité de gouvernement
pour enrayer les progrès de la démocratie socialiste. « Il m'est per-
mis de revendiquer la première initiative de toute la poHtique so-
ciale, s'est-il écrié aux applaudissemens de la majorité du parle-
ment d'alors, y compris le dernier terme, qui nous occupe encore
maintenant. J'ai réussi à éveiller, pour cette œuvre, la sollicitude
du défunt empereur Guillaume. )>
Ainsi le vrai promoteur du socialisme d'État en Allemagne est
le prince de Bismarck, qui a également mis aux mains de la nation
unifiée l'arme dangereuse du suiïrage universel pour la réalisation
de ses vues politiques. Aujourd'hui, le gouvernement de l'empire
donnerait déjà beaucoup pour être débarrassé de cet appareil
niveieur de la démocratie. Le« rentes sur l'Etat, promises comme
pension de retraite à tout le monde des prolétaires électeurs, pour
étendre l'action de l'assistance pubhque, ménagent à l'Allemagne
bien d'autres difficultés. C'est, en réalité, comme une extension de
l'assistance pubUque que le gouvernement allemand nous a pré-
senté les difiérentes mesures relatives aux assurances ouvrières.
Voici longtemps que l'assistance, l'obligation pour l'État de venir
en aide à tous ses sujets dans le besoin, figure sur les tables du
droit public en Prusse. Le titre xix de Y Allgemeine Landrccht pro-
clame le droit à l'assistance, en obligeant l'État de garantir la nour-
riture et l'entretien de tous les sujets qui ne peuvent se suffire ou
qui manquent des ressources nécessaires. Pourtant, avant l'établis-
sement de l'unité nationale, chaque Etat allemand avait, sur ce
point, sa législation particulière, avec des différences considérables
d'un pays à l'autre. Aucun ne se souciait d'entretenir les pauvres
du pays voisin demeurant sur son territoire. Loin de favoriser les
déplacemens, les conventions négociées autrefois entre les diUé-
602 REVUE DES DEUX MONDES.
rens États s'appliquaient à rendre les changemens de domicile plus
difficiles. Malgré la communauté d'origine, de langage et de mœurs,
un habitant d'un pays allemand ne pouvait à son gré transférer
son domicile dans un autre pays allemand, en dehors du territoire
natal. Subordonné au bon plaisir du souverain, le changement
n'était pas libre, à cause des charges imposées à l'assistance pu-
bhque par l'admission de sujets sans ressources. Un Saxon^ établi
en Prusse, n'acquérait pas par le fait les droits d'un sujet prus-
sien, pas plus qu'un Prussien allant demeurer en Saxe ne jouis-
sait, sans autre formalité, des droits d'un sujet saxon.
La raison politique a amené les promoteurs de l'unité nationale
à effacer les différences territoriales et à remplacer les droits
d'usage locaux par une législation commune à l'Allemagne entière,
pour l'assistance ordinaire comme pour les assurances ouvrières.
En l'espace de moins de quatre années, depuis la formation de la
confédération de l'Allemagne du Nord jusqu'à la guerre de France,
le gouvernement prussien a hnposé tout d'abord à ses confédérés,
dans cet esprit unitaire, comme préludes de la reconstitution de
l'empire : la loi du 12 octobre 1867 sur les passeports ; la loi du
l®"" novembre 1867 sur la liberté de domicile; la loi du k mai 1868
pour l'abolition des mesures de poHce entravant le mariage ; la loi
du 21 juin 1869 sur le code industriel; la loi du 3 juillet 1869 sur
l'égalité civile de différentes confessions rehgieuses; la loi du
1®"^ juin 1870 sur la perte et l'acquisition de la nationalité ; enfin,
la loi du 6 juin 1870 sur le domicile de secours. A quelques faibles
exceptions près, ces lois successives ont été étendues à tout le res-
sort de l'empire et se retrouvent en partie dans les dispositions de
la constitution proclamée le 16 avril 1871. Quant aux lois ou-
vrières votées par le Reichstag depuis la proclamation de cette
constitution, elles n'admettent aucune exception pour un district
quelconque de l'Allemagne.
Secours assurés à tous les sujets de l'empire dans le besoin ;
intervention du district administratif, où le besoin se manifeste,
pour le paiement des secours quand l'indigent n'a pas de domicile
fixe, tels sont les principes essentiels de l'assistance pubHque en
Allemagne, complétés maintenant par les institutions d'assurances.
C'est là le droit écrit, la doctrine exprimée par la loi en vigueur,
suivant laquelle aucun citoyen allemand ne doit manquer du né-
cessaire, lorsque les ressources personnelles ou celles de sa famille
lui font défaut. Dans la pratique, malheureusement, les mesures
stipulées pour l'exécution de la loi ne répondent pas à ces obliga-
tions ou restent tout au moins insuffisantes. L'idée unitaire a bien
triomphé des résistances des petits états par la transformation du
droit prussien en une loi d'empire. En faisant abstraction de ce
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 603
succès politique, nous pouvons nous demander quels avantages
les nécessiteux en retirent. Pour secourir les gens dans le besoin,
ce qui importe avant tout, c'est d'avoir les ressources indispen-
sables. Or, la loi sur le domicile de secours, après avoir éta-
bli des distinctions ingénieuses entre les cas où les secours seront
à la charge de la commune ou du district, de l'union d'assistance
locale ou de l'union régionale, reste muette sur les moyens de pro-
curer les ressources voulues pour satisfaire aux obligations des
diflérentes corporations. La loi d'empire abandonne ce soin à la
législation des états particuliers pour l'assistance ordinaire. Pour
les nouvelles institutions d'assurances en laveur des ouvriers, pour
le paiement des rentes aux invalides du travail tout particulière-
ment, nous avons la promesse d'une subvention de l'État et les
primes à acquitter par les assurés. Aux yeux de ses promoteurs,
l'institution des caisses de retraite subventionnées et administrées
par l'État doit diminuer considérablement les charges de l'assis-
tance publique pour les communes et les districts.
II.
Que l'assurance contre l'invalidité diminue dans une mesure
considérable les charges de l'assistance ordinaire, rien ne le
prouve. L'expérience des caisses de secours des associations de
mineurs, qui accordent des pensions de retraite à leurs sociétaires
invahdes, n'attribue pas un grand effet à ces pensions pour l'allége-
ment des dépenses de l'assistance dans les communes. Suivant les
termes de son premier article, la loi nouvelle dit : « Sont assurés,
conformément aux dispositions de cette loi, à partir de la seizième
année d'âge : les personnes occupées, contre salaire ou traite-
ment, comme ouvriers, aides, compagnons de métier, apprentis ou
domestiques; les employés d'exploitation, ainsi que les commis et
apprentis de commerce qui touchent un salaire ou un traitement
ne dépassant pas 2,000 marcs par année. » De plus, en vertu de
l'article 2 : « Par décision du conseil fédéral, l'obligation de l'as-
surance stipulée à l'article 1" pour des professions déterminées
peut être étendue aux entrepreneurs d'exploitations qui n'occupent
pas régulièrement au moins un ouvrier salarié, ainsi qu'aux indus-
triels ou artisans établis à leur compte, sans égard au nombre des
ouvriers salariés qu'ils emploient, occupés dans leurs propres ate-
liers à fabriquer ou à travailler des produits industriels sur com-
mande et pour compte d'autres fabricans. » L'assurance donne
droit à une rente d'invalidité ou de vieillesse proportionnée aux
contributions des assurés, payable en termes mensuels par l'admi-
nistration des postes de l'empire.
60ll REVUE DES DEUX MONDES.
Composée de cent soixante-deux articles, la loi sur l'assurance
contre l'invalidité et la vieillesse paraît très compliquée de prime
abord. Une étude approfondie est nécessaire, pour la bien com-
prendre, car la clarté n'est pas la qualité maîtresse des législateurs
allemands. Voulant tout prévoir, tout régler à l'avance, les rédac-
teurs de ces textes, aux phrases sans fin, ne doivent pas être sûrs
d'avoir toujours saisi eux-mêmes le sens précis de leurs intentions.
La multiplicité des détails d'exécution laisse difficilement dégager
les principes. Tout observateur réfléchi demeure également frappé
de l'insuffisance des données statistiques indispensables pour assu-
rer l'application de la loi sans secousses, sans mécomptes, sans
remaniemens fréquens. Quoi qu'en puissent dire les patrons officiels
de cette œuvre, on se trouve en présence de mesures arrêtées avec
trop de précipitation, qui manquent de la cohésion voulue pour un
édifice appelé à durer. Avec des conséquences beaucoup plus graves
que l'assurance contre la maladie et contre les accidens du travail,
l'assurance contre l'invalidité, telle qu'elle est réglée par la loi du
22 juin 1889, ne présente pas le caractère d'une institution viable,
comme les deux services qu'elle doit compléter, et dont l'applica-
tion pratique atteste la vitalité.
Suivant les termes de la loi, « a droit à une rente d'invalidité,
à n'importe quel âge, tout assuré atteint d'une incapacité perma-
nente de travail. L'incapacité résultant d'un accident ne donne droit,
sous réserve des dispositions de l'article 76, à une rente d'invali-
dité qu'autant que la rente n'est pas due déjà en vertu des dispo-
sitions des lois d'empire sur l'assurance contre les accidens. » On
admet l'incapacité de travail quand l'assuré, en raison de son état
de santé, ne gagne plus, par un travail répondant à ses forces, un
salaire équivalant au sixième du montant d'après lequel ont été
fixées ses contributions à la caisse d'assurance pendant les cinq
dernières années de participation. De son côté, « la rente de
vieillesse est donnée, sans preuve de l'incapacité de travail, à|
l'assuré qui atteint l'âge de soixante-dix ans révolus, à condition]
d'avoir payé ses primes ou ses cotisations pendant trente années au ,
moins. Les rentes de vieillesse varient de 106 marcs (133 fr.) dans-
la première classe jusqu'à 190 marcs (238 Ir.) dans la classe la
plus élevée. Les rentes d'invahdité atteignent 115 marcs (l/i3 fr.)
au moins et 293 marcs (367 fr.) au plus, après trente ans de par-
ticipation, suivant les classes de salaires dans lesquelles les assurés
sont inscrits pour le paiement des contributions. Ces classes sont
au nombre de quatre, depuis un salaire annuel moyen de 300 marcs
jusqu'à 850 marcs et plus par année. La caisse de l'État contribue
à chaque pension, une fois liquidée, par une subvention annuelle
de 50 marcs au compte de l'empire. Quand un assuré a payé ses
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 605
contributions dans plusieurs classes différentes, il lui en est tenu
compte. De même, si les versemens ont été continués pendant plus
de trente années. Dans l'un et l'autre cas, le sujet assuré admis à
toucher la rente de vieillesse a le droit de faire liquider sa pension
d'après la taxe des classes les plus élevées où il a figuré pendant
cette période. S'agit-il de régler la pension des invalides, le compte
de liquidation comprend, outre la subvention de 50 marcs fournie
par l'État, une taxe fixe de 60 marcs, un supplément de 2 à
13 pfennigs par semaine de contribution, suivant la classe de sa-
laire, jusqu'au maximum de l,/ilO semaines.
Ce maximum de 1,A10 semaines de contributions à porter en
compte pour la fixation des rentes répond à trente années de par-
ticipation à l'assurance, l'année contributive étant comptée à hl se-
maines au lieu de 52, afin de faire la part des chômages pour cause
de maladie ou autre. Les primes d'assurance ou les cotisations des
assurés ont été fixées de \h à 30 pfennigs par semaine, soit 8,22 à
17,62 francs par an, suivant la classe, pour une première période de
dix années. Si, au bout de ce temps, la recette est insuffisante pour
balancer les charges, on augmentera les cotisations, payables, dans
tous les cas, moitié par les patrons, moitié par les ouvriers. Bien
plus, l'article 98 de la loi autorise les offices d'assurance à préle-
ver dans leur ressort particulier, sauf approbation de l'office central
de l'empire, d'autres cotisations que celles déterminées ci-dessus.
Gela afin d'éviter les déficits et de suffire aux frais d'administration,
aux versemens pour le fonds de réserve, aux dépenses pour les
paiemens remboursables, en sus des capitaux [)lacés pour le service
des rentes pendant la période en cours. Les assurés ainsi ne savent
pas au juste quelles charges l'assurance contre l'invalidité et les
pensions de retraite leur imposent. Pareilles incertitudes sont bien
regrettables. Très probablement les frais d'administration dépasse-
ront les prévisions indiquées dans Y Exposé des jnotifs du projet
officiel. D'après l'article 21 de la loi, le fonds de réserve doit s'éle-
ver, à la fin de la première période décennale, au cinquième de la
valeur capitalisée des rentes à servir par l'office d'assurance pen-
dant cette période. Quant aux paiemens remboursables, ils com-
prennent la moitié des contributions reçues pour les femmes qui
sortent de l'assurance après cinq années au moins de participation
par suite de mariage ou pour tout autre motif. De même dans le
cas où un ouvrier marié, assuré pendant cinq années, meurt sans
avoir joui d'une rente, sa veuve ou ses enfans légitimes ont droit
à la restitution de la moitié des versemens effectués en son nom.
Tandis que le paiement des rentes doit se faire par l'intermé-
diaire de l'administration des postes, servant de banquier comme
dans l'assurance contre les accidens, les patrons sont chargés du
^06 REVUE DES DEUX MONDES.
paiement des cotisations hebdomadaires au moyen de marques col-
lées sur une carte-quittance. 11 suffit, pour toucher les pensions,
de présenter au bureau de poste du ressort où l'assuré pensionné
a son domicile, le mandat délivré par l'office d'assurance. Le bu-
reau de poste fait le paiement au porteur sur la présentation d'un
certificat de légitimité, Berechtigungsausweia. En cas de change-
ment de domicile, l'ayant-droit obtient, sur sa demande, du bureau
qui a fixé la rente, une autorisation pour toucher sa pension dans
le ressort de sa nouvelle résidence. Toutes les avances de l'admi-
nistration des postes se remboursent, suivant le procédé en vigueur
pour les syndicats professionnels d'assurance contre les accidens
du travail, après un décompte annuel fourni aux ofTices d'assurance.
Jusqu'à présent, le service des rentes par l'administration des postes
pour les syndicats professionnels n'a soulevé aucune difficulté. En
ce qui concerne le versement des contributions pour les assurés,
les marques représentant les primes hebdomadaires, pareilles à des
timbres-poste, doivent être collées sur des cartes - quittances au
nom des assurés. Émises par les offices d'assurance, ces marques
portent l'indication de leur valeur avec une couleur différente pour
les diverses classes de salaires. L'office central de l'empire à Berlin
détermine leurs signes distinctifs et la durée de leur validité.
Primitivement, le gouvernement avait proposé, au lieu des cartes-
quittances annuelles, l'emploi de livrets pour recevoir les marques.
La commission du Reichstag, chargée de l'examen du projet de loi,
décida de rempla<!erles hvrets parles cartes annuelles, parce que le
code industriel allemand interdit les livrets d'ouvriers. Les députés
socialistes n'en combattirent pas moins avec violence l'emploi des
cartes, qu'ils désignaient comme des livrets déguisés donnant la
chronique des déplacemens des ouvriers et permettant aux patrons
de suivre ceux-ci dans leurs pérégrinations. Un de ces députés
demanda, en place des cartes-quittances, d'ouvrir à l'office d'assu-
rance un compte au nom de chaque assuré. Or, le nombre des
ofïïces d'assurance pour toutes les provinces de l'empire allemand
ne dépassera pas une trentaine pour environ 12 milUons de sujets
assurés, ce qui donne en moyenne ZiOO,000 assurés pour chaque
office. A raison de livres contenant 500 folios, il faudrait ainsi
800 li\Tes de comptes, tout au moins par office régional, ce qui
exigerait un travail énorme. L'ouvertm'e d'un compte particulier à
chaque sujet assuré n'était donc pas praticable. On se décida pour
la carte-quittance , valable, dans la règle, pour une année, mais
renouvelable avant ce terme au gré de l'assuré. Aucune inscrip-
tion sur les services de l'assuré n'est tolérée sur les cartes ; les
patrons ne peuvent y appliquer aucun signe de nature à porter
préjudice aux ouvriers titulaires. C'est le gouvernement particu-
II
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 607
lier de chaque pays qui détermine les localités pour l'émission et
l'échange des cartes-quittances. Les bureaux chargés de cette opé-
ration constatent, au moment de l'échange, la valeur des marques
collées sur les cartes à remplacer, afin de reconnaître combien de
semaines de contribution sont à porter au profit du titulaire dans
les différentes classes de salaire. En même temps, il faut indiquer
la durée des maladies et du service militaire dont le porteur peut
justifier. Celui-ci reçoit un certificat qui reproduit les totaux résul-
tant de l'examen de la carte précédente arrivée à terme. Une carte-
quittance devient nulle, si elle n'a pas été échangée dans un délai
de trois ans. Les cartes perdues ou détruites sont remplacées par
des cartes nouvelles où s'inscrit le montant des versemens déjà
efiectués. Pour que l'inscription soit valable, le titulaire doit prou-
ver que le montant spécifié a été versé réellement. A défaut de
preuves suffisantes, la perte de la carte-quittance entraîne l'aban-
don des droits de l'assuré au règlement de la part de rentes cor-
respondant au montant des quittances perdues.
Les cartes-quittances échangées contre des cartes nouvelles doi-
vent être transmises par l'office régional du ressort où l'assuré
demeure actuellement à l'office d'où vient la première inscription
et dont elles portent le nom en tête. Un chef d'établissement ne
peut conserver chez lui les cartes de ses ouvriers sans le consen-
tement de ceux-ci. Si la retenue a lieu contre la volonté des assu-
rés, les autorités communales doivent en ordonner la restitution.
En revanche, le patron est autorisé à retenir sur le salaire des ou-
vriers la moitié du prix des marques collées sur la carte-quittance
pour la prime d'assurance. Quand les ouvriers assurés ne tra-
vaillent pas d'une manière permanente chez le même patron,
les statuts de l'office d'assurance de leur ressort, ou bien encore
une décision du conseil fédéral, peuvent les autoriser à appliquer
les marques sur la carte au lieu du patron. Alors les ouvriers de-
mandent aux différons patrons, qui les emploient successivement,
le remboursement de la moitié du prix des marques. Si l'assuré
travaille pour le compte d'autrui seulement un jour ou deux par
semaine, il supporte seul la charge de l'assurance pendant les au-
tres jours où il reste à son compte. Une disposition de la loi qui
soulèvera inévitablement des contestations fréquentes, c'est l'obli-
gation, imposée au patron qui emploie un ouvrier le lundi, de four-
nir la marque de cotisation pour la semaine entière, sauf à se faire
rembourser la part de prime fournie pour les autres jours. D'autres
prescriptions encore, soumises au consentement du gouvernement
des Etats particuliers, peuvent conférer à l'administration des caisses
de malades ou aux autorités communales le recouvrement des con-
tributions des sociétaires de ces caisses ou des habitans de la com-
608 KEVUE DES DEUX MONDES.
mune. Alors les mêmes administrations peuvent être chargées aussi
de la remise et de l'échange des cartes-quittances périmées au nom
des assurés.
Plus on considère de près les détails d'application, plus se ma-
nifeste la complication de l'œuvre. Les difficultés se multiplient
dans le cas où les ouvriers assurés travaillent à façon, comme dans
les exploitations forestières ou pour la culture des vignes à forfait,
sans temps bien déterminé pour la durée du travail. Ailleurs encore,
dans les contrées agricoles ou pour les domestiques, où le travail
se rétribue en nature, il faudra également évaluer le montant des
salaires d'après le prix variable des objets, pour la fixation des
primes d'assurance. Que des contestations fréquentes surgiront à
propos de ces évaluations, cela ne laisse point de doute. Aux auto-
rités communales incombe la tâche souvent difficile de régler les
différends. Ils ne manqueront pas d'occupation, nos maires de vil-
lages, pas moins que ceux des centres industriels ! Beaucoup d'entre
eux abandonneront leurs fonctions honorifiques pour faire place à
des maires de carrière, rétribués à la charge des communes et dont
le corps des sous-oiïiciers de l'armée assure le recrutement. Quelle
aubaine pour l'administration militaire, qui trouve ainsi de nouvelles
positions pour ses sous-oiïiciers mis à la retraite ou en disponibi-
lité !
A propos des fournitures en nature, l'article 13 de la loi sti-
pule que, dans les localités où les ouvriers agricoles et forestiers
sont payés sous cette forme, ils recevront également leur rente en
nature, au lieu d'argent, jusqu'à concurrence des deux tiers. Dans
ce cas, « la valeur des fournitures en nature se calcule d'après la
moyenne des prix et ceux-ci sont fixés par l'autorité administra-
tive supérieure. » Suivant le même article : « Les personnes se
livrant à l'ivrognerie habituelle et contre lesquelles les autorités
compétentes ont pris la mesure d'interdire aux débits pubhcs de
leur délivrer des boissons spiritueuses, toucheront leur rente en-
tière en nature dans la commune où cette mesure est en vigueur. »
Là, le droit à la rente du sujet pensionné passe à la commune pour
le montant représenté par les fournitures en nature, quitte à la
commune de faire ces fournitures à l'ayant-droit. Sous ce régime
paternel de l'État-Providence, arrivé au point d'empêcher les ivro-
gnes pensionnés de boire leurs rentes au cabaret, les bonnes mœurs
doivent être assurées d'un éclatant renouveau.
Pour l'organisation de l'institution, la loi ordonne la création d'of-
fices d'assurance régionaux embrassant, soit le ressort d'une pro-
vince dans les grands pays comme la Prusse et la Bavière, soit un
pays entier comme l'Alsace-Lorraine ou le duché de Baden, soit
plusieurs pays réunis pour les petits états voisins. Sont assurées
LE SOCIALISME d'eTAT. 609
dans l'ofiice régional toutes les personnes, soumises à l'assurance
obligatoire, dont le domicile se trouve dans le ressort de cet office.
Le gouvernement des états particuliers fixe le siège des offices
d'assurance, sauf approbation du conseil fédéral pour la délimitation
des ressorts. L'office régional « peut sous son nom acquérir des
droits, contracter des obligations et ester en justice. » L'adminis-
tration des affaires de chaque office est confiée à un comité direc-
teur, dont les membres sont fonctionnaires de l'état, nommés par
le gouvernement du pays et rétribués aux frais de l'office. A côté
du comité directeur, vor^tand, il y a un conseil d'administration,
an^schiiss, composé de représentans des patrons et de représen-
tans des ou\Tiers, en nombre égal, cinq au moins, élus par les
conseils d'administration des caisses de malades établies dans le
ressort. L'élection des représentans des patrons et celle des repré-
sentans des ouvriers se font séparément, d'après un règlement
émis par le gouvernement du pays. Leurs fonctions durent cinq
ans, et chaque membre du conseil a deux suppléans. De plus, les
statuts des offices d'assurance peuvent prescrire, outre le conseil
d'administration, l'institution d'un conseil de surveillance, chargé
de surteiller la gestion de la direction, quand les ouvriers assurés
et les patrons ne sont pas représentés dans le comité directeur. Le
conseil de surveillance a le droit de demander la convocation du
conseil d'administration chaque fois qu'il en reconnaît l'opportu-
nité. Ce n'est pas tout. Pour sauvegarder les intérêts de l'empire
et ceux des autres offices d'assurance, les gouvernemens des états
particuliers instituent ou délèguent auprès de chaque office ré-
gional un commissaire, staatskommissar, agréé par le chancelier de
l'empire. Le commissaire d'état a le droit d'assister, avec voix con-
sultative, aux délibérations de tous les organes de l'office d'assu-
rance, ainsi qu'aux débats devant les tribunaux d'arbitrage. Ces
tribunaux d'arbitrage, établis dans le ressort de chaque office ré-
gional, se composent d'un président inamovible et d'assesseurs, au
nombre de deux au moins pris dans la classe des patrons et autant
parmi les ouvriers assurés. Ils jugent les litiges, les différends entre
le comité directeur et les assurés touchant la fixation des rentes.
Le président du tribunal est un fonctionnaire de l'administra-
tion judiciaire, étranger à l'office d'assurance, afin de présenter
plus de garantie d'impartialité. A part les fonctionnaires de la di-
rection, nommés par le gouvernement, les membres des différens
conseils d'administration et de surveillance, ainsi que les assesseurs
des tribunaux d'arbitrage, ne touchent aucun traitement et peu-
vent obtenir tout au plus le remboursement de leurs frais au ser-
vice de l'institution. Quiconque est élu représentant des ouvriers
lOME xcviTi. — 1890. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
OU des patrons dans"* l'un ou l'autre conseil est tenu d'accepter et
de remplir consciencieusement ces fonctions honorifiques.
Ainsi le travail courant des offices d'assurance est fait par des
fonctionnaires de l'état rétribués et un comité de direction, as-
sistés et contrôlés par les délégués des contribuables, élus en
nombre égal parmi les ouvriers assurés et les chefs d'établisse-
mens, afin de sauvegarder les intérêts de chacun. Au-dessus des
offices régionaux s'étend la juridiction de l'office impérial des as-
surances, Reî'chsrersîcherwigsimil, dont le siège est à Berlin. Chargé
de veiller à l'observation des prescriptions légales et statutaires,
cet office central décide en dernier ressort sur toutes les questions
touchant les assurances ouvrières. Il statue, « sous réserve des
droits des tiers, sur les litiges relatifs aux droits et aux obhgations
des diflférens organes des offices d'assurance, ainsi que des membres
de ces organes, sur l'interprétation des règlemens et sur la vali-
dité des élections. » Au lieu des offices régionaux autonomes des
états particuliers, le prince de Bismarck et les partisans de la cen-
trahsation auraient certainement préféré une institution unique,
dépendant directement de l'empire, sans ingérence des états par-
ticuliers, susceptible de réunir sous une administration commune
l'assurance contre l'invalidité, contre les accidens et contre la ma-
ladie. Mais la résistance des états particuliers mettait en doute le
succès de l'idée unitaire, centralisatrice à l'excès, au point de com-
promettre l'œuvre de réforme sociale entreprise par le chan-
celier, s'il persistait à vouloir imposer une organisation propre à
l'ejiipii'e. Remarquons aussi que, malgré des affinités et des points
de contact entre les trois ser\'ices essentiels de la prévoyance,
ceux-ci représentent pourtant dans certains cas des intérêts dis-
tincts et même opposés. Par exemple, quand il s'agit de décider
si des assurés, souvent malades, sont à traiter comme invalides,
les administrateurs des caisses de malades et des caisses de retraite
peuvent être portés à se renvoyer réciproquement les sujets à se-
courir, sans arriver à une entente. Les caisses de malades et les
syndicats professionnels pour l'assurance contre les accidens fonc-
tionnent convenablement d'ailleurs, avec leur organisation actuelle.
Rien ne prouve que la réunion des institutions d'assurance contre
les accidens et contre la maladie avec l'assurance contre l'invalidité
sous une administration unique, au compte de l'empire, donnerait
des résultats meilleurs.
La procédure à suivre pour obtenir la rente d'invalidité ou de
vieillesse est exposée au titre iv de la loi. L'ayant-droit adresse sa
demande à l'autorité administrative inférieure, c'est-à-dire au maire
de la commune où il a son domicile. A la demande doivent être
joints la dernière carte-quittance et les autres titres. S'il s'agit
LE SOCIALISME DETAT. 611
d'une rente d'invalidité, le maire de la commune consulte les
hommes de confiance compétens pour la localité et prend l'avis de
l'administration de la caisse des malades, à laquelle appartient le
requérant. Ces informations sont ensuite transmises avec la de-
mande à l'oftice d'assurance à laquelle les dernières cotisations de
l'assuré ont été versées, d'après la carte-quittance. Après examen
de la demande et revision des cartes-quittance antérieures pour la
vérification des comptes de versemens par la direction de roffice
d'assurance, le montant de la rente est fixé immédiatement, si la
demande est reconnue fondée. Dans le cas où les documens de vé-
rification paraissent insuffisans, il faut procéder à un supplément
d'enquête, avant de formuler une décision. Aussitôt la décision ar-
rêtée et le bien-fondé de la demande reconnu parle comité direc-
teur de l'oirice régional , l'avant-droit reçoit un certificat indi-
quant le montant de la rente à toucher au bureau de poste de son
domicile. Un avis du comité directeur informe le bureau de ctilcril
de l'office impérial de Berlin des nouvelles rentes à payer, afin d'en
régler la répartition entre l'empire et les offices régionaux où les
assurés pensionnés ont versé leurs primes d'assurance.
Soit qu'il s'agisse de rentes d'invalidité, soit de rente de vieil-
lesse, l'empire contribue à chaque pension par une subvention
fixe. Cette subvention s'élève à 50 marcs; tandis que la part des
offices d'assurance augmente en proportion des contributions on
des primes versées par les assurés. Les fonds perçus par les offices
régionaux doivent être placés en titres de la dette de l'empire ou
des dettes des états particuhers, des provinces, des cercles ou
des communes autorisés légalement à contracter des emprunts,
comme pour les fonds de réserve des caisses de malades et les
capitaux des syndicats professionnels conti'e les accidens. Dans
l'exposé des motifs de la loi, le gouvernement allemand estime que
tous les capitaux des caisses de retraite produiront 3.5 pour 100
d'intérêt annuel. Du moins le taux des primes pour assurer le ser-
vice des rentes de vieillesse et d'invalidité a été calculé sur cette
base. Or, aucun gouvernement, si puissant qu'il soit, ne se trouve
en état de garantir un taux d'intérêt de 3,5 pour 100 pour des
sommes aussi énormes, sans exposer les contribuables à de lourdes
charges. N'oublions pas que l'exposé des motifs de la loi nouvelle
évalue à plus de 80 millions de marcs le montant annuel des pri-
mes à payer pour l'assurance contre l'invalidité, en sorte que le capi-
tal à placer par les offices régionaux atteindra 2,314 millions de
marcs ou près de 3 milliards de francs, au bout de quatre-vingts ans,
même en ne tenant pas compte de l'augmentation de la population.
Ce n'est pas tout à fait l'équivalent des dépôts dans les caisses
d'épargnes en ce moment, dépôts que le Reichsanzeiger porte à
612 REVUE DES DEUX MONDES.
2,672,697,693 marcs à la fin de l'année de 1888, pour l'ensemble
des états confédérés de l'empire allemand. Le premier milliard de
placemens pour l'assurance doit être atteint au bout de dix-sept
ans, avec un effectif de 11,018,000 personnes assurées payant en-
semble 80,216,000 marcs de cotisations annuelles. Quant au mon-
tant des rentes à payer aux invalides pensionnés, les auteurs du
mémoire sur les charges de l'assurance, joint au projet de loi dis-
tribué au Reichstag, le portent à 7 millions pour la première année,
avec un montant annuel de 238 millions dans quatre-vingts ans,
quand l'institution fonctionnera en plein. Alors le nombre des in-
valides pensionnés s'élèverait, d'après les mêmes évaluations offi-
cielles, à 1,251,000 environ, à raison de 113 invalides sur 1,000
assurés en activité.
Toutes ces évaluations, il faut le dire, reposent sur des calculs
approximatifs et des données hypothétiques. Suivant toute proba-
bilité, le taux des salaires individuels ira en augmentant, de même
que la population continuera à s'accroître, tandis que le pouvoir
de l'argent ira dmiinuant. Qui peut affirmer aussi que la proportion
de 113 invalides à pensionner sur 100 assurés en activité ne sera
pas dépassée lorsque la loi produira tout son effet? Ne faut-il pas
présumer au contraire que beaucoup d'assurés céderont à la tenta-
tion de se faire déclarer invalides prématurément, parce que, dans
le cas d'invalidité à soixante-cinq ans, ils auront droit à une
rente de moitié supérieure au montant de la pension de vieillesse
à soixante-dix ans ? Si la proportion des invalides dépasse les prévi-
sions, une élévation des charges devient inévitable, surtout si les
capitaux placés donnent un rendement inférieur par suite de la
baisse du taux de l'intérêt. Au siècle dernier, les caisses de retraite
en Allemagne adoptaient la base de 3 pour 100 seulement pour
l'intérêt des capitaux placés dans la fixation des pensions. L'orga-
nisation de l'institution nouvelle admet un revenu de 3, 5 pour ces
placemens à venir. Baser sur ce taux les obligations de l'assurance
contre l'invalidité, en présence de l'accroissement des capitaux
disponibles, sous l'effet de l'épargne, c'est exposer à de grands
risques le service régulier des pensions. Aujourd'hui, les déposans
aux caisses d'épargne allemandes obtiennent à peine 3 pour 100
d'intérêt sur leurs dépôts. En Alsace-Lorraine, les titres de rente
sur l'état à 3 pour 100 sont cotés dès maintenant 98 et ne tarde
ront pas à arriver au pair, dépassé déjà par les ConsoUdés anglais
En Angleterre, le taux de l'intérêt est descendu à 3 pour 100 sous
le règne de George II, pour les placemens sûrs, contre 2 pour 100
en Hollande, du temps de Louis XIV. Sous les guerres du premier
empire, selon Stuart Mill, sans l'émigration des capitaux européens
en Amérique, sans l'expansion du commerce international à la suite
4
LE SOCIALISME d'ÉTAT. C13
des chemins de 1er et des téléphones électriques, le taux de l'intérêt
serait descendu à 1 pour 100 dans les pays d'outre-Manche. M. Paul
Leroy-Beaulieu, dans son h ssai sur la répartition des richesses, a
démontré la baisse graduelle du taux de l'intérêt par suite de l'ac-
cumulation de capitaux disponibles, A moins de guerres destructives,
l'épargne, de plus en plus abondante, aura abaissé à 3 pour 100
le revenu des placemens sûrs vers la fin du siècle actuel. Un taux
plus élevé est inadmissible pour l'institution de l'assurance contre
l'invalidité en Allemagne d'ici cinquante ans seulement.
Une fois l'insuffisance des ressources constatée sous l'efïet du
fonctionnement des offices d'assurance, les cotisations des assurés
pourront être augmentées sans trop de peine à cause de la hausse
probable des salaires. Plus difficile deviendra la situation des in-
valides pensionnés par suite de la diminution du pouvoir de l'ar-
gent, dont l'expérience nous oblige à tenir compte. Dans les con-
ditions actuelles, la rente annuelle de 106 marcs, accordée aux
vieillards assurés dans la classe la plus basse, ne suffit pas pour
l'entretien d'un individu vivant seul. Les secours accordés
aux indigens invalides par l'administration de l'assistance pu-
blique à Elberfeld atteignent aujourd'hui 3 marcs par semaine ou
156 marcs par an. C'est sensiblement plus que la moyenne des
rentes de vieillesse avec l'assurance obligatoire, moyennant des
contributions annuelles de 6,58 à l/i,10 marcs, à verser depuis
l'âge de seize ans jusqu'à soixante-dix ans par les ouvriers assurés.
Avons-nous besoin, dès lors, de formuler la conclusion qui découle
naturellement des faits par la comparaison des deux cas ? Du mo-
ment où l'ouvrier prévoyant, celui qui, pendant toute sa vie labo-
rieuse, porte chaque semaine ses contributions à la caisse de re-
traite, doit toucher une rente inférieure au montant des secours
accordés, en vertu de la loi, au sujet imprévoyant tombé dans la
misère, sans s'être imposé la moindre privation pour réaliser quel-
ques économies pour ses vieux jours, la masse des prolétaires ne
considérera pas les caisses de retraite, ainsi organisées, comme un
bienfait social. Voici d'ailleurs comment l'institution nouvelle se
résume en cliifïres :
Classes d'assurance. Première. Deuxième. Troisième. Quatrième.
Salaire annuel en marcs. .. Jusqu'à 350. De 350 à 650. De G50 à 850. De 830 et plus.
Contribution hebdomadaire. 0,14 0,20 0.2i 0,30
Rente de vieillesse, par an.. 106,40 134,60 162,80 191,00
Rente d'invalidité, minimum 114,70 124,10 131.15 140,35
Augmentation par semaine.. 0,02 0,06 0.09 0,13
Rente d'invalidité, maximum 138,20 194,60 236,90 293,30
614 EE^TE DES DEUX MONDES.
in.
Nous Tenons de montrer les dispositions essentielles de il 'insti-
tution appelée aux y€nx de ses promoteurs à assurer la paix sociale
dans l'empire allemand. Sur les cent soixante-deux articles dont se
compose la loi organique sur l'assurance des omTiers contre l'in-
Talidité, quatorze sont consacrés aux dispositions pénales, en cas
de contravention. Ces détails ne nous intéressent pas assez pour
nous an-êler davantage. Pour discerner les efTets de cette institu-
tion, il n'est pas nécessaire d'attendre son application prolongée.
Ses eflets ne donneront pas satisfaction aux mécontens et n 'appa-
raissent pas comme une panacée contre la misère. La misère favo-
rise le développement du socialisme révolutionnaire, sans en être
la cause unique. Sans croire à l'existence d'une panacée, et malgré
une méfiance invincible pour les guérisseurs de la société humaine
nous croyons à la possibilité de diminuer la misère dans le monde
au moyen des institutions de prévoyance. C'est pour ce motif que
nous avons contribué à introduire l'assurance obligatoire contre la
maladie et contre les accidens du travail, comme nous aurions
voulu assurer une retraite aux invalides. Nous avons combattu
l'organisation des caisses de retraite subventionnées et adminis-
trées par l'Etat uniquement pour la raison que l'organisation pro-
posée au Reichstag allemand présente plus de dangers que d'avan-
tages pour la paix sociale.
Volontiers, nous reconnaissons les bonnes intentions qui ont
inspiré les promoteurs des assurances ouvrières, instituées sous le
patronage de l'Etat. Supprimer la misère dans son pay's, assurer
des ressources suffisantes pour une existence convenable aux su-
jets devenus incapables de travailler par suite d'accident, de ma-
ladie ou de vieillesse, quel idéal digne d'un prince généreux,
secondé par des ministres éclairés ! Quel stimulant surtout pour des
hommes politiques auxquels la réalisation do cette œuvre apparaît
comme un moyen de consolider l'ordre existant ! Ainsi compris, le
socialisme d'état du prince de Bismarck répondrait à des intentions
iovt bonnes, et dignes d'assentiment, si de bonnes intentions l'en-
fer n'était pavé. L'illusion invétérée du chancelier est qu'en assu-
rant aux sujets allemands sans ressources une rente servie par
l'État, tout ce peuple de rentiers en perspective sera intéressé à
conser^^er le régime établi sous sa forme actuelle. En France, a-t-il
dit, dans son dernier discours au Reichstag,le 18 mai 1S89, l'atta-
chement du grand nombre pour le gouvernement établi, même
quand le gouvernement est mauvais, s'explique par le fait que la
LE SORIALISME DETAT. 615
plupart des Français touchent des rentes sur l'Etat. Die Leute
sagen: ivemi der Staat zu Schaden ge/i/, danii verliere ich meine
Rente; und wenn es jikt 40' Franken sind, so mtig er sie nicht ver-
lieren, und er hat Interesse fur den Staat. Malheureusement
pour cet argument, malgré la multiplicité des rentiers, nulle part
la forme du gouvernement n'est moins stable qu'en France. En Alle-
magne, l'exiguïté de la pension ofïerte aux invalides, après de lon-
gues années de contribution à la caisse d'assurance, aura pour elïet
inévitable d'amener les ouvriers assurés à exiger une augmentation
dos rentes, moyennant une participation plus large de l'État. Cette
augmentation sera réclamée avec d'autant plus de force que le
gouvernement a présenté la subvention de l'empire comme une
mesure d'intérêt public et une garantie de conservation sociale.
Les déclarations formelles des députés démocrates socialistes ne
lussent subsister aucun doute à cet égard.
Un^majorité de 185 contre 165 voix a donné force de loi au pro-
jet du gouvernement, sans modification importante. Malgré cette
majorité, bien faible d'ailleurs pour une institution de pareille por-
tée, personne n'a été réellement satisfait du vote, sinon le gouver-
nement même. Parmi les députés qui ont donné leur voix au projet
officiel, il en est assurément beaucoup dont l'intelligence n'a pas été
éclairé suffisamment. On a bien parlé de l'accord de la commis-
sion chargée de l'examen du projet arrêté à la chancellerie impé-
riale. Mais cet accord, suivant la remarque très fine d'un orateur
de l'opposition, a été surtout a un accord dans la résignation :
Ubereimtimmiinfj ïn der Résignation. )> La résignation en regard
d'une loi de cette importance, et qui engage dans une si forte
mesura les intérêts vitaux de la nation, ne doit pas suffire ce-
pendant pour justifier le vote émis. Lue complaisance sans convic-
tion n'afïermit ni les gouvernemens ni les intérêts conservateurs,
que cette complaisance veut servir. Mieux valent les résistances
d'une opposition loyale bien éclairée. Or, cette opposition, en butte
aux reproches les plus amers du chancelier de l'empire, a rallié
des partisans parmi toutes les fractions du Reichstag, jusque dans
les rangs des conservateurs les plus dévoués à la monarclue. Ceux-
là ont particulièrement froissé et aigri l'humeur du maître par
leurs velléités d'indépendance. Tour à tour impératif ou insinuant,
le prince de Bismarck a supplié ses fidèles de ne pas le contra-
rier par des sauts pareils : Machen sie solche Sprilnge nicht ! Voter
avec les Polonais, les Guelfes hanovriens, les Français d'Alsace,
pour ne pas parler des démocrates sociafistes et des progressistes,,
n'est-ce pas une défection?
Grâce à cet effort suprême, le gouvernement regagna une majo-
rité hésitante. L'appoint de voix nécessaire a été donné par mie
616 REVUE DES DEUX MONDES.
partie de la noblesse de la fraction du centre, conduite par le baron
deFrankenstein, président de la chambre des seigneurs en Bavière.
Ces dissidens acceptaient la subvention de l'empire et l'administra-
tion des caisses d'assurance par l'État, en contradiction avec les
principes qu'ils soutenaient quelques années auparavant, lors de la
discussion des projets sur l'assurance contre les accidens. Leur
défection n'entraîna pas cependant le gros de la fraction, qui resta
groupée autour de son chef, M. Windthorst, dans les rangs de l'op-
position, fidèle à ses tendances démocratiques. M. de Hertling, un
des orateurs du centre catholique et particulariste, un de ses chefs
luturs, actuellement professeur de philosophie à l'université de
Munich et rapporteur de la commission chargée de l'examen des
premiers projets sur l'organisation des assurances ouvrières, dé-
veloppa, dans un discours nourri de faits et fort applaudi, les
objections de l'opposition contre l'administration des caisses de re-
traites par l'État et contre la subvention de l'empire. Pénétrés de
la nécessité d'améliorer dans la mesure du possible la condition des
ouvriers, les députés de la fraction du centre avaient dès l'origine
accepté le principe de l'obligation pour l'assurance contre l'invali-
dité, comme pour l'assurance contre la maladie et contre les acci-
dens. Seulement, à leur sens, les intéressés directs, patrons et ou-
vriers, devaient supporter seuls les charges des institutions de
prévoyance à créer, administrées par eux. A aucun prix, ils ne
voulaient du socialisme d'état, dans le sens propre du mot, tout en
admettant le contrôle du gouvernement sur la gestion des caisses
obligatoires. Mais l'État ne devait, il ne doit pas être l'ange gar-
dien, qui pourvoit aux besoins de tous les faibles et de tous les
nécessiteux. Il ne doit pas trop s'immiscer dans les familles pour se
charger de leurs obligations intimes. Exagérer le rôle de l'État dans
les rappiTts sociaux, c'est s'engager dans une voie dangereuse;
c'est courir à de grands périls que de vouloir changer les devoirs
de la charité en articles de lois.
Avec M. Hitze, secrétaire général du Verband kalholischer In-
dmtrieller imd Arbeiterfreiinde, M. de Hertling a déposé un amen-
dement à l'article premier du projet de loi présenté par le gouver-
nement. Cet amendement proposait de limiter l'assurance contre
l'invalidité aux personnes assurées contre les accidens, en vertu de
la loi du 6 juillet 1884, sans subvention de l'État, avec des primes
payées moitié par les ouvriers, moitié par les patrons. Les arti-
sans, les ouvriers agricoles, du moins ceux occupés dans les pe-
tites exploitations, où la propriété est très divisée, auraient été ainsi
affranchis de l'assurance obligatoire, parce que leur condition dif-
fère peu de celle des patrons, qui travaillent avec eux, dans la plu-
part des cas. Au lieu des offices d'assurance régionaux, institués
LE SOCIALISME DETAT. 617
au nom de l'État, on aurait eu ainsi des caisses de retraite admi-
nistrées par des syndicats professionnels réunissant les ouvriers de
la même profession comme pour l'assurance contre les accidens.
Ces syndicats fonctionnent à la satisfaction des intéressés, depuis
plusieurs années déjà, sans rien coûter à l'État, sans ingérence
importune des autorités publiques. L'État n'accordant pas de sub-
vention et n'étant pas chargé du service des renie», les assurés ne
pouvaient pas lui réclamer des pensions plus élevées, avec des
subventions plus larges. Les agitateurs socialistes ne se trouvaient
pas en mesure de faire leur plate-forme électorale de l'augmenta-
tion des rentes aux frais de l'empire, comme le projet du gouver-
nement, adopté par la majorité du Reichstag, va le leur permettre
désormais, en entraînant par l'appât de leurs promesses des mil-
lions et des millions de gens, tous intéressés à grossir le montant
des rentes en expectative. En vérité, l'aveuglement des gouver-
nans, qui ont attribué à l'État l'obligation de servir des rentes et
d'assurer les moyens d'existence de tous les travailleurs invalides,
est incompréhensible pour les esprits réfléchis.
Ni la fusion des caisses de retraite avec les caisses de malades,
ni leur gestion par les syndicats professionnels pour l'assurance
contre les accidens, n'ont trouvé l'assentiment du gouvernement. En
présentant au Reichstag le projet officiel, adopté en définitive sans
modification considérable, le ministre d'état, M. de Boetticher, a
bien déclaré accepter volontiers toute organisation reconnue meil-
leure que les offices administrés par l'État. A la même séance du
Reichstag, le 6 décembre 1888, le représentant du chancelier de
l'empire a affirmé les préférences, ou tout au moins le penchant
du ministère prussien pour l'organisation syndicale. Mais le
29 mars 1889, à trois mois d'intervalle, M. de Boetticher reparut au
banc des ministres pour dire que, si le Reichstag chargeait les syn-
dicats professionnels ou les corporations d'assurance contre les ac-
cidens du service des rentes aux invalides, hmitées aux personnes
soumises à l'assurance obligatoire, en vertu de la loi du 0 juillet
188/i, le conseil fédéral repousserait cette décision. Or, le conseil
fédéral, tout entier à la dévotion du chancelier, adhère à ses ordres
avec une soumission complète pour toutes les afiaires d'impor-
tance. Gomme raison de l'exclusion des syndicats professionnels,
M. de Boetticher alléguait l'impossibifité de traiter difleremment
les ouvriers allemands pour les pensions de retraite : un trahe-
ment diiTérentiel deviendrait une source de mécontentement, sus-
ceptible de provoquer la révolution sociale, que la loi actuelle
doit empêcher. Par suite des déplacemcns continus amenés par la
liberté de domicile, les ouvriers d'aujourd'hui changent souvent de
résidence et d'occupation. En passant d'une profession où l'assu-
618 REVUE DES DEUX MONDES.
rance est obligatoire, dans une autre où l'obligation n'existe pas,
ils ne doivent pas perdre leurs droits à la pension d'invalidité.
Contrairement à cette thèse, soutenue à la tribune du parlement,
ne faut-il pas plutôt chercher le motif inavoué des résistances contre
l'administration des caisses de retraite par les ouvriers et les patrons
intéressés, dans l'illusion qui fait croire au gouvernement impérial
que les rentes servies par l'État à tant de millions de sujets garan-
tiront le pouvoir établi contre tous les risques de renversement?
On reste maître des hommes que l'on tient par le ventre, dit une
ancienne maxime orientale. Disposer de l'avenir, être le nourricier
reconnu de tout un peuple, le jour où ses propres ressources lui
manqueront, aux yeux du restaurateur de l'unité nationale, c'est
intéresser ce peuple entier à la conservation du régime dont dépend
son existence.
Reste à savoir si le peuple allemand, ou seulement la masse des
prolétaires soumis à l'assurance contre l'invalidité, se contentera
pour l'avenir des rentes promises aux invalides. L'attitude et les
déclarations des députés démocrates socialistes ne sont pas de na-
ture à laisser sous ce rapport de grandes espérances. A entendre
les hommes qui se donnent comme représentans attitrés des ou-
vriers, les rentes promises sont trop minimes «t les contributions
exigées trop élevées ; les pensions accordées en vertu de la loi
ne suffisent pas aux besoins de la vie, les primes d'assurance
dépassent les moyens des assurés. Sans partager aucunement les
doctrines sociahstes, des membres de toutes les fractions du
Reichstag attestent de même la disproportion entre les charges et
les avantages de l'assurance contre l'invalidité pour les petits cul-
tivateurs et les artisans ordinaires. Si la mutualité est la mise en
commun de ressources auxquelles tous les contribuables ont un
droit égal, mais auxquelles tous ne font pas appel dans la même
mesure, la masse des ouvriers comprend ce procédé pour l'assu-
rance contre la maladie : pour l'assurance contre la vieillesse et
l'invalidité, elle y répugne parce que l'époque de la jouissance est
trop éloignée pour des sacrifices immédiats. La perspective de
toucher une petite rente servie par l'état, après quarante ou cin-
quante ans de contributions, ne séduit pas les assurés, à cause de
son éloignement. La plupart vont répétant, avec le bonhomme La
Fontaine : d'ici quarante ou cinquante ans,
Le roi, l'âne ou moi nous mourrons.
Terme trop lointain de la jouissance, insuffisance de la pension
promise, élévation relative des primes, autant de griefs des sujets
soumis à l'assurance obligatoire contre l'organisation des caisses de
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 619
retraite, telle que la prescFÏt ou l'ordonne la loi alleminde. Ajoutez
à ces reproches des démocrates- socialistes les objections des es-
prits réiléchis de tous les partis contre les subventions de l'empire
et la pratique définitive du socialisme d'Etat : ce concert de remon-
trances et de plaintes élevées sur l'institution en question ne porte
pas précisément la marque d'un témoignage de satisfaction. Seul,
le gouvernement se montre satisfait des résultats obtenus et pro-
clame sa trilogie sociale « une grande œuvre^, jusqu'ici sans précé-
dent dans l'histoire, une des pages les plus glorieuses de l'his-
toire de la patrie allemamie. »
€e dithyrambe du ministre chargé de soutenir le projet officiel,
qu"il a défendu avec un réel talent, trouva de nombreux contradic-
teurs. Au heu d'une institution magnifique et d'une panacée de la
misère,, ceux-là appellent les rentes offertes par l'assurance contre
i'invahdité « une aumône de mendiant, une assistance pour les
forts au détriment des faibles ! » Les plus modérés auraient désiré
avec M. de Kardoff, champion décidé de la monarchie, tout au
iiiioins un ajournement de la décision du Reichstag à une session
ultéi'ieure pour des informations plus complètes. D'autres députés
conservateurs, comme' le comte de Mirbach et M. de Staudy, dont
l'un a voté contre la loi tandis que l'autre s'est abstenu, ont com-
battu l'institution projetée parce qu'elle impose aux grands proprié-
taires fonciers des charges allant jusqu'à l/iO pour 100 de l'impôt
sui' les terres. M. Lohren, membre du parti de l'empire, reproche
aux propositions du conseil fédéral de reposer sur des données
tout à fait fausses, sur des calculs insuffisans, en sorte que les dé-
cisions prises hâtivement exposent le pays aux plus grands dangers
sociaux et financiers. Suivant toute probabihté, la somme annuelle
des rentes à payer d'après le tai'if admis dépassera 300 millions de
marcs au lieu de 240 indiqués dans les prévisions officielles. Les
calculateurs du ministère ont oublié de compter qu'aux 11 millions
d'ouvriers soumis à l'assurance obligatoire pomTont s'ajouter A à
5 millions de vieilles gens assurés de leur propre gré, non sans
hnposer de lourdes charges aux offices d'assurance. Une autre er-
reur des mêmes calculateurs tient à l'hypothèse que tous les assurés
verseront lem-s primes pendant quarante-sept semaines annuelle-
ment,, depuis l'âge de seize ans jusqu'au moment de leur admis-
sion à la retraite. (Dr, pendant des années et des années, les assurés
volontaires autorisés à profiter de l'assuraince ne paieront pas de
prime, tout en ayant droit à la subvention de l'empire, avec une
rente relativement élevée. Par suite, le nombre de personnes au-
dessus de soixante ans à pensionner, au lieu de s'élever à 595,000
dans quelques années, d'après l'évaluation officielle, atteindra peut-
être le triple. La plupart des gens âgés, dont lie revenu reste au-
620 REVUE DES DEUX MONDES.
dessous de /»'20 marcs, seront tentés de se procurer par l'assurance
contre l'invalidité une rente supplémentaire de 150 à 200 marcs,
en se faisant assurer très tard. Alors les cotisations primitives ne
suffiront plus pour balancer les dépenses obligatoires des offices
d'assurance, et une augmentation du taux des primes pour tous les
assurés du même office régional deviendra inévitable.
Les pensions de retraite données par l'assurance n'ont pas été
instituées en faveur des assurés volontaires de la dernière heure
dont nous venons de parler. Seulement ceux-ci profiteront plus
de l'institution que les ouvriers soumis à l'assurance obligatoire
toute leur vie durant. Il y a là un abus qui ne devrait pas être
favorisé par la loi. La loi concède en eflet le droit à la rente d'in-
validité, à la condition d'avoir fourni les cotisations pendant cinq
années au moins, d'après l'article 17. Suivant l'article 32, si pendant
quatre années l'assuré cesse de verser ses cotisations ou paie ses
primes pendant moins de quarante-sept semaines, les droits don-
nés par l'assurance s'éteignent. Mais ces droits rentrent en vigueur
aussitôt que l'assurance est reprise, soit que le sujet intéressé re-
trouve une occupation entraînant l'obligation à l'assurance, soit qu'il
offre de payer volontairement les cotisations sans y être obligé.
Tout au plus, l'article 117 exige-t-il, en sus des cotisations fixées
pour la seconde classe de salaires, une contribution supplémen-
taire représentée par un timbre additionnel de 8 pfennigs par se-
maine. Ainsi un garçon épicier, qui a payé la contribution obliga-
toire pendant cinq ans dans la troisième classe de salaires, a
droit, par ce fait, à une rente d'invalidité de 131 marcs 15 pfen-
nigs par an. Devenu chef de maison, cet homme peut cesser ou
interrompre le versement de son ancienne prime pendant trente à
quarante ans. Si à l'âge de cinquante à soixante ans, il se décide à
rentrer dans l'assurance par le paiement volontaire des taxes exi-
gibles, il a de nouveau droit au bout de cinq années à une rente
annuelle non pas de 131 marcs 15 pfennigs, mais de 161 marcs
80 pfennigs, sans avoir versé plus de 122 marcs 20 pfennigs de
contributions en tout. Fùt-illeplus riche négociant de sa résidence,
la loi lui reconnaît le droit, valable en justice, de toucher la rente
indiquée. En revanche, un journalier de la campagne, travaillant,
sans interruption, depuis l'âge de seize ans jusqu'à l'âge de soixante-
six ans, contre un salah-e imposé dans la classe la plus basse, ver-
sera pendant ces cinquante années d'assurance obligatoire 364 marcs
de primes, en retour desquelles il obtiendra 162 marcs de pen-
sion, soit à peine 20 pfennigs ou 25 centimes en plus que le négo-
ciant réassuré avec des contributions totales beaucoup moindres.
Certes, une augmentation du taux des primes d'assurance, par
suite de ces dispositions, ne sera pas accueillie favorablement par
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 621
les contribuables. Dès maintenant, la charge des contributions im-
posées est lourde pour les petits cultivateurs et les artisans. Admet-
tons qu'un petit cultivateur occupe deux valets de ferme et deux
servantes, assurés dans la première classe de salaires : il aura
ainsi à acquitter annuellement 29 marcs 12 pfennigs de primes, la
moitié à sa charge. Un artisan qui occupe une servante et un apprenti
à assurer dans la classe inférieure, plus deux compagnons tombant
dans la classe la plus élevée en raison de leur salaire, devra ver-
ser par an à rofïïce d'assurance contre l'invalidité hb marcs 76 pfen-
nigs, sans compter la contribution à la caisse des malades. Eh
bien, des gens de condition modeste, comme nos artisans et nos
petits propriétaires ruraux, ne considèrent pas ces charges comme
des quantités négligeables. Que si l'artisan en question a commencé
par être ouvrier et sa femme servante, s'il trouve bon de conser-
ver son droit à une pension de vieillesse par une assurance volon-
taire, il aura à payer chaque année 'àli marcs 22 pfennigs en sus
pour sa femme et pour lui, soit 79,98 marcs de contributions sous
l'effet de la loi nouvelle. Encore n'est-ce pas tout. Il faut aussi
tenir compte de la part contributive de cette famille d'artisans ou
de cultivateurs à la subvention de l'empire pour les rentes de vieil-
lesse et d'invalidité, subvention bel et bien supportée par les con-
tribuables sous forme d'impôts indirects. Aucun document officiel
ne fait connaître lapartdes ouvriers, soumis à l'assurance obligatoire,
dans les impôts indirects nécessaires pour couvrir les subventions
de l'État. Ces impôts consistent, en Allemagne, en taxes de consom-
mation sur la bière, l'eau-de-vie, le tabac, le sucre et le sel. Ils
atteignent en moyenne 203 millions de marcs pour tout l'empire
allemand, d'après les rendemens des trois dernières années, soit
annuellement /i,33 marcs par tête d'habitant ou 17,32 par famille
de quatre individus, avec une charge à peu près égale pour les
droits de douanes. Les millions indispensables pour la subvention
de l'empire et le service des rentes d'invalidité ne pourront être
fournis que par des impôts nouveaux, en sorte que l'Etat prend
dans une poche ce qu'il verse dans l'autre. Si l'on considère, d'un
autre côté, que les dépenses courantes pour l'armée et la marine
ont augmenté de 120 millions de marcs par an depuis l'annexion de
l'Alsace-Lorraine , on trouverait bien dans cette somme de (juoi
accorder une rente annuelle de 100 marcs à tous les sujets alle-
mands âgés de soixante-dix ans et plus, à condition de réduire les
dépenses militaires. Cette éventualité, pourtant, n'est pas à la veille
de se réahser, et les impôts de consommation continueront à s'ac-
croître, jusqu'au jour où les démocrates-socialistes et autres se
sentiront assez forts pour remplacer ces impôts de consoinmation
par un impôt sur le revenu ou sur les capitaux. Les mesures de
622 REVUE DES DEUX MONDES.
socialisme d'État du gouvernement actuel seront invoquées comme"
précédens par les socialistes révolutionnaires, aux yeux desquels le
droit de propriété, tel que nous l'entendons, a tout au plus une
valeur historique, que les majorités législatives à venir changeront
suivant les besoins du temps.
. Au moment même où le gouvernement allemand décidait la ma-
jorité actuelle du Reichstag à accepter l'assurance contre l'invali-
dité, par IfÉtat comme une garantie de paix sociale, les grèves des
mineurs en Westphalie, en Silésie et dans le pays de la Sarre écla-
taient comme une ironie du sort, comme un démenti jeté à la lace
des assureurs du salut public. Les caisses des mineurs accordent ai
leurs sociétaires invalides des pensions plus élevées que les rentes
promises par les offices de l'empire, sans empêcher parmi eux les^
manifestations de mécontentement» Tout en reconnaissant l'utilité
des institutions- de prévoyance, on ne peut donc les considérer
comme l'unique moyen, de résoudre la question sociale. Sensibles
aux bons Uaitemens, les ouvriers les plus paisibles, les plus recon-
naissans pour les sacrifices faits en vue de les garantir contre la
misère, rechercheront toujours l'augmentation des salaires comme
moyen préféré pour améliorer leur con-iition. En ce qui concerne
l'assurance contre l'invalidité et la vieillesse, les députés socialistes
ont repoussé le projet officiel, parce que les rentes promises sont
insuffisantes et les contril)uîions exigées trop élevées. Leurs pré-
férences, leurs aspirations iront à la création d'une caisse de re-
traite unique, commune à toutie l'Allemagne, dotée de subventions
de l'État assez larges pour que les ouvriers soient dispensés de
versemcns personnels, tout en ayant droit à des rentes plus élevées
en cas d'incapacité de travail.
Accorder davantage aux travailleurs, sans rien leur demander,
tel est l'idéal prêché par les orateurs démocrates-socialistes. En ré^
clamant des pensions de retraite plus fortes, accordées à: un âge
moins avancé, sans paiement de primes, les députés sociahstes ont
soutenu ces prétentions par le motii que les classes pauvres, les
ouvriers, paient à la caisse de l'empire la majeure partie des im-
pôlsde consommation et les droits de douanes. Celui d'entre eux
qui a le premier répondu au ministre d'État, M. Grillenberger,
dans une critique acerbe des assurances ouvrières, telles qu'elles^
sont organisées par le gouvernement et la bourgeoisie, a repoussé
avec dédain les pensions promises en vertu du projet officiel. Les
rentes offertes par l'assurance restent au-dessous des secours légaux
donnes par l'assistance publique dans beaucoup de contrées. Elles
sont un ti'ompe-l'oeil, une misérable aumône, des pierres au lieu
do pam, eiu Bcltclgcld, Sieiiie ansialt Brod. Mieux vaut encore
l'assistance, pour les indigens, que l'assurance comme les gens au-
LE SOCIALISMÏ d'ÉTAT. 623
jourd'hui au pouvoir proposent de la pratiquer. Suivant l'article 10
de la loi des pauvres, Armengesetz, du 29 avril 1869, en Bavière,
l'assistance publique est obligée « d'accorder aux personnes deve-
nues incapables de tra^ailler la nourriture nécessaii*e pour entre-
tenir la vie, les vêtemens, le logement, le chauiïage, de procurer
aux malades les secours dont ils ont besoin, les soins médicaux et
les remèdes voulus, de pourvoir à l'enterrement des morts, et de
veiller à l'éducation et à l'instruction des enfans pauvres. »
Dans une étude très remarquée sm* la vie et les salaires à Paris,
M. le comte Othenin d'Haussonville (1) fixe le coût de la vie, pour
l'ouvrier parisien, de 850 à 1 ,200 francs par an, dont 550 à 750 fr.
pour la nourriture. C'est l'équivalent d'un salaire de 2 fr. 75 à
!x francs par jour ouvrable, avec la misère, même pour un individu
isolé, quand son gain reste au-dessous de cette' somme. En Alle-
magne, la moyenne des salaires portés en compte pour l'assurance
contre les accidens, à raison de 3,861,560 ouvriers assurés, avec
un gain de 2,389 millions de marcs, atteint 619 marcs par an, soit
environ 2 fr. 60 cent, par jom* ouvrable et par tête. Gomme les
familles ouvrières allemandes sont très chargées d'enfans, le re-
venu ou les dépenses d'entretien par tête restent nécessairement
beaucoup au-dessous de la somme admise pour le coût de la vie à
Paris. Une enquête minutieuse et approfondie, faite à Mulhouse,
sous les auspices de la Société industrielle, nous fournit des ren-
seignemens précis sur les conditions d'existence de notre popula-
tion ouvrière en Alsace. D'après les comptes détaillés que j'ai sous
les yeux, portant sur un ensemble de 16 ménages de professions
diverses, composés chacun de 5 individus, soit le budget de 80 per-
sonnes, choisis sur un nombre beaucoup plus considérable, les frais
d'entretien, par tête et par an, atteignent ici 365 francs ou 1 franc
par jour en moyenne. Il s'agit, bien entendu, d'individus vivant en
famille et non pas isolément, ce qui entraînerait une dépense plus
élevée. Pour les 16 ménages en question, composés chacun du
père, de la mère et de trois enfans, les dépenses totales pendant
l'année ont été de 29,132 francs, à savoir : Zi,367 francs pour le
logement, Zi,800 francs pour des vêtemens, 17,591 francs pour la
nourriture, 2,367 francs pour menues dépenses. La nourriture
prend ainsi 61 pour 100 de l'ensemble des dépenses, les vêtemens
16 pour 100, le logement 15 pour 100, les menus frais 8 pour 100.
Ces menus frais comprennent bien des choses, mélangées d'un peu
de coulage, suivant l'expression populaire. Ne recommandons pas
d'en éliminer une modeste mesure de superflu, sous prétexte d'éco-
nomie stricte. Notre avis est celui de M. Jules Simon : « Qui ne sait
(1) Voyez la Revue du 15 avril 1883.
624 REVUE DES DEUX MONDES.
pas faire la part du coulage, celui-là est indigne de dresser le
budget d'une petite bourse. » Nous n'entrerons pas dans des
détails plus complets ou plus approfondis sur la manière de
vivre des ouvriers allemands. Pour nous en tenir à l'mslitution
des caisses de retraite à établir par l'État, nous constatons seule-
ment l'insuffisance d'une rente d'invalfdité ou de "vieillesse infé-
rieure à 200 marcs par an. Un revenu si minime couvre à peine les
besoins les plus pressans d'un individu vivant en famille. Un vieil-
lard ou un invalide, obligé de vivre seul, ne peut se tirer d'afïaire
avec une pension si exiguë, sans invoquer la charité.
Aussi longtemps que l'ouvrier assuré a assez de lorces pour ga-
gner plus du sixième de son salaire normal, il n'a pas droit à une
rente d'invalidité. La rente de vieillesse ne peut être accordée non
plus avant l'âge de soixante-dix ans accomplis. Comment feront
pour vivre des hommes gagnant seulement 20 pfennigs par jour
dans la première classe, et dans la deuxième classe 30 plennigs?
C'est ce que les promoteurs de la loi sur l'assurance obligatoire ne
nous disent pas. En motivant, au nom des députés démocrates-
socialistes, un amendement abaissant à cinquante-cinq ans la limite
d'âge pour la rente de vieillesse, M. Grillenberger qualifie d'inhu-
manité éhontée, kn/sse Inhummiitiit , le relus d'une pension quand
l'assuré gagne encore 30 pfennigs dans la classe dont le salaire
mo^en est fixé à 500 marcs par an. Deviennent-ils malades, les
pensionnaires en expectative des offices d'assurance impériaux tom-
bent à la charge de l'assistance publique, comme les ouvriers assu-
rés contre la maladie, quand celte maladie se prolonge au-delà de
treize semaines. Sous ce rapport, les caisses libres fondées par
l'initiative privée, maintenant condamnées à disparaître, étaient plus
libérales. La caisse nationale des retraites, en France, autorise ses
assurés à liquider leur pension dès l'âge de cinquante ans, sans
produire un certificat d'invalidité. En ce qui concerne la Umite de
soixante-dix ans prescrite pour obtenir la rente de vieillesse, peu
d'ouvriers se trouvent encore en état d'exercer leur profession à
cet âg^^, en dehors des travaux agricoles. D'après le recensement
des professions du 5 juin 1882, il y avait alors en Allemagne
1,187,035 individus des deux sexes âgés de soixante-dix ans et
au-dessus. Or la limite moyenne de l'âge auquel arrivent les ou-
VTiers allemands atteint seulement trente-deux ans pour les polis-
seurs de verre, trente-si^ ans pour les tailleurs de pierre, qua-
rante ans pour les meuniers, cinquante-six ans pour les terrassiers,
soixante et un ans pour les tanneurs.
Jamais proposition de loi n'a trouvé autant de contradicteurs que
ce projet pour l'assurance contre l'invalidité. Sur tous les points de
l'empire, dans toutes les classes de la société, les protestations se
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 625
sont élevées innombrables, comme au sein du parlement. Les so-
ciétés d'agricultuie des provinces orientales , si éminemment
conservatrices, se sont, la plupart, prononcées contre l'insti-
tution proposée , à cause du trouble qu'elle menace d'intro-
duire dans les conditions sociales des populations. Pour les
grands propriétaires fondiers de cette région, l'application de la
loi nouvelle, loin d'améliorer les relations entre ouvriers et pa-
trons, deviendra au contraire une source de mécontentement et
de conflits. De même les réunions d'ouvriers, qui ont discuté le
programme officiel, lui contestent le caractère d'une réforme so-
ciale digne de ce nom. Montrer dans cette loi le couronnement de
la réforme sociale, répètent sur tous les tons leurs orateurs, c'est
avouer l'impuissance de la société actuelle pour des réformes sé-
rieuses. Toute la législation protectrice des ouvriers n'est qu'un
leurre : Die (janze Arbeiterschuizgesetzgebunfj isi Schivùidel. Aussi
bien les mesures comme l'assurance pour les rentes d'invalidité
favorisent l'agitation socialiste au sein des masses au lieu de l'en-
rayer. Démocrates et conservateurs se rencontrent dans une
attaque commune, quoique fondée sur des motifs divers et souvent
contraires. Mais ce sont les agitateurs socialistes qui retirent de l'en-
treprise les avantages positifs. Avec une audace inouïe, ils décla-
rent que la seule présentation du projet de loi constitue pour eux
un triomphe, quand même ils sont obligés de le rejeter comme
inacceptable sous sa forme actuelle. Plus tard, ils sauront bien pro-
curer des rentes convenables aux travailleurs invalides au moyen
d'un impôt approprié sur le revenu des classes fortunées. D'ici-là,
le rôle des députés socialistes est de rendre les ouvriers attentifs
aux dispositions de la législation hostiles aux prolétaires. Quand le
gouvernement de l'empire refuse de donner suite aux votes réité-
rés du Reichstag pour l'interdiction du travail du dimanche et de
l'emploi des enfans dans les fabriques, quand les gouvernemens
confédérés refusent de consentir à la fixation d'une journée de tra-
vail normale, on jette de la poudre aux yeux du peuple lorsqu'on
prétend vouloir améliorer son sort!
Sans la démocratie socialiste, affirmait un jour le prince de Bis-
marck, il n'y aurait pas de réforme sociale en Allemagne. Les dé-
putés mandataires du parti, en rappelant ces paroles à la tribune
du parlement, proclament haut et net que leur attitude amènera
le gouvernement au pouvoir à leur faire de plus larges conces-
sions. M. Bebel assure remplir une mission civilisatrice en excitant
le mécontentement au sein des masses. Point de mobile plus efli-
cace du progrès dans l'humanité. Le mécontentement n'est-il pas
la source de tout progrès humain? Sans lui l'humanité ne serait
TOME xcviii. — 1890. /jO
626 REVUE DES DEDX MONDES.
pas sortie de ses langes et se trouverait encore aux premières
phases de son évolution. Toute réforme, chaque innovation a com-
mencé par une lutte et ne s'est accomplie que par la lutte. Au dé-
but, le mouvement engagé trouve peu de partisans. Pour lui ga-
gner des adliérens, il laut exciter le mécontentement des masses
contre l'ordre étabh. Après une glorification de la révolution fran-
çaise, en réponse à un discours fulminant du chancelier de l'em-
pire à la séance du 20 mai 1889, le chef du parti socialiste, qui
compte au nombre des orateurs les plus éloquens du Reichstag, a
montré comment les promoteurs du parti national, M. de Bennigsen
et M. Miquel, ont engagé et entretenu l'agitation d'où est sortie
l'unité de l'Allemagne. Sans cette agitation, l'empire allemand n'exis-
terait pas : le prince de Bismarck lui-même a dû provoquer dans
toutes les parties du pays le trouble et l'irritation contre l'ordre
ancien, afin d'arriver à la confédération du nord et à la constitu-
tion de l'empire actuel. Dès lors, après les exemples venus de si
haut, la logique ne permet pas de reprocher aux démocrates socia-
listes d'employer pour la réalisation de leur idéal les moyens mis
en œuvre par les autres partis. Ces partis n'ont pas le droit de ju-
ger si les socialistes ont tort ou raison dans leurs aspirations, €t
ceux-ci poursuivront leur mission morale, « quoi qu'en puissent
dire l'empereur, le chancelier et vous lous. »
(( Les démocrates socialistes allemands ne sont pas des barbares
et ils ne pensent pas le moins du monde à amener l'anéantisse-
ment de la civilisation et de la culture modernes. » Loin de vouloir
détruire la civilisation, ajoute M. Bebel dans son très remarquable
discours du 24 mai 1889, qui peut être considéré comme la phi-
losophie delà doctrme du parti, ils prétendent au contraire la laire
avancer en mettant à la portée d'un plus grand nombre d'hommes,
à toute la masse du peuple, sans considération de naissance ni de
condition sociale, les ressources d'une culture plus haute créée par
les progrès du temps et le développement naturel des choses. De
même doit tomber l'accusation élevée contre les démocrates socia-
listes d'être ennemis de la patrie, car la patrie ne doit pas être
confondue avec ses institutions du moment. « Nous sommes des
Allemands aussi bien que vous, et nous sommes attachés à cette
Allemagne avec autant d'affection que vous. » Seulement aux yeux
de la démocratie socialiste, l'état des choses en Allemagne ne doit
pas se perpétuer indéfiniment tel qu'il est aujourd'hui. Si l'on con-
sidère l'évolution de la nation et du pays depuis deux mille ans, on
voit que pas un siècle ne s'est écoulé sans y amener des changemens
poUtiques et sociaux considérables. Des monarchies sont venues et
ont péri, des organisations politiques et sociales des formes les
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 627
plas diverses se sont développées et ont disparu, suivies de trans^
fonnations incessantes. Nous sommes loin d'arriver au dernier
terme de l'évolution. Personne ne peut dire : nous voilà au terme
linal, au-delà duquel il n'y a rien de mieux à atteindre et qu'il est
impossible de dépasser. « Non, messieurs, vous serez forcés d'aller
en avant, et c'est nous, justement, les démocrates socialistes, qui
vous y contraindrons. Nous sommes en Allemagne, comme Alle-
mands de naissance, — et nous, qui parlons la langue allemande,
qui avons participé à l'œuvre civilisatrice du peuple allemand aussi
bien que vous, peut-être dans une plus large mesure que la plu-
part d'entre vous, nous avons les mêmes droits que vous dans notre
patrie, dans notre pays natal! Mais vous ne nous pouvez pas obli-
ger de tenir pour bonnes et justes les institutions que vous avez
créées dans votre intérêt. Ici entre en considération notre libre
droit de citoyen et nos convictions qu'aucun empereur, aucun
chancelier, aucun parlement ne peut nous ravir, quelques lois
qu'ils fassent. »
On ne saurait affirmer ses convictions et ses di'oits avec plus
d'énergie ni de décision. Ce que ces dernières déclarations de
M. Bebel ont de caractéristique, c'est que le tribun socialiste se
place maintenant au point de vue national comme aucun autre chef
de parti ne l'a fait auparavant. Les meneurs du parti ont, au con-
traire , constamment affirmé jusqu'ici des tendances internatio-
nales, d'ailleurs inséparables de son esprit et de son programme.
Pourtant les divergences de vues du moment s'expliquent ainsi :
« Comme parti, nous ne sommes d'accord que sur ce que nous vou-
lons atteindi'e; mais nous ne sommes pas d'accord sur la manière,
pom* le simple motif que la réalisation de notre programme ne se;
laisse pas exécuter d'un tour de main, que cela exige une longue
évolution, et qu'il y aurait témérité de lutter contre cette évolutiou
et de penser qu'on peut amener mi état de choses selon son idée,
malgré l'opinion et les intérêts réels ou supposés de la grande ma-
jorité d'un peuple. » Suivant ces déclarations faites à la tribune du
Reichstag, la démocratie socialiste allemande actuelle se distingue
des mouvemens politiques d'autrefois par cela qu'elle se tient sur
le terrain de l'évolution et reconnaît la nécessité de cet état de
choses. « On ne peut pas créer, au moment voulu, un état social ou
un gouvernement à sa convenance ; au contraire , il est nécessaire
que la société, comme telle, en reconnaisse le besoin, et ce be-
soin, nous cherchons naturellement à le provoquer. Cela est juste,
nous travaillons dans ce dessein ; mais cela n'est pas un crime, c'est
un droit que chaque citoyen doit avoir. » Appliqué à persuader le
peuple allemand de la nécessité des transformations sociales,
628 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Bebel ne veut pas arriver à ses fins par l'émeute et par les
moyens violens, sachant bien, en réalité, que le moment n'en est
pas venu et que, dans la phase actuelle, ces moyens seraient promp-
tement réprimés. Les émeutes, la provocation à la révolte, il faut
les abandonner maintenant au zèle des agens du gouvernement
royal, doi koniglich preussischen Lockspitzel. En revanche, le
régime d'exception appliqué aux socialistes n'a pas nui au parti,
malgré ses rigueurs. Sous l'effet des lois d'exception, la démocra-
tie socialiste a vu ses idées se répandre et gagner au point que le
gouvernement de l'empire les a fait pénétrer jusque dans les pro-
jets de loi soumis au Reichstag depuis dix ans. « Ainsi je voudrais
savoir si jamais un parti politique a remporté un plus grand suc-
cès moral que celui que nous avons obtenu. Nous pouvons regar-
der avec la plus grande satisfaction le passé ; et si nous considé-
rons toutes les circonstances, qui, dans l'état de développement
actuel des choses, exerceront dans l'avenir une influence décisive,
nous pouvons être assurés que, conformément à l'évolution pro-
gressive, les idées socialistes se répandront et doivent se répandre
progressivement, parce que celles-ci sortent et émanent de la na-
ture des choses, de l'état des conditions sociales. » Tout travaille
à l'avènement du socialisme, le progrès des idées, le mouvement
économique, l'accroissement des capitaux, la transformation de la
production qui substitue les agglomérations manufacturières aux
ouvriers travaillant à domicile, le morcellement du sol et les exi-
gences d'une culture intensive, l'instruction exagérée donnée à un
nombre excessif de sujets, la législation contemporaine et le gou-
vernement étabh. « Dès lors, comment n'envisagerions-nous pas
l'avenir avec joie et confiance, et serions-nous assez insensés pour
essayer si nous n'arriverions pas à nos fins par des moyens violens!
Non, messieurs, nous laissons tranquillement les choses suivre leur
cours. Si les choses continuent à marcher comme elles ont marché
jusqu'ici, nous n'aurons qu'à nous en féliciter. Nous sommes les
seuls qui, en dépit de toutes les persécutions, ayons raison d'être
satisfaits de leur marche... La démocratie sociahste existe, la dé-
mocratie socialiste prospère et la démocratie sociahste triomphe
en définitive, — avec vous ou malgré vous ! »
IV.
Cette conclusion, jetée à la face du Reichstag comme un défi
ou un cri de victoire, en dit plus sur les effets du sociahsme
d'état dans l'empire allemand que de longs commentaires. Le gou-
LE SOCIALISME d'ÉTAT. 629
vernement établi a proclamé la nécessité des assurances ouvrières
et a présenté le service de rentes par l'Etat aux sujets invalides
comme une mesure de salut public, comme une garantie de l'ordre
existant, comme le moyen le plus sûr d'enrayer les progrès du so-
cialisme révolutionnaire. Aux élections parlementaires du 20 fé-
vrier 1890, les démocrates socialistes, au lieu d'une diminution du
nombre de leurs adhérons, ont emporté un nombre de voix presque
double du chiffre atteint aux élections précédentes, trois ans au-
paravant. Leurs suftrages, au premier tour du scrutin, se sont éle-
vés à 1, 341, 000 au lieu de 763,000 en 1887, et au lieu de 11 sièges
qu'ils occupaient au Reichstag pendant la précédente législature,
ils vont en avoir 36 pendant la session prochaine. Quelques se-
maines avant les élections, le Reichstag avait repoussé un projet
de loi qui autorisait la police à exiler hors du territoire allemand
les sujets suspects de menées socialistes. La majorité ne voulait
pas de cette mesure d'exception, parce qu'elle lui paraissait ineffi-
cace, les mesures de rigueur contre les socialistes ayant seulement
pour effet d'augmenter les forces du parti. A la veille du scrutin,
l'empereur déclara aussi que ses préférences étaient acquises au
succès de la coalition des conservateurs et des nationaux-libéraux,
désignée sous 1ô nom de parti du cartel. Or les électeurs ont écrasé
le parti du cartel, de même que les rescrits impériaux du h février
dernier, proclamant la nécessité d'améliorer la condition des ou-
vriers, sont restés sans efïet sur le résultat des élections.
Dans le premier de ces rescrits, adressé au chancelier de l'em-
pire, l'empereur Guillaume II dit : « Je suis décidé à prêter la
main à l'amélioration de la condition des ouvriers allemands
autant que le permettra la nécessité de conserver à l'industrie
nationale la faculté de concourir sur le marché universel, et de
garantir ainsi son existence et celle de ses ouvriers. Un recul des
exploitations indigènes, par suite de la perte de leurs débouchés à
l'étranger, n'enlèverait pas seulement leurs bénéfices aux patrons,
mais aussi le pain à leurs ouvriers. Les difficultés que la concur-
rence internationale suscite à l'amélioration du sort de la classe
ouvrière ne peuvent être, sinon surmontées, du moins amoindries
que par une entente internationale des pays participant au marché
universel. Persuadé que d'autres gouvernemens sont également
animés du désir de soumettre à un examen commun les tendances
déjà soumises à des transactions internationales par les ouvriers
de ces pays, je veux que la France, l'Angleterre, la Belgique et la
Suisse soient consultées tout d'abord par mes représentans afin de
savoir si les gouvernemens sont disposés à entrer en rapport avec
nous à propos d'une entente internationale sur la possibilité de
630 REVUE DES DEUX MONDES.
répondre aux besoins et aux vœux des travailleurs qui se sont ma-
nifestés dans les grèves des dernières années. Aussitôt que sera
gagnée, en principe, l'adhésion à mon initiative, je vous charge
d'inviter les cabinets de tous les gouvernemens qui prendront le
même intérêt à la question ouvrière, à discuter, dans une confé-
rence internationale, les questions en suspens. »
Le second rescrit, à l'adresse du ministre du commerce, déclare
que les mesures prises jusqu'à présent pour améliorer lai condition
des ouvriers n'ont pas rempli entièrement leur but. Tout particu-
lièrement, les prescriptions du code industriel relatives aux ouvriers
de fabriques doivent être révisées afin de tenir compte des plaintes
et des revendications des ouvriers, en tant que ces revendications et
ces plaintes sont fondées. Il est du devoir des pouvoirs publics de
régler la durée du travail et les heures pendant lesquelles il s'ac-
complit, de manière à garantir la santé des ouvriers, l'observation
des règles de la morale, les besoins économiques et la légitime
prétention des classes laborieuses à un traitement égal devant lai
loi. Dans l'intérêt des bons rapports entre ouvriers et patrons, le
gouvernement a le devoir de fixer les règles pour la participation
des ouvriers, par des délégués possédant leur confiance, à la dis-
cussion des intérêts communs, les mettant en mesure de faire
valoir leurs droits dans les débats avec les patrons et avec les
organes du gouvernement. Les dispositions à prendre doivent per-
mettre aux ouvriers d'exprimer librement leurs vœux et leurs griefs
et de fournir aux autorités administratives le moyen de se tenir au
courant de la situation deS' travailleurs en restant en. contaxît per-
manent avec eux. L'empereur désire notamment que les mines du,
domaine public deviennent des établissemens modèles, susceptibles
de servir d'exemple, par leurs institutions, pour favoriser et déve-
lopper le bien-être des ouvriers employés dans ces exploitations.
Toutefois, les difficultés que soulèvent les réformes en vue, pour
conserver à l'hidustrie nationale ses débouchés à l'étranger, pour
soutenir la concurrence sur le marché universel, rendent désirable
une entente avec les gouvernemens des autres grands pays indus-
triels, afin de régler, si possible, les difficultés au m^yen de con-
ventions internationales. — Le chancelier de l'empire a été chargé, à,
cet elïet, d'inviter les cabinets des états industriels à prendre part
à une conférence analogue à celle dont le gouvernement suisse a
pris l'initiative l'an passé. En attendant, le conseil d'état prussien
a été réuni pour délibérer, sous la présidence même de l'empereur
Guillaume, sur les questions à. soumettre à la conférence.
Telle est, en substance, la teneur des deux rescrits impériaux
publiés à la veille des récentes élections pour le Reichstag. Que ceS'
LE SOCIALISME DETAT. 631
rescrits aient été sans effet sur le résultat des élections, les succès
inouïs des démocrates socialistes le prouvent jusqu'à l'évidence.
A l'ouverture du conseil d'état, le ih lévrier dernier, l'empereur a
répété dans son discours les termes de ses rescrits. Pourtant,
ajoutait le jeune souverain, l'action de l'État ne suffit pas pour
réaliser à elle seule .les améliorations désirables et pour résoudre
la question sociale. Une large part revient, dans cette œuvre, à
l'intervention de l'église et de l'école, en raison de leur influence
sur les mœurs. Le programme des questions que le conseil d'état
vient d'examiner touche la réglementation du travail dans les
mines, la réglementation du dimanche, la réglementation du tra-
vail des enfans, des adolescens et des fennnes. Gomme les délibé-
rations du conseil, auquel l'empereur a adjoint des spécialistes
choisis dans les ministères et des hommes de dillérentes profes-
sions, n'ont ,pas été publiées, nous ne savons encore quelles réso-
lutions ont pu être arrêtées dans ces débats. En ce qui concerne
les mines, on devait examiner si le travail dans les houillères pom*-
rait être soumis à une réglementation internationale, limitant la
durée ou le nombre d'heures pour l'occupation des équipes, avec
exclusion des femmes et des enlans dans le travail souterrain. Le
programme impérial demande ensuite si le travail du dimanche est
à interdire dans la règle, sauf dans les cas de besoin urgent.
Quelles sont les exceptions admissibles, et si ces exceptions sont à
fixer par une convention internationale, pai' une loi ou par voie
administrative? Touchant les enîans, le conseil de\ait examiner si
les enfans doivent être exclus du travail industiiel jusqu'à un cer-
tain âge, quel est cet âge, et s'il doit rester le même pour toutes
les industries; enfin, comment la durée du travail et le mode d'oc-
cupation des enfans seront fixés. De même pom- les adolescens :
Faut-il soumettre le travail industriel à des restrictions, et quelles
seront ces restiictions'? Enfin, en ce qui concerne les femmes ma-
riées, y a-t-il heu de Ihniter leur travail le jour ou la nuit, faut-il
établir certaines restrictions à l'emploi hidustriel des jeunes filles,
quelles sont les restrictions à fixer dans ce cas et les dilïérences
à admettre suivant la natm'e des industries? Pour l'ensemble
des prescriptions sur lesquelles une entente interviendi'a, le conseil
d'état devait décider encore si de nouvelles conférences de reprè-
sentans des états participans devraient se réunir afin d'assurer l'exé-
cution des mesures arrêtées d'un commun accord.
La France et l'Angleterre, la Suisse, la Belgique et l'ItaUe, l'Au-
triche-Hongrie, d'autres états encore ont adhéré à la conférence
convoquée pour le 15 mars de cette année, à Berlin, par le chan-
ceher de l'empire. Cet acte d'adhésion ne signifie pas que l'entenlfC
632 REVUE DES DEUX MONDES.
soit établie dès maintenant sur les mesures à prendre. Au con-
traire, la plupart des états participant à la contérence ont formulé
des réserves sur leur attitude relativement aiix questions à exami-
ner. Dans son ensemble, le programme soumis au conseil d'état
embrasse les propositions déjà votées au Reichstag sur l'initiative
des fractions du centre et des conservateurs, mais qui n'ont pas
encore obtenu la sanction du Bundesrath. C'est la moindre partie
du minimum des revendications du parti socialiste sur lesquelles
le Reichstag a déjà délibéré. M. Liebknecht n'en déclare pas moins
que les démocrates socialistes acceptent le programme impérial
pour les concessions en perspective, quittes à exiger davantage
quand ces concessions seront laites. Mieux vaut avancer lentement
que de compromettre l'avenir par des écarts intempestifs. Qui-
conque suit de près le mouvement socialiste ne peut caresser l'es-
poir de le voir enrayé de sitôt, tout en applaudissant aux efforts
du jeune empereur pour s'éclairer sur les moyens de porter re-
mède au mal social. Aussi bien n'attendons-nous pas, dès mainte-
nant, des résultats pratiques importans de la conférence réunie à
Berlin. Mais il était bon de poser la question des mesures protec-
trices en faveur des ouvriers à régler par voie de convention interna-
tionale entre les gouvernemens intéressés, alors que la démocratie
socialiste invoque de son côté des mesures internationales pour
arriver à ses fins. Par malheur, la loi sur l'assurance contre l'inva-
lidité, qui donne droit à des millions d'hommes à une rente servie
par l'Etat, ajoute à l'agitation révolutionnaire un nouveau lerment
pour développer le mécontentement des masses. Si M. Liebknecht
a pu dire, lors du vote des premières lois ouvrières : « Le chancelier
de l'empire croit nous tenir par ces mesures, quand c'est au con-
traire nous qui le menons, » il considérera également les rescrits
impériaux comme des moyens de propagande pour sa cause. Pré-
tention d'autant plus fondée que les promoteurs du parti ne man-
quent pas d'exploiter contre les autorités au pouvoir les menaces
de répression dont est accompagnée toute concession nouvelle.
Rappelons, en terminant, que, le matin des élections pour le Reichs-
tag, l'empereur Guillaume a fait battre la générale pour mettre sur
pied toute la garnison de Berhn, qu'il a conduite ensuite au champ
de manœuvre du Tempelhof, puis ces derniers jours encore à la
clôture de la diète de Brandebourg, après avoir manifesté le désir
de soutenir les revendications des ouvriers paisibles, il a déclaré
être prêt à écraser quiconque serait contre lui : We?^ nicht mil
mir ist, zerschmettere ich !
Charles Gkad.
LE JAPON
L'ÉVEIL D'UN PEUPLE ORIENTAL A LA CIVILISATION
EUROPÉENNE.
Tlie indiistrial transition in Japan, hy Yeijiro Ono, Ph. D. (University of Michigan).
American Economie Association, january 1890.
L'extrême Orient et l'Occident s'étudient et se contemplent de-
puis vingt ans. Vont-ils se pénétrer l'un l'autre? L'uniformité des
institutions, des lois, des mœurs, des méthodes de travail, doit-
elle s'étendre au monde entier? Ces Orientaux, qui nous paraissent
endormis depuis tant de siècles, sont-ils à la veille de nous em-
prunter nos arts, nos procédés, notre structure mentale? Quels
changemens, quelles douleurs ou quelles jouissances, en résultera-
t-il pour eux et aussi pour nous ? Gomment en seront modifiées
les conditions de vie, de production et d'échange de l'Occident?
L'inlatuation européenne, l'orgueil démesuré, les aspirations illimi-
tées, les exigences chaque jour croissantes des « civilisés, » comme
les appelait dédaigneusement Fourier, trouveront-ils dans le déve-
loppement industriel de l'extrême Orient matière à triomphe ou
matière à regret? Voilà des questions qui intéressent la curiosité
et aussi la politique. Tous les rescrits de l'empereur d'Allemagne
et tous les débats des pays constitutionnels deviennent des vétilles
auprès de ce grand problème, pour l'équilibre et la direction du
monde : la Chine et le Japon vont-ils se faire nos concurrens et nos
rivaux?
634 REVUE DES DEUX MONDES.
C'est la Chine surtout qui nous intéresserait : sa population et ses
ressources naturelles peuvent égaler celles de l'Europe entière,
moins la Russie, qui est un monde à part. Mais la Chine aime le
silence et le mystère : elle ne parle que de temps à autre, sur un
mode ironique, par la bouche d'un fin lettré, qui habite depuis si
longtemps les bords de la Seine qu'on peut se demander s'il n'est
pas aussi Parisien que Chinois.
Le Japon, au contraire, réfléchit tout haut. Non-seulement il
parle, mais il écrit, avec un accent de sincérité profonde, avec
l'anxiété de la recherche et du doute. Ces Japonais, dont il est con-
venu qu'ils sont légers et frivoles, nous livrent des études que le
plus méditatif et le plus érudlt docteur de Leipzig ou de Berlin au-
rait peine à égaler en profondeur, et dont il ne saurait en aucun cas
atteindre la netteté. Le Japon a-t-il trouvé définitivement sa voie,
il y a vingt-deux ans, en 1868, quand il surprit l'univers par cette
soudaine révolution qui abattit le pouvoir usurpateur du shogoun,
restaura dans tous ses droits le mikado, détruisit la féodalité et
prit à la fois quelques-unes des lois et toutes les modes extérieures
des Européens? Cette voie nouvelle, où il est entré, avec la préci-
pitation des peuples en révolte, doit-il y persévérer? Du moins,
par quelles étapes, avec quelles précautions convient-il qu'il y
avance désormais ? Pratiquement ou théoriquement, tous au Japon
aujourd'hui se posent cette question qui comporte tant d'aspects
divers.
Hommes d'état ou publicistes ont la conscience de la gravité et
des difficultés du problème. L'année 1890 s'ouvre, pour eux, pleine
de perplexités. Elle va inaugurer un nouveau régime politique,
peut-être aussi un nouveau régime économique. Sous la pression
des chefs impérialistes qui ont gouverné le pays de 1868 à ce jour,
le mikado avait solennellement promis, par un décret impérial
d'octobre 1881, que l'empire serait doté d'un parlement en 1890.
Les lois constitutionnelles furent promulguées en février 1889 : le
peuple leur souhaita la bienvenue par trois jours de fête où la ville
de Tokio, l'ancienne Yédo, donna le spectacle de féeriques réjouis-
sances. Les élections sont fixées au mois de novembre prochain :
un an auparavant, en novembre 1889, comme pour afïermir la
monarchie au moment où elle va affronter cette épreuve, on pro-
clama solennellement héritier de la couronne le prince impérial
Harounomya, fils adoptit de l'empereur. La constitution nouvelle
ne repose pas, à proprement parier, sur le principe populaire,
puisque, pour être électeur, il faut posséder environ 4,000 francs
de revenu. Les paiiis politiques n'ont pas attendu, pour se former,
que le parlement fût ouvert ; il s'en est constitué trois : le parti'
LE JAPON. 635
progressiste qui est aux affaires depuis la révolution; le parti libé-
ral, dont le comité directeur a été dissous et qui semble surtout
se caractiz-riser par une certaine défiance à l'égard des étrangers;
enfin un troisième parti, moins bien délimité, qui fait principale-
ment des recrues dans la jeunesse.
Cette transition politique se complique d'un problème écono-
mique des plus ardus, la revision des traités avec les nations civi-
lisées. Il s'agit pour le Japon de reconquérir sa liberté judiciaire
et sa liberté économique; mais ces biens, il les devra aclieterpar
quelques concessions concernant l'ouverture du pays aux 'étran-
gers. Cette question passionne plus les Japonais que celle de la
constitution. Elle a déjà provoqué une tentative d'assassinat poli-
tique. Le comte Okouma, ministre des affaires étrangères et parti-
san d'une revision des traités qui ouvrirait l'intérieur du pays aux
Européens, fut frappé d'une bombe de dynamite par un fana-
tique, lequel, croyant l'avoir tué, se coupa la gorge immédiate-
ment. Le comte Gkouma en fut quitte pour l'amputation d'une
jambe, mais ses projets ont été peut-être aussi atteints que lui par
la bombe. Le ministère en est devenu indécis et chancelant.
Pour apprécier les difficultés de la situation actuelle au Japon,
il faut s'élever au-dessus des menus incidens de la politique cou-
rante. 11 convient d'étudier les réformes déjà accomplies, l'état réel
du peuple, les transformations qu'il a subies et celles qui se prépa-
rent, soit par les intentions du gouvernement, soit par la force
des choses.
Nous avons pour cet examen un guide précieux, un Japonais
dont l'éducation s'est complétée aux États-Unis, M. Yeijiro Ono,
docteur en philosophie de l'université de Micliigan. Dans un tra-
vail étendu, plein de faits et de pensées. Vie Industrial Transition
in Japan, M. Yeijiro Ono décrit la situation actuelle des classes
rurales et industrielles dans son pays, l'état de l'agriculture, des
■manufactures et des moyens de transport; puis, avec toute la
science d'un véritable scholar, versé profondément dans l'histoire
•économique, il déduit les lois du développement industriel, il fait
l'apphcation de ces lois à son pays; il indique les écueils à éviter,
les réformes à accomplir. On serait étonné de l'érudition de l'au-
teur, si l'on ne connaissait l'esprit de Y American Economie associa-
tion qui a édité cet important travail : toutes les pubhcations de
cette Société, fondée il y a une demi-douzaine d'années, se signa-
lent à la fois par la solidité des connaissances doctrinales et par
l'étendue des investigations historiques. M. Yeijiro Ono déclare
qu'il est -très redevable à deux professeurs de l'université de
Michigan, MM. Henry C. Adam et Frederick C. Hicks, ainsi qu'au
636 REVUE DES DEUX MONDES.
professeur K. Mitsukuri, de l'université impériale du Japon, pour
diverses informations ou suggestions. Son livre offre un intérêt
sans égal, non-seulement par un exposé exact de l'état intime du
Japon et par des conseils judicieux pour la solution des difficultés
présentes ou piochaines, mais surtout par la révélation des impres-
sions et des anxiétés d'une âme d'extrême Orient, eût-elle été pen-
dant plusieurs années imprégnée des enseignemens des États-Unis,
devant l'imminence de l'introduction en Asie de la civilisation occi-
dentale. Les hésitations et les craintes d'un Japonais, hôte et élève
de l'Amérique du Nord, nous feront mieux comprendre les appré-
hensions et les répugnances des Chinois à adopter ce que nous
appelons si fièrement nos progrès.
I.
En lisant l'ouvrage de M. Yeijiro Ono, avec l'attention que méri-
tent et le sujet et l'auteur, on est frappé à la fois du sens historique
et de la faculté d'abstraction de l'écrivain oriental. Le Japon,
d'après lui, traverse une pha!«e analogue à celle qu'a parcourue
l'Occident de l'Europe, particulièrement l'Angleterre, au xviii'^ siè-
cle. Pour justifier cette conception, il s'étend en rapprochemens
ingénieux. Fort au courant de la littérature économique, il cite Ar-
thur Young, Quesnay, d'autres encore. A ce dernier, il donne le
rang d'un homme d'état. La tâche qui s'impose au Japon, écrit-il,
c'est, au point de vue législatif et administratif, de réaliser les ré-
formes des gTdinds states?nen du xvm® siècle ou du commencement
du xix% Walpole, Quesnay, Turgot et Stein ; c'est aussi, au point
de vue économique, œuvre infiniment plus dangereuse, de préci-
piter dans le cours de quelques années l'introduction des machines,
qui a exigé en Europe, depuis le premier métier à filer d'Ark-
wright en 1771, notablement plus d'un siècle. Enfin, le troisième
terme du problème^ c'est l'évolution morale : un nouvel idéal de
vie a été conçu, et chaque jour, quoique inconsciemment, il se déve-
loppe au fond du cœur de la nation. Fréquemment, M. Yeijiro Ono
revient à cette observation : la transition industrielle va néces-
siter une révolution dans l'éthique sociale, un nouveau code de
l'éthique.
La transformation accomplie si rapidement au Japon n'est en-
core qu'une ébauche ; elle n'a presque qu'un caractère politique.
Le régime féodal a été détruit; mais il n'est pas remplacé. Les lois
politiques récentes ne peuvent se soutenir sans industrie; c'est
seulement parmi les peuples industriels, dit notre auteur avec une
légère exagération, oubliant les anciens petits cantons suisses, que
LE JAPON. 637
peuvent fonctionner les institutions libres; c'est l'industrie qui a
développé le principe de l'individualisme. En vain, sont ouvertes
30,000 écoles chez un peuple qui a toujours eu de la curiosité et
le goût de s'instruire ; en vain l'on a construit quelques chemins
de fer et quelques filatures, la force qui domine la société japo-
naise est encore la force féodale et anticommerciale.
Les régimes sociaux s'offrent, dans le même ordre de succession
et avec des traits identiques, chez des nations qui n'ont eu entre
elles aucun rapport. De tous ces régimes, celui qui a été le plus
universel et dont on retrouve partout le plus de traces, c'est le
régime féodal. M. Yeijiro Ono nous le décrit tel qu'il a subsisté au
Japon jusqu'à la révolution de 1868. Jetons à sa suite un coup
d'oeil sur le pays et sur la population.
L'empire japonais se compose d'une très grande île oblongue, au
climat tempéré, appelée Hondo, qui forme le centre de l'archipel,
d'une autre île septentrionale, assez vaste, de forme presque car-
rée et de climat hyperboréen, Yéso, de deux îles méridionales
de moyenne étendue, Shikoku et Kiushiii, situées la première en face
de la partie sud de Hondo et formant avec elle une sorte de mer
intérieure, la seconde au-dessous de Hondo, enfin d'un très grand
nombre d'îles minuscules éparses, à proximité des côtes des îles
principales. Le développement de ces côtes est énorme ; aucune
autre contrée civilisée n'en présente un semblable. La Grande-Bre-
tagne, dans sa partie centrale et méridionale, est beaucoup plus
massive. Ce sont là des conditions très propices à l'essor de la po-
pulation, du commerce et des arts. Le seul obstacle est que la
grande île de Hondo se trouve coupée dans toute sa longueur par
une chaîne de montagnes qui, sur un assez long parcours, offre
une certaine élévation. C'est un léger inconvénient au milieu de
tant d'avantages. Si le Japon avait la bonne fortune de posséder,
comme la Grande-Bretagne, des mines de houille et de métaux, —
et nous verrons qu'il n'en semble pas dépourvu, — on lui pourrait
prédire un avenir industriel et maritime assuré.
La côte orientale du Japon, celle sur le Pacifique, est exposée à
l'action bienfaisante des courans tropicaux; la côte occidentale, au
contraire, est soumise au courant arctique, qui y produit des orages
et des tempêtes. Toute la partie du sud est découpée par d'innom-
brables baies, qui servent d'abri aux pêcheurs et aux mariniers ;
puis une véritable mer intérieure, avec les précieux avantages de
cette disposition topographique, est formée par les deux îles
moyennes méridionales, Shikoku et Kiushiu, avec le sud de l'île
principale Hondo. On a fait beaucoup de recherches sur les origines
du peuple japonais. On admet qu'une conquête fut effectuée par
638 REVUE DES DEUX MONDES.
les Aïnos, qui descendirent du nord du continent asiatique par ks
îles Saghalien. Ces Aïnos, restés barbares, sont aujourd'hui relé-
gués dans la grande île du nord, Yéso, qui n'a qu'une population
très clairsemée. Ceux qui s'établirent dans le sud eurent à lutter
contre des tribus d'une nature plus fine et plus apte à la civilisa-
tion. Sur la côte orientale, sur la mer intérieure que nous avons
décrite, grâce aux précieux avantages du climat et de la topogra-
phie, la population devint dense, des villes se fondèrent et prirent
une importance considérable.
La lutte contre les Aïnos envahisseurs, et pendant plusieurs siè-
cles maîtres du pays, semble d'après M. Yeijiro Ono avoir déve-
loppé la conscience nationale et uni des groupes d'hommes jusque-là
isolés. Osaka, sur la mer intérieure, devint vers le commencement
de notre moyen âge le principal centre du commerce à la fois ma-
ritime et terrestre; la cour impériale se tenait à Kioto,quise trouve
à proximité, mais dans les terres. Après des séries de guerres, qui
durèrent des siècles, les barbares Aïnos furent repoussés dans l'île
du nord. Due fois affranchi, le Japon tomba dans le morcellement
administratif", malgré l'unité politique qu'y maintint le shogoun (taï-
koun), lieutenant de l'empereur, ayant usurpé les pouvoirs réels,
mais non le titre et la dignité de son maître, et transmettant héré-
ditairement pendant deux siècles et demi à sa famille cette usur-
pation. C'est un spectacle étrange qu'une usurpation héréditaire
qui, pendant un si long cours de temps, ne se transforme pas en
légitimité et laisse subsister le souverain nominal. Politique singu-
lièrement avisé, lyeyasu, fondateur de la famille Tokugawa, qui a
possédé le shogounat ou taïkounat depuis la fm du xvi*' siècle jus-
qu'à la révolution de 1868, avait établi le siège de son pouvoir à
Tokio, autrefois appelé Yédo, situé sur la côte orientale, au fond
d'un golfe, et à peu près au milieu de l'île principale. C'était un
simple hameau dans un château féodal : la famille Tokugawa trans-
forma le château-fort en palais, et à la longue le hameau, qui de-
vint le rendez-vous de toute la classe militaire, en une ville de
500,000 habitans à la fin du xvii*^ siècle. 11 prit toutes les précau-
tions pour assurer son pouvoir contre toute révolte.
Les grands feudataii-es des provinces, au nombre de 268, étaient
attachés au shogoun, soit par des hens de parenté, soit tout au
moins par la crainte. La famille Tokugawa s'arrangeait pour que
jamais deux chefs de provinces voisines n'eussent l'un pour l'autre
des sentimens d'amitié. Tous les seigneurs féodaux étaient tenus
de laisser comme otages une partie de leur famille dans la métro-
pole, Tokio, résidence du shogoun, et ils devaient s'y rendre eux-
mêmes avec une suite brillante, une année sur deux, pour payer
LE JAPON. 639
leur tribut d'hommage à sa hautesse [Ih's Ilinhnean). En dehors
de ces gages et de ces marques d'obéissance, chaque seigneur
de province jouissait, au point de vue administratif, judiciaire, mi-
litaire et financier, d'une complète indépendance. Tout comme ses
confrères du plus lointain Occident, le seigneur féodal au Japon
vivait dans un château-fort, entouré de hauts remparts de terre,
flanqué de tours, défendu en avant par de profonds fossés. Atte-
nant au château vivaient les principaux tenanciers [retainers) qui,
en temps de paix, remplissaient les divers offices civils. La partie
de la ville qu'ils habitaient était enserrée de portes massives et nul
n'y entrait sans un permis spécial. En dehors des portes s'étendait
le marché fréquenté par toutes sortes de marchands et d'artisans.
L'ensemble de la cité était entouré de fortifications, et tout étranger
qui y pénétrait se trouvait soumis à une attentive surveillance.
Dans cette organisation toure militaire, aucune force économique
ne pouvait se développer en liberté et produire ses naturels effets.
Les routes, sauf quelques-unes qui conduisaient à Tokio, étaient
dans le plus déplorable état. Le peu de commerce qui existait entre
les différentes provinces offrait plutôt le caractère du commerce
étranger que du commerce intérieur, entravé qu'il était par des
péages et des barrières de toutes sortes. La migration ou le chan-
gement de domicile, ce trait si caractéristique de la moderne so-
ciété occidentale, ne pouvait se produire. La cellule de la société
était la famille plutôt que l'individu, la propriété était familiale et
dirigée par le chef de famille. Pour s'étabhr dans une autre localité
que celle de sr>n origine, il n'y avait guère d'autre procédé que l'en-
trée par adoption dans une famille dudit lieu. Si, par accident ou
par goût d'aventure, on se trouvait au-delà des limites de sa
propre province, on était exposé au soupçon, même à la haine, et
sans sécurité pour sa vie ou ses biens. La noblesse, dont le droit
de propriété reposait sur le germent d'allégeance au suzerain féo-
dal, remplissait avec orgueil le rôle de détenseur de la société,
pendant que la classe commerçante et la classe qui cultivait le sol
n'avaient aucune autre ambition que celle de réussir dans le cercle
étroit des travaux et des devoirs qui formaient le cadre de leur
tranquille existence. La multiplicité des dialectes, les provincia-
lismes, toutes les coutumes particulières qui marquent une société
localisée, foisonnaient au Japon et en faisaient comme une bigar-
rure.
La description de M. Yeijiro Ono nous montre un Japon fort
semblable à notre moyen âge. Cependant, malgré toutes ces con-
traintes extérieures, la société n'était pas complètement cristalli-
sée : notre auteur explique avec clarté les causes qui, dans le
640 REVUE DES DEUX MONDES.
lointain Orient, comme dans notre Europe, devaient à la longue
faire éclater le régime féodal. La population se développait rapide-
ment dans les provinces situées sur la mer. On y trouvait deux
industries, la pêche et la navigation, qui variaient les travaux,
étendaient l'horizon, développaient la richesse. Des ports s'y ton-
daient, l'agriculture environnante était plus perfectionnée et plus
prospère, la division du travail s'y trouvait poussée plus loin. Sur
cette mer intérieure principalement que forment, avec le sud de la
grande île Hondo, les deux îles méridionales de Shikoku et de
Kiushiu, les agglomérations se pressaient.
Les provinces qui avoisinaient les grandes routes conduisant
à Yédo ou Tokio profitaient, d'autre part, du passage inces-
sant des grands feudataires, avec leur innombrable suite, allant,
une année sur deux, rendre leurs hommages au shogoun. Ces pé-
régrinations officielles et régulières jouaient un rôle important dans
la distribution de la richesse et de la population du Japon féodal.
Le médecin d'une ambassade hollandaise, Engelbertus Kempfer,
qui fit deux voyages en 1691 et 1695, de Yédo (Tokio) le long de la
côte orientale, s'émerveillait de la fréquentation des voies publi-
ques. « Je puis assurer comme témoin oculaire, écrit-il, que la prin-
cipale de ces routes sur laquelle je me suis trouvé à quatre reprises
est, à certains jours, plus encombrée de monde que les rues de la
plus populeuse ville de TEurope. » Un passage de la description de
ce Hollandais de la fin du xvii° siècle mérite d'être reproduit :
« Le train de quelques-uns des premiers princes de TEmpire rem-
plit la route pendant plusieurs jours. Quoique nous voyagions
nous-mêmes d'un pas accéléré, nous étions souvent atteints par
les bagages et l'avant-garde, constituée des serviteurs et des offi-
ciers inférieurs, qui défilaient devant nous pendant deux jours, en
diverses troupes et en ordre admirable ; puis le troisième jour
nous étions rejoints par le prince lui-même avec une cour nom-
breuse. La suite d'un des chefs daïmios, comme on les appelle,
est évaluée à vingt mille hommes environ, celle d'un sjomio à dix
mille, celle d'un gouverneur de ville impériale ou de terres de la
couronne à une ou plusieurs centaines d'hommes, suivant leur
rang et leurs revenus respectifs. »
Les seigneurs des princi[)ales provinces agrandissaient et or-
naient leur château-fort, qui tendait à devenir un palais. Sous ses
murs, la cité se remplissait d'artisans et de manufactures ; les arts
élégans qui ont fait en Europe la renommée du Japon doivent leur
origine au goût raffiné de la société féodale. C'est une des méprises
de la plupart des économistes, et il est regrettable qu'ils s'y entê-
tent, de méconnaître le rôle éminemment civilisateur du luxe. Une
LE JAPON.
Qhi
société policée n'a pu se constituer et les arts et métiers se perfec-
tionner et se varier que dans les pays où le luxe est éclos, soit pour
les temples et le culte, soit pour des chefs riches et curieux des
objets rares. Si le centre de l'Afrique reste voué à une barbarie
toute primitive et stationnaire, c'est en partie que ni le culte ni
les goûts des chefs n'y ont suscité les métiers qui entretiennent
le luxe.
Ainsi des germes se multipliaient au Japon de dissolution de
la société féodale, sur les côtes, dans les villes maritimes, le long
des sept grandes routes, sous les murs mêmes des châteaux féo-
daux des principaux chefs. Les provinces étaient soumises au sort
le plus inégal ; la taxe foncière, principale ressource des pouvoirs
publics à tous les degrés, absorbait parfois 70 pour 100 du produit
de la terre et tombait rarement au-dessous de 30. La condition des
paysans était misérable et précaire, quoiqu'un pouvoir, plus pater-
nel parfois, dans sa sévérité, que notre inflexible bureaucratie, fît
des remises de taxes en cas de disette et quelquefois s'approvision-
nât de grains pour parer à l'insuffisance des voies de transport.
Les monnaies variaient d'une province à l'autre et aussi la mon-
naie de papier, que les Orientaux, Japonais et Chinois, connurent
bien avant les Européens. Lors de la chute de la féodalité, en
1868, il y avait en circulation 29 sortes de papier-monnaie et
^9 types de monnaie métallique, dont 23 en or, 19 en argent,
5 en cuivre et 2 en fer. Les salaires variaient dans d'énormes pro-
portions d'une province à l'autre, étant souvent dans une localité
la moitié ou le tiers du taux usité dans la voisine.
Telle était la société où a éclaté la révolution de 1868, dé-
truisant le grand chef féodal, le shogoun, restaurant l'empereur,
le mikado, établissant au moins nominalement la centrahsation et
abolissant, sauf des titres honorifiques, toute différence de rang.
Notre révolution de 1789, préparée par plusieurs siècles d'admi-
nistration centralisée et de vie intellectuelle intense, n'est qu'un
jeu auprès de celle du Japon ; et cependant, en ce dernier pays, à
la transformation politique se joint une révolution économique qui
doit, dans quelques années, doter le Japon de tout l'outillage mé-
canique qu'il a fallu plus d'un siècle pour constituer en Occident.
Quelques-uns des chefs des provinces du sud-ouest, au risque
de leur vie, prêtèrent serment de fidélité au mikado oublié dans sa
résidence de Kioto, et partant en guerre contre le shogoun, dé-
truisirent l'usurpation de la famille Tokugawa et rétablirent l'em-
pereur dans tous ses pouvoirs. C'est la restauration du souve-
rain légitime qui a mis fin à la féodalité. Que la féodalité soit
morte en tant qu'organisme gouvernemental, cela est certain ; mais
TOME XGVIII. — 1890. /fi
Qll'2 EEVUE DES DEUX MONDES.
elle se survit en quelque sorte par les mœurs, par l'état d'esprit.
L'autonomie des provinces n'existe plus; les droits féodaux sont
abolis; la classe féodale, sans avoir été l'objet d'aucune violence ou
cruauté, a perdu toute force. En 1872, les grands feudataircs ont
été appelés à Tokio et astreints à y vi\Te comme une classe de
simples nobles. Les conseillers du mikado imitaient ainsi Louis XIV;
ils transformaient des seigneurs locaux en des courtisans. On ne
les dépouilla pas de leurs biens, mais on convertit ceux-ci : les
grands domaines seigneuriaux ou les droits et redevances fondés
sur la terre furent transformés en des obligations à terme [fenni-
nable honch) émises par le gouvernement. La destinée de la plus
grande partie de cette classe féodale inspire la pitié. C'était, nous
dit M. Yeijiro Ono, en tant que classe dirigeante, une catégorie
d'hommes tout à fait accomplis, ayant le sens raffiné du devoir et
de l'honneur ; mais leur éducation et leur vie les avaient préparés à
l'insouciance, à la prodigalité, même à l'extravagance. N'ayant plus
pour fortune que des obligations portant intérêt, beaucoup la gas-
pillèrent par légèreté ou furent v'ctimes de rusés marchands. On
citait dernir'rement l'un des principaux daïmio?. qui, prenant phi-
losophiquement parti de sa nouvelle pauvreté, vend des légumes
dans les rues de Tokio. Les demeures féodales qui ornaient les
anciennes capitales de pro'snnces ou de districts ont été souvent
détruites et remplacées par des plantations de thés ou de mûriers.
En même temps que s'abaissait ainsi la classe des anciens grands
feudataires, les villes que leur résidence animait autrefois tombaient
en décadence. Quelques-unes furent prises pour sièges des nou-
veaux gouvernemens locaux et s'ajustèrent sans trop de souffrances
ni de peines au nouveau régime ; quelques autres furent sauvées
par l'excellence de leur situation. Mais un grand nombre de ces
cités féodales [ca^lle-toivrni), sinon la plupart, s'étiolèrent avec une
rapidité dont l'Europe, aux changemens graduels, ne nous offre
aucun exemple. Les statistiques de la population de 1879 à 1886
témoignent de ce dépérissement de beaucoup de villes. Les grandes
cités commerçantes et surtout les ports, à l'exception de Kioto,
l'ancienne capitale abandonnée du mikado, et de Kanazawa, virent
considérablement s'accroître le nombre de leurs habitans. La po-
pulation de Tokio, la capitale régulière du Japon nouveau, de
même qu'elle avait été celle du shogoun ou taïkoun, passa de
799,000 âmes à 1,121,000; Osaka, de 287,000 à 361,000; Kobe
ou Hiogo, chétive bourgade naguère, s'éleva de 13,000 âmes à
80,000. Mais, comme contre-partie à ce prodigieux développe-
ment, Kioto tomba en sept années de 331,000 âmes à 245,000.
Sur 3Zi villes plus obscures, comptant au temps récent de la féo-
dalité de 20,000 à 40,000 habitans, 17, soit la moitié, sont en dé-
LE JAPON. 6/l3
din marqué et certaines perdent jusqu'à 20,000 âmes. Trait carac-
téristique, qui ne se voit plus en Europe, la population quitte les
villes pour les campagnes. Sur un ensemble de 38 millions d'âmes
en 188(5 pour tout le Japon, 3,52^,000 seulement, moins de
10 pour 100, habitent les villes de plus de 20,000 âmes. M. Yei-
jiro Ono rapproche cette distribution de celle des États-Unis et de
l'Angleterre, où 25 pour 100 de la population, pour les premiers,
et 60 pour 100, pour la seconde, habitent les villes. Le Japon est
donc aujourd'hui une contrée purement agricole.
On prétend que la population s'y est beaucoup accrue depuis
le commencement du siècle. En rassemblant les registres des pro-
vinces, on trouve qu'en 1815, en pleine féodalité, la nation japo-
naise ne comptait que 25,020,000 âmes. Des reccnsemens faits à
la moderne chaque année depuis 1872 lui ont découvert un chiffre
d'habitans beaucoup plus considérable : 33,600,000 en 1876 et
plus de 39 millions en 1886. On est peut-être en droit de n'accor-
der qu'une confiance restreinte à ces dénombremens dont les
écarts sont trop sensibles pour s'expliquer sans l'intervention de
quelques erreurs. M. Yeijiro Ono admet que la population dans ces
dernières années augmente de 360,000 âmes environ par an.
Comme la superficie des quatre grandes îles et des milliers
d'îlots qui composent le Japon ne paraît pas atteindre 380,000 kilo-
mètres carrés (la Grande-Bretagne et l'Irlande en comptent 31/i,000
et la France 528,000), on a une moyenne de plus de 100 habitans
par kilomètre carré, soit de àO pour 100 s-aipérieure à la densité
moyenne de la population française et l'équivalent approximatif de
la densité de la population italienne. Cette forte population du Japon
est d'autant plus remarquable que la grande île septentrionale,
la seconde en étendue et la plus massive de l'archipel, Yéso ou
Hokkaido, n'a pas 5 habitans par mille carré, environ 2 habitans par
kilomètre carré. Toute la partie septentrionale de la principale île,
Hondo, ne possède aussi qu'une population assez disséminée, moins
de 100 habitans par mille carré, ou de liO par kilomètre carré. 11 faut
donc que la population foisonne dans certaines parties de l'archipel ;
et, de fait, dans diverses provinces, qui ne contiennent pas de grandes
villes commerciales, on compte plus de 500 habitans par mille ou
de 200 par kilomètre carré. Cependant, le Japon, jusqu'ici du
moins, n'a pas, pour entretenir sa population, les ressources d'un
riche sous-sol en exploitation comme celui de la Belgique ou du
nord de l'Angleterre, non plus que les débouchés d'un vaste com-
merce international. Il faut donc ou que le sol japonais soit très
productif, ou que la population japonaise ait beaucoup de sobriété:
l'une et l'autre conditions contribuent à cette densité delà popula-
tion de l'archipel.
6 M REVUE DES DEUX MONDES.
Elle est, disions-nous, presque toute agricole : d'après le recen-
sement de 1876, que cite M. Yeijiro Ono, le nombre des adultes
engagés dans la production était évalué à 19,010,000, dont
li,870,000 agriculteurs (^?/-wm«), 701,000 artisans, 1,309, OOOmar-
chands ou commerçans et 2,129,000 hommes adonnés à des pro-
fessions diverses. La classe des nobles, qui est encore reconnue par
la loi, quoique sans privilège politique ou économique, comprenait
/|2^,326 ménages en 1886 [numbered 424,326 househoîds). Il est
temps d'examiner ce qu'est cette agriculture qui miraculeusement,
sans le secours des machines, ni presque du commerce, fait vivre
tant de gens sur un si étroit territoire.
II.
Les campagnes japonaises sont en train de s'émanciper du
régime féodal (1). Celui-ci a été détruit en 1868; mais ce n'est
pas en une génération que les mœurs se transforment, que
les esprits s'ouvrent et que les méthodes se succèdent. L'écri-
vain japonais n'a pas pour l'agriculture de son pays l'admi-
ration et la tendresse que manifestent à l'endroit de la leur,
quand ils daignent nous communiquer leurs impressions, les Chi-
nois. Le paysan n'est encore émancipé que par la loi, non par l'es-
prit : « le paysan est stupide, » cette dure sentence revient fréquem-
ment sous la plume de M. Yeijiro Ono. Dans certaines provinces, les
trois quarts des terres sont des terres publiques et restent incultes ;
l'agriculture japonaise offre le type le plus extrême de la petite
exploitation, sjnall farming- et l'auteur, impressionné par les
États-Unis et l'Angleterre, apprécie surtout l'agriculture scienti-
fique et industrielle et, sinon les énormes, du moins les grandes
fermes. Peut-être oublie-t-il trop que, sans parler des merveilles
problématiques de la culture chinoise, la petite exploitation, même
sans la petite propriété, arrive dans les Flandres à des résultats
prodigieux que M. Emile de Laveleye a décrits dans son Rapport
mr V agriculture belge. L'auteur japonais considère le système des
petites exploitations comme transitoire et aspire à sa transforma-
tion. 11 nous déclare que le blé japonais est le plus mauvais blé du
monde. Il ajoute qu'on croit généralement que la productivité du
sol a diminué depuis le x® siècle. On ne saurait vraiment lui re-
procher de trop vanter son pays.
La terre se trouvait soumise, il y a moins d'un quart de siècle
(1) Voir, à ce sujet, les études que M. George Bousquet a publiées dans la Revue
de 1874 à 1878.
LE JAPOX. 645
encore, au régime féodal : quantité énorme de terres publiques,
propriété familiale assujettie à des redevances diverses, tenure in-
certaine et précaire, poids écrasant des impôts ou charges diverses.
Le gouvernement s'est préoccupé de constituer la propriété privée
à la mode occidentale, d'uniformiser, et, quand il le pouvait, d'al-
léger la taxation. Une loi de réforme de la taxe foncière fut édic-
tée en 1873, complétée en 1880 ; d'autres dispositions en 1876,
tout récemment encore, en juin 1889, s'efforcent de mettre l'agri-
culteur plus à l'aise. Il n'y est guère aujourd'hui. On lui a accordé
le droit d'acheter et de vendre la terre, excepté aux étrangers.
L'impôt en nature a été converti en un impôt en argent gradué sur
la valeur vénale de la terre. C'est le système que voulait propager
en Europe feu Ménier et qui ne paraît pas supérieurement réussir
au Japon. Le socialiste américain Henri George pourrait se rendre
aussi dans cet archipel pour y étudier l'application d'un système qui
ne s'éloigne guère du sien. Le taux de la taxe nationale fut fixé
à 3 pour 100 de la valeur de la terre, et celui de la taxe locale à
1 pour 100, soit ensemble à h pour 100. Quelques années après,
on dut réduire à 2 1/2 pour 100 de la valeur de la terre le mon-
tant de la taxe nationale et à 1/2 pour 100 celui de la taxe locale :
l'agriculteur ne paie plus ainsi, et c'est encore énorme, que
3 pour 100 de la valeur de la terre. 11 faut que le taux de l'in-
térêt soit élevé et que le denier auquel on capitalise la terre soit
très bas pour que, dans ces conditions, l'agriculteur puisse en-
core cultiver. Des dispositions furent prises par la loi pour l'esti-
mation, en dehors de tout arbitraire, de la valeur légale du sol,
laquelle servait ainsi d'assiette à la taxe foncière. Tous les six ans,
il devait y avoir une évaluation nouvelle.
Quelque rigoureux que fût tout ce système, il avait du moins
une base permanente et fixe : le paysan labourait son propre champ,
il savait d'avance la somme qu'il devrait abandonner au fisc, ce fut
assez pour qu'il ne tombât pas dans le désespoir. La petite pro-
priété, même la très petite, est le régime terrien du Japon. Néan-
moins, la plus grande partie des terres est encore publique. Le rapport
du ministère de l'intérieur, en 1888, indique 46,669,000 acres (envi-
ron 18,700,000 hectares) de terres publiques contre 32, 91/i, 000 acres
(13,200,000 hectares environ) de terres privées. Il est vrai qu'une
grande partie des premières est située dans l'île septentrionale et
encore barbare de Yéso ou d'Hokkaido,ou bien dans le nord, encore
peu florissant, de la principale île, Hondo. Néanmoins, même dans
les districts très peuplés du sud, on trouve encore fréquemment
les deux tiers du sol non cultivés. D'après une autre statistique mi-
nistérielle, la culture du riz, la plus productive de toutes, n'oc-
646 REYUE DES DEUX MONDES.
cuperait que 6,714,000 acres ou environ 3 millions d'hectares;
l'étendue des autres terres en culture atteindrait seulement k mil-
lions 812,000 acres, à peu près 2 millions d'hectares. Contraire-
ment à l'opinion, dit M. Yeijiro Ono, qu'il n'y a pas un pouce de
sol au Japon qui ne soit utilisé, on constate que la culture n'occupe
qu'une petite partie du territoire. La valeur de l'acre de terre à riz
monte, en moyenne, à ISO ye?is, soit environ 900 francs, ou un peu
plus de 2,200 francs l'hectare; celle des autres terres cultivées
ne dépasse pas moyennement 55 yens 20 sens, ou 700 francs ap-
proximativement l'hectare. Les forêts et les terres incultes ne
valent que 1 yen 20 sens l'acre, soit l'hectare une douzaine de
francs. Les vastes étendues de terres en dehors de la culture et
l'énormité des taxes expliquent la valeur restreinte du sol.
Pour qu'une population si nombreuse vive sur cinq millions en-
viron d'hectares en culture, il faut une production relativement
abondante de chaque parcelle, ensuite une sobriété assez remar-
quable des habitans : on doit ajouter que, les animaux de travail
étant peu nombreux, et de même ceux de boucherie, presque tout
ce sol cultivé l'est directement pour la nourriture de l'homme. Il
n'est pas rare qu'il produise deux récoltes par an : c'est le cas gé-
néral dans les deux îles méridionales, Kiushiu et Shikoku, et dans
les parties moyennes et côtières de la principale île, Hondo. Voici,
dans ce cas, l'assolement : on plante le riz à la fin de mai ou en
juin ; on le recueil'e au début de l'automne ; la terre se repose
ju'^qu'au commencement de l'hiver; on y sème alors du blé ou de
l'orge, qui est mûre vers le milieu du printemps. Un tiers environ
des terres cultivées appartient, d'après M. Yeijiro Ono, à cette classe
si favorisée. Quelques cultivateurs trouvent même le moyen d'in-
tercaler entre ce riz et cette orge une troisième récolte de légumes,
notamment de fèves.
La terre japonaise, sur ces étendues restreintes de culture, pro-
duit ainsi 186 millions approximativement de boisseaux (51 mil-
lions d'hectolitres) de riz, 64 milhons de boisseaux (17 millions et
demi d'hcctohtres) de deux yariétés différentes d'orge, 16 millions
de boisseaux (4,400,000 hectohtres) de froment; enfin, 12 millions
de boisseaux (3,350,000 hectolitres) de fèves. On n'arrive ainsi
qu'à un ensemble de 76 millions environ d'hectolitres de nourri-
ture végétale. Cela semble bien peu à côté des 110 millions d'hec-
tolitres de notre récolte moyenne de blé, auxquels se joignent
approximativement 17 millions d'hectohtres de seigle, en laissant
de côté l'orge, qui, en France, est accessoire. Or la population du
Japon est presque exactement égale, peut-être même un peu supé-
rieure, à celle de la France ; mais outre que le riz contient beau-
iîi,
LE JAPON. 6'l7
coup plus de substance alimentaire que le froment, il s'agit là
d'une petite race qui se recommande par sa sobriété. Il faudra
sans doute un jour, dans le commerce international, compter avec
cette frugalité de l'ingénieux et actif peuple japonais.
Dans certaines province.'*, l'acre planté en riz produit en moyenne
M boisseaux (environ 15 hectolitres) par acre, soit 37 par hectare;
dans d'autres, la moyenne s'abaisse à 18 ou 24 boisseaux par
acre, ou par hectare 16 à 21 hectolitres et demi. La moyenne
générale parait être, à en juger par la récolte de 1886, dont
M. Yeijiro Ono nous donne le chilïre, supérieure à 27 boisseaux et
demi par acre ou 25 hectolitres et demi par hectare. C'est un ren-
dement autrement considérable que notre moyenne de 1 5 hecto-
litres environ pom' un hectare ensemencé en froment. On conçoit
que, si la culture s'étend dans l'archipel asiatique, la population
pourra y devenir formidable relativement au territoire. Toutes les
terres, il est vrai, ne sont pas propices à la production du riz.
L'agriculture japonaise réalise le type extrême de la petite
exploitation. Peu de fermes, qu'elles appartiennent ou non à l'ex-
ploitant , dépassent 10 acres ou h hectares ; beaucoup n'ont que
2 acres et demi, juste 1 hectare, encore sont-elles composées de
parcelles très dispersées, dont l'étendue ne dépasse pas souvent
un demi-acre ou 20 ares. Cela ne veut pas dire qu'il ne se trouve
pas de grands propriétaires terriens au Japon : certains possèdent
200 ou 300 acres (80 à 120 hectares), et ceux qui ont àO à 50 acres
(16 à 20 hectares) ne sont pas rares dans la classe aisée ; mais ils
morcellent leurs biens entre un nombre notable de tenanciers. C'est
un système analogue à celui des Flandres ou de la célèbre Terra
di lavoro, dans l'Italie méridionale.
On peut regarder comme le type le plus répandu du propriétaire
japonids celui qui possède 5 acres de terre (2 hectares). M. Yeijiro
Ono s'appUque à nous faire connaître son sort. Il habite une maison
confortable de trois ou quatre petites pièces, avec une vaste grange
attenante. Il tient un travailleur à gages toute l'année et peut-être
un cheval dans son écurie. Dans les jours ensoleillés de mai, il
commence à retourner la teiTe avec sa charrue à un cheval qui
pénètre le sol à une profondeur de 8 ou 9 pouces ; ensuite tout le
champ est minutieusement pulvérisé et raclé de façon qu'il n'y
reste pas une seule motte. On introduit alors l'eau dans le champ,
qu'elle couvre d'une hauteur de 7 à 8 pouces; puis les femmes
transplantent de la pépinière les petites tiges de riz, qu'elles pla-
cent en lignes distantes de 5 pouces environ. Pendant toute la
saison on arrache avec soin les herbes, on répand des engrais
liquides, des composts de paille et de chaux. Le riz pousse splen-
648 REVUE DES DEUX MONDES.
didement; quand il mûrit, on met le champ à sec et la récolte se
fait entre le milieu de septembre et la fin d'octobre. Par cette mé-
thode de jardinage, les fermiers intelligens et industrieux obtien-
nent parfois d'énormes rendemens, jusqu'à 50 ou 60 boisseaux par
acre, soit de hb h bli hectolitres à l'hectare.
La variété de riz dont on vient de décrire la culture se nomme
low-land rice (riz des marais), et la culture en est considérée comme
la plus profitable. Toutes les terres d'alluvion, tous les bords de
la mer, dans les vallées ou dans les cuvettes des montagnes, lui
sont consacrées. Il est une autre variété de riz qu'on appelle the
upland variety (le riz de montagne). 11 croît sur les sols élevés et
secs, ne demande que peu de labeur et aucun travail coûteux
d'irrigation. Le rendement en dépasse rarement 15 boisseaux à
l'acre, ou 13 hectolitres et demi à l'hectare. A peine 2 pour 100 de
la totahté des terres en riz sont consacrés à cette variété, mais
c'est sans doute la réserve de l'avenir, les sols profonds et sub-
mersibles étant Hmités en quantité, et probablement déjà, pour la
plupart, soumis à la culture, tandis qu'il reste encore à délricher
des espaces indéfinis de terres à riz de montagne.
Le paysan japonais jouit d'un peu de repos pendant l'automne,
après la récolle du riz. Il se remet bientôt à l'œuvre, laboure
et pulvérise de nouveau ses petits champs, les divise en planches
et y sème du froment ou de l'orge ; il y apporte encore un soin mi-
nutieux, mais il s'entend moins à la culture des grains durs que du
riz, où il excelle. La production moyenne n'en dépasse pas 12 bois-
seaux à l'acre, ou une dizaine d'hectohtres à l'hectare; comme
récolte accessoire, c'est encore un rendement fort acceptable.
M. Yeijiro Ono fait le compte de ce que gagne ce petit proprié-
taire de 2 hectares de sol. Il a pu récoller 62 à 63 hectolitres de
riz, qui, à 2 yens un tiers (une dizaine de francs) l'hectolitre,
font liO yens, ou environ 720 francs, plus une vingtaine d'hecto-
litres de blé, qui représentent hh yens, soit 280 francs environ ;
avec une dizaine de yens (50 fr.) de recettes diverses, il obtient
un revenu brut de 20/i yens, ou 1,050 francs en chiffres ronds. Il
en doit déduire une quarantaine de yens (206 fr.) pour les gages de
ses ouvriers, qui sont en outre nourris, puis la somme énorme de
30 yens, plus de 150 francs, d'impôts (pour 2 hectares), une ving-
taine de yens (100 fr.j pour frais divers. Il lui reste iik yens, ou
586 francs environ, pour s'entretenir luietses serviteurs. Sa femme,
il est vrai, et ses filles filent au rouet, ou plutôt, comme depuis
une quinzaine d'années cet instrument primitif tend à disparaître,
elles tissent des étofies avec des fils de coton importés des fila-
tures du Bengale ou de Manchester, ou enfin elles élèvent des vers
LE JAPON. 6/i9
à soie. Avec cet ensemble de ressources, ce petit propriétaire de
2 hectares mène une vie paisible et satisfaite : il envoie ses gar-
çons à l'école, et il passe, aux yeux des hommes de sa classe, pour
un homme aisé, a ?mm of fortune. Beaucoup d'autres ne pos-
sèdent que des domaines plus petits : beaucoup aussi ne les
exploitent que comme tenanciers. Ainsi que dans tous les pays de
petite culture et de population dense, la location de la terre est
très élevée : le fermage monte jus:[u'à 2/i boisseaux de riz par
acre, ou 21 hectolitres par hectare, plus des deux cinquièmes, près
des deux tiers de la production, mais alors le propriétaire prend à
sa charge les impôts, qui, on l'a vu, sont énormes. Quant aux
salaires des ouvriers à la journée, ils varient considérablement
d'une province à l'autre, le Japon étant encore, au point de vue
économique, un ensemble de petites sociétés localisées. La moyenne,
toutefois, d'après M. Yeijiro Ono, peut être évaluée à 18 sens
(0 fr. 90) pour les meilleurs ouvriers, et à 12 sens (0 fr. 60) pour
les meilleures ouvrières, la nourriture en plus, mais une nourri-
ture très sommaire et bien peu coûteuse. L'ouvrier agricole loué à
l'année gagne en moyenne 30 yens, ou 155 francs. Les gages agri-
coles, dont on peut apprécier cependant la modicité, sont, paraît-il,
plus élevés que ceux des autres professions.
Les grains ne sont pas les seuls notables produits de l'agricul-
ture japonaise; outre les fruits et les légumes divers, il faut signa-
ler, comme articlts de première importance, la feuille de mûrier,
qui nourrit le précieux ver à soie, le thé, le coton et le sucre. Les
deux premiers importent surtout à toute l'économie du Japon : ce
sont eux qui déterminent, en quelque sorte, le commerce extérieur
du pays. En 1S87, l'exportation de la soie du Japon a valu, en
chifïres ronds, 22 millions de yens ou 110 millions de francs, ap-
proximativement ; celle du thé atteint 7,000,000 yens ou 38 mil-
lions de francs, ces deux articles, à eux seuls, constituant une
exportation de 1/18 millions de francs, environ 58 pour 100 de toute
l'exportation japonaise. Le mûrier réussit, à des degrés divers,
dans presque toutes les provinces de l'archipel ; son lieu d'élection
est entre le trentième et le quarantième degré, ce qui emlrasse
presque toute l'île principale de Ilondo. On plante les arbuste.^ dans
les sols secs et légers, en lignes espacées de dix à douze pieds.
Dès la troisième année, ils commencent à donner, et sont en pleine
production de huit à neuf ans; c'est une précocité plus avantageuse
que celle des mûriers du midi de la France. On estime la récolte à
100 ou 150 yens par acre, environ 1,200 à 1,800 francs par hec-
tare, rémunération singulièrement abondante si, comme il est pro-
bable, elle n'est pas ici surélevée. Entre les lignes d'arbres, on fait
650 REVUE DES DEUX MONDES.
encore quelques récoltes accessoires. Les agriculteurs, dans les dis-
tricts à mûrier, élèvent en même temps, pour la plupart, les vers
et dévident la soie. L'aspect de ces campagnes, qui occupent les
plaines et les plateaux de médiocre élévation de la principale île,
est tout autre que celui des campagnes à riz. La propriété y est
moins divisée. On y rencontre d'assez vastes domaines et une orga-
nisation plus développée du travail manuel. Dans la saison des
vers à soie, de mai à juillet, il est beaucoup de propriétés qui em-
ploient quarante à cinquante hommes, femmes ou filles, à cueillir les
feuiiies de mûrier, les couper, nourrir les vers, et, quand les cocons
sont à leur plein développement, les faire bouillir et les dévider.
Les instrumens, nous dit M. Yeijiro Ono, sont de l'ordre le plus
primitif, et les travailleurs eux-mêmes médiocrement habiles. Peut-
être, dans ce jugement sévère, y a-t-il un peu du préjugé de
l'Américain, qui dédaigne tout travail où la machine compHquée ne
joue pas un rôle. L'élève des vers à soie, dans les conditions pré-
sentes, reste toutelois, suivant notre auteur japonais, une occupa-
tion accessoire de la classe rurale.
Moins importante que celle du mûrier, la culture du thé s'oUre
encore comme très lucrative et gagnant beaucoup de teiTain
dans l'archipel. Nous autres, hommes du Midi de l'Europe, nous
nous sommes imaginé que la grande boisson du genre humain est
ou doit être le vin ; l'erreur est manifeste : la boisson qui, chaque
jour, tend à se répandre davantage dans l'humanité, c'est le thé.
Les Asiatiques, les Russes, les Anglo-Saxons, toutes races qui pul-
lulent et qui émigrent, sont les adeptes du thé. Or la moitié des
consommateurs de cet article habitent des contrées qui sont re-
belles à sa production. 11 s'ouvre ainsi un avenir presque sans
hmites à la culture du thé. Ce sera pour l'Asie, — non-seulement la
Chine, mais l'Inde, mais notre Tonldn, mais le Japon, — une source
abondante de richesses. Un jour peut-être on s'efforcera d'intro-
duire le précieux arbuste dans quelques contrées de l'Afrique et de
TAméiique : il s'en est fait quelques timides mais insuffisans essais.
L^'Asie en tient encore pour longtemps le monopole.
L'action stimulante du commerce étranger a fait plus que dou-
bler, de 1878 à 1886, la production du thé au Japon, la portant de
23 millions de livres à près de 57 millions et demi. Les sols les plus
recherchés pour l'arbuste sont les coteaux abrités, quoiqu'il fleu-
risse aussi dans les plaines, le long de la mer. L'arbuste, haut de
quatre ou cinq pieds, est planté en lignes, soigneusement élagué
et taillé; le sol est fumé avec des plantes marines ou des tour-
teaux. Il faut, dans toutes les saisons, un soin assidu pour cette
plante délicate. Les feuilles tendres qui paraissent à la fm du prin-
LE JAPON. 651
temps sont cueillies par les femmes et les filles. On les porte dans
des chambres, on les passe à la vapeur, on les roule entre des
nattes et, finalement, on les fait chauiïer dans des poêles. Les pro-
cédés sont simples ou compliqués, suivant la qualité du thé et
l'habileté du travailleur. Une récolte de 2,500 livres de ieuilles par
acre, environ 6,200 livres par hectare, paraît fort belle ; quelque-
fois, ce rendement est légèrement dépassé. Quatre livres de feuilles
fraîches en fournissent une de thé achevé; ce serait donc environ
1,500 livres de ce dernier à l'hectare qui représenteraient une
bonne récolte. Les gains nets, pour le planteur, dépassent ceux de
l'agriculteur ordinaire. Aussi vit-il dans une maison confortable,
entretenant des serviteurs à gages et des chevaux de bat {pack-
horses). L'arbuste se plaît surtout, au Japon, dans la grande île
d'Hondo, entre le trente-quatrième et le trente-sixième degré.
Beaucoup de terrains encore incultes lui sont propices, et c'est
dans l'extension de ces plantations que M. Yeijiro Ono voit le déve-
loppement le plus prochain de l'agriculture japonaise.
Le coton et le sucre sont aussi des produits du Japon, mais se-
condaires jusqu'ici : l'ouest et le centre de la principale île sont
assez favorables au premier, dont le rendement en coton égrené est
d'environ 360 livres par acre, 900 livres par hectare. En 188/i, la
production atteignit IZh millions et demi de livres; ce n'était que
le tiers de la consommation intérieure du pays. Avec la primauté
qu'ont pour cette denrée les États-Unis et l'Inde, le Japon paraît
devoir ne pas porter actuellement ses principaux eflorts sur cette
culture.
La canne à sucre réussit dans les parties de l'empire inférieures
au trente-cinquième degré, c'est-à-dire dans l'extrême sud de la
principale île Hondo et dans les deux îles méridionales, Kiushiu et
Shikoku. Il y faut des sols secs et assez élevés, beaucoup de tra-
vail et d'engrais, en un mot une culture coûteuse. La production
du sucre s'est élevée à 111 millions et demi de hvres anglaises, une
cinquantaine de millions de kilogrammes, contre 149 millions en-
viron de livres importées.
Tels sont les principaux traits, actuellement, de l'agriculture
japonaise. Les ressources en réserve sont considérables, puisqu'une
grande partie du sol est à l'état de terres pubUques sans culture,
et que le riz, d'une part, cet aliment si substantiel, le mûrier et
l'arbuste à thé, de l'autre, ces deux producteurs de denrées si ap-
préciées dans le monde entier, peuvent s'étendi'e sur des surfaces
énoniies encore en friche. Par un opiniâtre travail, le paysan japo-
nais obtient des récoltes assez belles, du moins en riz, mais il
manque de toute connaissance scientifique. La production herba-
652 REVUE DES DEUX MONDES.
gère est négligée, le bétail presque absent ; le pays ne se prête pas,
paraît-il, à la race ovine, l'engrais manque. 11 n'y a que peu de
spécialisation de la culture et de division du travail ; la main-
d'œuvre est gaspillée. Tels sont les reproches de M. Yeijiro Ono,
Ce n'est pas au gouvernement qu'ils s'adressent; celui-ci prend
beaucoup de peine pour introduire dans l'archipel les méthodes
occidentales. Dans presque tous les districts, il a fondé des lermes
modèles ou des jardins d'essai ; il achète des semences étrangères
et les fait venir ou les alloue en subvention aux cultivateurs ; il mul-
tiplie les expositions et les concours. Il a institué des collèges et
des écoles d'agriculture. Il engage des étrangers comme profes-
seurs agricoles ou comme contre-maîtres de cultures. Il fait traduire
les ouvrages théoriques et les répand. Près de Tokio, on a institué
une ferme modèle de 215 acres (90 hectares environ). Le général
Capron, un Américain, semble-t-il, y a fait planter beaucoup
d'arbi^es à fruit d'Amérique, en même temps qu'il y introduisait et
y multipliait d'excellens échantillons de chevaux, de taureaux et
vaches, de porcs et de moutons. Les riches citoyens s'intéressent
aussi à ces sujets et quelques-uns imitent les lords anglais du
xviii'' siècle, qui transformèrent à ce moment l'agriculture britan-
nique. Les journaux qui se consacrent aux questions de commerce
ou d'agriculture sont au nombre de plus de cent. Bref, les encoura-
gemens officiels, de grands efforts didactiques s'appliquent à l'amé-
lioration des méthodes culturales. Les résultats sérieux doivent,
toutefois, être attendus d'autres causes : l'allégement des taxes
foncières, énormes, puisqu'elles vont jusqu'à 75 francs par hec-
tare en culture, le perfectionnement des voies de communication
et le développement même du commerce extérieur. M. Yeijiro Ono
espère beaucoup d'un autre facteur, la substitution de la grande
culture à la petite ; mais peut-être va-t-il trop loin. La petite cul-
ture n'est pas si méprisable, quoiqu'il lui faille l'aiguillon et
l'exemple de la culture moyenne et de la grande. M. Yeijiro Ono
devrait un instant quitter les États-Unis pour les Flandres.
III.
L'industrie existe au Japon, comme dans toute société. Elle y
prend des formes particulières : elle s'est épanouie, conformément
au génie national, dans deux ou trois branches. Mais les modernes
ne veulent plus considérer comme industries, à proprement parler,
que certaines productions gigantesques, faites dans de vas i es exploi-
tations et destinées à satisfaire, directement ou indirectement, les
besoins les plus communs de la vie. Le Japon peut-il devenir une
LE JAPON. 653
nation industrielle dans ce sens, et, s'il ne le peut ou si son essor
y est borné, trouvera-t-il des compensations dans ces arts raffinés
où il a atteint un si rare degré de perfection? Il en coûterait à
M. Yeijiro Ono de se résigner à cette seconde alternative. Élève
des États-Unis, les grandes manufactures le tentent.
En industrie, comme en politique, le Japon s'est développé à
l'abri des influences extérieures : c'est une nation solitaire, une na-
tion ermite. Lasse de son isolement, elle va se mêler au vaste
monde et s'interroge pour la conduite qu'elle y doit tenir. Le sol
du Japon, nous venons de le voir, est très bien doué pour la cul-
ture ; l'est-il aussi pour l'industrie? Jusqu'ici, il n'y a guère eu de
grandes nations industrielles que celles qui possèdent des matières
premières abondantes ou des mines. L'Angleterre eut les deux à la
lois, et aussi les Flandres ou la Belgique, aujourd'hui également
les États-Unis. Comme matière première, le Japon en possède une,
non pas la plus importante, il s'en faut de beaucoup, la soie. L'ave-
nir montrera si le coton y peut, par des perfectionnemens de cul-
ture, rivaliser avec celui des États-Unis ou de l'Inde. Quant à la
laine, elle lui manque complètement : le climat ne lui paraît pas
propice. Mais l'Australie, la grande fournisseuse de laines fines, est
beaucoup plus près du Japon que de l'Europe.
Si le Japon possède des mines, du charbon surtout, son avenir,
au point de vue de la grande industrie, est assuré. Les transports,
en effet, seront à peu de frais aisément établis et peu coûteux dans
cet archipel oblong, dont aucun point n'est à une bien forte dis-
tance de la mer.
L'histoire prouve que le Japon n'est pas dépourvu de métaux, de
métaux précieux notamment ; l'or y fut abondant, il n'en a pas
disparu. Marco Polo, le célèbre voyageur vénitien du xiii® siècle,
dans sa relation sur Zipangu (Japon), s'exprime ainsi : « Us ont de
l'or dans la plus grande abondance, la source en étant inépuisable.
Le roi ne permet pas qu'on l'exporte. A cette circonstance l'on doit
attribuer l'extrême richesse du palais du souverain. Le toit entier
est couvert d'un placage d'or... Les lambris des pièces sont du
même précieux métal. Beaucoup d'appartemens ont des tables d'or
d'une certaine épaisseur, et les fenêtres aussi ont des ornemens
d'or. » On se croirait dans le palais du Soleil décrit par Ovide.
M. Yeijiro Ono cite des témoignages d'où il résulterait que les
marchands portugais ont, de 1550 à 1639, rapporté du Japon pour
300 millions de dollars (1,500 milhons de h'ancs) de métal pré-
cieux, surtout d'or. Ce ne serait toutefois là qu'un apport moyen
d'une vingtaine de millions par an. En vhigt-deux ans, de 1649
à 1671, les marchands hollandais auraient lire du Jupon 200 mil-
654 REVUE DES DEUX MONDES.
lions de dollars (1 milliard de francs) d'espèces métalliques, dont
les deux tiers d'argent. L'abondance relative de l'or ressortirait de
sa relation de valeur beaucoup plus faible avec l'argent dans l'ar-
chipel asiatique qu'en Europe. Dans les années que nous venons
d'indiquer, un poids d'or s'échangeait, au Japon, contre six poids
d'argent, tandis qu'en Europe il s'échangeait contre douze poids
d'argent, et aujourd'hui contre vingt.
Le temps présent n'offre pas au Japon cette productivité des
mines de métaux précieux. Soit qu'elles aient été épuisées par une
exploitation hâtive, soit que l'art de l'ingénieur au Japon soit en-
core insuffisant et que la fermeture du pays aux étrangers laisse
beaucoup de richesses de ce genre ignorées, la production de l'or
et de l'argent y est devenue très faible. Elle se relève un peu de-
puis quelques années, mais elle reste encore insignifiante. En 1885,
elle atteignit 9,616 onces d'or, moins de 900,000 francs, et
83,634 onces d'argent, moins d'un demi-million. On ne doit que
modérément regretter cet épuisement, soit réel et définitif, soit ap-
parent et passager. L'or et l'argent, surtout le premier, ont parti-
culièrement de l'importance pour les pays neufs, parce qu'ils y
attirent la population et les capitaux. Pour les vieux pays, ce sont
des industries beaucoup plus secondaires.
Autrement utiles et efficaces, pour l'économie générale d'une
contrée, sont les métaux communs, surtout quand ils se rencon-
trent avec la houille. Toute nation qui possède à la fois celle-ci
et le fer peut être assurée d'un grand avenir. On prétend que le
Japon a d'importans gisemens de sable de fer magnétiques, dans
le nord et le sud-ouest de la principale île, Hondo. Jusqu'ici l'ex-
traction en est minime : 11,766 tonnes en 1884, dont 4,775 dans
une mine appartenant au gouvernement, située sur la mer inté-
rieure que forment avec la grande île les deux îles méridionales.
Le cuivre serait très abondant dans l'archipel ; plus de cinq cents
mines de ce métal y seraient en exploitation, dont quatre, à elles
seules, auraient fourni plus de la moitié du produit total qui,
pour 1885, fut de 10,457 tonnes.
La grande richesse, celle qui vaut beaucoup mieux que le cuivre,
que le fer, que le plomb, que l'argent, que l'or, celle qui marque
définitivement les nations pour la prédominance industrielle, c'est le
charbon : M. Yeijiro Ono affirme qu'il abonde dans toute la contrée.
S'il en était ainsi et qu'il fût d'assez bonne qualité, le Japon pourrait
devenir une nouvelle Angleterre. Dans l'île septentrionale de Yéso, on
a exploré quatre gisemens principaux, dont l'un occupe plus de
2,400 milles carrés, environ, 5,000 kilomètres carrés, et présente des
couches exploitables de 10 pieds d'épaisseur. Dans la principale île,
LE JAPOX. 655
Hondo, dix-huit mines sont exploitées, on en a aussi découvert une
dans l'ile SidJi.oku ; mais c'est surtout la plus méridionale des îles im-
portantes du Japon, Iviusliiu, qui paraît olîrirdes richesses houillères.
M. Yeijiro Ono l'appelle la Pensylvanie japonaise, et dit qu'elle est
entièrement recouverte de gisemens de charbon ; comme le port
de Nagasaki se trouve précisément dans cette île, il s'y en écoule
des quantités importantes. Il faudrait seulement savoir si le char-
bon est de bonne qualité. En 1884, l'extraction du charbon au
Japon a atteint 870,382 tonnes, dont 807,000 pour la seule île de
Kiushiu. Et elle s'accroît, nous dit-on, rapidement. On en exporte
en Chine, dans l'Asie russe et jusqu'aux Indes. C'est encore un
chiftre bien mesquin que 870,000 tonnes de charbon, auprès des
170 millions de tonnes de l'Angleterre, des 60 millions de l'Alle-
magne et même des 23 milhons de la France. Mais, les capitaux,
les connaissances techniques, les voies de transport manquant au
Japon, il est probable que, lorsque le temps et une politique intel-
hgente auront procuré au pays ces trois facteurs essentiels de l'in-
dustrie, les 870,000 tonnes de l'heure présente pourront décupler,
peut-être vingtupler, sinon se multiplier encore davantage, et avec
cette étendue de côtes, cette population dense, à l'esprit ingénieux,
novateur et hardi, avec cette abondance de main-d'œuvre habile
et peu coûteuse, qui peut prévoir les destinées industrielles de ce
peuple qui se fait aujourd'hui, avec tant de souplesse et de pa-
tience, l'écolier de l'Europe et de l'Amérique?
A chaque instant revient chez M. Yeijiro Ono cette expression,
qui sonne comme un avertissement aux Européens un peu gâtés,
l'abondance du cheap and skilled labour au Japon, la main-
d'œuvre habile et à bon marché. Jusqu'ici elle s'est surtout exercée
à ces métiers déhcats, gracieux, qui ornent la vie et qu'on appelle
les arts décoratiis. L'Exposition de Londres, en 1862, révéla le
Japon à l'Occident, du moins aux classes moyennes et bourgeoises
de l'Occident. Aujourd'hui, dans cette année 1890, s'ouvre l'Expo-
sition de Tokio. On y verra les produits où le Japon a toujours
excellé et ceux où il fait, avec ardeur et ténacité, son apprentis-
sage. Le Japonais est surtout épris de menus objets. L'aspect de la
nature l'inspire pour embellir et varier les articles de soie, de
laque, de céramique et de bronze. C'est un peuple d'artisans plu-
tôt que d'ouvriers. Le patronage des barons féodaux, nous dit
notre écrivain, a suscité et développé ces talens décoratifs, ce qui
confirme notre thèse sur l'utihté civilisatrice du luxe. L'industrie
de la poterie et de la porcelaine a été rapportée de l'expédition de
Corée en 1598, quand beaucoup de généraux ramenèrent avec eux
des artistes coréens pour fonder des manufactures dans leurs pro-
656 BEVUE DES DEUX MONDES.
vinces. L'industrie de la laque paraît avoir atteint son plus haut
degré de perfection à la fin du xvii^ siècle, quand le gouvernement
du shogoun (taïkoun) brillait de toute sa splendeur. L'ébranlement,
puis la destruction de la feodahté, ont mis à l'épreuve ces arts dé-
licats qui vivaient des commandes de la classe élevée : divers pro-
cédés se sont perdus. Dernièrement l'ouverture du commerce du
monde a olïert un débouché compensateur : les Expositions uni-
verselles d'Europe et d'Amérique, et les demandes des peuples
européens ont réveillé les productions japonaises de céramique, de
métal et de soie. Celle de la laque paraît avoir plus soufïert. Kioto,
l'ancienne capitale du mikado, surpasse toutes les autres cités pour
les industries de la soie et des métaux. Tokio, capitale ancienne-
ment du shogoun et aujourd'hui du gouvernement impérial, avec
le port voisin de Yokohama, sont les principaux centres de l'indus-
trie de la laque et de l'ébénisterie. On trouve aussi à Kioto des
manufactures de poterie et de porcelaine. Cette dernière industrie
est en ce moment très florissante. Pour le premier trimestre de 1889,
l'exportation s'en est élevée à 520,000 yens, plus de 2 millions et
demi de francs ; ce sont les Américains qui sont les meilleurs chens
pour cet article, les Anglais et les Français viennent après, et
beaucoup plus loin les Allemands. L'industrie de la laque, quoique
encore assez animée, a pâti des articles défectueux que l'on avait
faits depuis quelques années. Les objets de bronze, les cloisonnés,
dont la demande s'était alanguie il y a quelque temps, par suite
aussi d'une fabrication plus négligée, ont regagné la faveur de l'Eu-
rope, après des elïorts pour un retour aux objets plus finis ; les
prix ont augmenté en 1889 de 30 pour 100. Ici, c'est l'Angleterre
et la France qui sont les principales clientes. L'Amérique ne
vient qu'après (1). Le Japon a éprouvé que son intérêt est de con-
server à ses menus produits artistiques toute leur élégance, toute
leur perfection, et qu'en en rabaissant la quahté il éloigne, sans
compensation, les amateurs éclairés.
Une forte discipline industrielle a contribué depuis plusieurs
siècles à l'habileté de l'ouvrier japonais. Il travaille en général chea
un maître artisan : ce sont de petites manufactures domestiques
qui n'occupent jamais plus de vingt ou trente personnes, dont
beaucoup sont des apprentis. Longue est la période d'apprentis-
sage. Dans l'industiie de la peinture sur laque, elle se prolonge
huit à neuf ans. Même dans le métier commun de charpentier,
l'apprentissage, en ceriames provinces du sud, prend cinq à sept
(1) Nous extrayons ces reEseigne.Hens des Lettres du Japon, la Situation politique
et économique, publiées par un Japonais, M. T. Ouiakami, dans VÊconomiste français.
I
LE JAPON. 657
années. 11 n'y a pas de lois qui règlent l'organisation industrielle;
les coutumes y pourvoient. Dans beaucoup de métiers exis-
tent des associations, comme les corporations [guilcls) du moyen
âge. Certaines même, comme récemment dans l'industrie de la
soie, ont réclamé que le gouvernement prêtât main-forte à leurs
règlemens. En général, c'est pour conserver la qualité des produits
ou pour en limiter la quantité que les associations font des efTorts
plus ou moins légaux. Sous tous les climats et dans toutes les zones,
la petite, de même que la grande industrie, est semblable à elle-
même. Celle-là se montre défiante et exclusive à l'excès. Les procé-
dés particuliers sont gardés avec jalousie, comme des secrets, et
tiansmis de père en fils. On dit que certaines sortes des célèbres
porcelaines de Satsuma ne sont produites que par une seule
famille, et que les articles en bronze de Kioto sont monopolisés par
un petit nombre d'artisans. Ces conditions sont très favorables ù
une production de grand luxe ; elles ne peuvent permettre une vé-
ritable expansion industrielle.
Transtbrmera-t-on ce peuple d'artisans en un peuple d'ouvriers ?
A côté de tous ces petits ateliers, épris de l'œuvre finie, s'élève-
ra-t-il des manulactures géantes lançant dans le monde par millions
des œuvres ébauchées ? Le Japon possède déjà et depuis plusieurs
siècles, nous assure M. Yeijiro Ono, un type de grandes usines,
correspondant absolument à celles de l'Occident. Ce sont les bras-
series de saké : ce breuvage est fait de la fermentation de difiérentes
denrées dont les principales sont le riz et le blé. La fabrication s'en
fait, de temps immémorial, dans de vastes établissemens, aux toits
élevés, aux épais murs de plâtre, où souvent deux ou trois cents
hommes sont occupés. On trouve là l'antagonisme moderne du tra-
vailleur manuel et du capitaliste. Le brasseur, au temps de la féo-
daUté, avait une suite brillante et une belle demeure ; il laisait sou-
vent de riches dons pour les dépenses publiques, et jouissait du
privilège de porter l'epée, ce qui était alors une grande distinction
sociale.
Depuis quelques années, la manufacture tend au Japon à faire
de nouvelles conquêtes. Elle commence par l'industrie la plus na-
tionale, la soie. Les ateliers de dé vidage ou de moulinage se mul-
tiplient et se rapprochent chaque jour davantage de ceux d'Europe.
C'est dans les provinces centrales et montagneuses de la grande
île, Hondo, qu'ils se sont surtout étabhs. On en compte 190 dans
la province de Kai, et plus de 250 dans celles de Mino et de
Hida. Ils recourent à la force hydraulique qui abonde dans ces
districts. Le capital est le plus souvent modique, mais parfois il
devient notable, oscillant entre 100 yens (500 fr.) et 75,000 yens
TOME xcviii. — 1890. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
(375,000 fr.), la moyenne étant de 1,500 yens environ (7,500 fr.).
Ces installations constituent la transition entre l'atelier domestique
et la manufacture occidentale. Pour la première fois, les femmes
et les enlans, qui, d'ailleurs, forment le plus grand nombre, sont
employés côte à côte avec les hommes, et la rémunération se règle
d'après le temps du travail. Le nombre des heures d'ouvrage varie
de 9 à ih; 12 heures forment la journée la plus habituelle; les dé-
fenseurs de la journée de 8 heures en Europe et aux États-Unis
feront bien d'ouvrir les yeux sur l'extrême Orient. Yu la nature de
leurs opérations, ces établissemens ne travaillent qu'une partie de
l'année, en général 160 jours. En 1885, la soie produite dans des
usines représentait une valeur de 1,185,000 yens, environ 6 mil-
lions de francs, ce qui n'était pas encore une proportion de 10
pour 100 delà soie exportée, qui était évaluée à là millions et demi
de yens (72 millions de francs). L'ateHer domestique se défend en-
core au Japon, mais la manufacture a fait son apparition, il est dans
sa destinée d'êlre une accapareuse.
Le Japon ne prépare pas seulement la soie brute, il la tisse aussi
et en fait de johes étoffes. L'industrie des soieries japonaises a, ce-
pendant, perdu du terrain par l'ouverture du pays au commerce
étranger. Autant la production de la soie en a été surexcitée par les
facilités d'exportation, autant celle des soieries dut souffrir de la
concurrence des lainages ou des cotonnades européennes à bas
prix. L'exportation, soit de la graine, soit des cocons, fit renchérir
la soie dans le pays depuis 1859 dans la proportion de 1 à 10 ou
16 ; le Japonais des classes mférieures et moyennes dut abandonner
ses vêtemens soyeux pour revêtir le coton banal. M. Yeijiro Ono
pense que, avec leur abondance de main-d'œuvre habile et peu
coûteuse, les Japonais pourraient aisément regagner leur marché
intérieur et même lutter sur les marchés étrangers avec les soieries
européennes; mais il faudrait, selon lui, remplacer les métiers à
la main par des métiers mécaniques, le travail domestique par le
travail en ateher; graduellement^ mais sûrement, ajoute-t-il, cette
transformation va s'opérer.
Dans l'industrie de la porcelaine, on saisit les germes de la même
évolution que dans celle de la soie. Les argiles à poterie abondent
au Japon, et les qualités les plus pures et les plus variées se ren-
contrent les unes à côté des autres, et toutes près de la mer ou des
rivières. La demande extérieure développe rapidement cette pro-
duction. Dans beaucoup de districts, la manufacture domestique
cède pour ces articles la place à de véritables usines. L'exportation
des porcelaines a dépassé, en 1886, 1 million de yens (5 millions
de francs), ayant doublé en deux ans. M. Yeijiro Ono pense que,
1
LE JAPON. 659
grâce à cette rencontre des excellentes terres à poterie et de cet
autre élément, le cheap and skillful labour^ les Japonais devien-
dront, pour la céramique, le premier fournisseur du marché
universel. Il faut encore triompher, toutefois, de l'outillage défec-
tueux, des préjugés des artisans, et développer ce commencement
d'évolution de l'atelier domestique aux grandes usines.
La hberté des communications dans le monde entier omTe, en
même temps, de nouvelles voies à l'ingéniosité japonaise. Par des
concessions de terres à un taux de rente presque nominal et par
des prêts de capitaux à faible intérêt, le gouvernement s'efforce
de susciter des manufactures pour de nouvelles branches de pro-
ductions. Il fonde lui-même et gère quelques établissemens : un
moulinage de soie, une papeterie, deux filatures de coton. L'impul-
sion gouvernementale trouve un public et un milieu favorables. Les
entreprises d'éclairage au gaz ou à l'électricité, de travaux hydrau-
liques et de tramw^ays se multiplient. Les machines à vapeur, mal-
gré l'abondance des forces hydrauliques dans le pays, commencent
à se répandre dans les industries privées. Ln 1886, on y recensait
311 appareils à vapeur, pour une force nominale de A,09/i chevaux.
On comptait 82 de ces appareils dans l'industrie delà soie,/i7 dans
les mines de houille, hh dans l'écortissage du riz, 13 dans la fila-
ture de coton, 6 dans l'imprimerie. Bien autrement répandu est
l'usage de la force hydraulique. On comptait, en 1886, 365 usines
mues par cette force suivant des procédés modernes. En ajoutant
250 usines où l'on produit divers objets sans le secours de la va-
peur ni de l'eau, on arrive, pour représenter les industries nou-
velles, à un ensemble de 832 usines [factories] au capital de
3,661,000 yens, environ 18 millions de francs.
Le succès est très variable pour ces branches diverses de la pro-
duction. Les plus beaux bénéfices se rencontrent dans les mines
de houille, où ils atteignent souvent 50 pour 100 ; les verreries sont
en général rémunératrices. Il en va de même des filatures de soie.
Pour les articles, au contraire, qui ont à lutter directement avec la
concurrence européenne, notamment la filature de coton et la raf-
finerie de sucre, les échecs sont fréquens. Les deux filatures de
oton gouvernementales ont perdu 20,000 yens en 188/i. Cepen-
dant, il est quelques manufactures privées, même pour la filature
de coton, qui réussissent. M. Yeijiro Ono nous donne les comptes
de deux de ces établissemens : la filature d'Osaka, qui, pour une
production totale de 311,000 yens, environ 1,500,000 francs, a
réalisé un gain de plus de 65,000 yens (325,000 fr.) ; et la filature
d'Okayama qui, au contraire, pour une production de 50,000 yens
(250,000 fr.) a subi une perte de 6,79/j yens ou environ 3i,000 fr.
On sait que, en Europe aussi, les petites filatures ont bien du mal à
660 REVUE DES DEUX MONDES.
végéter OÙ les grandes réussissent. Ce qui frappe dans ces comptes,
c'est la très faible proportion des salaires au total de la production.
Dans la filature d'Osaka, par exemple, pour une production de plus
de 1,500,000 francs, les principaux articles de dépenses sont:
27,000 francs de traitemens {salaries), 26,000 francs de salaires
(irages) pour les ouvriers hommes, 2i,000 francs de salaires pour
les femmes, 1,100,000 francs de matières premières, une dizaine
de mille francs de dépenses diverses et environ 23,000 francs de
charbon. Ainsi les salaires d'ouvriers ne représentent que 50,000 fr.
en chiflres ronds pour une production de 1,500,000 francs. C'est
ici le terrible secret du Japon ; quand il se révélera à l'Europe et
aux États-Unis, ces contrées en seront consternées. Les salaires,
dans les filatures japonaises, pour un travail de 12 heures, varient
entre 9 et 12 yens (^5 et 60 centimes) pour un homme et n'attei-
gnent que 6 yens et demi pour une femme (32 centimes et demi.)
M. Yeijiro Ono néglige de nous apprendre si ces ouvriers sont
nourris, ce qui peut être le cas ; mais, le fussent-ils, ce serait avec
quelques poignées de riz, ce qui ne changerait guère la situation.
Voilà ce que l'on devrait dire à la conférence de Berhn ; la plupart
des délégués sans doute l'ignorent. En face de cette Asie renais-
sante, pleine de ressources naturelles et de forces humaines aux
prétentions modestes, l'outrecuidance des législateurs européens
et des masses profondes européennes donne le frisson.
Heureusement pour l'Europe et les Etats-Unis, qui autrement
verraient leur commerce extérieur singulièrement compromis, toutes
les ressources naturelles des nations asiatiques sont encore en gé-
néral inexploitées et souvent même inexplorées. Le capital manque,
les connaissances techniques, l'expérience aussi, qui est distincte
des connaissances, enfin les moyens de transport. Contrairement
à l'évolution économique européenne, ce sont les moyens de trans-
port qui se développeront le plus vite en Asie. Le Japon a la mer,
toutes les terres aisément cultivables en étant médiocrement dis-
tantes. Les Japonais ont le don d'imitation. Dès 1870, deux ans
après la révolution qui renversa le shogoun (taïkoun)_, une ligne
régulière de bateaux à vapeur relia Yokohama, le grand port du
centre, près de la capitale de Tokio, à Kobe ou Hiogo, le port de
l'ancienne capitale du mikado, Kioto, pour être bientôt après pous-
sée jusqu'à Nagasaki, le plus méridional des grands ports du
Japon, situé dans l'Ile de Kiusliiu. En 187/i, une compagnie indi-
gène reçut une charte et établit des relations maritimes non-seule-
ment avec tous les points importans de l'archipel, mais encore avec
Shanghaï, Fousan et diverses villes du continent. D'immenses for-
tunes furent acquises par les fondateurs de cette ligne. En 1885,
cependant, cette compagnie (ut nominalement dissoute et remplacée
LE JAPON. 661
par thc Japanese Mail steamers C°, qui est sous le contrôle du
gouvernement ; en même temps diverses petites compagnies
créaient des services nouveaux. En 1886, le tonnage de la marine
marchande japonaise tout entière adonnée au petit ou au grand
cabotage atteignait 117,303 tonnes de vapeurs ou de voiliers, en
outre 727,000 jonques. En même temps les télégraphes s'étendaient
sur 16,000 milles ou environ 26,000 kilomètres en 1887, et le ser-
vice postal se développait dans l'archipel, sur le modèle de celui
des États-Unis.
Les communications intérieures ont toujours fait beaucoup plus
déiaut. Il y avait autrefois trois routes superbes au Japon : la prin-
cipale, celle de Tokio à Kioto, les deux capitales, s'étendait sur une
longueur de 307 milles (environ 500 kilomètres). La largeur en
était de 36 pieds ; le sol était couvert d'un gravier fin et ombragé
d'une double rangée d'arbres. Mais l'on ne connaissait guère d'autre
véhicule que les porteurs humains ou le cheval de bât. Puis, dès
qu'on sortait de ces voies magistrales, on tombait dans de simples
pistes, souvent interrompues. Les Japonais de quarante ans se rap-
pellent le temps où il fallait trente ou quarante jours pour se rendre
de Yédo, maintenant Tokio, à l'île méridionale de Kiushiu, soit une
distance de 600 milles (moins de 900 kilomètres), la lenteur des
jonques ne le cédant pas à celle des porteurs.
A l'assemblée générale des préfets de départemens, en 1875, on
adopta un système vicinal qui semble copié sur le système fran-
çais et qui classe les voies en routes nationales, routes de préfec-
tures et routes de villages.
Dans un pays neuf ou un vieux pays qui se réveille, il est infini-
ment plus important de construire des chemins de fer que des routes.
Les habitans trouvent toujours le moyen de se confectionner un tracé
passable pour se rendre à la station voisine. Il ne faut donc pas se
conformer à l'ordre historique des communications, mais le renver-
ser pour commencer par la voie la plus perfectionnée. A l'heure
actuelle, sur la meilleure route du Japon, les transports se faisant
par chevaux de bât ou par voitures à porteurs, coûtent 30 sens,
environ i fr. 50, la tonne par mille ou plus de 0 fr. 90 par kilo-
mètre. Le chemin de fer réduira ce prix des neuf dixièmes et
même ultérieurement des dix-neuf vingtièmes et transformera
ainsi de petites sociétés localisées en un véritable organisme indus-
triel. Les variations de prix des denrées qui oscillent du simple au
double ou au triple dans des provinces assez voisines s'atténueront,
et la culture des sols riches set'a singulièrement stimulée dans les
bonnes parties de l'arcliipel, tandis que, aujourd'hui, faute de dé-
bouchés pour leurs produits, beaucoup de terres fertiles restent
incultes. On ne s'est mis qu'assez lentement à la construction de
662 REVUE DES DEUX MONDES.
chemins de fer au Japon. En 1872, on construisit la ligne entre
Tokio et Yokohama, deux grandes villes voisines, dont la seconde
sert en quelque sorte de port à la première, puis une autre,
de peu de longueur, entre Kobe (Hiogo), autre port important,
et Otsu. Gela ne faisait en tout que 80 milles ou 130 kilomètres.
Après cet essai, on fit des études et des plans. Puis, en 1881, on
constitua la Japanese Railroad C°, au capital de 20 millions
de yens, une centaine de millions de francs, somme énorme pour
le Japon. En même temps , le gouvernement construisait lui-
même quelques lignes, notamment au cœur de la grande île sep-
tentrionale et massive, Yéso. Le public se prit de passion pour les
chemins de fer : le Japon eut sa railway mania, comme l'Angle-
terre, cinquante ans plus tôt. En 1886-1887, on londa treize com-
pagnies nouvelles. M. Yeijiro Ono paraît croire que la première pé-
riode d'exploitation des lignes ferrées donnera dans son pays des
déceptions à cause surtout des habitudes aujourd'hui très séden-
taires de la population rurale, et, il eût pu ajouter, de la concur-
rence de la voie maritime, le Japon étant déchiqueté de tous côtés
par la mer qui y entre sous forme de golfes, de baies, de criques
ou d'anses.
Un autre écrivain japonais, qui écrit à une date plus récente et
entre dans plus de détails, M. T. Ourakami, envoyait, il y a quel-
ques semaines, à VÉconomiste françah une correspondance qui
respirait beaucoup plus la confiance. A l'heure présente, le Japon
possède 905 milles (plus de 1,^50 kilomètres) de chemins de fer en
exploitation, sur lesquels Zi86 milles (785 kilomètres) sont des
lignes d'état ; les voies ferrées en construction atteignent 520 milles
(environ 850 kilomètres) et celles en projet 3A1 milles (550 kilo-
mètres approximativement). Le réseau approcherait ainsi de
3.000 kilomètres.
M. T. Ourakami présente les 1,450 kilomètres existans comme
une bonne affaire au point de vue financier : « Les compagnies sont,
dit-il, dans une situation très prospère. La moyenne des dividendes
qu'elles distribuent aux actionnaires est de 6 à 10 pour 100 par an.
Bien souvent ils dépassent 10 pour 100; aussi les actions de ces
compagnies sont-elles fort recherchées. » Le gouvernement japo-
nais, à notre sens, fera bien de laisser le réseau se développer en
quelque sorte spontanément sans s'engager, au moins actuellement,
comme certains gouvernemens des pays neufs, dans de ruineuses
garanties d'intérêts. Les premiers 5,000 ou 6,000 kilomètres de
voies ferrées, dans un pays de près de AO millions d'âmes, même
malgré la concurrence maritime, doivent, si l'économie préside à
la construction et à l'exploitation, pouvoir payer l'intérêt et l'amor-
tissement des capitaux engagés. Le gouvernement japonais parait
LE JAPON. 663
se fier désormais plus aux concessions à des compagnies qu'à l'ac-
tion directe de l'état ; nous l'en félicitons ; il a plus à gagner à
l'imitation des États-Unis et de l'Angleterre que de l'Allemagne ou
de la Hongrie. Nous remarquons que les lignes en construction ou
en tracé oilrent une moins forte part de lignes d'état que le réseau
déjà construit (1). Le gouvernement pourrait, toutefois, stipuler
dans ces concessions une participation dans les bénéfices au-delà
de 8 ou 10 pour 100 de revenu pour les actionnaires en se réser-
vant la moitié de l'excédent. Cela lui permettrait d'obliger les com-
pagnies très prospères à entreprendre quelques lignes secondaires,
financièrement moins fructueuses. x\I. T. Ourakami complète sa
description des chemins de fer du Japon par la réflexion suivante :
« Il faut noter que, depuis les travaux de construction jusqu'à la
direction de la locomotive, tout se fait par les ingénieurs et les
mécaniciens japonais. Les étrangers qui avaient été nos maîtres
dans cette science et qui avaient été appelés par le ministère des
travaux publics sont aujourd'hui, à l'exception de quelques-uns
d'entre eux, remerciés à l'expiration de leur contrat. »
Ces lignes, tout aussi bien que l'attentat contre le comte Okouma,
peignent l'esprit pubhc au Japon. Les Japonais sont les admira-
teurs de la civihsation occidentale, mais ils n'entendent pas laisser
les Occidentaux les envahir. L'assimilation des procédés n'empêche
pas l'exclusivisme à l'égard des personnes. Cette nation orientale
tient à demeurer encore fermée. Les dissensions au sujet du re-
nouvehement des traités entre le Japon et les contrées étrangères
en fournissent la preuve.
IV.
Avant d'aborder ce grave sujet qui passionne aujourd'hui son
pays, M. Yeijiro Ono se livre à une longue étude, toute théorique, et
qui ne manque pas d'intérêt, sur les lois du progrès industriel. Il
y montre à la fois des connaissances scientifiques et de la perspi-
cacité. La civilisation a pour caractéristique l'extension des be-
soins humains; il faut éveiller dans cette masse japonaise le goût
de satisfactions qu'elle n'a pas. En même temps, on lui doit fournir
de nouvelles méthodes et de nouveaux inslrumens de travail. Tout
cela ne va pas sans une perturbation matérielle et morale. L'intro-
duction des machines a été graduelle, successive en Europe :
néanmoins, elle y a suscité beaucoup de souiïrances; au Japon,
elle va être soudaine, instantanée; le milieu n'y est pas préparé,
(1) Voir la correspondance de M. T. Ourakami sur la Situation poUlique et écono-
mique du, Japon dans l'Économiste français du 28 décembre 1889.
ÔQk REVUE DES DEUX MONDES.
et le mal peut y avoir plus d'intensité et de durée. Ces réflexions
sont justes; il est probable que les Chinois se les font avec encore
plus d'appréhension et d'anxiété. Il s'agit d'un prodigieux change-
ment non-seulement dans l'ordre matériel, mais dans les mœurs,
toute une transformation de l'éthique sociale, comme le dit à diverses
reprises notre auteur. 11 y a chez lui comme un écho des plaintes de
Sismondi au commencement du siècle.
11 ne se contente pas de gémir ; il recherche les termes de com-
paraison et s'ingénie à indi juer les étapes que le progrès industriel
doit suivre. Ses rapprochemens entre le Japon actuel et l'Angleterre
de 1760 à 1770 telle que nous la décrit Arthur Young témoignent
de son érudition. Il voudrait que les nobles japonais, ceux qui ont
encore des ressources, et les riches bourgeois s'intéressassent à
l'agriculture, comme les lords delà fin du dernier siècle. Quelques-
uns, parait-il, commencent à le faire. 11 demande l'allégement de
ces énormes taxes foncières qui, on l'a vu, atteignent jusqu'à
75 francs par hectare. Quoi qu'en disent les collectivistes d'Eu-
rope et d'Amérique, Colins ou Henri George, un impôt foncier
considérable n'existe que dans les pays primitifs, comme la Turquie,
l'Egypte, le Japon, naguère les Indes, et il y est un insurmontable
obstacle à l'extension des cultures. La réduction des charges fon-
cières à 5 ou 6 pour 100 du revenu brut, à 10 ou 15 pour 100
du revenu net est l'une des premières conditions du développe-
ment de la civilisation. Le gouvernement japonais s'en avise; une
loi du 28 juin 1889 exempte pour dix ans de toute taxe les nou-
velles terres mises en culture dans la grande île septentrionale de
Yédo ou Hokkaido ; la même mesure devrait être étendue à tout
le territûu'e sans exception ; on arriverait ainsi en quelques années
à doubler les surfaces cultivées. On s'y essaie déjà, dans une
proportion coûteuse pour le trésor japonais, mais encore insuffi-
sante : ainsi une loi d'août 1889 a réduit l'impôt foncier de 3 mil-
hons 2/iO,000 yens (16 milhons de francs) , à peu près la somme dont
M. Rouvier propose de décharger notre impôt sur les propriétés
non bâties. M. Yeijiro Ono se fait l'avocat de ces rélormes; il ne
prête, sur ce point, à la critique que par sa mésestime, d'origine
tout américaine, pour la petite propriété ; il oublie que les Etats-
Unis sont fort éloignés de la culture intensive et définitive; les
Flandres offrent un modèle bien plus normal et plus humain.
Le développement de l'agriculture se rattache à celui de l'indus-
trie ; M. Yeijiro Ono se demande comment les manufactures mo-
dernes peuvent s'établir au Japon. II discute, avec une rare perspi-
cacité, le problème du libre échange et de la protection. Au premier
abord, l'instinct, l'exemple des Etats-Unis et de la Russie, pour-
raient porter les pays neufs vers ce dernier système ; c'est la ten-
LE JAPON. 665
(lance et le préjugé du temps présent. L'ouvrier japonais consacre
dix jours à produire le thé qu'il échange contre du calicot qui
n'aura coûté que deux jours de travail à l'ouvrier de Manchester ;
il semble à l'observateur superficiel qu'il y ait dans un commerce
de cette nature une infraction aux règles de la loyauté et de
l'équité. Notre auteur japonais, avec une rare pénétration, n'aboutit
pas à cette conclusion , il expose les conditions nécessaires
pour qu'une politique protectionniste atteigne, du moins en partie,
les résultats qu'en attend une contrée neuve : il y a trois de ces
conditions : il faut en premier lieu que la nation possède une très
grande population et un énorme territoire, au point de s'offrir à
elle-même un marché très étendu et très varié, de réunir en quelque
sorte plusieurs climats et une très abondante diversité de res-
sources; en second lieu, les matières premières des industries
protégées, comme le combustible, les métaux, les plantes textiles,
doivent être produites dans le pays même en très grandes quan-
tités ; enfin l'intelligence et la demande effective du peuple pour
les produits de la civilisation doivent être aussi développées que
chez les nations étrangères. On ne saurait mieux raisonner: bien
des fois nous avons indiqué ces conditions, surtout les deux pre-
mières, comme essentielles pour atténuer les inconvéniens de la
politique protectionniste. Nous avons été charmé de les re-
trouver avec des complômens sous la plume d'un écrivain ja-
ponais. De ce que les 70 millions d'hommes, nouveaux venus,
épris de fortune, d'une dévorante activité, et les 8,500,000 kilo-
mètres carrés des Etats-Unis, ou bien encore les 100 millions
d'hommes et les 22 millions de kilomètres carrés de l'empire russe
peuvent pratiquer, sans trop en souffrir, une politique ultra-pro-
tectionniste, les esprits sont bien superficiels qui en concluent
qu'une nation de 38 millions d'âmes, à population stationnaire et
un peu amollie par un héréditaire bien-être, vivant sur un mesquin
territoire de 530,000 kilomètres carrés, pourrait appliquer, sans
notablement y perdre en activité et en ressources, un régime du
même genre.
M. Yeijiro Ono, par des observations générales, conclut donc
contre l'introduction au Japon du système protectionniste rigoureux.
L'examen attentif des importations dans son pays le confirme dans
son jugement. Sur un total d'importations de 32 millions de yens
(environ 160 millions de francs) en 1886, les fils de coton entrent
pour 6 millions de yens (30 millions de francs), le sucre pour plus
de 5 millions et demi de yens (27 millions de francs), les tissus de
coton pour 2,300,000 yens (Il millions et demi de francs), le pé-
trole pour 2,600,000 yens (13 millions de francs), les lainages
666 REVUE DES DEUX MONDES
pour 2,300,000 yens (11 millions et demi de francs), le 1er travaillé
pour 2,235,000 yens (11 millions et quart) : ce sont là les deux
tiers de l'importation. Or, le Japon ne produit qu'une quantité in-
suffisante de coton et de sucre ; il n'élève pas de troupeaux de
moutons, le pays ne paraissant pas propice à ces animaux; il n'a
pas de pétrole. Ce serait charger inutilement le peuple que d'éta-
blir des droits prohibitifs ou très élevés sur ces denrées. Elles pré-
parent, au contraire, la civilisation en éveillant les besoins et les
désirs. La véiitable politique du Japon est d'étendre son commerce
étranger et son industrie maritime, particulièrement dans les deux
Amériques, l'Australie et les îles du Pacifique, et non pas d'arrêter
par des droits prohibitifs des relations à peine naissantes.
Ce n'est pas que M. Yeijiro Ono soit partisan des traités qui lient
encore le Japon avec les puissances de civilisation européenne et
que ce pays fait, à l'heure présente, tant d'efïorts pour reviser. Ces
traités, il les veut complètement modifier. Il considère comme indis-
pensable au développement de sa nation son affranchissement d'une
sujétion qui est à la fois humiliante et gênante. Cette question des
traités intéresse en même temps les personnes et les marchandises.
Accordera-t-on aux étrangers le droit de circuler dans tout le pays,
de s'y établir, d'y posséder? C'est à ce sujet cpie se passionne la
population japonaise, et le sentiment populaire paraît être opposé à
des concessions importantes en cette matière. Cinq ports seulement
sont fixés par les traités pour les relations de commerce entre les
étrangers et le Japon; une nouvelle loi, du mois d'août 1889, a
ouvert neuf nouveaux ports pour l'exportation de cinq importans
articles : le riz, le blé, la larine, le charbon et le soufre. Doit-on
aller plus loin? Le Japon y éprouverait beaucoup de répugnance;
mais peut-être y consentirait-il, s'il pouvait regagner ainsi sa
hberté fiscale. Les droits établis à l'importation, sous le régime des
traités, sont insignifians; ils ne rapportent que 1,398,000 yens (en-
viron 7 millions de francs), pour une importation totale de près de
32 millions de yens (160 millions de francs) ; ils ne représentent
ainsi que 4 1/2 pour 100 environ. Pour compenser cette stérilité
de la douane à l'importation, le gouvernement est obligé de main-
tenir pour plus de 1,200,000 yens (6 millions de francs) de droits
de douane à l'exportation, et néanmoins le revenu total des
douanes reste misérable (13 millions de francs environ).
On ne saurait blâmer les Japonais de vouloir s'émanciper d'une
aussi gênante entrave. M. Yeijiro Ono calcule que des droits d'im-
portation de 30 pour 100, qui ne seraient pas prohibitifs, sur les
articles de luxe et de demi-luxe produiraient un surcroît de res-
sources de 6 millions de yens (30 millions de francs), qu'on pour-
LE JAPON. 667
rait afïecter à la suppression des droits d'exportation et au dé-
grèvement des énormes taxes terriennes. Ce plan paraît bien conçu,
dut le droit nouveau être réduit à 20 ou 25 pom* 100 de la valeur,
au lieu du taux un peu excessif de 30 pour 100 que propose notre
auteur.
La question du régime à faire aux étrangers est plus délicate. Il
est incontestable que le Japon, s'il veut développer ses ressources,
doit rester moins fermé qu'il ne l'est aujourd'hui aux Européens.
D'autre part, on s'exposerait à une perturbation trop violente et
que ne supporterait pas le sentiment national, si l'on accordait aux
étrangers, qui ne sont pas uniquement les Européens et les Améri-
cains, mais aussi les Chinois, une pleine hberté de circulation, de
domicile et le droit de posséder le sol. Que le Japon prenne des
précautions pour empêcher qu'une grande quantité de ses terres ne
soient achetées par des hommes d'une autre race, pour éviter chez
lui une sorte de dépossession ou de subordination, aucun esprit
réfléchi n'y pourra contredire. Entre la quasi-fermeture actuelle, la
localisation de l'élément étranger sur cinq points, et la liberté abso-
lue de voyager, de s'étabhr et d'acquérir, il y a bien des degrés.
On pourrait recourir à un système de passeports, comme celui qui
existait naguère dans tous les États d'Europe, et qui procurerait
quelques ressources au trésor japonais ; on pourrait hmiter à quinze
ou vingt le nombre des villes où les étrangers pourraient résider
de plein droit; on pourrait exiger une autorisation gouvernementale
pour l'achat de propriétés et ne donner cette autorisation que dans
des cas vraiment utiles, comme celui d'installation d'industries;
être plus large, au contraire, pour les simples locations. Le Japon,
non-seulement sur les côtes et dans quelques grandes Ailles, mais
dans l'intérieur, pour la mise en valeur de ses mines, de ses forêts,
pour la création d'mdustries, a besoin d'un certain afflux d'intelli-
gens et entreprenans étrangers. S'il les repousse, il est à craindre
que ses récens efTorts n'aboutissent qu'à une pâle copie de la civi-
lisation européenne.
Nous comprenons, néanmoins, que la perspective d'un change-
ment soudain, profond, non-seulement dans l'ordre matériel, mais
aussi dans les mœurs et les habitudes sociales, ait exaspéré quel-
ques fanatiques comme celui qui tenta d'assassiner le comte Okouma,
qu'elle entretienne encore aujourd'hui les appréhensions populaires,
qu'elle suggère même à des hommes aussi éclairés, aussi impré-
gnés de lecture européenne et de civilisation américaine que l'est
M. Yeijiro Ono, quelques réflexions d'une cruelle anxiété.
C'est une terrible crise de croissance que celle qui fait parcourir
en vingt ans à un peuple d'Orient toutes les étapes politiques et
668 REVUE DES DEUX MONDES.
économiques que l'Europe, déjà graduellement préparée par toute
son évolution historique et scientifique, n'a franchies qu'en près
d'un siècle et demi. Ce n'est pas les moyens matériels qui feront
le plus défaut. Le Japon aura tous les instructeurs qu'il voudra :
savans, ingénieurs, contre-maîtres. Il paraît aujourd'hui plutôt les
redouter que les désirer. Les capitaux lui arriveront en quantités
considérables, s'il daigne leur faire appel. Ils sont si embarrassés
de s'employer aujourd'hui, les capitaux européens, et demain les
capitaux américains du Nord. La Chine et le Japon ont emprunté
en Europe, il y a déjà un certain nombre d'années, et leur crédit
se cote à la Bourse de Londres. On y négocie quatre emprunts chi-
nois, dont deux en 7 pour 100 et deux en 6 pour 100, pour une
somme totale d'un peu plus de 3,700,000 livres sterling, ou
93 millions de francs. Les emprunts 6 pour 100 furent émis au
cours de 98, et, quoique remboursables en 1895 au prix de 100,
se cotent jusqu'à 110, ce qui, déduction faite du prélèvement né-
cessaire pour amortir la prime, ne représente qu'un intérêt de
4.65 pour 100. Le gouvernement japonais a émis à Londres, il y
a de nombreuses années, au cours de 92 l/'2, un emprunt 7
pour 100 de l,/i23,000 livres sterling, ou 36 millions de francs; il
est remboursable au pair en 1898, et il se négocie entre 110 et 112,
ce qui, déduction faite du prélèvement à opérer pour amortir la
prime, constitue un intérêt de 5.60 pour 100 environ. Ainsi le
Japon pourrait emprunter à moins de 6 pour 100 en Europe, le
taux des emprunts français après la guerre ; la Chine pourrait em-
prunter à moins de 5 pour 100. Nous sommes convaincus que l'Eu-
rope, si ces deux États, pour des entreprises industrielles et com-
merciales, lui faisaient appel, leur enverrait non pas des centaines
de millions, mais des milliards. Or dans ces pays, on vient de le
voir, la population travaille jusqu'à douze ou quatorze heures par
jour; les salaires agricoles sont de 0 fr. 90 pour l'homme et de
0fr.60 pour la femme; dans l'industrie, ils tombent beaucoup plus
bas, 0 fr. lib h 0 fr. 60 pour l'homme, 0 fr. 32 1/2 pour la femme.
En vérité, les Occidentaux ont peu de prévoyance : il faudra réunir
bientôt une nouvelle conférence de Berlin et y inviter ces deux
grands oubliés, le Chinois et le Japonais; ou bien, dans quelques
dizaines d'années, ces deux méconnus, pourvus enfin de nos con-
naissances techniques et de nos machines, montreront aux nations
européennes amollies ce que peuvent les peuples qui n'ont pas
perdu la tradition du travail.
Paul Leroy -Beaulieu.
LA
DÉMISSION DE M. DE BISMARCK
ET
L'OPINION ALLEMANDE
La retraite inopinée de M. de Bismarck a causé, dans tous les pays
étrangers, une vive émotion mêlée d'un grand étonnement. A vrai
dire, personne n'a été surpris qu'une fois de plus le chancelier de
l'empire allemand eût offert sa démission; c'est un jeu auquel il avait
accoutumé l'Europe. Ce qui a surpris tout le monde, et lui-même peut-
être, c'est que cette démission ait été acceptée. Jadis, en mainte cir-
constance, il avait imposé ses volontés à l'empereur Guillaume F"" en
lui mettant le marché à la main, en le menaçant de s'en aller, et tou-
jours l'empereur avait répondu : « Jamais ! » Au mois de novembre 1879,
il eut un long entretien confidentiel avec notre ambassadeur à Berlin,
M. le comte de Saint-Vallier, à qui il prit la peine d'expliquer les rai-
sons qui l'avaient déterminé à se rendre à Vienne pour y concerter un
accord avec l'Autriche. — « Nous avions décidé, Andrassy et moi,
ajouta-t-il, que nous donnerions connaissance de notre accord au ca-
binet de Saint-Pétersbourg; mais nous avions compté sans les accès
de sentimentalisme irréfléchi de mon vénéré maître et seigneur. 11 crut
que cette notification serait regardée comme une provocation et une
offense par l'empereur Alexandre II, et plusieurs jours durant il s'est
refusé à la faire. J'ai dû recourir aux grands moyens et donner ma
démission. Il l'a refusée, mais il y a répondu par l'offre de son abdi-
cation. J'ai refusé à mon tour, et nous avons fini par nous entendre ;
670 BEVUE DES DEUX MONDES.
la notification a eu lieu, et huit jours plus tard, comme je l'avais pro-
phétisé, on devenait beaucoup plus doux à Saint-Pétersbourg. »
Cette fois encore, M. de Bismarck a recouru aux grands moyens, et
selon toute apparence, il comptait que Tempereur-roi Guillaume II
s'arrêterait au bord du fossé, que ses conditions seraient acceptées,
qu'on finirait par s'entendre. Le conseil des ministres qu'il avait réuni
fit son possible le lundi 17 mars pour ménager un raccommodement.
Un des journaux auxquels le prince envoie des communications an-
non^^a qu'on exagérait la gravité de la crise, qu'en tout cas les choses
demeureraient dans l'état jusqu'à la fin de la conférence ouvrière ou
même de la session du Reichstag, qu'alors peut-être, aux termes
d'un arrangement à l'amiable, M. de Bismarck renoncerait à ses fonc-
tions dans le ministère prussien, mais qu'il resterait chancelier. Ce
journal et celui qui l'inspire s'étaient trompés. Depuis le 20 mars 1890,
date mémorable de l'histoire, M. de Bismarck n'est plus président du
ministère prussien, ni ministre des affaires étrangères, ni chancelier
de l'empire allemand; il n'est plus rien que M. de Bismarck. A la vé-
rité, c'est encore quelque chose.
Ce qui a semblé étrange, extraordinaire, c'est que le jeune souve-
rain n'a éprouvé dans cette grave occurrence ni hésitation, ni scrupule.
Ce dénoûment ne lui a point fait peur, il l'a cherché. Il n'a pas ba-
lancé à se priver des conseils de l'homme d'état hors de pair qui a
créé l'Allemagne nouvelle et qui, pendant plus d'un quart de siècle,
avait mis au service de son pays et de ses souverains sa prodigieuse
activité et les ressources inépuisables de son génie politique. La Gazette
de VAllemagne du Nord s'est chargée de nous apprendre qu'aucune dé-
marche n'a été tentée pour faire revenir M. de Bismarck sur sa réso-
lution. « Il m'est échu d'être l'officier de quart sur le vaisseau de l'Etat,
écrivait l'autre jour Guillaume II au grand-duc de Saxe-Weimar. La
route reste la même, et maintenant à toute vapeur, en avant! »
Louis XIV s'était soumis patiemment jusqu'à la mort de Mazarin à
une tutelle despotique qui lui pesait. Le lendemain, on lui demanda :
« A qui nous adresserons-nous ? » Il répondit : « A moi ! » Comme l'a
remarqué un historien, la reconnaissance l'empêcha de secouer le joug,
et s'il avait remporté une grande \1ctoire sur sa passion en consentant
à se séparer de Marie Mancini, il en remporta une plus forte et plus dif-
ficile encore en laissant le cardinal maître absolu. Guillaume II n'a point
remporté cette victoire sur lui-même. Il est vrai que Louis XIV n'avait
alors que vingt-trois ans, et qu'il lui échappa de dire : « Je ne sais
ce que j'aurais fait s'il avait vécu plus longtemps. » Au surplus, ce
n'était pas un mystique; quand son orgueil ne l'aveuglait pas, il se
laissait gouverner par son bon sens naturel. Debout sur le pont du
navire qui l'emmenait au Pirée, Guillaume II, dans ses rêveries noc-
turnes, a longuement causé avec les étoiles; il l'a raconté lui-même
LA DÉMISSION DE M. DE BISMARCK. 671
à la diète de Brandebourg. Ce que les étoiles lui ont dit a peut-être
plus d'influence sur sa conduite que ce que les hommes peuvent lui
dire. 11 a des raisons d'agir dont son cœur a le secret et que son esprit
ne connaît pas.
Si l'Europe s'est étonnée de la promptitude qu'a mise le jeune em-
pereur à se décider, elle n'a pas été moins surprise de la facilité avec
laquelle l'Allemagne a pris son parti d'un événement qui devait, pen-
sait-on, la remuer jusque dans ses entrailles. On s'attendait à la voir
inquiète, perplexe, anxieuse, troublée comme l'équipage d'un bâtiment
dont le maître-pilote vient de tomber à la mer. Elle a fait preuve, tout
au contraire, d'une placidité vraiment philosophique. Son émotion, si
elle en a eu, n'a point paru sur son visage ; mais tout porte à croire qu'elle
n'était point émue; que, comme on l'a dit, « elle est restée froide
jusque dans le fond du cœur, Jiiïhl bis ans Herz hinan. » Quelques jour-
naux, dont on connaît les aitaches gouvernementales, ont poussé un
cri d'alarme et d'angoisse. L'un d'eux disait : « Ce que nous a donné
l'homme qui s'en va est inscrit en lettres ineffaçables dans l'histoire;
ce qui viendra après lui, c'est l'inconnu. En vérité, la question sociale
nous coûte cher. » Ce même journal flétrissait l'indigne indifférence,
die unwûrdige Gleiclrgûltigheit, d'une partie de la nation et sa noire ingra-
titude. — « La bourgeoisie allemande, lisait-on dans une feuille socia-
liste, a assisté sans s'émouvoir à la chute de son idole. La reconnais-
sance n'a jamais compté au nombre de ses vertus, et dans ces der-
nières années, Bismarck n'avait plus la main heureuse. » — « Les
gens qui tremblaient jadis devant le grand homme et adoraient ses ca-
prices, a dit un autre journaliste, secouent la poussière de leurs genoux,
redressent la tête et se frottent les mains. En recouvrant leur fierté, ils
recouvreront la parole, et nous pouvons nous attendre à de piquantes
révélations. » Les uns étaient enchantés, ravis de l'aventure, et pous-
saient un soupir de soulagement; ceux qui n'avaient pas sujet de se
réjouir se sont inclinés devant l'arrêt du destin : « Après tout, disaient-
ils, cela devait arriver. On faisait mauvais ménage, on a rompu; un
raccommodement n'eût été qu'un replâtrage. Peut-être le moment
était-il venu d'essayer d'autre chose; nous n'en mourrons pas. Es will
ein Neues werden; es gehl auch so. »
Cette résignation presque enjouée de l'Allemagne a semblé d'autant
plus singulière qu'on se souvenait de la violente agitation qu'elle avait
ressentie assez récemment, lorsque à propos d'un mariage projeté, le
chancelier rompit en visière à l'empereur Frédéric et lui offrit sa dé-
mission. La presse ouvrit aussitôt une campagne, les adresses succé-
daient aux adresses, et l'empereur moribond eut la main forcée. Ce
contraste, si étonnant qu'il puisse paraître, s'explique aisément. Le
projet de mariage que combattait alors le chancelier pouvait, selon
lui, amener des difTicultés avec la Russie. « Je me suis fait garant de
672
REVUE DES DEUX MONDES.
la paix du monde, disait-il ; si vous la troublez, si vous dérangez mes
savantes combinaisons, je n'entends pas répondre des conséquences, et
je m'en vais. » C'était sa politique étrangère qui était en jeu, et cette po-
litique s'est fait agréer de toute l'Allemagne. Après avoir agrandi la Prusse
par des conquêtes et fondé l'unité allemande, M. de Bismarck ne s'est
plus occupé que de conserver à son pays les glorieux avantages que lui
avaient procurés son habileté et son audace, et il a employé son guer-
royant génie à maintenir le statu quo envers et contre tous. Ses vues
s'accordaient pleinement avec les désirs de la nation, qui, résolue à
garder tout ce qu'elle a acquis sans en rien abandonner, est disposée
aussi à ne pas courir de nouvelles aventures et à jouir en paix de sa
gloire et de son bonheur.
Si c'était un dissentiment sur la politique étrangère qui eût causé la
rupture du souverain avec son grand ministre, l'Allemagne se serait
émue sans doute autant qu'il y a deux ans. Mais l'empereur a protesté
plus d'une fois de ses intentions pacifiques, et le dissentiment n'a
porté, en apparence du moins, que sur la politique intérieure. Guil-
laume II et M. de Bismarck n'avaient pas la même façon d'envisager
la question sociale, ils ne s'entendaient pas sur la conduite à tenir
avec les partis, sur la méthode à suivre pour procurer au gouverne-
ment une majorité parlementaire. Or dans les dernières élections,
l'Allemagne a condamné la politique intérieure du chancelier. Les par-
tis qu'il patronnait ont essuyé de cruelles défaites, ceux qu'il frappait
d'anathème ont obtenu d'éclatans succès. L'heure et l'occasion ont
paru bonnes au jeune empereur pour reconquérir sa liberté. Sous le
règne si court de l'empereur Frédéric, la nation s'était prononcée pour
le ministre contre le souverain; aujourd'hui, elle se prononce pour le
souverain , et tout en se réservant le bénéfice d'inventaire, elle ne
demande pas mieux que de lui donner carte blanche. La vieille pièce
qu'on jouait devant elle depuis vingt ans lui paraissait usée et médio-
crement récréative ; on lui a fait plaisir en renouvelant l'affiche. Si
avant d'exécuter son coup de théâtre et de choisir son moment et son
prétexte, Guillaume II a consulté les étoiles, il faut convenir qu'elles
l'ont heureusement conseillé.
Appliquée aux choses du dedans, la politique très réaliste de M. de
Bismarck a toujours consisté à sacrifier les principes aux affaires et
toutes les questions à la raison d'état, et son procédé constant a été
de se créer une majorité par un marchandage perpétuel avec les par-
tis. Toujours il a dit : « Donnant donnant, » et toujours il a donné très
peu pour recevoir beaucoup. Il y a un parti auquel il n'a jamais fait
l'honneur de négocier avec lui ; c'est celui des progressistes, qui pré-
tendent introduire en Allemagne le vrai régime parlementaire. Hors
de là. sa grande indifférence lui a permis de traiter avec tout le monde;
mais il n'y avait que les forts qui comptassent à ses yeux.
LA DÉMISSION DE M. DE BISMAECK. 673
Les alliés avec lesquels il avait fait campagne, qui s'étaient compro-
mis pour lui, qui pensaient avoir acquis des titres à sa reconnaissance
et à sa fidélité, tombaient dans sa disgrâce ou dans son mépris et
n'étaient plus qu'une quantité négligeable le jour où la fortune du
scrutin leur était contraire; les abandonnant à leur triste destinée,
il faisait des propositions à ses ennemis de la veille. On l'a vu jadis,
après avoir rudement malmené l'église, renoncer du jour au lende-
main au kuHurkampf et se réconcilier avec le centre catholique, en qui
il cherchait son appui pour faire triompher sa politique douanière. Cette
année, les partis du cartel, qui se réclamaient de lui, ont éprouvé de
grands mécomptes électoraux, et il a vu le parti du centre catholique
revenir de la bataille plus nombreux, plus compact que jamais. 11 y a
quelques jours à peine, il proposait un marché à M. Windthorst, et à
la vive satisfaction des libéraux nationaux, l'empereur y a mis bon
ordre. « Les services rendus, disait la Gazette de Cologne, ne suffiraient
pas pour faire accepter à la nation une politique clérico-conservatrice ;
le génie du peuple allemand se voilerait la tête. » Si les progressistes,
à qui l'ex-chancelier prodiguait les sarcasmes et les mépris, ont
bruyamment applaudi à sa chute, si M. Eugène Richter respire à l'aise
et fait éclater sa joie, faut-il s'étonner que les libéraux nationaux
n'aient ressenti qu'un faible chagrin en perdant un patron qui leur fai-
sait payer très cher ses faveurs intermittentes et leur tournait le dos
quand ils étaient malheureux? M. de Bismarck a toujours considéré le
malheur comme un vice rédhibitoire, ou comme une tache, ou comme
une maladie contagieuse.
Les grands politiques réalistes ne professent qu'une médiocre es-
time pour la nature humaine, et ils sont peu enclins à l'optimisme.
M. de Bismarck s'est vanté souvent d'être un bon chrétien ; il l'est sur-
tout par sa foi profonde et immuable dans la déchéance et la corrup-
tion originelle de l'homme. 11 regarde les peuples comme de méchans
animaux, qui demandent à être sans cesse surveillés, contenus, matés,
et dont les instincts pervers ne peuvent être comprimés que par l'ac-
tion mystérieuse de la grâce et par la puissance coercitive des gouver-
nemens. Le chancelier de l'empire avait une trop haute intelligence
pour concevoir la politique conservatrice à la façon de M. de Metter-
nich et pour vouloir condamner le monde à l'immobilité ou au piéti-
nement sur place. Résolu à ne rien concéder au libéralisme, à n'oc-
troyer aux chambres aucun droit dangereux, il a reconnu la nécessité
de faire quelque chose pour les déshérités, pour les classes travail-
leuses et souffrantes. Mais son socialisme d'état était fort autoritaire,
et dans le même temps qu'il s'occupait d'améliorer le sort des ouvriers,
il proposait et faisait voter des lois de rigueur, des mesures d'ex-
ception contre la démocratie sociale. Les menaces accompagnaient
TOME xcviii. — 1890. kS
674
KEATJE DES DEUX MONDES.
les bienfaits, et c'est la verge à la main qu'il entendait faire le bonheur
du peuple.
Il avait recommandé sa méthode à Guillaume I", qui l'avait comprise
et goûtée. II a rencontré plus d'opposition dans Guillaume II. Le jeune
souverain se fait une si noble idée de la mission des rois, du secours
qu'ils reçoivent d'en haut, qu'il leur attribue le pouvoir de désarmer
par des moyens doux les rébellions et les passions perverses. La sou-
veraineté, telle qu'il la comprend, ressemble à ce Dieu de Platon, qui
comme un aimant attire invinciblement à lui par une secrète influence
les actions et les pensées de toutes les créatures, lesquelles reconnais-
sent en lui leur fm suprême. Guillaume II aime à parler, et il croit à
la puissance magique de sa parole. Depuis quelque temps déjà, il avait
condamné dans son cœur les lois d'exception contre les socialistes. Il
a dit un jour, paraît-il, « que des lois si rigoureuses ne sont bonnes
que si on ne compte qu'avec les mauvais élémens sociaux, que mieux
vaut compter sur le concours empressé de la partie honnête de la na-
tion, et que la confiance qu'on accorde est le gage de celle qu'on ré-
clame. » M. de Bismarck l'accusait sans doute d'avoir l'esprit chimé-
rique, de se bercer d'illusions, de prendre ses rêves pour des réalités,
et toute utopie lui fait pitié. On prétend qu'il n'attendait rien de bon
de la conférence internationale, qu'il en a parlé plus d'une fois sur un
ton cavalier, qu'il a même agi secrètement pour la faire avorter, et
que l'empereur l'a su. On ne doit pas s'étonner que la nation ait pris
parti pour le souverain contre le ministre. Rassasiée de politique réa-
liste, elle a cru trouver un peu d'idéalisme dans 'son nouveau maître,
et cette rosée tombant dans son désert lui a paru bonne à boire. Elle
était lasse de la verge de fer; au risque de se préparer des repentirs,
il lui plaît de croire quelque temps à la vertu miraculeuse de la ba-
guette des magiciens, qui fait jaillir l'eau du rocher.
Dans sa politique étrangère, M. de Bismarck a montré souvent au-
tant de souplesse que de modération relative. Plus d'une fois il s'est
donné l'air de consulter quand il pouvait commander. Il s'abstenait de
toute provocation inutile, il évitait d'offenser et de blesser. Il a eu
quelques ménagemens pour ses voisins, même pour ceux qu'il aimait
le moins. Dans les incidens survenus sur notre frontière, il a paru ac-
commodant, il est allé au-devant de nos justes réclamations. Dans son
démêlé avec l'Espagne, il a réclamé l'arbitrage du saint-père et s'est
soumis à la sentence d'un juge sans états et sans armée. Mais dans sa
politique intérieure, il n'a ménagé personne, ni senti le besoin de sau-
ver les apparences, de faire accepter son pouvoir exorbitant en met-
tant quelque grâce dans ses procédés, en conciliant l'air de grandeur
avec les égards. Il a ressemblé à ces gens qui, courtois envers les étran-
gers, sont des tyrans domestiques, traitent leurs proches de haut en
bas, les désobligent par la rudesse de leur humeur et remplissent leur
LA DÉMISSION DE M. DE BISMARCK. 675
maison du bruit de leur tonnerre. Comme ministre des affaires exté-
rieures, il observait les formes ; comme chancelier de l'empire et pré-
sident du ministère prussien, il faisait tout plier sous son impérieuse
et intlexible volonté, ne souffrait aucune représentation. 11 exigeait
que rien ne se fît que par ses ordres, et son contrôle s'étendait aux
moindres choses. Les grandes affaires n'absorbaient pas les petites,
aucun détail ne lui semblait indifférent, les peccadilles étaient des pé-
chés, les péchés étaient des crimes.
Tant qu'il a été en pleine possession de ses forces, il a pu suffire à
son prodigieux labeur. Mais, si robuste qu'on soit, le jour vient où les
forces déclinent. Depuis bien des années déjà, M. de Bismarck, pour
se reposer l'esprit et l'humeur, faisait de longues retraites à Varzin ou
à Friedrichsruhe et restait des mois entiers sans se montrer à Berlin.
Du fond de ses forêts, cet éternel absent gouvernait par procuration, et
il était rarement content de ses procurateurs fondés : il se plaignait
que ses ordres étaient mal exécutés ou mal compris. Tout récemment,
c'était M. de Bôtticher qui remplissait le rôle peu enviable d'intermé-
diaire entre l'empereur et le chancelier, et plus d'une fois il a maudit
son sort : le marteau était lourd, l'enclume était dure. Le chance-
lier s'en prenait à lui de tous les incidens fâcheux qui se produisaient,
l'empereur lui en voulait de n'oublier jamais qu'il avait reçu un man-
dat impératif et de répéter une leçon soufflée. Aussi assure-t-on que
cet homme jovial et d'abondante conversation en était venu à ne plus
oser rien dire. Il est bien difficile de concilier l'absentéism.e avec
Tomnipotence. La machine se détraquait par les frottemens et l'Alle-
magne le sentait. « Le chancelier des Berlinois, disait un paysan fran-
conien, veut mettre son nez partout, et il n'est jamais là. »
Ce chancelier, qui voulait tout faire, était infiniment jaloux de son
autorité ; il avait pour devise, a-t-on dit : « Rien au-dessus de moi,
rien à côté de moi. » Ce chêne gigantesque répandait sur la terre une
ombre si épaisse qu'aussi loin que s'étendaient ses branches, aucun
brin d'herbe ne pouvait pousser. Il estimait que la responsabilité repo-
sant tout entière sur sa tête, son souverain ne devait consulter que lui,
ne s'entendre qu'avec lui, et quiconque passait pour avoir l'oreille du
maître était un ennemi qu'il s'appliquait à détruire. L'aigreur et la
violence qu'il a déployées dans certains procès politiques ont fait tort
à sa popularité; ks petits, qui sont candides, s'étonnent de découvrir
des petitesses dans leurs grands hommes.
Au cours de l'entretien qu'il eut, en 1879, avec le très intelligent et
très regrettable comte de Saint-Vallier, il s'épancha librement et
s'avança jusqu'à dire : « J'ai un grand respect, un profond attache-
ment pour l'empereur, et je crois lui avoir prouvé mon dévoûment
plus souvent qu'il ne m'a montré sa reconnaissance Mais je dois dire
que si j'ai dépensé mes forces, ma santé, ma vie pour son service, il
676 REVUE D2S DEUX MOjNDES.
ne m'épargne pas aujourd'hui las secousses pénibles et les causes d'ir-
ritation. Je^me porterais beaucoup mieux sans les petites lettres écrites
de sa main dont il m'honore. Je supporte bien la lutte contre des ad-
versaires déclarés, contre une assemblée, contre des partis hostiles ;
elle est inévitable, elle rentre dans les prévisions naturelles. Ce qui
me brise, c'est la lutte secrète, ignorée et continuelle contre des ini-
mitiés traîtresses, soigneusement dissimulées, contre des influences
sans valeur s'exerçant sur un esprit naturellement honnête, mais
timoré, têtu et imbu de préjugés. C'est une toile d'araignée à refaire
chaque jour, c'est l'œuvre nocturne de Pénélope. Mes nerfs s'en res-
sentent et ma patience est mise à une rude épreuve. » Il a toujours
fait une guerre implacable aux conseillers occultes, il n'a jamais admis
que, dans les afi'aires de l'état, un homme qui ne répond de rien jouisse
de quelque crédit, ait voix au chapitre.
Quoique ce ne soit pas écrit dans la constitution, M, de Bismarck posait
en principe qu'un roi de Prusse, empereur d'Allemagne, n'a pas le droit
d'avoir des amis. L'empereur Guillaume P', dont il se plaignait injuste-
ment, se Tétait tenu pour dit. Ce vieillard pensait qu'un souverain, qui,
par une insigne faveur de la fortune, a un grand homme pour premier
ministre, ne peut payer trop cher un si précieux et si rare avantage,
que pour le conserver, il doit prendre sur son humeur, sur ses habi-
tudes, sur ses aises, s'imposer des assujettissemens, des privations,
et il s'était fait une règle de sacrifier ses amitiés aux ombrageuses
jalousies du chancelier. Son petit-fils a l'humeur beaucoup moins sou-
ple, beaucoup moins accommodante. Il prétend s'entourer des gens
qu'il aime et demander des conseils à ceux qui possèdent sa confiance.
Dès les premiers jours du nouveau régne, M. de Bismarck s'est trouvé
aux prises avec des irresponsables, avec des influences occultes, et il
a pu répéter ce qu'il disait à M. de Saint-Vallier : « Ma patience est
mise à une rude épreuve. » On affirme que les fameux rescrits avaient
été composés et rédigés par M. Hinzpeter, et que c'est aussi à l'insti-
gation et par le conseil de cet ancien précepteur que M. de Berlepsch
a été nommé ministre du commerce. Depuis ce moment, la crise était
ouverte.
Il est un autre point sur lequel M. de Bismarck n'a jamais transigé.
Il s'est toujours arrogé le droit de choisir à son gré ses instrumens,
ses outils, et de considérer ses collègues comme ses subordonnés. Un
ordre de cabinet, datant de 1852, porte que les ministres prussiens,
avant de faire un rapport au roi, doivent en conférer avec le président
du conseil. L'empereur Guillaume II voulait modifier ou supprimer ce
règlement et limiter les attributions de la présidence. C'était le plus
sûr moyen d'acculer M. de Bismarck, de le mettre en demeure, de
l'obliger à offrir sa démission.
En théorie, M. de Bismarck donnait une grande latitude aux droits
LA DÉMISSION DE M. DE BISMARCK. 677
de son souverain. En mainte occasion, il a déclaré bien haut qu'un roi
de Prusse règne et gouverne. Mais dans la pratique, il avait singuliè-
rement réduit l'exercice et le champ de cette souveraineté illimitée. 11
entendait que le roi-empereur se désintéressât d'une foule de choses,
que son office propre fût de s'occuper de son armée, qu'il s'en remît à
son chancelier du soin d'administrer le reste. On put croire au début
du nouveau règne que Guillaume II se prêterait complaisamment à ces
exigences. Il commença par passer des revues, après quoi il voyagea,
et les voyages sont encore une de ces occupations innocentes qu'on
peut permettre aux rois. Sans doute le chancelier a lu sans froncer ses
orageux sourcils les dépêches où ce touriste couronné lui vantait les dou-
ceurs du ciel de l'Attique et les merveilles du Parthénon. Mais on ne
peut voyager toujours. Après avoir couru le monde, Guillaume II chassa
avec fureur. Tout allait bien encore quand tout à coup il s'avisa que la
question sociale était digne de l'intéresser et que Dieu lui commandait
d'être l'empereur des ouvriers aussi bien que des soldats.
M. de Bismarck voulait que son souverain fût très discret, fort
réglé dans le choix de ses occupations, et il n'est rien dont Guillaume II
ne désire s'occuper. M. de Bismarck défend aux rois d'avoir des amis
et il leur interdit aussi d'avoir des idées. Guillaume II se réveille tous
les matins avec une idée fixe, qu'il entend appliquer. Dans sa tête à
compartimens il y a place pour tout, et les contraires s'y assemblent
quelquefois. Un jour il prend feu pour la question sociale, le lendemain
il tient un conseil de généraux. Il convoque à Berlin des délégués fran-
çais pour y conférer sur le travail des femmes et des enfans, et il les
reçoit à merveille. Mais il profite de leur séjour pour porter au prince
de Galles un toast où il rappelle "Waterloo, le sang prussien mêlé au
sang anglais et la défaite de l'ennemi commun.
Son imagination est une lanterne magique, dans laquelle les tableaux
se succèdent avec une rapidité étonnante. Il a toutes les curiosités,
et il est passionné dans tous ses goûts. Il fera bientôt une retraite à la
Wartbourg, il ira se recueillir dans la chambre de Luther, en face d'une
muraille tachée d'encre, qui témoigne qu'une nuit le grand réforma-
teur lança sa lourde écritoire à la tête du diable. Après s'être recueilli,
il chassera le coq de bruyère, et après avoir chassé le coq, il se pas-
sionnera pour quelque problème politique ou social, qu'il pense être
seul en état de résoudre. De l'humeur dont il est, pouvait-il s'accommo-
der longtemps de la tutelle d'un maire du palais? Il tient à ses amis et
il tient encore plus à ses idées ; aussi n'a-il pas balancé un moment à
accepter la démission de M. de Bismarck. C'est une opinion très répan-
due en Allemagne qu'il pensait au chancelier lorsqu'il a dit à la diète
de Brandebourg : «Celui qui se mettra sur mon chemin, je l'écraserai :
Wer mich in meinem Werke hindert, den zerschmcitere ich. » La ques-
tion, disent les Allemands, était de savoir qui devait gouverner du
678 REVUE DES DEUX MONDES.
souverain ou du chancelier. Le chancelier gouvernait depuis vingt-huit
ans ; si grand que soit leur fonds de patience, les Allemands ont comme
tous les peuples l'amour des nouveautés.
u Le lion est mort, m'écrivait-on l'autre jour de Berlin, et les roquets
sont en fête. » 11 y a cependant une catégorie d'Allemands qui auraient
bien tort d'être en fête : ce sont les princes régnans, et je ne doute
pas que le prince-régent de Bavière ne fût très sincère quand il expri-
mait à M. de Bismarck le chagrin que lui causait sa mise à pied. €'est
en diplomate que M. de Bismarck a fait la constitution allemande, et
s'il a mené à bien ce travail, aussi compliqué que délicat, c'est qu'il
s'est souvenu que la modération dans la violence était la marque dis-
tinctive de sa politique étrangère. Il s'est appliqué à concilier le prin-
cipe de l'unité nationale avec les ménagemens dus à la d'gnité des
petits souverains. Il a voulu que la maison ne leur fût pas trop désa-
gréable, qu'elle ne ressemblât pas trop à une prison, qu'ils s'y trou-
vassent à leur aise, et à plusieurs reprises il a défendu leurs préroga-
tives contre les unitaires à outrance, tout en ajoutant qu'il ne savait
pas trop ce qu'il en adviendrait quand il ne serait plus là. « Ce serait
une grave erreur, a dit M. Bryce dans son beau livre sur le saint-em-
pire germanique, que de regarder l'œuvTe d'unification comme ter-
minée et le nouvel empire allemand comme un Etat centralisé. Il
convient plutôt de le considérer comme une fédération d'un genre
particulier, étroite pour les petits États, mais pour les deux plus consi-
dérables, la Bavière et le Wurtemberg, extrêmement élastique. Jusqu'à
quel point le fonctionnement d'une telle constitution peut être facile,
c'est ce que l'expérience seule nous révélera. »
Cette constitution, somme toute, a bien fonctionné parce que le mé-
canicien qui l'avait construite était là ipour la faire marcher. Mais il est
possible qu'une machine où la symétrie n'a pas été observée, où la
beauté des formes a été sacrifiée à certaines convenances, ne plaise
qu'à moitié à un souverain idéaliste, qui aime à toucher à tout, et les
princes allemands, pour peu qu'ils réfléchissent, doivent se demander
avec quelque inquiétude si, parmi les amis qui le conseillent, il n'en
est pas qui le pousseront à reviser la constitution ; si, parmi les idées
qui lui sont chères, il n'en est point d'inconciliables avec leur dignité
et leur repos. Guillaume II n'a jamais médité le proverbe afghan
qui dit : « N'enfonce pas ton doigt dans tous les trous. »
M. Bryce a fait un remarquable et mélancolique portrait du jeune
empereur qui, sous le nom d'Otton LU, gouverna le saint-empire dans
les dernières années du x*" siècle, et M. de Vogué a cru trouver quelque
ressemblance entre Guillaume II et ce jeune mystique, à l'âme géné-
reuse, mais dont l'esprit de visionnaire, comme le dit M. Bryce, était
trop ébloui par les magnifiques créations de sa pensée pour voir le
monde tel qu'il est. Otton III était fort attaché à son précepteur, l'il-
LA DÉMISSION DE M. DE BISMARCK. 679
lustre Gerbert, archevêque de Reims, qui passait pour un magicien.
Lui-même avait quelque foi dans les opérations de la magie blanche;
il croyait qu'un coup de baguette fait sortir de terre tout ce qu'on veut,
et il aspirait à tout rajeunir, à tout renouveler, à tout réformer. Il
voulait gouverner un empire « victorieux comme celui de Trajan, ré-
glementé comme celui de Justinien, sacré comme celui de Constan-
tin. » Pénétré du sentiment de sa mission, il s'intitulait le serviteur
de Jésus-Christ, A des curiosités d'antiquaire, il joignait une imagina-
tion ardente et le souvenir toujours présent de la glorieuse puissance
dont il était l'héritier. Le texte de ses lois témoignait de l'étrange
confusion de ses idées. « Nous avons ordonné ceci, disait un de ses
édits, afin que, l'Église de Dieu étant librement et fortement établie,
notre empire puisse faire des progrès et la couronne de notre cheva-
lerie triompher. Puissions-nous, de la sorte, après avoir vécu juste-
ment dans I3 taber.iacle de ce monde, être jugé digne de sortir de
la prison de cetts vie et de régner très justement avec le Seigneur
tout-puissant ! »
Toutes les ressemblances sont imparfaites, toutes les comparaisons
sont boiteuses ; mais comme Otton III, Guillaume II croit fermement à-
sa mission de réformateur; comme lui, il aspire à tout renouveler, et
s'inspirant à la fois des besoins du temps présent et des glorieux sou-
venirs qu'il a reçus en héritage, sa méthode est d'employer des maté-
riaux antiques pour faire du neuf. On parle d'organiser à Berlin une
Exposition universelle, dont la merveille sera une montagne de fer
surmontée d'un château féodal ; cette montagne sera un symbole. Les
princes allemands connaissent trop leurs intérêts pour goûter beaucoup
les réformes ; ils n'ont rien à y gagner, et grâce à M. de Bismarck, il leur
reste quelque chose à perdre. San& doute ils se défient des projets de
Guillaume II, sa fié\Teuse activité leur donne du souci. N'y a-t-il pas
quelque danger à remuer les eaux tranquilles, à faire des promesses
qu'on n'est pas certain de remplir, à poser des questions inquiétantes
que les sages désespèrent de résoudre, à évoquer les démons sans
être sûr qu'on a le pouvoir de les exorciser ? M. de Bismarck n'a jamais
fait que de la politique, et les petits souverains comprenaient sans
peine la langue très nette et un peu sèche qu'il leur parlait. Réus-
siront-ils à apprendre celle qu'on leur parlera désormais? Au surplus,
quelle figure feront les rois de Bavière et de Wurtemberg en présence
d'un empereur qui rêve d'exercer sur tout le monde civilisé une sorte
d'hégémonie morale? Ils disparaîtront comme des insectes dans le
rayonnement de sa gloire, et leurs jours ne seront qu'un néant.
Ce n'est pas seulement dans certaines petites cours allemandes que
le grand homme d'état a laissé des regrets; on trouverait facilement
hors d'Allemagne des capitales où sa chute a été regardée comme un
680 REVUE DES DEUX MONDES.
malheur par des gens qui pourtant ne l'aimaient guère. Un homme
était parvenu, contre toute attente, à se guérir de ses rhumatismes;
mais l'effet des remèdes fut de lui procurer une maladie de foie, et il
regrettait son premier mal : « Mes rhumatismes et moi, disait-il, nous
nous connaissions de vieille date ; ils me causaient mille ennuis et je
les maudissais; mais avec eux j'étais à l'abri des surprises. » L'Europe
avait fini par s'accoutumer à M. de Bismarck, par le connaître et le com-
prendre. Pendant ces quinze dernières années, il lui avait donné par
intervalles de vives alertes, lui avait fait passer de mauvais momens.
A la longue elle s'était aperçue que ses incartades n'étaient, le plus
souvent, que des manœuvres destinées à influencer les électeurs ou les
votes du parlement, que son éloquence était plus noire que son âme,
que tant qu'il vivrait et gouvernerait il n'y aurait plus de grande guerre
européenne. Aujourd'hui tout est remis en question. Personne ne doute
des excellentes et généreuses intentions de Guillaume II. Mais s'il ve-
nait à échouer dans ses tentatives de réforme, dans ses expériences d'al-
chimie politique; si, au lieu d'apprivoiser ou de dompter la démo-
cratie sociale, il ne réussissait qu'à l'exaspérer; si, ayant semé lèvent,
il récoltait la tempête, peut-être se souviendrait-il que la guerre est
un dérivatif auquel recourent dans l'occasion les gouvernemens em-
barrassés.
Un publiciste berlinois s'écriait, il y a quelques jours, dans un trans-
port d'allégresse, que l'Allemagne venait d'en finir avec le gouverne-
ment personnel. C'était pousser bien loin la candeur. Il serait plus vrai
de dire que le gouvernement personnel d'un homme de génie et
d'une prodigieuse expérience vient d'être remplacé par celui d'un
jeune roi, entreprenant et agité, impatient de montrer tout ce qu'il
peut faire et de gagner ses éperons. On assure qu'il sera dans le fait
son propre chancelier, son président du conseil, son ministre des
affaires étrangères, que désormais il traitera lui-même avec les chefs
des partis, qu'il se propose d'instituer un régime d'autocratie libérale,
en amalgamant le vieux système du gouvernement de cabinet avec un
parlementarisme de sa façon. C'est ce que lui disent aujourd'hui les
étoiles; que lui diront-elles demain? Il écrivait au grand-duc de Saxe-
Weimar : « Mon cœur souffre comme si je venais de perdre une seconde
fois mon grand-père. Mais Dieu l'a voulu ainsi. J'ai donc à m'y con-
former, dussé-je y périr ! » Dieu est, de tous les grands personnages
de ce monde, celui qu'il est le plus facile de faire parler, et voilà pour-
quoi l'Europe est inquiète.
G. Valbert.
REVUE MUSICALE
Théâtre de l'Opéra : Ascanio, opéra en 5 actes et 6 tableaux, d'après le drame Ben-
venuto Cellini de M. Paul Meurice, paroles de M. L. Gallet, musique de M. C.
Saint-Saëns.
S'il faut tourner sept fois sa langue avant de parler, combien de fois
tournera-t-on sa plume avant d'écrire, avant de formuler, je ne dis pas
avec certitude, mais avec assurance, une opinion, même la plus modeste
et la plus respectueuse de toute opinion différente ou contraire? Que ne
peut-on, avant d'apprécier une œuvre nouvelle, attendre un peu, et par
un peu c'est seulement une dizaine d'années que je veux dire ! Je sais
bien que beaucoup d'œuvres, elles, n'attendraient pas. Ce serait tant
pis pour celles-là et tant mieux pour nous. A l'égard des autres du
moins, la tâche nous deviendrait facile et le temps, maître de notre
goût aussi bien que de notre cœur, le temps, qui nous aide à souffrir,
nous aiderait à comprendre.
Nous nous disions tout cela après la répétition générale d^Ascanio.
Le public n'avait pas fait au nouvel opéra d'un grand musicien l'ac-
cueil que nous lui souhaitions et que, selon nous, il mérite. Des juge-
mens autorisés avaient démenti le nôtre, et alors, nous défiant d'au-
trui, nous défiant de nous-même, nous craignions que notre opinion
personnelle se heurtât vainement et se brisât peut-être à l'opinion
de tous. Celle-ci, par bonheur, semble avoir changé : la représentation
rQS2 REVDE DES DEUX MONDES.
a sauvé l'œuvre un instant compromise. Plus on avait craint un échec,
plus on a joui d'un succès ; nous, particulièrement, heureux d'avoir à
justifier seulement le sentiment presque général au lieu de le dis-
cuter et au besoin d'y contredire.
Rappelons sommairement un livret que tous nos confrères ont
pris avant nous la peine d'analyser. Véritable peine en effet, les
drames historiques, les drames sinon d'intrigue, au moins d'action,
n'étant pas faciles à raconter clairement. Voici les faits : d'une part, la
duchesse d'Étampes aime l'élève, presque l'enfant de Benvenuto Cel-
iini, Ascanio, lequel aime Colombe, la tille de d'Estourville, le prévôt
de Paris. D'autre part, la Florentine Scozzone aime ardemment Ben-
Tenuto, dont elle est depuis longtemps et la maîtresse et le modèle.
Mais Benvenuto, lui aussi, s'éprend de Colombe et tout le drame est
fait du conflit de ces divers amours : les uns, méchans et qui se ven-
gent; les autres, généreux et qui s'immolent. Benvenuto, le premier,
sacrifie son bonheur à celui de Colombe et d'Ascanio. Touchée à son
tour par cet héroïque exemple, Scozzone, qui d'abord avait juré avec la
duchesse d'Étampes la perte de leur commune rivale, Scozzone, pour sau-
ver la jeune fille, donne plus que son bonheur, sa vie, et voici de quelle
manière. Colombe, enlevée par Ascanio, s'est réfugiée avec lui dans l'ate-
lier de Benvenuto, où elle est poursuivie et sur le point d'être surprise.
Heureusement, un grand reliquaire d'or est là, qui doit être envoyé par
Benvenuto au couvent des Ursulines. Colombe se cachera dans le re-
liquaire ; la supérieure du couvent, sa marraine, la délivrera et la met-
tra sous la protection de la reine. Mais la duchesse d'Étampes, qui sait
l'enlèvement de Colombe, la complicité de Benvenuto et la ruse ima-
ginée pour faire évader la jeune fille, a donné ses instructions à Scoz-
zone : ce n'est pas au couvent qu'ira le reliquaire, mais au Louvre,
chez la duchesse. Il y restera trois jours, assez longtemps pour ne se
rouvrir que sur un cadavre. Au dernier moment, Scozzone recule de-
vant le crime; c'est elle-même qui s'ensevelit vivante à la place de
Colombe, et au lieu de tuer, elle meurt.
Devons-nous décider tout d'abord si la partition écrite par M. Saint-
Saëns sur ce canevas qui en vaut bien d'autres, est un opéra ou un
drame lyrique? Non, parce qu'il faudrait auparavant s'entendre sur la
signification respective des deux termes et que l'entente n'est pas faite.
Des mots, des mots ! — Autre question préalable, non moins stérile, et
non moins obligatoire : celle des leitmotive. J'aime mieux vous le dire
tout de suite : plusieurs thèmes caractéristiques des personnages et
des sentimens reviennent dans le cours de la partition, non-seulement
rappelés, mais variés, nuancés avec beaucoup d'habileté et de finesse
par des altérations significatives de rythme, d'harmonie ou d'instru-
mentation. Mille exemples viendraient à l'appui de notre affirmation.
REVUE MUSICALE. 683
11 y a donc dans Ascanio des Icitmotive véritables; libre aux Jacobins
de s'en réjouir. Mais il y a aussi pour les conservateurs des duos, des
trios, des quatuors, voire des romances. Depuis longtemps et de plus
en plus, M. Saint-Saëns siège au centre gauche. Ne croyez-vous pas
que là est la vérité, que là pourrait encore être le salut, même en
musique ?
Et l'orchestre, dira-t-on enfin ! — L'orchestre de M. Saint-Saëns est,
comme M. Saint-Saëns lui-même, centre gauche. 11 joue dans Ascanio
un rôle important, prépondérant parfois, mais non le rôle unique. Il ac-
compagne, au sens véritable, éternel du mot; il ne précède pas. Comme
disait je ne sais plus quel musicien, il sert à la mélodie de garde-du-
corps et non de gendarme. Il soutient, il aide les voix, au lieu de les
écraser ;. collaborateur, allié du chanteur, il n'en est jamais le tyran,
ni le valet, ni le complice. Quant à l'orchestration de M. Saint-Saëns
(je ne parle plus de l'orchestre), c'est tout simplement une merveille.
Elle unit toute la richesse, toute la fantaisie moderne à la tenue, à la
santé classique. Elle brille sajis clinquant ; elle a la force sans bruta-
lité, la grâce sans mièvrerie et l'aplomb sans lourdeur.. M. Saint-Saëns
notamment use du quatuor, écrit pour lui comme les grands maîtres.
Il en fait l'assise inébranlable de son instrumentation; il en obtient
les sonorités les plus savoureuses et les timbres les plus variés. Des
instrumens de tout le monde, il se sert comme personne. Des harpes
même, si aisément prétentieuses ou banales, il tire des effets nou-
veaux, et l'orchestre (ï' Ascanio s'ennoblit et se fortifie par elles au lieu
de s'affadir..
Je ne m'étonne pourtant qu'à demi que la partition de M. Saint-Saëns
ait causé d'abord au public une surprise, voire une déception. L'œuvre,
que peut-être on attendait puissante et grandiose, n'est que touchante
parfois, toujours intime et presque familière. WHenry VIII, on se
rappelait surtout le quatuor hnal qui avait enlevé la salle, et d'Ascmiio
l'on espérait au moins une pareille secousse ; on ne l'a pas ressentie.
C'est que M. Saint-Saëns, le plus libre parmi, tous nos musiciens en-
-core jeunes, le plus impatient des systèmes et des formules, a com-
posé son œuvre dans un esprit singulier, avec un parti-pris absolu et
fait pour dérouter les prévisions d'un auditoire accoutumé au régime
contraire : le parti-pris de la discrétion et de la simplicité. Un livret
historique pouvait prêter et porter à l'enflure, à l'emphase et au mé-
lodrame. François I", la duchesse d'Étampes, le grand et le petit
Nesle, sans parler du Louvre et de Fontainebleau, que d'excuses, que
d'invites même à de grosse et tapageuse musique, à des couleurs
criardes, à l'imagerie et à la chromolithographie, à tout un bric-à-brac
Renaissance de convention et de pacotille! Et dans un pareil décor,
quels personnages poncifs, empanachés, auraient pu parler, chanter.
684 REVUE DES DEUX MONDES.
crier au besoin la langue du boulevard du Temple, car elle existe en
musique comme en littérature I Mais le compositeur a senti le péril et
s'en est garé. Craignant de grossir et de vulgariser son sujet,
il a cherché surtout à l'affiner, quitte à l'amincir. Plutôt que de
brosser une ébauche, il a dessiné d'un trait élégant et pur, coloré de
touches claires et fines un tableau de chevalet, une œuvre de style
moyen et de demi-caractère. Pour la goûter parfaitement, il faut l'exa-
miner de très près, et le malheur à l'Opéra, c'est qu'on ne voit et
n'entend rien que de très loin, et encore à la condition qu'on regarde
et qu'on écoute. Ah ! le fâcheux théâtre, funeste à toute musique, je ne
dis pas même intime, mais seulement tempérée, où compositeurs et
interprètes ont besoin de toujours crier. L'auteur d^Ascanio n'a pas
crié ; il n'a pas forcé une seule note de sa voix ; il nous a épargné (qu'il
en soit béni!) le bruit, l'odieux bruit dont tant de gens nous étourdis-
sent. Sans prétendre faire grand, il a su ne jamais faire gros, et dans
ces quatre heures de musique il n'y a pas cinq minutes de tapage.
L'œuvre est de celles qui détendent et délassent. J'accorde, passez-
moi l'expression, qu'elle n'empoigne pas; mais elle séduit, elle touche
et elle pénètre. M. Saint-Saëns écrivait récemment à son collaborateur:
« Le charme, hélas ! disparaît du monde. » S'il disparaît du monde
musical, ce n'est pas à l'auteur d^Ascanio que nous irons nous en
prendre.
Notez bien que celte douceur n'est pas faiblesse, et que par discré-
tion et sobriété nous ne voulons entendre ni la maigreur ni l'indigence.
La musique d^Ascanio, comme toute musique de M. Saint-Saëns, est
très dense; sa vertu, sa force ou sa grâce, se concentre en un très pe-
tit volume, et c'est par des moyens simples qu'elle arrive à l'intensité
de l'effet. Il n'y a guère dans Ascanio qu'une scène tout à fait drama-
tique: l'enlèvement de la châsse où s'est enfermée Scozzone. Nous tâ-
cherons de montrer tout à l'heure que, si le compositeur a seulement
esquissé cette situation capitale, il ne l'a pas esquivée, et que pour
frapper juste la musique de M. Saint-6aëns n'a jamais besoin de frap-
per fort. Songez, par exemple, aux deux premiers actes d^Ascanio.
Demandaient-ils plus de puissance? Fallait-il faire plus grands des
tableaux comme ceux-ci : une visite du roi de France à l'atelier de Gel-
Uni, la rencontre devant l'église d'un adolescent et d'une enfant qui
s'aiment, l'assaut inoffensif et le facile enlèvement du grand Nesle par
des gamins et des apprentis? Ne suffisait-il pas de ce style toujours pur
et toujours clair, de cette distinction et de cette aisance, de cette écri-
ture artiste, comme disaient les de Concourt, pour nous montrer Fran-
çois P' galant avec sa maîtresse et la duchesse d'Étampes provocante
avec le jeune élève de Cellini ?
Le premier tableau : l'atelier de Benvenuto, nous a paru charmant
REVUE MUSICALE, 685
comme exposition musicale, traité avec autant de désinvolture et de
naturel que de goût. Deux thèmes légers et naïfs voltigent constam-
ment à la surface de l'orchestre et caractérisent finement l'activité
juvénile et joyeuse des élèves et des ouvriers. L'orchestre jase à
mi-voix, comme un compagnon encore plus gai que les autres. Et
pourtant que de nuances il sait marquer! N'en citons qu'une, indi-
quée dans une lettre, récemment publiée, du compositeur lui-même.
Quand Benvenuto, corrigeant les dessins de ses élèves, arrive au des-
sin fautif de l'un d'eux : « L'orchestre, dit M. Saint-Saëns, joue à l'en-
vers le motif du travail. » C'est un rien sans doute, et qui nous eût
échappé, mais un rien spirituel et ingénieux. Aucun danger, d'ailleurs,
que M. Saint-Saëns abuse jamais de ces vétilles et tombe dans le ma-
niérisme et la chinoiserie. Il revient tout de suite à la franchise et au
naturel, témoin le chant d'Ascanio confiant à son maître son amour
naissant. Il y avait, au début à^ Henry VIII, également une confidence
d'amour: La beauté que je sers est blonde, mais qui ne valait pas celle-ci.
Après Ascanio, Scozzone, « après l'ami, l'amie, » comme dit Benvenuto
avec une note de passion plus vive, avec un accent de profonde ten-
dresse. Pour rassurer l'ombrageuse fille, quels élans spontanés et sin-
cères! Pour chasser du front de la jeune Florentine la dernière ombre
de jalousie, quelle clarté rayonne dans la magnifique période : Tu n'as
qu'une rivale: L'éternelle beauté qui fait l'art immor^tel! Pour la première
fois, l'enthousiasme esthétique, l'amour immatériel de l'idéal apparaît
dans le rôle de Benvenuto. Pour la première fois également, la mélo-
die de M. Saint-Saëns, très facile, très abondante, effleure la vulgarité,
mais l'évite avec une merveilleuse adresse. Un instant, quand vien-
nent les dernières mesures : « Puisque c'est toi que j'aime sur la
terre, Laisse-moi librement l'adorer dans le ciel, » on craint une ter-
minaison banale, une rosalie. Mais par l'imprévu d'une modulation
très simple, comme un pilote par le moindre coup de barre, la phrase
musicale tourne la difficulté, ou plutôt la facilité qui la menaçait, et
s'achève avec une originalité qu'on n'osait plus espérer.
Nous avons aimé beaucoup la fin de ce premier tableau : les compli-
mens du roi, accompagnés d'un élégant dessin de flûte, allongé comme
une arabesque renaissance. Voilà bien la couleur du temps, telle qu'il
suffisait de l'indiquer : gracieuse et sobre. Quelques notes de harpes,
vibrant sous des appels de trompettes adoucies, donnent à certaine
phrase de François P"" annonçant la visite de Charles-Quint une al-
lure chevaleresque et princière. Dans le dialogue de la duchesse et d'As-
canio, quelle coquetterie! Tandis que le gentil orfèvre essaie le cercle
d'or au bras docile de la favorite, quelle insistance à l'orchestre d'un
petit motif, pour ainsi dire oblique, insidieux, plein de sous-entendus,
de provocations et de promesses de femme ! Signalons encore dans ce
68(5 REVUE, DES DEUX MONDES.
tableau la phrase de François 1"' devant le modèle du Jupiter de Gel-
lini. Le roi regarde la statue olympienne tout autrement que la du-
chesse regardait tout à l'heure le bracelet ciselé par Ascanio. Voilà
bien avec quelle ampleur, avec quelle chaleur devait parler à un Ben-
venuto un prince qui savait le comprendre et daignait le protéger.
On souhaitait jadis que M. Saint-Saëns écrivît un jour tout un ou-
vrage dans le style tempéré du second acte de Proserpine. 11 l'a écrit
cette fois. A la douce Angiola il a donné pour sœur Colombe, et le mu-
sicien qu'on accuse le plus de sécheresse et de raideur a créé deux
charmantes figures de jeune fille. Le talent de M. Saint-Saëns, dit-on,
manque de grâce. Est-il pourtant rien de plus gracieux que l'entrevue,
gru seuil de l'église, de Colombe et d'Ascanio ? Est-il beaucoup de plus
poétiques rencontres, de dialogues plus mélodieux? Et comme c'est
bien d'être clair, d'être simple, quand en pourrait, quand on saurait
mieux que personne être obscur et compliqué, brouiller ou déchaîner
tout un orchestre pour accompagner quelques paroles d'amour! Comme
c'est bien aussi de ne pas se refuser, de ne pas nous refuser un trio
finement écrit, harmonieux et touchant : celui du mendiant, de Co-
lombe et d'Ascanio! Comme c'est bien enfin, et comme c'est rare,
même en musique, d'avoir de l'esprit ! Il y a beaucoup d'esprit dans
Ascanio. Il y en a dans certain motif des apprentis qui revient à chaque
instant, il y en a dans la courte scène de l'assaut du Nesle. Le prévôt
de Paris, M. d'Estourville, refuse, malgré l'ordre du roi, de rendre le
INesle à Benvenuio et à ses élèves. Que vont-ils faire, alors? Le prendre,
et le prendre gaiment. Le prévôt leur a bien envoyé une arquebusade,
mais elle n'a blessé personne. C'est la guerre, mais la guerre pour
rire. Quelques cailloux jetés aux vitres, une nuée de petits polissons
criant sous les fenêtres : « D'Estour\^lle ! D'Estourville ! » comme ils
crieraient : « Les lampions! » et rien de plus. Cette note de bonne hu-
meur, de gaminerie, le compositeur l'a donnée très sobre et très juste.
Un autre n'aurait pas manqué de faire ici de la musique pour le siège
de Troie.
De l'esprit ! En voici encore au tableau suivant. Dans ce Nesle, de-
venu leur atelier, les élèves de Benvenuto mettent la dernière main à
la fameuse châsse. Soudain Scozzone entonne une chanson de son
pays et du leur, du beau pays bleu. Elle chante à pleine voix, la brune
Florentine, assise sur une table, renversant en arrière sa chevelure
noire et piquée d'épingles d'argent. Elle chante, et le travail cesse, et
l-es marteaux se taisent, et tous ces enfans de Florence, gagnés par la
gaité de Scozzone, sentant leur Italie leur battre dans le cœur, excitent
encore et fouettent d'un refrain endiablé la chanson qui les met en
joie. Il y a dans cette réponse étincelante, populaire, triviale même
(le mot est un éloge ici), un véritable coup de soleil italien.
REVUE MUSICALE, 687
Rien ne manque à ce second acte : ni la gaîté, ni la poésie, ni la
passion. Oh ! la délicieuse romance que soupire Ascanio, rêvant à Co-
lombe entrevue ! Oui, romance ; le mot peut être ridicule; mais il s'en
faut que la chose le soit ici. A l'ombre des noires tours, dans le jardin
plein de roses! 11 semble qu'on n'ait pas compris cette mélodie d'un
sentiment vaporeux et d'une forme arrêtée cependant et définie. On
lui a reproché (défendons-la même en pédant, puisqu'on l'a attaquée
ainsi) de finir sur la tierce. Mais la valeur expressive et musicale de
cette fin tient précisément à son incertitude. Là-bas passent mes amours!
Voilà les dernières paroles du jeune homme. Ces amours qui passent,
Ascanio ne doit-il pas les suivre d'un regard qui se prolonge et se
perd ?
Ici, dans cet atelier de Benvenuto, près de cette fenêtre ouverte aux
rayons et aux parfums du printemps, devant la statuette ébauchée de
la déesse de la Jeunesse, nous sommes au cœur même de l'œuvre. Là
fleurissent, en des pages exquises comme les roses de la terrasse
voisine, des sentimens délicats et purs. Voici pour Benvenuto l'heure
de la solitude et du travail fécond. Il a renvoyé même son ami, même
sa maîtresse. Il n'appartient plus qu'à la maîtresse idéale, l'invisible
et pourtant la plus aimée. C'est d'elle que ce matin il parlait magnifi-
quement à Scozzone, et tandis qu'il médite, qu'il s'absorbe dans son
rêve d'artisxe, c'est le beau motif déjà signalé et admiré plus haut, le
motif pour ainsi dire esthétique de Benvenuto qui revient, qui monte
dans le silence, effluve impalpable, mystérieux avant-coureur de l'inspi-
ration prochaine. Mais il faut au génie un modèle, et ce modèle, cette
Hébési longtemps cherchée, celle que ne pouvait être la fière Scozzone,
Benvenuto l'a vue sortir un jour de l'église: c'est Colombe d'Estourville,
et de ce logis, voisin de celui qu'elle habite, il l'a souvent contemplée.
En ce moment encore il l'attend, il l'évoque; à l'orchestre on dirait
que peu à peu des voiles se dissipent, qu'une clarté se dégage et se
répand, et dans l'atmosphère harmonieuse, la voici, la jeune déesse;
elle tient à la main quelques Heurs d'avril et sur ses lèvres flotte une
mélancolique chanson. De la vision lumineuse, les rayons glissent
jusqu'à Benvenuto; ils l'inondent, ils réchauffent; l'enthousiasme en-
vahit son àme, et si dans ce crescendo haletant, dans le cri de triomphe
qui le couronne, on ne trouve ni la passion ni le cœur, je ne sais guère
oîi on les trouvera.
Les refusera-t-on encore, ces dons qui font une œuvre vivante, aux
deux ardens duos qui suivent : l'un entre Benvenuto et Scozzone,
l'autre entre Benvenuto et Ascanio? Quelle insouciance, quelle brus-
querie dans l'entrée de Scozzone, et commele motif joyeux et tout en
dehors qui l'accompagne, nous ramène par sa tonalité claire et ses
brillantes sonorités, du rêve idéal à la passion humaine, aux réelles et
688 REVUE DES DEUX MONDES.
vivantes amours! Comme les mélodies changent, et non-seulement les
mélodies, mais les rythmes et les timbres, avec les personnages divers
et même avec les divers sentimens des personnages ! La progression
de tout cet acte est très bien conduite. On arrive au sommet avec le
duo chaleureux des deux hommes, avec la phrase entraînante de Ben-
venuto : Un divin, mais fol amour est dans mon âme, surtout avec la
strophe lyrique qui met une flamme à la fin de ce duo : 0 beauté, j'ai
compris ta puissance. Vulgaire, dit-on, cette mélodie. Non pas. Elle est à
certain moment tout près de le devenir, mais cette fois encore, quand
viennent les deux vers : Sois le but de ma jeune espérance. Paradis que
je croyais farmé, il suffit d'une modulation mineure, d'une résolution
simple, presque naïve, qui surprend et qui charme par sa naïveté
même, pour écarter le péril et relever l'inspiration.
Le quatrième acte se passe, comme le second, dans l'atelier de Ben-
venuto. Ici encore le musicien a traité sans effort et sans prétention des
situations capitales : la découverte par Benvenuto des amours d'Asca-
nio et de Colombe, son généreux sacrifice, le dévoûment plus héroïque
encore de Scozzone et l'enlèvement du reliquaire où vient de s'enfer-
mer la jeune femme. Le quatuor entre Benvenuto, Ascanio, Scozzone
et Colombe n'a pas et ne devait pas avoir l'envergure du quatuor
A^Henrij VII f; de dimensions plus modestes et d'un style plus tempéré,
il n'est ni moins bien écrit ni moins mélodique. Le motif est tout près
de rappeler à la fois (singulière coïncidence) un motif de r Éclair et un
autre du Pardon de Plo'érmel; mais, comme toujours, un rien, un rythme
en syncope, ravive l'originalité de l'idée. Mélodique aussi le cantabile de
Benvenuto : Allez, je ne vous en veux pas, et les intransigeans ne pou-
vaient manquer de crier au scandale. Elle est pourtant bien en situa-
tion, pleine à la fois de douleur et de bonté, cette phrase simple, accom-
pagnée simplement et tout bas. Mais parce que le musicien s'est permis
quelques mesures de pizzicato, voilà son orchestre, l'orchestre d'un
Saint-Saëns, traité de guitare. Oublierait-on qu'il y a dans la musique
des exemples de pizzicato plus que touchans, sublimes? Témoin le
scherzo de la symphonie en ut mineur.
La fin de ce quatrième acte est la page la plus émouvante à^ Ascanio.
Elle nous émeut, comme tant d'autres nous ont charmé, par la discré-
tion et la sobriété. Dans la décision de Scozzone, dans l'arrêt de mort
prononcé tout bas sur elle et par elle, dans le sanglot qu'elle étouffe,
pas un accent insuffisant et pas un accent superflu. Voici la châsse où
la pauvre fille vient de se coucher. Couverte d'une mante et voilée,
cette femme qui marche à côté des porteurs, nous savons, nous, que
c'est Colombe; mais Benvenuto la prend pour Scozzone. Voilà pour-
quoi la plainte de l'orchestre est si discrète ; voilà pourquoi cette
marche funèbre fait si peu de bruit, confidente d'un terrible secret
REVUE MUSICALE. 689
qu'elle ne trahit pas. S'il y a des larmes dans la voix de Benve-
nuto, s'il regrette Scozzone, il croit la regretter partie, mais non pas
morte. Et pourtant, quand la forme voilée a passé près de lui, rien
qu'à l'adieu qu'il lui adresse, à cet adieu demeuré sans réponse, à l'ac-
cablement de ces quelques notes tombées lentement de ses lèvres sur
deux accords lugubres, glacés, nous sentons qu'on meurt dans ce reli-
quaire et que la pauvre Florentine s'en va pour ne jamais revenir.
La place nous manque, et nous aurions beaucoup à dire encore ; du
dernier acte, il est vrai, rien que nous n'ayons déjà dit. M. Saint-Saëns
est resté jusqu'au bout dans la concision et la simplicité, et des scènes
telles que la veillée de la duchesse auprès du reliquaire dont elle a fait
un cercueil, ou l'apparition de Colombe, je dirais volontiers sa résur-
rection, tant il y a de lumière et de vie dans ce retour de la jeune fille
échappée à la mort, tout cela mérite qu'on écoute sans négligence ni
^listraction une œuvre faite de même.
Si nous n'avons pas encore parlé du ballet, c'était pour ne pas inter-
rompre le récit du livret, comme le ballet en interrompt la marche. 11
ne tient et ne sert pas beaucoup à l'action; peut-être aimerait-on mieux
l'entendre au commencement ou à la hn plutôt qu'au milieu du
drame, qu'il partage en deux. Mais il était impossible de le placer ail-
leurs. L'économie de la pièce le commandait, et aussi la tradition, qui
veut qu'on danse non -seulement dans tous les opéras, mais qu'on y
danse à une certaine heure : ni trop tôt, ni trop tard. Et puis le ballet
d^Ascanio se danse sur une si adorable musique, qu'on lui pardonne
tout, sauf les pirouettes du jeune baladin juponné en Bacchus, Ce ballet
est le plus charmant du répertoire contemporain, avec celui de Faust,
à coup sûr, et peut-être celui du Cid. Il comprend une dizaine de petits
morceaux, tous très courts et presque tous parfaits, écrits le plus sou-
vent dans un style un peu archaïque, dans la couleur de l'antiquité,
mais d'une antiquité vue à travers la renaissance. Citons surtout le
n" k, Bacchus et les Bacchantes ; le n" 5, apparition d'Apollon et des
Muses; le n° 7, l'Amour et Psyché, ces deux derniers parmi les plus
exquis, l'un et l'autre dignes de Gluck par leur noblesse et leur séré-
nité; la variation de flûte, que murmure M. Taffanel avec une vélocité
et une limpidité à rendre jaloux le dieu Pan lui-même; enfin, la valse
finale, étonnamment rythmée et plaisamment attaquée par un cornet
à pistons tout en dehors, vulgaire à dessein et un peu effaré, comme
s'il avait le sentiment de son extravagance, presque de son excen-
tricité.
Quant aux interprètes d'Ascanio, l'un : M. Lassalle, est, selon son
habitude, de premier ordre, et cela non-seulement dans l'ensemble de
son rôle, mais dans les plus fins détails. Les autres, aussi selon leur
TOME xcvm. — 1890. kh
690 REVUE DES DEUX MONDES.
habitude, sont d'ordres divers, depuis le second jusqu'au dernier, et
au-delà. M"'' Eames a gentiment chanté le rôle de Colombe; elle y est
ingénue et dit d'une voix très pure sa ballade sans accompagnement.
M'"'' Bosman fait de son mieux dans un rôle qu'on a dénaturé pour elle.
Le personnage de Scozzone perd, à cette transposition, l'ampleur,
l'étoffe que lui aurait donnée le timbre du mezzo-soprano ou du
contralto. M. Saint-Saëns le savait peut-être; il savait aussi que trois
soprani produiraient un ensemble trop mince et trop aigu, et ce n'est
pas à sa requête, sans doute, que pour monter un ouvrage compor-
tant un mezzo-soprano, on a attendu le départ de M'" Richard. Ah ! si
elle revenait, M'^*^ Richard! Si sa rentrée à Covent-Garden, annoncée
pour le printemps, lui donnait la nostalgie du théâtre, ce théâtre fût-il
l'Opéra ! On lui rendrait le rôle de Scozzone ; peut-être se déciderait-on
enfin à représenter, avec elle et M. Jean de Reszké, Samson et Dalila, le
chef-d'œuvre de M. Saint-Saëns. On le donne en ce moment à Rouen,
et pas trop mîd, ma foi, ce Samson, encore plus puissant qu'Ascanio
n'est aimable... Mais non! M'"' Richard ne reviendra pas; MM. de Reszké
s'en iront, et il nous restera M. Cossira et M"'*' Adiny. Je m'aperçois
que je n'ai pas parlé d'eux, ni de M. Plançon. Pour M. Plançon, j'ai eu
tort : il fait des progrés et n'a pas mal chanté du tout François F''.
Quant aux autres, hélas! hélas! iMais puisque de ce faible ténor et de
cette forte chanteuse je n'ai rien dit, je ne m'en dédis pas.
C.\MILLE BeLLAIGUE
REVUE LITTÉRAIRE
LA REFORME DU THEATRE.
Pour la troisième ou la quatrième fois depuis quatre-vingts ans, il
est question de réformer le théâtre. Les « jeunes, » avec une vivacité
mêlée d'aigreur, accusent les... autres, d'encombrer ou d'accaparer la
scène, et ainsi d'immobiliser l'art. Ils reprochent aux directeurs, en
fait de nouveautés, de n'en accueillir et de n'en « monter » que de
vieilles. Et ils en veulent enfin à la critique, au lieu d'applaudir à leurs
tentatives, d'en détourner, d'en décourager, d'en dégoûter le public?
Ont-ils tort? ont-ils raison? Pour ce qui est des directeurs, ils nous
permettront de [n'en rien dire. Un directeur de théâtre a derrière
lui des actionnaires, comme au Gymnase; il a au-dessus de lui, comme
à rOdéon ou comme à la Comédie française, une administration ; ses
intérêts ne sont donc pas seulement les siens; et, quand ils le se-
raient, on ne peut pas exiger de lui que, par amour de l'art, il brave
les risques de la faillite ou de la liquidation judiciaire. Quant aux au-
teurs, ce n'est pas cette année, je pense, qu'on pourra décemment
reprocher à M. Feuillet, à M. Dumas, à M. Sardou, à M. Pailleron, à
M. Halévy, d'avoir^" accaparé » la scène. Mais, pour la critique, je con-
viens que c'est une autre affaire; et, si c'est une de ses fonctions que
d'éclairer, que de préparer, que de devancer quelquefois le goût du
public, les jeunes gens n'ont peut-être pas tort de la trouver lente,
paresseuse même, et un peu rebelle à s'en acquitter.
J'en sais bien un motif : c'est qu'en vérité les jeunes gens, pressés
de parvenir, ne négligent rien aujourd'hui de ce qu'il faut faire pour
692 REVOE DES DEUX MONDES.
s'aliéner ceux qui les ont précédés dans la vie. Ils n'exigent pas seule-
ment de nous des applaudissemens ou des louanges; ils veulent des
abjurations solennelles; ils nous somment de reconnaître avec eux
qu'il n'y a qu'un comédien dans Paris, — c'est Antoine ; et qu'il n'y
a qu'un auteur, — c'est M. Léon Hennique, à moins que ce ne soit
M. Jean Jullien, ou encore M. George Ancey. Ce qu'il y a d'ailleurs de
plus irritant dans ce dédain de leurs aînés, c'est ce qu'il trahit chez
les jeunes gens d'étrange confiance en eux-mêmes. Quoi qu'ils aient
voulu faire, on dirait qu'ils le prennent pour fait, comme si toute la
difficulté de Tart n'était pas là, précisément, dans la difficulté même de
faire ce que l'on voudrait! On a une idée, et l'on sait, ou l'on croit
savoir, on entrevoit plutôt comment il faudrait la traduire, par quels
mots il faudrait l'exprimer, et on ne les trouve point, et ceux qu'on
réussit à trouver ne rendent que la moitié de ce qu'on voudrait dire,
quand encore ils n'en sont pas la caricature ou l'involontaire parodie.
Nos jeunes gens, pour eux, ne connaissent point ces doutes ni ces
angoisses. Comme les choses leur viennent, elles leur semblent bonnes ;
puisqu'elles sont leurs; et qu'en résulte-t-il? Il en résulte que, de se
conformer aux lois élémentaires de leur art, ils y voient une abdication
de leur personne, une concession aux préjugés, une complaisance,
une lâcheté. Aussi faut-il les entendre parler de ceux qui leur disent
que leurs pièces ne sont point « faites, » ou que leurs romans sont
« mal écrits. » Mal écrits? Est-ce que quelqu'un aurait la prétention
d'apprendre le français à l'auteur du Termite? et point faites? leurs
pièces ? Ah ! les prenez-vous donc pour l'auteur d'une Chaîne ou
d'' Advienne Lecouvreur? Qu'on les ramène plutôt à Poinsinet de Sivry,
l'auteur du Cercle, ou à Fagan, celui des Originaux. — Si je parle ici
des Originaux, c'est que, comme on le sait, la Comédie française les
a récemment exhumés de l'oubli pour que M. Coquelin, dans cinq rôles
différens, avant de partir pour l'Amérique, nous fît sentir tous les re-
grets de sa perte.
Ce n'est pas, au surplus, que les jeunes gens aient tout à fait tort ; et
on est tenté d'incliner vers eux, quand on voit ce que la plupart des
théâtres nous donnent. Je ne voudrais détourner personne d'aller voir
Paris fin de siècle au Gymnase, ou Feu Toupinel au Vaudeville. Bien au
contraire! et s'il n'est question que de rire, allez au Vaudeville et allez
au Gymnase. Feu Toupinel, surtout, vous amusera presque autant que
les Surprises du divorce. C'est le vaudeville classique; ou plutôt, non,
c'est le vaudeville contemporain, le vaudeville mathématique, si je
puis ainsi dire. Étant donné que Toupinel, en son vivant, comme le
courrier de Strasbourg, avait deux femmes : l'une à Paris, la légitime,
et l'autre à Toulouse, la préférée, si l'on suppose, maintenant, que la
première s'étant remariée, les amis de son nouvel époux, M. Duper-
ron, la prennent pour la seconde, il est question de trouver des moyens
I
[
REVUE LITTÉRAIRE. 693
pour prolonger pendant trois actes, et ne dénouer qu'à la dernière
scène, un quiproquo qui n'a de raison d'être que dans la fantaisie de
M. Alexandre Bisson. C'est un problème, on le voit, et cela pourrait se
mettre en équations. Puisque d'ailleurs on y rit; puisque le rire y
jaillit de la drôlerie des situations; puisque M"* Magnier, dans le rôle
de M""^ Duperron, et M. Jolly dans celui de Duperron lui-même, touchent
presque à la perfection de la caricature ; et puisqu'il faut, enfin, des
amusemens pour tous les goûts, nous n'avons garde de nous plaindre,
et nous ne demandons point qu'on renonce à ce genre de vaudeville.
Mais c'est pourtant à la condition que l'on le prendra pour ce qu'il est;
et il faut qu'on avoue qu'il n'est rien de très littéraire. — Ainsi fait-on,
direz-vous peut-être. — Mais je vous réponds qu'au contraire c'est ce
qu'on ne fait point; et la réputation de Labiche en est la preuve;
Labiche, dont on met couramment la Cagnotte ou le Voyage de M. Per-
richon à côté du Demi-Monde ou du Gendre de M. Poirier. Les jeunes
gens ont le droit de s'en plaindre, et nous celui de nous en la-
menter.
Et que veut-on qu'ils disent encore quand ils voient qu'on accueille,
et qu'on applaudit même, hélas ! à la Comédie française, la Camille
de M. Philippe Gille ? Oui, que veut-on qu'ils disent, et quelle confiance
veut-on qu'ils aient au feuilleton lui-même du Journal des Débats,
quand ils y lisent l'éloge d'une invention que sa nature destinait si
manifestement au répertoire du Palais-Royal ou des Variétés ? — Qu'im-
porte comment on s'amuse, pourvu que l'on s'amuse, nous répondent
ici les amis de l'auteur. M. Pierre Véron, M. Jules Lemaître; et, ce qui
vous divertirait sur les planches du Palais-Royal, quel est ce pédantisme
d'y bouder quand on vous l'offre sur la scène du Théàtre-Fran(;ais? —
Mais, c'est que je doute que Camille divertisse personne, ou plutôt, quant
à moi, j'y aurais volontiers pleuré l'autre soir. Une erreur sur le sexe
dans la rédaction d'un acte de naissance, la vingt-septième variété des
Mormons, une Américaine qui devient un Américain,., ni la grâce mutine
de M'^^ Mùller, ni tout le talent de M. de Féraudy, ni les mines de
M. Coquelin cadet n'ont pu faire que Camille ne fût ce qu'on appelle
une chose navrante. Et si j'y avais ri, je protesterais encore que ce
n'est pas pour y rire de cette qualité de rire que nous donnons à la
Comédie française 250,000 francs de subvention annuelle. Les plai-
santeries qui peuvent être excellentes au fumoir ne le sont pas tou-
jours dans un salon ; la qualité du rire n'est pas plus indifférente au
théâtre ou en littérature que celle des manières ou de l'éducation dans
la vie; et tous les jours on voit de fort bonnes choses cesser de l'être
pour la seule raison qu'elles ne sont pas à leur place. Camille n'est
point à sa place à la Comédie française, et si c'est cela que les jeunes
gens veulent dire, ils ont encore raison.
Je vais plus loin ; et s'ils veulent qu'il soit temps enfin d'émanciper
Q9h REVUE DES DEUX MONDES.
l'art dramatique de certaines contraintes, il faut encore être avec eux.
Ni la littérature ni l'art, quoi que l'on en dise quelquefois, ne sont en
effet incapables de quelque progrès ou de quelque perfectionnement,
an moins dans- leurs procédés matériels ; et on en pourrait donner de
mémorables exemples. C'est ainsi que la reconnaissance, dont nos
tragiques du xvni" siècle, sur la foi d'Aristote, et depuis eux nos roman-
tiques, ont abusé sans mesure, est devenue de nos jours un moyen
uniquement ou exclusivement propre au mélodrame. Ce n'est plus
qu'au théâtre de l'Ambigu-Comique ou de la Porte-Saint-Martin qu'un
personnage, pris pour un autre pendant quatre actes, reconnaît, au
cinquièmev sa fille dans sa victime, ou son père dans son. assassin. De
même encore,, la méprise ou le quiproquo, — que Molière lui-même,
dans VÈcole des. femmes, et Beaumarchais, dans le Mariage de Figaro,
n'ont pourtant pas dédaigné d'employer, — est devenue de nos jours le
moyen ordinaire et à peu près constant du vaudeville. Ce n'est plus
que sur la scène du Palais-Royal ou des Variétés que l'on prend en-
core un accordeur de pianos pour un ministre plénipotentiaire, ou la
fausse M?"® Toupinel pour la vraie. Non pas précisément que ces moyens
ne puissent encore quelquefois réussir; mais enfin, ils sont ce que l'on
appelle aujourd'hui démodés, pour l'espèce de facilité courante qu'il
y a de s'en servir, et pour la vulgarité de l'emploi qu'on en a fait-
Est-ce un progrès d'ailleurs ? Oui, sans doute,, si la part de la con-
vention et de l'artifice en est d'autant réduite, si l'abandon de ces
procédés a pour effet d'approcher l'art d'une imitation plus fidèle de
la vie. C'est un mouvement; c'est un changement, en tout cas; et je
ne vois pas ti^op à quel titre on le condamnerait.
- Mais toutes les conventions sont-elles également vaines ? et quand
les jeunes gens nous parlent aujourd'hui de mettre la vie tout entière,
et telle quelle, sur la scène, cela signiûe-t-il, peut-être, à leur avis,
que l'art du théâtre n'a ^ni règles qui le limitent, ni lois qui le défi-
nissent, ni principes enfin qui le guident? Les romanciers aussi le
disaient de leur art, il y a quinze ou vingt ans ; et, pour voir comme
ils s'y sont tenus,, à cette unique loi, qui serait qu'il n'y a plus de
lois, lisez la Terre, lisez la Bêle humante, où vous trouverez en cinq
cents pages plus d'événemens entassés que dans la légende entière
des Atrides. Mais ne parlons pas de « règles, » si ce mot offusque
q:uelqu'un, et puisque d'ailleurs il ne peut servir qu'à perpétuer un
long malentendu. Disons au contraire qu'il n'y a pas de « règles » du
théâtre, pas plus qu'il n'y en a, si l'on veut, de l'art de parler ou
d'écrire. Seulement, si l'on n'est un écrivain ou un orateur qu'à de cer-
taines conditions, c'est-à-dire s'il y a, je ne dis point une « idée, » mais
une « définition » de l'éloquence ou du style, — et qui peut douter qu'il
y en ait une? — c'est ainsi qu'en prose ou qu'envers, qu'en cinq actes,
en trois actes ou en un, triste ou gaie, naturaliste ou idéaliste, une
REVUE LITTÉRAIRE. 695
« machine » n'est du théâtre qu'autant qu'elle répond à des conditions
définies.
îS'est-ce pas un peu ce qu'oublient les jeunes gens? Et, tout d'abord,
comme aux romanciers naturalistes, leurs maîtres, ne peut-on pas leur
reprochei" qu'ils manquent d'une certaine franchise ou probité d'obser-
vation? Voici, par exemple, Monsieur Betsij, de MM. Paul Alexis et Oscar
Météniei'; — puisque ausei bien M. Paul Alexis, quoique ses débuts
remontent à plus de dix ans, est encore et toujours « un jeune. » — Si
vous la prenez comme un vaudeville, je veux dire comme une fantai-
sie dans le genre de Feu Toupinel ou de Paris fin de siècle, la pièce,
quoique d'ailleurs assez mal faite sans art et sans adresse, est assez
amusante. Je crois, au surplus, l'avoir fait jadis observer : il y a dans
tout naturaliste un vaudevilliste qui sommeille, ou plutôt qui s'ignore.
Mais si vous la prenez peut être pour une étude de mœurs, alors le
sujet en est parfaitement irépugnant; et, de plus, nous qui ne connais-
sons point les mœurs qu'on y prétend peindre, je me plains qu'on nous
ôte, pour commencer, les moyens de vérifier la justesse de l'observa-
tion. Est-il dans la vérité qu'une écuyère de cirque, une étoile, à qui l'on
donne cinquante ou soixante mille francs d'appointemens par an, ayant
besoin d'un mari, le prenne au hasard parmi les garçons du café voisin,
avec autant de facilité qu'elle ferait d'un bock? Je n'en sais rien; et
il me semble, à moi, que cela n'est pas dans la vérité humaine; mais
peut-être que cela est dans la vérité du cirque. Ce que je dis seule-
ment, c'est que l'observation manque ici de la preuve de sa vérité;
c'est qu'ainsi restreinte à un monde spécial, elle manque également
de largeur; c'est enfm qu'elle ne manque pas moins de franchise.
Car, si c'est le « ménage à trois » que vous avez voulu peindre, que
signifient ces oripeaux? pourquoi les bottes à l'écuyère de M''"" Réjane?
et que nous veulent tous ces détails qui, bien loin d'étendre la portée
de l'observation, ne peuvent, au contraire, que la diminuer? C'est du
romantisme encore que ce naturalisme- là ! A moins qu'effrayé vous-
même de la nature de votre observation, vous ne l'ayez déguisée
pour la faire passer ?;Et n'est-ce pas un signe, en ce cas, qu'en dehors
du milieu où vous l'avez prise, vous ne sauriez vous porter garans de
sa justesse et de son exactitude?
J'insiste sur ce point. Comme le théâtre est un lieu public, et, comme
le plaisir qu'on y prend, on l'y prend en commun, il faut que l'obser-
vation y soit large, y soit générale. Mais, à plus forte raison, si l'on
veut qu'il soit une imitation sufTisamment exacte de la vie., devra-
t-on renoncer à nous montrer sur la scène des personnages d'exception.
Plus d'écuyéres de cirque, comme dans Monsieur Belsy ; plus de for-
çats, comme dans les Deux Tourtereaux, du même M. Paul Alexis; plus
de Ménages d'artistes, comme M. Eugène Brieux nous en montrait.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
l'autre soir, au Théâtre-Libre; plus d'Italiennes de la renaissance, de
chevaliers ou de soudards du temps de Louis XII, comme dans Amour,
de M. Léon Hennique. Mais des paysans, comme dans le Maître, de
M. Jean JuUien, mais des personnages comme ceux de l'École des veufs
ou de Grand^ Mère, de M. George Ancey, — j'entends dont la condition
soit plus approchée de la nôtre, et qui ne diffèrent sensiblement ni de
ceux de l'orchestre, ni de ceux du « paradis. » A la vérité, ce sont les
plus difficiles à faire marcher, à faire parler, à faire vivre sur la scène.
On n'a pas, avec eux, la ressource de mettre au moins dans le décor
l'intérêt qu'ils n'offrent pas eux-mêmes. Leurs costumes seront les
nôtres. Mais, si c'est affaire au roman, — qui s'en est d'ailleurs assez
mal acquitté jusqu'ici, — qued'étudier les «conditions » ouïes « états,»
le magistrat ou le prêtre, le militaire ou le professeur, l'ingénieur ou le
financier, l'industriel ou le commerçant, tel n'est point l'objet du
théâtre. 11 ne s'adresse point à des curieux, mais à la foule, et ce qu'il
faut qu'il touche, qu'il intéresse, et qu'il remue, c'est l'âme commune
des foules. Parmi les moyens de n'y pas réussir, il y en a plusieurs
autres, mais il n'y en a pas de plus sûr que de mettre à la scène des
sujets singuliers; et, conséquemment, on peut dire qu'il n'y en a pas
de moins dramatique.
Ce qui ne paraît pas moins nécessaire que la vérité de l'observation,
c'est la clarté du sujet; et, malheureusement, presque dans toutes ses
pièces: Monsieur Betsy, Amour, Ménages d'artistes, le Maître ou Grand'-
Mlre, rien n'est plus obscur ou plus douteux que l'intention des au-
teurs. Veulent-ils nous faire rire? Veulent-ils nous faire penser? Veu-
lent-ils nous faire pleurer peut-être? Je n'en sais rien ; et, s'il faut être
franc, je crains qu'ils ne le sachent pas eux-mêmes. Qu'est-ce que
cette histoire que M. Léon Hennique, l'auteur à^ Amour, nous contait
donc à l'Odéon l'autre soir? Un chevalier français épouse une Véni-
tienne dont on vient, au lendemain du sac de Brescia, de décapiter le
père. Elle trompe ce brave homme avec son propre frère. Il les chasse
tous les deux. Et voici que, par un soir d'hiver, s'introduisant dans ce
château où ils se sont passionnément aimés, ils assassinent leur mari
et leur frère. Si je la lisais dans Marguerite ou dans Bandello, cette
histoire m'intéresserait peut-être, sans compter qu'à cette occasion, ni
l'un ni l'autre, mais surtout Marguerite, ils n'oublieraient de moraliser
et, en moralisant, de m'instruire de leur intention. Mais à l'Odéon, je
n'ai pas pu discerner ce que M. Hennique pouvait bien avoir voulu
faire? Est-ce un tableau de mœurs, un drame historique? Est-ce un
drame de passion, une étude psychologique? Est-ce peut-être un drame
symbolique? Je l'ignore. On n'y voit pas. Bien loin de s'expliquer,
comme il faudrait, les uns les autres, les actes, et dans chaque acte
les scènes, se succèdent sans raison nécessaire, ou seulement appa-
REVUE LITTÉRAIRE. 697
rente: l'ombre s'épaissit à mesure qu'on avance; et ce qu'il y a de
plus obscur enfin que tout le reste, c'est le dernier mot de la pièce :
« Amour, c'est folle haine ! »
Étant plus moderne, et même contemporain, le sujet de la pièce de
M. Eugène Brieux : Ménages d'artistes, est plus clair. Un pauvre diable
de poète, enflé de son génie, a quitté femme et fille, après dix-sept
ans de ménage, pour vivre aux dépens d'une jeune femme qui l'a
fait directeur et gérant d'une petite Revue littéraire. Cette jeune
femme, autrefois amie de la sienne, et accueillie, puis chassée par
elle, se venge ainsi du bienfait et de l'injure à la fois. La Revue meurt
après quelques mois d'existence, et le poète, qui voit venir la fail-
lite et le déshonneur, nous quitte pour aller se faire écraser par un
omnibus. Qu'est-ce encore que cela veut dire? Est-ce un tableau de
mœurs, aussi lui, que M. Brieux a voulu nous donner? ou plutôt n'est-
ce pas un drame qu'il a prétendu faire, un drame de la vie réelle,
une vengeance de femme à laquelle il a cru nous intéresser? A moins
encore qu'au détriment de l'un comme de l'autre il n'ait voulu mêler
deux sujets ensemble dans sa pièce, et même trois, si l'on comptait
bien. Mais le fait est que nous n'en savons rien. Et M. Brieux ou M. Hen-
nique savent-ils, eux, l'impression que le public remporte d''Amoiir
ou de Ménages d'artistes? Le public, irrité de deux heures d'attention
inutile, remporte Timpression qu'on s'est moqué de lui; et, sans doute,
il a tort, quant aux intentions des auteurs; mais il faut bien avouer
qu'il a raison, s'il croit que M. Ilennique et M. Brieux ne savent pas en-
core leur métier.
La clarté suffit-elle? et d'autres qualités, ou d'autres conditions
encore ne sont-elles pas nécessaires? l'action? le mouvement? je ne
sais quoi de successif ou de progressif, qui ne se répète pas, qui
s'ajoute, qui se complique sans s'obscurcir, qui s'accélère de sa vitesse
acquise? Ou, en d'autres termes, si le roman, comme on le dit, peut
se passer d'intrigue ou d'aventure, le théâtre, lui, peut-il, sans cesser
d'être le théâtre, s'en passer, comme le roman ? A quoi d'abord on
pourrait répondre que c'est une question de savoir si le roman peut
se passer d'intrigue; qu'il y a une intrigue, — lâche et mal conduite, il
est vrai, — mais une intrigue enfin jusque dans l'Éducation sentimentale,
ce modèle du roman sans intrigue; et qu'au surplus nous voyons bien,
dès qu'il se sent capable d'en inventer ou d'en développer une, qu'au-
cun romancier n'en fait le sacrifice à ses théories... Mais, en fait de
théâtre, je crains qu'ici l'horreur d'Eugène Scribe n'emporte, et n'en-
traîne, et n'égare un peu loin la jeunesse.
Non pas assurément que je veuille prendre ici contre les jeunes gens
la défense de Scribe. Ils ne lui refusent point d'avoir connu le théâtre,
et ils rendent justice à la fertilité de son invention dramatique : l'au-
teur d'une Chaîne et de Bataille de dames en pourrait-il vraiment de-
698 REVUE DES DEUX MONDES.
mander davantage ? Mais ce qu'ils lui reprochent, et ce qu'ils déplo-
rent, c'est l'abus ou plutôt c'est l'emploi qu'il a fait de sa facilité.. Ni
caractères, ni passions, ni peintures de mœurs, disent-ils, on ne trouve
rien dans son théâtre; et son habileté de prestidigitateur n'a pour
objet que de nous éblouir sur cette absence de mœurs, de passions
et de caractères. Or, il a fait école. Ses successeurs, en introduisant
après lui dans la comédie contemporaine ce qu'il s'était montré tout
à fait incapable d'y mettre, des caractères, des passions, des mœurs,
ont hérité de lui cette maxime fâcheuse que la représentation des
mœurs, des passions, des caractères, avait besoin d'être soutenue par
des intrigues aussi savamment ou aussi artificieusement combinées
que les siennes. Ils n'ont point imité l'auteur de l'École des femmes,
de l'Avare, du Malade imaginaire, chez qui l'intrigue est habituelle-
ment nulle, n'existe pas en elle-même, pour elle-même, ne semble pas
avoir d'autre utilité que d'amener ou d'enchaîner les situations les plus
propres à faire, comme on disait, sortir le caractère. Mais, du carac-
tère, ils n'ont retenu que les traits qui pouvaient s'ajuster aux exi-
gences d'une ingénieuse intrigue ; et pour vouloir demeurer fidèles à
une tradition qui n'est au fond que l'expression du talent personnel
d'Eugène Scribe, qui n'a pas de justification théorique, ils ont trans-
mis à la critique, aux directeurs de théâtre, et finalement au public,
la superstition de la pièce « bien faite. »
Ces raisonnemens sont-ils bien solides? sont-ils surtout conformes à
la vérité des faits? n'abuse-t-on pas du nom de Molière? Scribe est-il
bien le grand coupable? et, Beaumarchais avant lui,^ Marivaux avant
Beaumarchais, Begnard avant Marivaux, n'ont-ils pas essayé de mettre
dans la comédie de Molière cet intérêt d'intrigue et de curiosité dont
le xviii^ siècle a généralement trouvé qu'elle manquait? Mais, inver-
sement, — et nous le voyons aussi souvent qu'on remet son chef-
d'œuvre à la scène, — il n'en a pas bien pris à Fauteur de Turcaret de
vouloir imiter l'indifférence de Molière sur l'agrément de l'intrigue et
sur la qualité du dénoûment. Qu'est-ce à dire? sinon qu'en s'efforçant
d'unir au mérite plus rare d'une peinture fidèle des caractères et des
moeurs, le mérite plus vulgaire, mais non pas méprisable, d'une action
bien liée, les auteurs n'ont pas uniquement suivi leur caprice ou' la
liberté de leur inspiration, mais ils ont tâché de conformer leur art
à de nouvelles exigences du goût. Et si tous les genres, si tous les arts,
dans leur évolution, nous apparaissent comme soumis à une loi de
complexité croissante ; si, par exemple, nous goûtons en musique ou
en peinture des combinaisons de sons ou de couleurs qui sans doute
eussent blessé les oreilles ou offensé les yeux de Raphaël et de Pales-
trina; si personne aujourd'hui, parmi ceux qui l'admirent le plus, n'ose-
rait proposer de ressusciter la tragédie de Corneille ou de Racine,
est-on bien sûr qu'en demandant au théâtre de se passer désormais
REVUE LITTÉRAIRE. 699
d'intrigue, ce soit un progrès qu'on propose? une réforme urgente,
utile, ou seulement désirable ? C'est ce que l'on a quelque peine à croire
d'abord, et c'est ce que l'on croit d'autant moins qu'on y réfléchit da-
vantage.
Il y a, en effet, tout au fond de la définition même de l'art drama-
tique, si je puis ainsi dire, une nécessité contre laquelle on ne prévau-
dra pas. C'est que le théâtre vit d'action, et qu'il faut qu'il en vive, ou
que, tôt ou tard, perdant sa raison d'être, il se confonde avec le roman.
Le spectacle d'une volonté qui se déploie, voilà l'objet du drame; et
voilà d'ailleurs, si l'on y veut bien songer un moment, ce que nous
allons chercher au théâtre. Que, d'ailleurs, cette volonté soit aux
prises avec le destin, c'est-à-dire, comme de nos jours, avec la nature,
avec la loi, avec l'état social, avec les mœurs environnantes ; ou, qu'elle
ait à combattre une volonté contraire ; ou qu'enfin, embarrassée de ses
propres contradictions et comme entravée dans les liens qu'elle s'est à
elle-même donnés, on nous la montre en lutte avec elle-même, ce n'est
pas là le point, mais il faut qu'elle agisse. Et pourquoi le faut-il? Parmi
d'autres raisons qu'on en pourrait donner, je n'en indiquerai qu'une
seule. C'est que toutes les autres définitions qu'il y ait de l'art drama-
tique, ne lui convenant pas uniquement, ne le définissent donc pas non
plus dans ce qu'il a d'essentiel, de propre, et de spécifique. « Divertir
les honnêtes gens? » Il y en a vingt autres moyens que le théâtre,
et si c'est la fin de la comédie, n'est-ce pas celle aussi de la nouvelle
et du conte? « Peindre les hommes d'après nature?» Mais Bourdaloue
dans ses Sermons et La Bruyère dans ses Caractères, s'ils l'ont fait au-
trement, ne l'ont-ils pas fait aussi bien que Molière? « Corriger les
mœurs en châtiant les ridicules ? » C'est l'affaire de la satire, à moins
que ce ne soit celle des moralistes. « Représenter les passions? » Le
roman y pourrait suffire, dont même l'on doit dire que c'est le prin-
cipal objet. Tout cela peut donc bien entrer dans la définition de
l'œuvre dramatique; et, selon les temps, selon les hommes, tout cela
y est effectivement entré. Mais ce qui n'appartient qu'au théâtre ; ce qui
fait à travers les âges l'unité permanente et continue de l'espèce dra-
matique, si j'ose ainsi parler; ce que l'histoire, ce que la vie même ne
nous montrent pas toujours, c'est le déploiement de la volonté ; — et
voilà pourquoi l'action demeurera la loi du théâtre, parce qu'elle est
enveloppée dans son idée même, quoi que l'on en dise et quoi que
l'on en ait.
On simplifiera donc, si l'on veut, une action que je consens qu'Eugène
Scribe et ses successeurs aient plus d'une fois inutilement compliquée.
On aime à faire ce que l'on fait bien ; et, quand on sait « faire » une
pièce, on se donne volontiers le plaisir de la « faire, » seulement pour
la « faire. » Tout art a ses virtuoses, dont il faut savoir reconnaître et
louer le mérite. On nous donnera donc des actions plus simples, plus
700 REVUE DES DEUX MONDES.
nettes, plus agiles, et ainsi plus naturelles et plus conformes à la vérité.
On n'emploiera plus deux actes, et quelquefois la moitié du troisième,
à nous tendre des pièges, pour se procurer le plaisir de nous en déli-
vrer. On ne nous posera pas de véritables énigmes, et on ne fera pas
consister le triomphe de l'art à les résoudre d'une manière neuve et
inattendue. Mais, d'un autre côté, si l'auteur de Bertrand et Eaton a
perfectionné les procédés matériels de son art, on ne l'avouera pas
seulement, et on se fera comme un devoir ou une obligation d'en pro-
fiter. C'est en effet ainsi qu'on peut bien discuter, dans l'histoire et
théoriquement, si le vers de Corneille, de Racine, de Boileau n'a pas
eu quelques qualités que n'aurait pas celui de Lamartine ou d'Hugo,
mais on ne s'aviserait pas cependant de remettre en honneur aujour-
d'hui l'alexandrin du xv!!*^ siècle. « Les anciens sont les anciens, » di-
sait Molière lui-même, « et nous sommes les gens d'aujourd'hui. » Ce
qui veut dire que nous pouvons bien préférer les anciens aux mo-
dernes, mais non pas exiger des modernes qu'ils ressemblent aux an-
ciens ; et, encore bien moins, qu'ils affectent, pour mieux leur ressem-
bler, d'ignorer tout ce qui s'est fait et tout ce qui s'est passé depuis
les anciens jusqu'à eux.
Si nous voulions maintenant approfondir ou pousser plus avant,
nous ne manquerions pas de bonnes raisons pour protester contre
l'abus que l'on fait du nom de Molière dans ce débat. 11 n'y a pas d'in-
trigue, au sens où l'on prend aujourd'hui le mot, dans le Misanthrope
ou dans le Do7i Juan, mais ce n'est peut-être pas ce qui en fait le mé-
rite. Si le dénoûment de rÈcole des femmes ou celui de l^Avare étaient
moins artificiels, je n'oserai certes pas dire que l^Avare ou l'École des
femmes en vaudraient mieux, mais on aura quelque peine, je pense, à
nous démontrer qu'ils en vaudraient beaucoup moins. Et parce que
les procédés de Molière convenaient admirablement à la peinture des
ridicules, ou des caractères très généraux, qu'il a pris pour la matière
habituelle de sa comédie, il ne s'ensuit pas qu'ils conviennent à la
peinture des caractères plus complexes, ou des ridicules plus particu-
liers, qui sont la matière de la nôtre. On nous donne donc le change,
et on le prend soi-même quand on oppose ici à la critique l'exemple
et le nom de Molière.
Quand sur une personne on prétend se régler
C'est par les beaux côtés qu'il lui faut ressembler,
c'est par les côtés éternels de sa comédie, si je puis ainsi dire; ce n'est
point par les côtés qui la datent, qui en font une œuvre de son temps;
ce n'est point enfin par ses défauts, s'il en a ; — et qui doute, aussi
lui, qu'il en ait?
REVUE LITTÉRAIRE. 701
Mais ce qu'on pourrait lui emprunter, ou ce qu'on pourrait apprendre
de lui, c'est un art qui n'est pas moins indispensable à l'auteur drama-
tique qu'à l'orateur lui-même, c'est l'art de développer. 11 n'y a rien
encore qui semble manquer davantage à nos jeunes auteurs. Quelques
indications ou plutôt quelques notations sommaires leur suflisont; et
l'on dirait que ceux mêmes d'entre eux qui ont de réelles qualités de
dialogue ne savent pas la manière ou l'art de s'en servir. Je songe,
en écrivant ceci, à la pièce de M. Jean JuUien, le Maître, « étude en
trois tableaux, » où, si l'on ne voit pas très clairement ce que l'au-
teur a voulu faire, je crois pourtant qu'il le savait lui-même, mais
il est admirable, pour n'avoir pas plus tôt commencé de développer une
idée ou une situation, qu'il la quitte pour passer à une autre. Est-ce au
« maître » qu'il a prétendu nous intéresser, au père de famille volon-
taire et absolu? Mais il faudrait alors que ce « maître » en fût un, et
quiconque a trouvé la manière de s'y prendre, il fait ce qu'il veut de
ce tyran domestique. Est-ce à l'avidité de sa femme et de son fds, qui
le croyaient déjà mort, et qui ne peuvent se consoler de le voir re-
prendre, avec la santé, le gouvernement de ses biens, de ses étables,
de sa cave, et de sa bourse? Est-ce à l'ingratitude inattendue dont il
fait preuve envers le pauvre diable de vagabond qui l'a sauvé de la
mort? Ou bien encore est-ce aux amours de Pierre Boudas et de Fran-
çoise Fleutiaut ? Faute d'explications ou de développemens, c'est-à-
dire pour n'avoir pas eu l'art de trouver dans un seul de ces quatre
sujets de quoi remplir ses « trois tableaux », M. Jean Jullien les a
mêlés tous les quatre ensemble. Un seul pourtant eût pu suffire, mais
il eût fallu savoir en tirer ce qu'il contenait.
C'est ce que semblait s'être proposé M. George Ancey, dans Grande-
Mère. Une bonne dame, à qui ses filles n'avaient donné que des petites-
filles, attendait avec impatience la naissance d'un petit-fils. Elle avait
compté sans son fils qui prétend, lui, garder l'enfant pour lui tout seul,
et qui, pour le soustraire à l'envahissante affection de l'excellente grand'-
mère, n'imagine rien d'autre ni de mieux que de déménager. Mais à
peine a-t-il visité quelques appartemens que la bonne dame, plus
subtile, loue, pour l'habiter « en famille, « l'hôtel même qu'avait choisi
ce fils d'humeur trop indépendante, et, moyennant la promesse d'un
cheval et d'une voiture, on se réconcilie. Sujet bizarre; vaudeville pes-
simiste, que quelques traits d'observation juste et quelques qualités de
dialogue n'ont pas pu préserver de tomber; sujet insignifiant, dont
l'auteur du Roman chez la portière eût bien tiré trois ou quatre scènes;
et sujet cependant dont M. George Ancey n'a pas voulu, lui, tirer moins
de trois actes. Mais comment les en a-t-il tirés? D'une manière si simple
qu'elle en parut ce soir-là puérile, ou écolière. Car, la situation étant
donnée tout entière dans le premier acte, il ne pouvait qu'y revenir
dans le second, et l'ayant épuisée dans le second, il fallait bien encore
702 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il recommençât dans le troisième. Aussi la vraie pièce était-elle
dans la salie, où, de scène en scène, avec une curiosité bien naturelle
on s'attendait à voir le sujet avancer d'un pas. Mais la toile est tombée
sans que personne pût discerner où l'auteur en voulait venir, et nous cher-
chons encore ce qu'il a prétendu faire en écrivant Grand' Mère. Pas plus
que M. Jean Jullien, M. George Ancey ne sait encore développer: ou
plutôt, il en confond l'art avec celui de se répéter, comme l'auteur du
Maître avec celui de s'agiter.
On en voit, je crois, la raison : c'est que leurs sujets n'en sont
point. Déjà dans le roman, mais surtout au théâtre, il faut que les
sujets enveloppent quelque intérêt plus général qu'eux-mêmes. S'il se
peut que la peinture nous intéresse par la ressemblance des choses
dont les originaux ne nous intéressent point, et au besoin nous cho"
queraient, c'est qu'elle est muette, je veux dire, c'est qu'elle ne se
sert point de mots. Et s'il est possible que l'imitation de la réalité fami-
lière suffise quelquefois à nous plaire dans le roman, c'est que nous le
lisons seul à seul. Mais au théâtre, c'est au public, encore une fuis,
c'est à la foule que l'on s'adresse, et conséquemment ce ne peut être
qu'à ce qu'il y a de plus commun, j'entends de plus général en elle.
Le théâtre est une action publique ; et il en résulte cette double obli-
gation, pour le drame et pour la comédie, d'abord qu'ils ne sauraient rien
traiter de trop exceptionnel, — nous le disions plus haut, — et ensuite,
que, les parties de la vie qu'ils imitent, ils doivent encore les interpré-
ter. Non pas, évidemment, que l'on y doive soutenir ce qu'on appelle
des thhes, quoique d'ailleurs il y ait des thèses proprement et éminem-
ment dramatiques. Non pas même qu'il s'y agisse de prouver quelque
chose, quoique l'on pût discuter encore sur ce point, et que cela dé-
pende après tout de ce que l'on entendrait par prouver : VEcole des
femmes et Tartuffe, comme la Darne aux Camélias et les Lionnes pauvres,
ont bien l'intention de prouver quelque chose. Mais il faut enfin que
douze ou quinze cents personnes assemblées, de toute condition, de
tout sexe, et de tout âge, y retrouvent ce qui fait d'elles les parties
d'une même société. Toutes les fois donc que le drame ou la comédie,
plus ou moins indirectement, ne toucheront pas à ces questions com-
munes, ils manqueront du genre d'intérêt qui leur est propre, et, quel-
ques qualités qu'on y puisse déployer, ils seront ce que l'on voudra,
mais non pas du théâtre. Voilà pourquoi la peinture des conditions
spéciales y pourra bien amuser quelques dilettantes, mais non pas in-
téresser toute une salle. Voilà pourquoi l'analyse d'un cas psycholo-
gique rare ou extraordinaire témoignera sans doute en faveur de la
subtilité d'esprit ou du talent de l'auteur, mais ne remplira pas l'at-
tente du spectateur. Et voilà pourquoi, drame ou comédie, nous de-
manderons qu'ils roulent toujours sur quelqu'une de ces relations ou
de ces questions qui intéressent tous les « états. »
REVUE LITIÉRAIRE. 703
Ce sont peut-être encore ici les théoriciens de l'art pour Fart qui ont
égaré nos jeunes auteurs. Ils semblent croire que des mœurs bien
observées ou des caractères bien tracés, sont l'œuvre entière, l'œuvre
totale, l'œuvre complète et achevée dont ils ne sont, en réalité, que
la préparation nécessaire. Ils prennent des « études » pour des œu-
vres, ou, si l'on veut encore, ils confondent, je ne dis pas l'échafau-
dage, mais « l'épure » avec l'édifice. On ne loge point pourtant dans
une « épure. » Pareillement, les moyens de l'art ne sauraient être ainsi
séparés de sa destination. Là est l'explication ou la raison de la vivacité
des critiques dont ils se plaignent, et là aussi l'explication de quelques
succès qui les étonnent, qui les affligent, qui les scandalisent. C'est que
l'homme n'est point fait pour l'art, ni la vie pour être imitée ou sati-
risée par les auteurs; la vie est faite pour être vécue, et l'imitation de
la vie, comme l'art même, sont faits pour l'homme. Et si cela n'est
pas entièrement vrai de la peinture ou de la poésie, — des genres so-
litaires, pour ainsi parler, qui sont pour l'artiste l'expression de son
rêve de beauté, — cela est vrai, absolument vrai des genres communs,
dont on pourrait dire, comme du théâtre, qu'ils n'existent qu'avec la
complicité du public.
Une autre manie ou une autre erreur, contre laquelle les jeunes
gens ne sauraient trop se tenir en garde, c'est de croire qu'il suffise
qu'ils s'intéressent à l'art pour que nous nous intéressions à eux. On
entend bien ce que nous voulons dire. « Messieurs, de la douceur,
disait Chardin aux critiques d'art de son temps, et à Diderot en parti-
culier, qui nous le raconte. Entre tous les tableaux qui sont ici, cher-
chez le plus mauvais, et sachez que deux mille malheureux ont brisé
entre leurs dents le pinceau, de désespoir de faire jamais aussi mal. »
Mais la critique n'est pas tenue de prendre le parti de ces deux mille
malheureux, si même ce n'est son devoir de leur dire qu'au lieu défaire
de la peinture, ils feraient mieux d'auner de la toile. Et combien cela
n'est-il pas plus vrai, quand, animés, comme ils paraissent l'être quel-
quefois, d'une fureur de dénigrement sans mesure, les « deux mille
malheureux, » pour faire triompher leur peinture, s'efforcent d'insi-
nuer, ou de démontrer que personne avant eux n'a su peindre! Eh!
qu'ils aient donc du talent d'abord! Qu'ils y joignent un peu de mo-
destie ensuite; qu'ils ne nient pas les principes de l'art pour justifier
les maladresses qui sont souvent tout leur art, à eux; qu'ils laissent
d'ailleurs à la critique une liberté qui ne sera profitable qu'à eux;
et, se rendant compte, enfin, de la distance qu'il y a partout, mais
surtout en art, de l'intention à l'exécution, qu'ils en croient ceux qui,
n'ayant en portefeuille ou en projet ni roman, ni comédie, ni drame,
ni poème, n'ont donc aucune raison personnelle d'exalter ou de dé-
précier les œuvres de M. Jean Jullien ou de M. George Ancey, de
M. Léon Hennique ou de M. Paul Alexis.
704 REVUE DES DEUX MONDES,
Est-ce à dire, toutefois, que parmi leurs erreurs il ne se glisse quel-
ques idées justes; et, pour en louer la justesse, attendrons-nous qu'un
chef-d'œuvre l'ait rendue publique? Non, sans doute; et s'ils sont sin-
cères, nous les féliciterons en premier lieu d'une admiration un peu
confuse encore qu'ils témoignent pour les classiques. Toutes les fois
que M. George Ancey juge les pièces des autres, il se réclame de Mo-
lière ; et je me rappelle que l'an dernier M. Charles Morice, dans un
livre bizarre, que j'ai plusieurs fois cité, n'hésitait point à rendre aux
grands écrivains du passé la justice que naturalistes et romantiques
leur ont constamment refusée. Voilà qui va le mieux du monde! à la
condition pourtant qu'on les entende, ces classiques dont on parle;
qu'on ne les admire point pour ce qui leur manque, mais pour ce qu'ils
ont ; et qu'on ne croie pas qu'ils aient épuisé, ni peut-être connu toutes
les ressources de leur art.
Félicitons également les jeunes gens de vouloir, même au théâtre, une
observation à la fois plus précise et plus large, plus scrupuleuse et plus
aiguë. Ils n'ont pas tort, quand ils demandent qu'on subordonne l'inté-
rêt des situations à la peinture des caractères; qu'on simplifie d'autant
l'intrigue; et, — à la condition de ne pas oublier que l'action demeure
la loi fondamentale du théâtre, — ils n'ont pas tort, quand ils demandent
qu'on ne sacrifie pas tous les autres plaisirs que le théâtre comporte au
seul plaisir de la curiosité. Depuis soixante ou quatre-vingts ans, nous
en convenons volontiers avec eux, les moyens du vaudeville ont em-
piété sur ceux de la comédie; et, combien connaissons-nous de drames,
dont une inutile complication romanesque a gâté les plus belles par-
ties! Je n'en citerai qu'un seul exemple : c'est celui de Maître Guérin,
dont nous avions l'occasion de parler ici même, l'année dernière, à
pareille époque, et qui résistera peut-être à la lecture, mais qui cer-
tainement ne durera pas à la scène. Voilà des réformes utiles, et celui
qui les fera triompher, nous pouvons lui répondre que le public le
suivra.
Et en voici, je pense, une autre, qu'on ne s'étonnera pas que
nous approuvions : c'est la séparation plus rigoureuse des genres. On
ne veut plus de parties tragiques dans la comédie, ni dans la tragédie
de parties comiques ou grotesques. Et, en effet, est-il bien vrai que
dans la vie le comique et le tragique se mêlent aussi communément
qu'on le disait jadis? C'est une question; et nous avons bien aisément
adopté la réponse que le romantisme y a faite. Tragique ou comique,
selon l'aspect sous lequel on la considère, la vie est rarement à la fois
l'un et l'autre. Voyez plutôt, partout où l'on a essayé de mêler l'un à
l'autre ces deux èlémens disparates ou contradictoires, comme il serait
facile d'en ôter l'un ou l'autre. A quoi riment, par exemple, dans le
Mariage de Figaro, les deux ou trois scènes de mélodrame qu'y a in-
tercalées Beaumarchais ? Et croyez-vous encore que Ruy Blas y perdît,
REVUE LITTÉRAIRE. 705
si vous en retranchiez ce quatrième acte, à la Scarron, dont on dirait
en vérité qu'Hugo l'y a surajouté? Mais, quand la vie serait ainsi per-
pétuellement mêlée de comique et de tragique, ce serait affaire au
roman de la représenter dans sa complexité, non pas au théâtre, qui
en est bien moins une imitation, à vrai dire, ou une reproduction, qu'une
interprétation : parodie, comme dans le vaudeville ; satire, comme
dans la comédie ; idéalisation enfin comme dans le drame. On remar-
quera que c'est pour cela qu'ayant fait si souvent un reproche à nos
romanciers naturalistes de manquer dans le roman de pitié, d'indul-
gence et de sympathie, c'est pour cela que nous ne faisons point la
même critique aux auteurs dramatiques, et nous ne les chicanons
point sur leur affectation de pessimisme. Il ne paraît pas effectivement
prouvé que la comédie ne soit pas avant tout la satire des ridicules
ou des vices, et, conséquemment, qu'il ne soit pas de son essence ou
de sa définition de nous peindre la nature en laid. Ne craignons donc
pas de le dire : quand ils essaient de réagir contre ce genre mixte ou
plutôt bâtard, dont La Chaussée, l'auteur de Mélanide, fut l'inventeur
au dernier siècle, avec sa comédie larmoyante, les jeunes gens ont rai-
son. Et s'ils ne réussissaient un jour qu'à en débarrasser la scène
française, il faut dire dès à présent que ce n'est pas un médiocre ser-
vice qu'ils nous auraient rendu.
Mais s'ils parvenaient surtout, fût-ce au prix de quelques « paysan-
neries, » à nous débarrasser de ce « parisianisiue, » dont la plupart
des auteurs, depuis une vingtaine d'années, se croient obligés de faire
montre, c'est encore de quoi nous ne les remercierions jamais trop.
Évidemment, ce ne sera pas en traitant des sujets comme celui de
Monsieur Betsy, ou comme encore, nous l'avons dit, celui de Ménages
d'arlistes. Aux yeux des bons juges du « parisianisme, » si cela n'est
qu'à moitié parisien, cela l'est trop encore pour nous. Rien n'a plus
contribué, ne contribue davantage à rétrécir le domaine du roman et
celui du théâtre. Il s'agit d'emporter le suffrage du public des « pre-
mières, » ce public parisien par exo Uence, dont je ne dirai jamais
autant de mal qu'en pensent les auteurs dramatiques eux-mêmes,
auquel je conviens qu'il n'est pas facile de plaire; mais, en revanche,
à qui l'on ne plaît qu'au détriment de la nature et de la vérité. J'en
faisais encore la remarque à l'Odéon, il y a plus d'un mois, et l'autre
soir, au Théâtre-Libre. Chaque fois qu'il passait dans Grand'Mere un
souffle de vérité vraie, — oh ! bien léger sans doute, — on sentait le
public prêt à se révolter, mais, en revanche, tout ce qu'il y avait dans
le Maître de plus superficiel et de moins observé, c'était précisément
ce que l'on applaudissait. Avez-vous aussi remarqué ce qu'on a le plus
loué de Monsieur Belsy? C'est une scène du troisième acte, au café du
Cirque, où M. Dupuis et M. Baron, à la fin d'une longue dispute, étant
TOME xcvm. — 1890. ko
706 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le point d'en venir aux mains, le gérant s'avise d'éteindre brus-
quement le gaz et de les plonger, avec leur querelle, dans une profonde
obscurité. Il paraît que rien n'est plus parisien.
Il faut conclure. Quand ils affectent, pour ceux qui les ont précédés
au théâtre, un dédain où leur propre impuissance a presque autant
de part que leurs « aspirations vers un art nouveau, » les jeunes gens
font preuve d'autant de présomption que d'injustice. Deux ou trois gé-
nérations d'hommes ne sauraient s'être entièrement trompées sur leur
plaisir, ni même sur la qualité de leur plaisir; et il n'est pas jusqu'aux
contemporains de Scribe qui ne nous aient rendu parfaitement raison
de ce qu'ils goûtaient en lui. Quand les jeunes gens demandent que
l'on débarrasse la scène de quelques conventions surannées, je crois
qu'il faut le demander avec eux; et nous le demandons. Mais, sous le
nom trompeur de conventions, il leur faut prendre garde à ne pas
envelopper les principes mêmes de l'art. Je n'insiste pas, à ce propos,
sur la part indispensable de métier que comporte tout art, sur ce qu'on
en pourrait appeler la grammaire ou l'orthogaphe, et |qui n'en est
pas assurément le tout ni la fin. mais qui ne laisse pas d'en faire une
condition nécessaire. Il y aurait de l'enfantillage, — et de la paresse
aussi, — à vouloir s'en passer. Je ne fais même pas observer que c'est
dans le métier même, et rien que dans le métier, qu'on peut ap-
prendre ou trouver les moyens, non pas de s'en passer, mais de le
faire avancer. Je liens seulement que, quand on mesurerait encore
plus étroitement la part du procédé dans l'art, et quand on réussirait
presque à la réduire à rien, il resterait toujours qu'un art n'en est pas
un autre, que la peinture n'est pas la musique, qu'une ode n'est pas
un vaudeville, et qu'une comédie n'est pas un roman. Ce qui revient à
dire qu'en tant qu'un genre est défini par des limites précises, qui le
distinguent de celui qui lui ressemble le plus, il a ses lois, sinon ses
règles, dont on ne peut se dispenser qu'en sortant de l'art même. Et
j'accorde enfin que ces règles ou ces lois ne sont point si nombreuses
qu'on le croit; qu'en raison même de leur origine, elles se réduisent à
deux eu trois pour chaque genre, dont il y en a bien la moitié qui lui
sont communes avec le genre le plus voisin. Mais d'autant qu'elles sont
moins nombreuses, ce n'est qu'en s'y conformant qu'on réformera le
théâtre. Il en est de l'art comme de la nature, que nous ne pouvons
asservir à nos fins qu'en commençant nous-mêmes par entrer dans ses
vues, et par feindre, pour ainsi parler, d'en être d'abord les dupes, si
nous voulons en devenir les maîtres.
F. Brunetière.
fl
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 mars.
Ce premier mois de printemps, mois souvent redouté pour la paix de
l'Europe, est décidément, cette année, fertile en curieux et intéressans
spectacles. 11 nous montre les affaires humaines, les jeux de la poli-
tique dans leur infinie diversité. Rarement on a vu, à un si court inter-
valle, en si peu de jours, se succéder, se presser et se confondre tant
d'événemens, de surprises, de coups de théâtre, de changemens à vue
sur cette scène pourtant si mobile de notre monde contemporain. Son-
gez donc! Une crise ministérielle, à la vérité peu émouvante, en
France, une crise profonde de gouvernement à Berlin, l'éclipsé sou-
daine d'un homme qui, depuis un quart de siècle, a passé pour l'ar-
bitre des nations, les agitations d'un jeune prince, remuant son empire
et le monde d'une main impatiente, évoquant en même temps autour
de lui les plus redoutables problèmes de la société européenne, le
drame et la comédie, tout s'est réuni. Tout concourt, assurément, à
créer une situation des plus extraordinaires. On ne sait pas, par
exemple, on ne peut pas même prévoir ce qui sortira de cet ensemble
de choses, ce qui en résultera pour la paix sociale et politique des
peuples, où tout cela conduira. Ce qui est certain, c'est que les événe-
mens vont vite, se poussant les uns les autres, et que, devant ces
spectacles nouveaux qui se succèdent depuis quelques jours, il y a eu,
il y a encore une assez indéfinissable impression d'étonnement et d'at-
tente. On s'intéresse à tout ce qui arrive, atout ce qu'on voit, sans être
toujours bien sûr de le comprendre. On sent un peu qu'on va vers
l'inconnu et qu'on ne peut néanmoins s'arrêter.
Il faut marcher et agir! il faut suivre le mouvement, et la première
condition d'une marche plus assurée, pour une nation comme la France,
serait peut-être de commencer par avoir un gouvOraemeht pour la
708 REVUE DES DEUX MONDES.
conduire. Ce gouvernement qu'elle a perdu, comme Pierre Schlemihl
avait perdu son ombre, et qu'elle cherche depuis longtemps, elle ne l'a
peut-être pas retrouvé dans cette dernière crise où a disparu, au moins
en partie, un ministère, d'où est sorti un autre ministère, plutôt méta-
morphosé et rajusté que réellement nouveau.
A dire vrai, cette crise ministérielle française, qui s'est un peu per-
due dans le tourbillon européen, était devenue inévitable. On la pré-
voyait, on ne pouvait avoir un doute que sur l'heure où elle éclaterait
et sur la manière dont elle serait dénouée. Elle existait moralement
depuis trois mois, bien sûrement depuis la retraite du ministre de
l'intérieur, M. Constans, qui avait hâte de quitter une maison en ruine.
Le chef du cabinet, M. Tirard, pouvait seul se faire illusion sur la me-
sure de son autorité et croire qu'il allait prolonger son existence minis-
térielle en payant rançon à l'esprit de parti par le choix d'un nouveau
ministre de l'intérieur radical. M. Tirard, dans son ingénuité, n'a pas
compris que depuis longtemps on ne lui demandait que de s'en aller.
Mais ce qu'il y a de curieux, c'est qu'il est tombé justement dans une
discussion où il avait la raison pour lui, où il défendait les traditions
extérieures de la France, — et, ce qu'il y a de plus bizarre encore, c'est
qu'il est tombé devant un vote du sénat, qu'on aurait pu croire plus
disposé à la mesure dans le jugement d'une question de diplomatie
commerciale des plus compliquées. La vérité est que, dans cette affaire
du traité de commerce avec l'empire ottoman qui était agitée l'autre
jour au Luxembourg, et qui a décidé la chute du dernier cabinet,
M. Tirard, M. SpuUer, se montraient fidèles aux intérêts supérieurs du
pays en prolongeant, par une interprétation libérale, le régime de la
nation la plus favorisée pour la Turquie. C'est une justice à leur rendre,
ils sentaient le danger de compromettre des relations séculaires pour
une question de douane, de toucher à tout un ensemble de transac-
tions qui sont pour ainsi dire inséparables, qui sont comme la sanc-
tion persévérante des anciennes capitulations, qui résument le passé,
les droits, les privilèges de la France dans les Échelles du Levant. Les
sénateurs, quant à eux, n'ont voulu voir qu'une affaire de tarifs là où
il y avait une sérieuse affaire politique; ils ont cru que, puisque le der-
nier traité de commerce avec la Porte venait d'expirer, il fallait se
hâter d'en profiter, que le plus pressé était de sauver les vins de l'Aude
et de l'Hérault en supprimant la concurrence des raisins secs de Tur-
quie par l'application du tarif général. On ne peut s'y tromper, cette
discussion sénatoriale de l'autre jour a été, ni plus ni moins, un mou-
vement offensif de cet esprit de protectionnisme ardent, implacable,
qui règne visiblement dans nos chambres et qui, si l'on n'y prend pas
garde, menace de compromettre par ses excès tout notre système com-
mercial. Le ministère s'est trouvé sur le chemin, — il a été culbute pour
les raisins secs ! Seulement il est bien clair que ce n'est là au'un inci-
REVUE. — CHRONIQUE. 709
dent, que les raisins secs n'ont été que la cause apparente de la mé-
saventure. En réalité, le ministère s'est affaissé ou évanoui pour bien
d'autres raisons, parce qu'il ne pouvait plus vivre, parce que depuis
les élections il n'a su ni prendre une position, ni avoir une politique,
ni imprimer une direction en s'inspirant des sentimens évidens du
pays. 11 est tombé parce qu'il a laissé, par son impuissance, par ses
fautes, s'altérer une situation où tout était encore possible il y a cinq
mois, où tout est devenu difficile aujourd'hui. C'est la moralité de la
dernière crise !
Ce ministère une fois disparu, comment allait-on le remplacer? C'est
ici que commence une comédie à laquelle on devrait être accoutumé,
qui se réduit depuis dix ans à essayer de jouer le même air, en pré-
tendant le jouer mieux. M. le ministre de la guerre s'est trouvé là fort
à propos pour épargner les ennuis de longues négociations à M. le pré-
sident de la république et devenir ou redevenir d'un coup de baguette
chef de cabinet. On aurait dû s'en douter, à voir le soin que M. le mi-
nistre de la guerre prenait, depuis quelque temps, à ne pas se compro-
mettre dans les querelles intimes du conseil, à être malade au moment
du conflit entre M. Tirard et M. Constans. M. de Freycinet est l'homme
des évolutions savantes et des solutions équivoques. Il a été ministre
de la guerre avec M. Tirard, il sera tout aussi bien président du conseil
à la place de M. Tirard. 11 était, pour sûr, déjà prêt quand il a été ap-
pelé à l'Elysée, — et sa première penséeja été de réintégrer au ministère
de l'intérieur un homme aussi habile que lui, peu embarrassé de scru-
pules, avec qui il était évidemment d'intelligence, M. Constans. C'était
une sorte de revanche contre M. Tirard : on ne dit pas si M. le président
de la république a vu avec plaisir rentrer en victorieux au pouvoir le
ministre dont il s'était séparé sans regret quelques jours auparavant,
M. Constans est d'ailleurs homme à avoir le triomphe modeste, et
M. de Freycinet n'est pas l'homme des combinaisons trop décisives,
trop tranchées. En rendant le ministère de l'intérieur à M. Constans, le
nouveau président du conseil n'a pas voulu exclure son successeur
éphémère, M. Léon Bourgeois, qu'il a fait passer lestement au ministère
de l'instruction publique. 11 a gardé de l'ancien cabinet ceux qui ont
voulu rester; il a choisi quelques autres hommes: M, Ribot, qu'il a mis
aux affaires étrangères, M. Jules Roche, qu'il a placé au commerce,
M. Develle, qu'il a appelé à gouverner l'agriculture. Il a mêlé tout cela,
radicaux et modérés, d'une main habile aux préparations savantes, —
et voilà l'affaire faite! Le ministère a été constitué sans peine et sans
effort. On s'est d'autant mieux entendu qu'on ne s'est sûrement expli-
qué qu'à demi : on n'a été d'accord que sur le bon effet que ferait né-
cessairement un cabinet où M. de Freycinet figurerait paternellement
entre M. Ribot et M. Yves Guyot, entre M. Constans et M. Bourgeois.
710 REVUE DES DEUX MONDES.
' Au fond, que représente-t-il, ce ministère ainsi fait ? C'est justement
ce qu'il y a de plus difficile à éclaircir. Ce n'est plus l'ancien cabinet
puisqu'il a perdu M. Tirard et même M. Spuller, victime des raisins
secs, sans compter M. le garde des sceaux Thévenet, victime de son
zèle contre la presse devant le sénat. Ce n'est pas non plus un cabinet
sensiblement nouveau. Il n'est pas né d'une manifestation parlemen-
taire sérieuse et décisive, puisqu'il n'y a rien eu de semblable. Il est, si
l'on veut, modéré, avec M. Ribot, avec M. Develle ; il est aussi radical,
si l'on y tient, avec M. Yves Guyot, avec M. Bourgeois. Il est radical et
modéré tout à la fois avec M. de Freycinet. C'est une représentation
nouvelle de ce qu'on a longtemps appelé la concentration républicaine.
La déclaration que M. de Freycinet est allé porter aux deux chambres
pour son avènement n'est, en définitive, que l'expression nuancée et
artificieuse de cette situation.
I Le nouveau président du conseil s'est hâté de rassurer l'esprit de
parti en promettant de défendre, non-seulement les institutions répu-
blicaines, mais « l'ensemble de l'œuvre démocratique » accomplie par
les dernières législatures. Il a en même temps fait un cordial appel à
toutes les fractions républicaines, à toutes les forces, à toutes les
bonnes volontés, sans distinction, sans esprit d'exclusion. Il a laissé
entrevoir, comme une terre promise, « une république large, ouverte,
tolérante et paisible. » Jusque-là on n'était pas plus avancé, on ne sor-
tait pas de l'ambiguïté. Il a fallu, à la suite de cette déclaration, une
escarmouche un peu vive, sinon pour préciser absolument la situation,
du moins pour mettre à nu l'éternelle et irréparable équivoque cachée
encore une fois dans la combinaison nouvelle. D'un côté, M. Lockroy,
à demi satisfait, à demi inquiet, serrant de plus près ce ministère
naissant, a vivement réclamé des explications; il a nettement de-
mandé à M. le président du conseil de déclarer qu'on ne toucherait
pas aux lois scolaires, qu'on les interpréterait et qu'on les exécuterait
avec fermeté, — qu'il ne serait rien ajouté non plus à la loi militaire,
qu'il n'y aurait aucun amendement en faveur des séminaristes. C'était
le point vif! — D'un autre côté, M. Léon Say, affectant, non sans ironie,
de répondre à l'appel cordial que M. le président du conseil avait
adressé à tous les républicains, M. Léon Say, prenant position au nom
des modérés, a dit à peu près au ministère : Nous vous entendons,
nous ne demandons pas mieux que de vous croire; vous aurez notre
appui si vous poursuivez l'œuvre d'apaisement qui est dans les vœux
du pays, si vous nous donnez la république libérale et tolérante dont
vous parlez, si vous interprétez et exécutez les lois avec modération;
— si, en un mot, vous faites tout le contraire de ce que vous demande
M. Lockroy! — Entre M. Léon Say et M. Lockroy, M. le président du
conseil a été peut-être un instant assez embarrassé! Au fond, par
REVUE. — CHRONIQUE. 711
goût, il eût élé sans doute avec M. Léon Say ; il n'a visiblement pas
osé braver les fureurs radicales! Il a recommencé ses jeux d'équilibre,
— pour finir par tomber du côté où il a vu le danger le plus immédiat
pour son ministère, du côté de M. Lockroy. 11 s'est fait l'otage des radi-
caux, — et encore une fois l'équivoque a été percée à jour !
Ce qu'il y a de curieux, c'est cette arrogante et hypocrite affectation
des partis invoquant la nécessité de respecter et de faire respecter des
lois régulièrement votées, parce que ce sont des lois. Or, précisément,
ces lois qu'on invoque, dont on prétend faire un dogme invariable,
elles ne sont pas, le plus souvent, exécutées dans quelques-unes de
leurs parties essentielles, et elles ne sont même pas exécutables. Le
conseil d'état lui-même s'y perd et ne sait plus comment les inter-
préter. M. le ministre de la guerre, si habile qu'il soit, n'exécute cer-
tainement pas la loi militaire qu'il a contribué à faire voter, parce
qu'il ne le pourrait pas, parce qu'il serait obligé de réclamer des crédits
qu'il n'ose pas demander, parce qu'il se heurte à tout instant contre
de véritables impossibilités morales ou matérielles; il en est quitte
pour se dérober à ses embarras par toute sorte de subterfuges qui ris-
quent de mettre la confusion dans notre organisation militaire. Ces lois
scolaires qu'on prétend maintenir dans leur intégrité, auxquelles on in-
terdit au gouvernement de toucher, elles ne sont pas mieux exécutées;
elles deviennent ce qu'elles peuvent dans la pratique, elles restent
livrées à un arbitraire indéfini, et M. Léon Say n'a eu aucune peine à
démontrer que la dernière loi sur les instituteurs ne pourrait pas être
appliquée, qu'elle présenterait des difficultés inextricables. Le respect
des lois! Mais il y a bien d'autres lois violées tous les jours, notamment
par le conseil municipal de Paris, et on ferme les yeux! La vérité est
qu'on s'inquiète fort peu de l'exécution ou de l'inexécution des lois, que
ce qu'on prétend maintenir, c'est moins les lois scolaires ou la loi mili-
taire que l'esprit de haine et de secte qui les a inspirées, qui reste un
défi permanent à une partie de la population française. On est prêt à
tout accepter, on l'a dit, pourvu qu'il n'y ait pas un amendement en
faveur des séminaristes, — et le gouvernement ne s'est point aperçu
qu'en se prêtant à ces passions, en s'engageant à exécuter des lois
de combat dans l'esprit qui les a inspirées, comme l'a dit le chef du
cabinet, il se créait à lui-même une fatalité d'impuissance.
Que résulte-t-il, en effet, de la position qu'a prise M. le président
du conseil? Le nouveau ministère s'est évidemment mis dans l'impos-
sibilité d'apaiser les divisions, de rallier autour de lui, par une pré-
voyante conciliation, les forces modérées du pays, sans lesquelles après
tout, il ne peut rien. Il s'est réduit à cette extrémité de ne pouvoir vivre
qu'en restant en bonne intelligence avec le radicalisme, en faisant
chaque jour des concessions nouvelles, de peur de paraître suspect à
712 REVUE DES DEUX MONDES.
ses alliés qui sont ses maîtres. C'est ni plus ni moins la continuation
du régime qui dure depuis dix ans, qui a successivement compromis
les finances publiques, la paix morale, l'ordre administratif. Ce n'est pas
un gouvernement, c'est l'absence de tout gouvernement, sous les appa-
rences d'un cabinet qui, avec des noms différens, n'est que la repro-
duction des cabinets qui se sont succédé. On a laissé échapper l'occa-
sion de faire un énergique et utile effort pour redresser et relever la
politique du régime. Et quel est le moment où l'on se plaît à perpétuer
ce jeu des équivoques, des ministères incohérens, au risque de perdre
tous les fruits d'une situation qui aurait pu, certes, avec un peu de
bonne volonté, devenir facilement meilleure à la suite des élections
dernières ? C'est justement l'heure où il serait le plus nécessaire
d'avoir un gouvernement éprouvé et vigilant, appuyé sur la raison na-
tionale, sur l'ensemble des forces du pays, puisant en lui-même et
dans la confiance publique assez d'autorité pour en imposer aux partis
et à un parlement incertain. C'est le moment où éclatent des événe-
mens qui peuvent avoir les plus graves conséquences pour l'Europe et
pour la France elle-même, que notre nation, entre toutes, est intéres-
sée à suivre avec une attention clairvoyante.
Assurément nos crises pâlissent devant cette crise bien autrement
grave et tragique qui se déroule depuis quelques semaines à Berlin.
C'est donc un fait désormais accompli et irrévocable : l'homme qui, à
ce déclin du siècle, a eu le rôle le plus retentissant dans le monde,
M. de Bismarck a quitté la scène. Celui qui a remué, bouleversé l'Eu-
rope pour édifier par le fer et le feu un empire allemand, celui qui a
tenu dans ses mains tous les fils de la politique du continent, qui de-
puis vingt ans s'est appelé le chancelier et qui, hier encore, était tout,
n'est plus rien à Berlin ! On s'était accoutumé à le croire inébranlable
dans ce poste créé pour lui et où il exerçait son omnipotence, on pou-
vait supposer qu'il mourrait chancelier. Il a disparu, au contraire, par
le plus soudain et le plus surprenant des coups de théâtre, après avoir
été obligé, c'est le mot, de se dépouiller de tous ses pouvoirs, de ses
ministères, de la présidence du conseil de Prusse, du titre même de
chancelier. Il n'est plus aujourd'hui qu'un fonctionnaire en retraite
rendu au repos et à la solitude. Il a pu être escorté par les ovations
à son départ de Berlin; mais c'est fini, le drame est joué! Le politique
qui entrait, il y a vingt-huit ans, sur la scène en brutalisant un parlement,
qui, depuis, n'a cessé d'agiter le monde par sa diplomatie et par la
guerre, qui a fait sentir partout en Allemagne, en Europe le poids de
sa rude main et a été assez heureux pour fonder un empire, pour im-
poser son alliance même à des vaincus, ce politique n'est plus que le
solitaire de Friedrichsruhe! Comment est-il tombé? On peut chercher
bien des causes ou en imaginer. La plus vraisemblable, celle qui ex-
REVUE. — GHP.OSIQUE. 713
plique peut-être tout, c'est cette incompatibilité inévitable, pour ainsi
dire tout bumaine, entre un jeune souverain impatient de déployer
son activité, arrivant à l'empire avec des idées nouvelles, et un vieux
serviteur, gonflé de ses succès, jaloux de son pouvoir, prétendant
dominer même du fond de sa retraite. Le jour où ces deux caractères
se sont heurtés, où l'incompatibilité irréparable a éclaté dans un der-
nier conflit pour quelque prérogative ministérielle ou pour la direction
générale de la politique, c'est l'empereur qui est resté le maître !
Que cette lutte ait eu ses intimes péripéties, que le jeune Guil-
laume II entrant déjà dans les « amères expériences, » comme il Ta
dit dans une dépêche des plus bizarres, mais résolu, ait voulu décorer
la disgrâce de son puissant ministre en lui donnant le titre de duc
de Lauenbourg; que le chancelier, de son côté, après avoir cru peut-
être qu'on n'oserait, ait eu des frémissemens d'orgueil blessé et n'ait
pas toujours gardé le secret de ses ressentimens, le fait ne s'est pas
moins accompli. La lutte a eu son dénoûment, et M. de Bismarck, se-
couant la poussière de sa botte de cuirassier, a pu, lui aussi, se dire
comme le Wallenstein de Schiller : « Un nouveau régime amène des
hommes nouveaux et met bien vite en oubli les anciens services... Ce-
pendant que l'on batte le tambour, il se trouvera un autre général pour
servir l'empereur. » C'est son histoire! Vue de près, à part les raisons
politiques, cette histoire oITre des particularités saisissantes et tragi-
ques. Certes, plus d'une fois, dans sa carrière, M. de Bismarck a frappé
sans pitié ceux qui l'entouraient, ceux qui n'avaient d'autre tort que de
ne pas se plier à ses volontés ou d'exciter ses ombrages. 11 a usé de
son pouvoir et de la force jusqu'à la brutalité. Aujourd'hui l'arme s'est
tournée contre lui, et c'est lui qui est brisé ! 11 y a mieux : l'ancien
chancelier, dans ses emportemens, dans ses jalousies d'autorité, s'est
montré souvent cruel pour ses princes eux-mêmes, pour l'infortuné
Frédéric 111, pour l'impératrice Frédéric, comme il l'avait été autrefois
pour l'impératrice-reine Augusta. Il avait cru voir peut-être dans un
jeune prince prêt à prendre la couronne, un souverain à souhait fait
pour continuer son œuvre en écoutant ses conseils. Aujourd'hui, c'est
le petit-fils et le fils qui est pour ainsi dire l'instrument de la revanche
des Hohenzollern humiliés contre le ministre qui les a si souvent offen-
sés par ses sarcasmes ou par ses rudesses. Il y a réellement d'étranges
Némésis dans les affaires humaines!
Reste maintenant à savoir quelles seront les conséquences d'un évé-
nement qui ne date encore que d'hier, ce que sera cette évolution
ou cette révolution qui commence en Allemagne. Le choix même que
Guillaume II a fait, en désignant comme nouveau chancelier le général
de Caprivi,qui peut être un officier de mérite, mais qui était jusqu'ici
peu connu, ce choix indique assez que le règne des chanceliers omni-
71 /i REVUE DES DEUX MONDES.
potens est fini, que l'empereur se réserve la direction de la politique
de l'empire. Une seule chose est certaine. C'est qu'on entre dans
une ère nouvelle, qui est un peu l'inconnu, et que la disparition d'un
homme comme M. de Bismarck qui a touché à tout, qui hier encore
était maître de tout, laisse momentanément une assez grande incer-
titude. Guillaume II, dans cette étrange dépèche qu'il adressait ré-
cemment à un ami de Weimar, disait qu'il était désormais l'officier de
quart sur le vaisseau de l'État, et il ajoutait : « La route reste la même,
et maintenant, eh bien! à toute vapeur, en avant! » C'est fort bien de
ne pas craindre le danger. Malheureusement cette intrépidité de jeu-
nesse ne supprime ni ne résout les questions que M. de Bismarck en
se retirant à Friedrichsruhe laisse en suspens et que le jeune empe-
reur, avec ses impatiences agitées, ne simplifie peut-être pas.
Quand Guillaume II, par ses rescrits et par ses discours, a soulevé
tous ces problèmes sociaux qui sont le tourment de notre temps et a
cru pouvoir appeler toutes les puissances en consultation dans une
conférence à Berlin, il a obéi sans doute à une inspiration spontanée
et généreuse. Seulement, il n'a pas vu qu'il donnait une force redou-
table aux revendications ouvrières, qu'il proposait des questions inso-
lubles à cette conférence, qui s'est réunie, en effet, à Berlin pour en-
tendre des discours ou émettre des vœux platoniques, et qu'au lendemain
de la conférence, il se retrouverait en face de ce mouvement socialiste,
qui se traduit plus que jamais par des grèves, par des projets de ma-
nifestations. Que fera-t-il maintenant? Il est, jusqu'à un certain point,
engagé pm ses paroles, par ses encouragemens; il a traité le socia-
lisme en puissance légitime, reconnue et admise dans un congrès. Se
laissera-t-il aller jusqu'au bout à ce courant, qu'il ne pourra, certes, se
flatter de diriger, ni de maîtriser? Cédera-t-il, au contraire, à l'impa-
tience d'un esprit désabusé et irrité ? Reviendra-t-il à la politique de la
répression et de la force contre des revendications qu'il a lui-même
sanctionnées et encouragées par ses rescrits? Dans les deux cas, le
péril serait sans doute également grand, et il aurait cela de grave qu'il
pourrait ne pas rester circonscrit en Allemagne. — D'un autre côté,
quelle sera l'influence des derniers changemens accomplis à Ber-
lin sur la politique extérieure? L'empereur, il est vrai, s'est hâté
de déclarer que « la route restait la même, » qu'il n'y avait rien
de changé, que l'Allemagne, aujourd'hui comme hier, entendait
maintenir la paix et ses alliances. C'est, d'après toutes les apparences,
l'intention de l'empereur; c'est probablement ce que le nouveau
chancelier sera chargé de déclarer aux cabinets de l'Europe. Il n'est
pas moins assez cVarc que la disparition soudaine de M. de Bismarck a
eu pour premier résultat de dérouter les chancelleries, de mettre plus
vivement à nu ce qu'il y a de contraint et de précaire dans ce qu'on
REVUE. — CHRONIQUE. 715
appelle la triple alliance. Évidemment, la situation n'est plus la même,
on le sent à Rome comme à Vienne. L'entrée en scène directe et per-
sonnelle d'un jeune souverain qui, du premier coup, parle d'aller
« à toute vapeur, en avant, » n'est pas de nature à simplifier les
rapports et à inspirer une confiance sans réserve. Bref, ce qu'il
y a de plus clair pour le moment, c'est que dans les affaires diplo^
matiques de l'Europe comme dans les affaires intérieures de l'Alle-
magne, une ère nouvelle commence avec cette révolution de pouvoir,
œuvre d'un jeune prince qui ne sait peut-être pas encore lui-même ce
qu'il fera demain de sa liberté reconquise et de sa puissance.
On ne peut pas dire sans doute qu'il y ait rien de changé dans l'état
général des affaires britanniques, que l'Angleterre soit menacée d'une
de ces crises par lesquelles passent à l'heure qu'il est d'autres pays
de l'Europe. 11 n'y a ni les apparences, ni les élémens réels d'une crise
immédiate ou prochaine à Londres. Tout suit au contraire un cours as-
sez paisible pour que la reine Victoria ait cru pouvoir quitter l'Angle-
terre et se rendre à Aix-les-Bains, où elle est allée déjà plus d'une fois
depuis quelques années. Le prince de Galles, de son côté, était, ces
jours derniers, à Berlin, où il était allé assister à une assemblée de
l'Aigle noir, et où il a eu la chance d'être le témoin d'un grand drame,
de la démission retentissante de M. de Bismarck, où il a pu aussi
entendre les toasts lyriques de son impérial neveu à Blùcher et
à Wellington! Le chef du cabinet, lord Salisbury lui-même enfin,
s'est décidé à venir prendre quelques semaines de repos à Cannes
et retremper sa santé aux bords de la Méditerranée. Puis le
parlement, lui aussi, prend ses vacances de Pâques, — et en voilà
pour quelques semaines ! Ce ne sont sûrement pas là les signes d'une
crise imminente. Lord Salisbury en a encore pour quelque temps et
l'éclipsé même du tout-puissant d'hier, du chancelier d'Allemagne,
n'est pas faite pour diminuer la position du premier ministre de la
Grande-Bretagne dans les conseils diplomatiques de l'Europe.
Les voyages d'agrément, et les apparences cependant ne prouvent
rien. Il n'est pas moins assez visible qu'il y a depuis quelque temps
un certain ébranlement en Angleterre, qu'il y a dans l'opinion, même
dans le parlement, un travail qui ne laisse pas d'être menaçant pour le
ministère conservateur dont lord Salisbury est le chef, dont M. Balfour
et M. Goschen sont les hommes d'action. De quelque façon qu'on juge
les choses, il est certain que le ministère n'est pas sorti triomphant
de la dernière campagne dirigée contre M. Parnell et ses amis, que
même après l'enquête et les discussions parlementaires qui en ont été
la suite, il est resté fort suspect de s'être associé à des manœuvres, au
moins équivoques. Lord Salisbury a eu beau se défendre ces jours passés
encore et récriminer contre les conspirations irlandaises, contre l'opposi-
716 REVUE DES DEUX MONDES.
tion complice des révolutionnaires, des ennemis de l'intégrité de l'em-
pire britannique : il a eu le vote pour lui à la chambre des lords comme
à la cham.bre des communes, il n'est pas moins sorti affaibli, quelque
peu éclaboussé, de ces débats qui ne cessent d'agiter le parlement.
A peine le ministère avait-il échappé à ces discussions, il a éprouvé
coup sur coup, à l'improviste, ces jours derniers, deux échecs à la
chambre des communes. Il n'a pu d'abord empêcher le vote d'une
motion du général sir Edward Hamley au sujet des volontaires qui for-
ment une véritable armée de réserve à côté de l'armée régulière.
Jusqu'ici, par une singulière anomalie, les volontaires sont obligés de
s'équiper à leurs frais. Sir Edward Hamley, sans aucune arrière-pen-
sée d'opposition d'ailleurs, proposait tout bonnement d'inscrire la
dépense de l'équipement des volontaires au budget de l'État. C'était
aussi juste que simple. Les ministres cependant, par un assez futile
calcul de popularité, pour ne pas paraître augmenter les dépenses mi-
litaires, ont fait ce qu'ils ont pu pour arrêter la proposition au pas-
sage; ils l'ont combattue sans succès. La motion a été votée malgré
les ministres, malgré sir Edward Hamley lui-même, qui s'est efforcé
au dernier moment de la retirer pour épargner un ennui au cabinet.
Plus récemment, le ministère s'est trouvé encore en minorité à pro-
pos des chemins en Ecosse. Ce ne sont là, si l'on veut, que de simples
accidens, de petits échecs qui n'ont rien de politique et de décisif. Si
petits qu'ils soient, ils ne révèlent pas moins une certaine incohérence
ou une certaine indiscipline de majorité. Ils sont peut-être d'autant plus
significatifs qu'ils coïncident avec cette série d'élections partielles qui,
depuis quelque temps, attestent un mouvement assez marqué dans le
pays, un retour de fortune pour les libéraux et leur vieux chef,
M. Gladstone. Un autre signe qui a bien quelque gravité enfin, c'est
le discours récent par lequel lord Randolph-Churchill s'est séparé avec
éclat du vieux torysme et du ministère, à l'occasion de l'enquête Par-
nell. Lord Randolph-Churchill peut être traité en enfant terrible du
torysme et même être excommunié ; il n'a pas moins son action sur
les masses conservatrices, et sa rupture n'est pas sans importance,
d'autant plus que les unionistes eux-mêmes, de leur côté, ne sont pas
des alliés sans conditions et sans réserves pour le gouvernement. De
là un certain ébranlement, qui ne menace peut-être pas le ministère
dès aujourd'hui, qui pourra le mettre en péril avant peu.
Que le ministère lui-même commence à sentir les difficultés de la
situation, cela n'est guère douteux. Ces jours derniers, lord Salisbury,
avant son départ pour le continent, a probablement voulu avoir une
explication avec ses amis du parti conservateur qu'il a réunis un peu
solennellement à Garlton-Club. Lord Salisbury s'est hâté de déclarer
qu'aucune inquiétude, aucune circonstance particulière n'avait motivé
REVUE. — CHRONIQUE. 7l7
la réunion. II s'est plu à affecter la plus grande confiance, le plus par-
fait optimisme. II a exposé une fois de plus avec complaisance ses pro-
jets législatifs sur la réforme agraire en Irlande, sur la dîme dans le
pays de Galles, et n'a point négligé de réchauffer le zèle de ses amis
en les exhortant à l'union, à la discipline. Le premier ministre de la
reine a beau s'en défendre : son optimisme ressemble un peu à une
décoration officielle, et ce n'est pas sans quelque raison inavouée qu'il
a provoqué la réunion de Carlton-CIub. Évidemment lord Salisbury est
inquiet de symptômes qu'il voit se multiplier, et peut-être l'est-on en-
core plus autour de lui. Les plus hardis, les plus habiles de ses coopé-
rateurs,M. Goschen, M. Balfour ne seraient pas, à ce qu'il paraît, insen-
sibles au danger d'un affaiblissement progressif du parti conservateur
et de la situation ministérielle; ils n'auraient, dit-on, songé à rien
moins qu'à un appel au pays par une dissolution anticipée du parle-
ment. Les projets qui semblent avoir été agités un instant dans le
monde ministériel indiqueraient assez qu'on se préocccupe de tous ces
faits, des progrès des libéraux dans les élections partielles, des incon-
sistances de la majorité, des défections qui peuvent se produire, — qu'on
sent l'ébranlement. Une dissolution prématurée cependant risquerait
d'être une extrémité périlleuse ; au lieu de raffermir le ministère de
lord Salisbury, elle pourrait au contraire précipiter un mouvement
d'opinion qui se manifeste déjà sous plus d'une forme.
Aussi bien les difficultés ministérielles ne sont-elles pas rares au
moment présent. Elles semblent au contraire se multiplier de toutes
parts en Europe. Il y en a sûrement à Rome où la position de M. Crispi
paraît devenir assez critique au milieu des malaises qui s'accroissent
et des velléités d'opposition qui se manifestent. Il y en a en Hongrie
où M. Tisza a été obligé de se retirer et où un nouveau ministère est à
peine formé. Il y en a à Belgrade. Il y en aura peut-être demain à Ma-
drid où le chef du cabinet, M. Sagasta, qui avait déjà assez de peine
à vivre, voit s'élever et s'organiser contre lui une opposition militaire
des plus dangereuses. Presque partout, au nord et au midi, on va vers
une crise ou l'on en sort péniblement. Puis après la crise, ce sont les
explications, les déclarations, les discussions qui souvent n'éclaircissent
rien et ne créent pas une vie facile aux gouvernemens. Le fait est que
de toutes parts, dans tous les pays, il y a aujourd'hui des crises ou des
commencemens de crises et que la paix intérieure comme la paix ex-
térieure des peuples reste livrée à l'imprévu.
Gh. de Mazade.
718 REVUE DES DEUX MONDES.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE.
Les valeurs de notre marché sont restées à peu près immobiles pen-
dant la seconde moitié du mois de mars, et toute l'attention s'est por-
tée sur les péripéties auxquelles ont donné lieu, sur les places de
Vienne, de Londres et de Berlin, des embarras de spéculation exces-
sive, accrus par l'émotion que ne pouvait manquer de produire un
événement comme la retraite du prince de Bismarck.
L'annonce de la démission a surpris le monde politique et financier;
on ne croyait pas si prochaine la rupture, reconnue d'ailleurs inévi-
table, entre l'empereur Guillaume II et l'illustre conseiller de son
grand-pére. La première impression a été, en Autriche et en Italie, une
très vive appréhension pour le sort de la triple alliance, et par consé-
quent pour les chances du maintien de la paix. 11 semblait que la con-
fiance dans le lendemain dût être diminuée. Des protestations ont été
publiées en vue de rassurer l'opinion ; mais les cours devaient garder
forcément la trace du sentiment qui s'était si rapidement propagé. Les
fonds internationaux ont baissé assez fortement, et il ne nous paraît
pas que ce mouvement ait épuisé encore toute sa force.
Les fonds russes, malgré le succès si éclatant obtenu par le dernier
emprunt, ont reculé de 30 à 40 centimes. Le k 0/0 1880 était arrivé à
95 francs, il reste à 9/i.60 ; les obligations consolidées des chemins de
fer valent 94.30, le dernier emprunt 94 fr.
L'Italien était, deux jours avant l'annonce de la démission, à 92.57.
Des ventes précipitées l'ont fait tomber à 91.80. Il s'est relevé depuis
à 92.40 et finit à 92.20.
Le Hongrois a été le fonds le plus atteint. De 87 1/2, il a rétrogradé
à 86 1/4, et on l'a même vu à 85 7/8. L'Autriche-Hongrie est engagée
par la politique qu'elle a adoptée à l'égard de la Bulgarie. Elle redoute
quelque éclat du petit royaume serbe, inféodé de nouveau à la poli-
tique de l'empire russe. La retraite de M. Tisza avait déjà ébranlé le
marché de la rente hongroise. Celle de M. de Bismarck est venue ajou-
ter une nouvelle cause de faiblesse.
L'Extérieure a fléchi de 73 1/2 à 73 1/4; le Turc, de 18.30 à 18.05;
l'obligation argentine 5 pour 100, de 450 à 435. Tous les fonds d'État
oni donc abandonné du terrain, sauf le Portugais, à 63 3/8, l'Unifiée à
478 et les Brésiliens, 4 1/2 et 4 pour 100 à 87 et 78.
REVUE. — CHRONIQUE. 719
Les plus mauvaises nouvelles continuent à circuler sur la situation
des affaires dans la république Argentine. Loin de s'abaisser, l'agio
de l'or est constamment en hausse. Il commence à atteindre le niveau
où le papier-monnaie ressemble plutôt à l'assignat qu'au billet de
kanque. Jamais la dépréciation n'a été aussi forte dans l'Amérique
du Nord, même en pleine guerre civile, au plus beau temps de la spé-
culation sur l'or.
Il est fâcheux que des capitaux si importans aient été engagés par
l'épargne française dans des placemens qui paraissaient à la fois avan-
tageux et relativement sûrs. La sécurité est en voie de disparaître, et
il est à craindre que, pour la plupart, les avantages de rémunération
ne suivent à leur tour. Les Argentins, dit-on, ont voulu trop embras-
ser, c'est un moment de crise; avec de la patience tout s'arrangera.
Tout s'arrangerait, en effet, si l'assurance pouvait être donnée en
Europe que les choses n'ont périclité là-bas que par exubérance et
non aussi par désordre et incurie.
Trois importantes opérations financières ont été lancées dans cette
quinzaine, deux emprunts et une conversion.
Le royaume de Serbie a mis en souscription publique, en France,
par l'intermédiaire du Crédit lyonnais et de la maison Hoskier, un em-
prunt de 26,666,500 francs capital nominal, divisé en 53,333 obliga-
tions de 500 francs en or, dont le produit est destiné à payer l'indem-
nité due à la compagnie d'exploitation des chemins de fer serbes, et à
rembourser une dette flottante. La souscription a suffisamment réussi
pour que les demandes aient dû subir une réduction.
L'opération était à peine close que la maison Rothschild publiait les
conditions d'échange des titres de l'emprunt russe 5 pour 100 de 1862
contre ceux d'un nouvel emprunt h pour 100 or. Le 5 pour 100 1862
devait disparaître comme l'ont fait tous les autres emprunts 5 pour 100.
Ce qui caractérise particulièrement la conversion actuelle qui devra
être close le 3 avril, c'est que non-seulement elle ne donne pas lieu à
une souscription en espèces, mais constitue encore un véritable amor-
tissement exceptionnel de près de 100 millions de francs. Contre cha-
que obligation ancienne de 1,260 francs 5 pour 100, il est remis, en
effet, deux obligations nouvelles de 500 francs/; pour 100 et une soulte
en espèces de 331 francs. La Russie diminue donc sa dette à la fois en
intérêt et en capital. Celles des anciennes obligations 5 pour 100 qui
n'auront pas été présentées à l'échange seront remboursées à partir
du !*"■ juillet prochain.
La seconde émission de la quinzaine est celle de la ville de Paris.
Il s'agit de la dernière portion de l'emprunt de 250 millions autorisé
parla loi du 13 juillet 1886. Le public a été invité à souscrire, à Paris,
dans la journée du 29 mars, à 239,637 obhgations remboursables à
720 REVUE DES DEUX MONDES.
kOO francs, produisant 12 francs d'intérêt annuel et participant chaque
année à quatre tirages de lots. L'emprunt municipal a été couvert
trente-huit fois.
L'annonce de ces diverses opérations et la prompte solution donnée
à la crise ministérielle ouverte par la démission de M. Tirard avaient
bien disposé le marché de la rente française. Le 15 mars, le 3 pour 100
était coté 88.67, et le 17, après le détachement du coupon trimestriel,
il atteignait 88.22. Les réalisations qui suivent d'ordinaire le détache-
ment du coupon auraient sans doute ramené le cours de 88 francs.
Mais sous le coup de l'efîet produit sur les marchés étrangers par les
événemens de Berlin, les vendeurs ont essayé ici d'accentuer ce mou-
vement rétrograde. Ils ont réussi dans une certaine mesure et la rente
a été cotée pendant quelques jours entre 87.60 et 87.70. Des rachats,
à l'approche de la liquidation, l'ont relevée ensuite à 88 francs et même
à 88.20. Elle reste entre ces deux cours, ayant gagné d'un mois à l'autre
à peu près la valeur de la moitié du coupon. L'amortissable a été re-
cherché et clôt la quinzaine avec une hausse de 50 centimes.
L'argent est extrêmement abondant et les acheteurs comptent sur
des facilités exceptionnelles de report. La Banque d'Angleterre n'a pas,
il est vrai, abaissé le taux de son escompte, mais sa situation reste
très forte, et son encaisse métallique s'est encore accrue. La Banque de
France a abaissé, le jeudi 27, de 4 à 3 1/2 pour 100 le taux d'intérêt
des avances sur titres et de 500 à 250 francs le montant minimum de
ses prêts.
La liquidation s'annonce donc très facile chez nous. Elle a été dure,
à Berlin et à Londres, pour les spéculateurs à la hausse pour les ac-
tions de mines d'or, de mines de diamant, de charbonnages et d'en-
treprises métallurgiques. Pour ne parler que des titres de ce genre
dont s'occupe notre marché, l'action Robinson a reculé de 91 à 75, la
De Beers de hk^ à IjOO francs, ex-coupon de 12 fr. 30 ; les Alpines, de
218 francs à 200.
Les titres des sociétés de crédit ont été, en général, assez lourds.
La Banque de France a baissé de 25 francs à /i,185, le Crédit foncier
de 6 fr. 25 à 1,316.25, le Crédit lyonnais de 10 francs à 710, ex-coupon
de 10 francs, la Banque de Paris de 7.50 à 782.50, le Crédit mobilier
de 11 fr. 25 à 467.50, la Banque parisienne de 35 francs à 335, la
Banque ottomane de 7.50 à 535, la Banque nationale du Brésil de
12 fr. 50 à 600.
Le Gaz a rétrogradé de 26 francs à 1,400, les Voitures de 10 francs
à 740, les Allumettes de 15 francs à 530, les Chemins lombards de
15 francs à 278.75.
Le directeur-gérant : G. Buloz.
LA RECONSTRUCTION
DE
LA FRANCE EN 1800
LE DÉFAUT ET LES EFFETS DU SYSTÈME.
I.
LA SOCIÉTÉ LOCALE.
I.
Tant qu'un horame ne s'intéresse qu'à soi, à sa fortune, à son
avancement, à son succès personnel et propre, il s'intéresse à bien
peu de chose : tout cela est de médiocre importance et de courte
durée, comme lui-même. A côté de cette barque qu'il conduit avec
tant de soin, il y en a des milliers et des millions d'autres, de struc-
ture pareille et de taille à peu près égale : aucune d'elles ne vaut
beaucoup, et la sienne ne vaut pas davantage. De quelque façon
qu'il l'approvisionne et la manœuvre, elle restera toujours ce
qu'elle est, étroite et fragile ; il a beau la pavoiser, la décorer, la
pousser aux premiers rangs ; en trois pas il en fait le tour. C'est
en vain qu'il la répare et la ménage ; au bout de quelques années
TOME XCVIII. — 15 AVRIL 1890. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
elle fait eau ; un peu plus tôt, un peu plus tard, elle s'effondre,
elle va s'engloutir, et, avec elle, périra tout ce travail qu'elle a
coûté. Est-il raisonnable de tant travailler pour elle, et un si
mince objet vaut-il la peine d'un si grand effort? — Heureuse-
ment, pour mieux placer son effort, l'homme a d'autres objets
plus vastes et plus solides, une famille, une commune, une église,
une patrie, toutes les associations dont il est ou devient membre,
toutes les entreprises collectives de science, d'éducation, de bien-
faisance, d'utilité locale ou générale, la plupart pourvues d'un
statut légal et constituées en corps ou même en personnes civiles,
aussi bien définies et protégées que lui, mais plus précieuses et
plus viables : car elles servent à beaucoup d'hommes et durent
indéfiniment ; même, quelques-unes ont une histoire séculaire, et
la longueur de leur passé présage la longueur de leur avenir. Dans
l'innombrable flottille des esquifs qui sombrent incessamment, et,
incessamment, sont remplacés par d'autres, elles subsistent comme
des vaisseaux de haut bord : sur ces gros bàtimens, chaque homme
de la flottille monte de temps en temps pour y travailler, et, cette
fois, l'œuvre qu'il produit n'est pas caduque, éphémère, comme
l'ouvrage qu'il lait chez lui ; elle surnagera, après qu'il aura dis-
paru, lui et son esquif; elle est entrée dans une œuvre commune
et totale qui se défend par sa masse ; sans doute, ce qu'il y insère
pourra plus tard être remanié ; mais la substance en demeure, et
parfois aussi la forme : tel précepte de Jésus, tel théorème d'Ar-
chimède reste une acquisition définitive, intacte et clouée en
place depuis deux mille ans, immortelle dès le premier jour. —
Par suite, l'individu peut s'intéresser non plus seulement à sa
barque, mais encore à un navire, à tel ou tel navire, à telle so-
ciété ou communauté, selon ses préférences et ses aptitudes,
selon l'attrait, la proximité et la commodité d'accès, et voilà un
nouveau ressort d'action, antagoniste au premier. Si fort que soit
le premier, parfois le second prévaut; c'est que l'âme est très
généreuse ou préparée par une longue discipline spéciale : de là
tous les sacrifices, la donation de soi-même à une œuvre ou à une
cause, le dévoùment de la sœur de charité et du missionnaire,
l'abnégation du savant qui s'ensevelit pendant vingt ans dans les
minuties d'une besogne ingrate, l'héroïsme de l'explorateur qui
risque sa vie dans le désert ou parmi les sauvages, le courage du
•soldat qui se fait tuer pour défendre son drapeau. Mais ces cas
sont rares ; chez le plus grand nombre des hommes et dans le plus
grand nombre de leurs actes, l'intérêt personnel l'emporte sur
I l'intérêt commun, et, contre l'instinct égoïste, l'instinct social est
faible. — C'est pourquoi il est dangereux de l'affaiblir; l'individu
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 723
n'est que trop tenté de préférer sa barque au navire; si l'on veut
qu'il y monte et qu'il y travaille, il faut lui fournir des facilités et
des motifs pour y monter et y travailler; à tout le moins, il ne
faut [)as lui en ôter. Or cela dépend de l'État, sorte de vaisseau
amiral et central, seul armé, qui tient sous ses canons tous les
navires subordonnés ; car, quelle que soit la société, provinciale •
ou municipale, enseignante ou hospitalière, religieuse ou laïque,
c'est l'État qui en fabrique ou en adopte le statut, bon ou mau-
vais, et qui, par ses lois, ses tribunaux et ses gendarmes, en
procure l'exécution, stricte ou lâche. Partant, sur cet article, il
est responsable ; à lui d'agréer ou d'imposer le bon statut, la forme
sociale la plus propre à fortifier l'instinct social, à entretenir le
zèle désintéressé, à encourager le travail volontaire et gratuit..
Bien entendu, selon les différentes sociétés, cette forme diffère ; '
la même constitution ne convient pas à une Église et à une com-
mune, à une Église protestante et à une Église catholique, à une
ville de 100,000 âmes et à un village de 500 habitans. Chaque as-
sociation a ses traits distinctifs et propres qui la rangent dans son.
espèce, selon son but spirituel ou temporel, selon son esprit hbé- ■
rai ou autoritaire, selon ses dimensions petites ou grandes, selon- ■
la simplicité ou la complication de ses affaires, selon la capacité
ou l'incapacité de ses membres : ce sont là, chez elle, des carac-
tères efficaces et permanens ; quoi que fasse le législateur, ils :
subsisteront et agiront; ainsi, que dans chaque cas il en tienne-.'
compte. — Mais, dans tous les cas, son office est pareil; toujours,
quand il rédige ou contresigne un statut, il intervient dans le con-
flit prochain de l'instinct social et de l'instinct égoïste ; toutes les •
dispositions qu'il édicté contribueront, de près ou de loin, à l'as-
cendant final du second ou du premier. Or, il est l'allié naturel du i
premier; car le premier est son auxiliaire indispensable; en toute''
œuvre ou entreprise utile au public, si le législateur est le promo-
teur externe, l'instinct social est le promoteur interne; et, quand i
le ressort d'en bas faiblit ou se casse, l'impulsion d'en haut rester
sans effet. C'est pourquoi, si le législateur veut opérer en fait et
autrement que sur le papier, il doit, avant tout autre objet ou inté-
rêt, se préoccuper de l'instinct social, partant le préserver et le
ménager, lui trouver sa place et son emploi, lui laisser tout son
jeu, tirer de lui tout le service dont il est capable, surtout ne paso
le détendre et ne pas le fausser. — A cet égard, toute méprise serait;
funeste, et dans tout statut, pour chaque société, pour chacun de
ces navires humains qui groupent et emploient un cortège deu
barques individuelles, deux erreurs sont capitales. D'une part, si,
en fait et en pratique, le statut est. ou devient trop grossièrement,.
724 REVUE DES DEUX MONDES.
injuste, si les droits et avantages qu'il confère ne sont pas com-
pensés par les devoirs et obligations qu'il impose, s'il multiplie à
l'excès les corvées pour les uns et les sinécures. pour les autres, à
la fin, le corvéable découvre qu'il est grevé au-delà de son dû :
dès lors, il refuse d'ajouter lui-même et volontairement à sa
charge. A d'autres, aux favoris du statut, aux privilégiés, les sur-
charges gratuites ; bien loin de courir au-devant et d'offrir ses
épaules, il s'écarte, se dérobe, s'allège autant qu'il peut ; même il
regimbe quand il peut, et rejette violemment son fardeau légal,
tout impôt ou redevance ; c'est ainsi que l'ancien régime a péri. —
D'autre part, si le statut retire aux intéressés la conduite du na-
vire, si, sur ce bâtiment qui leur appartient, il installe à demeure
un équipage étranger, seul commandant et agissant, alors l'homme
des barques, réduit à l'humble condition de simple administré et
de contribuable passif, ne se sent plus chez lui, mais chez autrui;
puisque les intrus ont toute l'autorité, qu'ils prennent toute la
peine; la manœuvre les regarde, et non pas lui; il y assiste en
spectateur, il n'a ni l'envie ni l'idée d'y donner son coup de main ;
il se croise les bras, demeure oisif et devient critique. — Contre le
premier défaut, le nouveau régime est en garde : plus de préférés
ni de disgraciés, plus de faveurs ni de passe-droits, plus d'exemp-
tions ni d'exclusions, plus de malversations, grattages et voleries,
non-seulement dans l'Etat, mais ailleurs et partout, au départe-
ment, à la commune, dans l'Église, dans les instituts d'éducation
et de bienfaisance : il excelle à pratiquer la justice distributive. Le
second défaut est son vice intime ; introduit par le législateur dans
tous les statuts locaux et spéciaux, il a des eflets difïérens selon
les sociétés différentes ; mais tous ces effets convergent pour para-
lyser dans la nation la meilleure moitié de l'âme, bien pis, pour
dévoyer la volonté et pervertir l'esprit public, pour transformer
les impulsions généreuses en secousses malfaisantes, pour insti-
tuer à demeure l'inertie, l'ennui, le mécontentement, la discorde,
la faiblesse et la stériUté.
II.
Considérons d'abord la société locale, province, département
ou commune; depuis dix ans, le législateur n'a pas cessé de la
violenter et de la déformer. A son endroit, il refuse d'ouvrir les
yeux; préoccupé de théories, il ne veut pas la reconnaître pour ce
qu'elle est en fait, pour une société d'espèce distincte, différente
de l'État, ayant son objet propre, ses limites tracées, ses membres
désignés, son statut dessiné, toute formée et définie d'avance. —
J
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 725
Puisqu'elle est locale, elle est fondée sur la proximité plus ou
moins grande des habitations. Ainsi, quand on veut la comprendre,
il laut observer le cas où cette proximité est la plus grande ; c'est
celui de quelques maisons dans nos villes du sud-est, par exemple
à Grenoble et Annecy; parfois, une même maison y appartient à
plusieurs propriétaires distincts, chacun possédant son étage ou
son appartement dans un étage, tel la cave ou le grenier, chacun
d'eux ayant tous les droits de propriété sur sa portion, le droit de
la louer, de la vendre, de la léguer, de l'hypothéquer, mais tous en
communauté pour l'entretien du toit et des gros murs. — Mani-
festement, leur association n'est pas libre ; bon gré, mal gré,
chacun en est membre, car, bon gré, mal gré, chacun jouit
ou pàtit du bon ou mauvais état du toit et des gros murs : par-
tant, tous doivent fournir leur quote-part dans les frais indispen-
sables; même à la majorité des voix, ils ne sauraient s'en dis-
penser; un seul réclamant suffirait pour les y astreindre; ils n'ont
pas le droit de lui imposer le danger qu'ils acceptent pour eux-
mêmes, ni de se dérober aux dépenses dont ils profiteront comme
lui. En conséquence, sur le rapport d'un expert, le magistrat inter-
vient et, bon gré mal gré, les réparations s'exécutent ; puis, bon
gré mal gré, de par la coutume et la loi, chacun paie sa quote-
part, calculée d'après la valeur locative de la portion qui lui appar-
tient. — Mais ses obligations s'arrêtent là ; en fait comme en droit,
la communauté est restreinte ; les associés se gardent bien de
l'étendre, de poursuivre en même temps un autre but, d'adjoindre
à leur objet primitif et naturel un objet difïérent et supplémentaire,
d'arranger dans une salle une chapelle chrétienne pour les habi-
tans de la maison, dans une autre salle une école primaire pour les-
enfans de la maison, dans une dernière salle, un petit hôpital pour
les malades de la maison ; surtout, ils n'admettent pas qu'on les-
taxe à cet elïet, qu'on impose à chacun d'eux un surcroît propor-
tionnel de contributions, tant de centimes additionnels par franc.
Car, si le propriétaire du rez-de-chaussée est Israélite, si le pro-
priétaire d'une chambre au second étage est célibataire, si le pro-
priétaire du bel appartement au premier étage est riche et fait
venir son médecin chez lui, ils paieront tous les trois pour un ser-
vice qu'on ne leur rend point. — Par la même raison, leur société
reste une chose privée, elle ne fait pas partie du domaine public ;
elle n'intéresse qu'eux; si l'État lui prête ses tribunaux et ses
huissiers, c'est comme aux particuliers ordinaires. Il troublerait
son jeu et lui ferait tort, s'il l'excluait ou l'exemptait du droit com-
mun, s'il l'enrôlait dans les cadres administratifs, s'il entamait son
indépendance, s'il ajoutait à ses fonctions ou à ses charges : elle
723 BS7UE DES DEUX MONDES.
n'est pas sous sa tutelle, obligée de soumettre ses comptes au pré-
fet ; il ne lui délègue point de pouvoirs et ne lui confère aucun droit
de police ou de justice: bref, elle n'est ni sa pupille, ni son agent,
— Tel est le lien par lequel la proximité peraianente associe les
hommes ; on voit qu'il est d'espèce singulière : ni en fait, ni en
droit, les associés ne peuvent s'en affranchir ; par cela seul qu'ils
sont voisins, ils sont en communauté pour certaines choses indivi-
sibles ou indivises, en communauté involontaire et obligatoire. En
revanche, et par cela même, je veux dire par institution et par na-
ture, leur communauté est limitée, et limitée de deux façons, bor-
née à son objet et bornée à ses membres, réduite aux choses dont
la propriété ou la jouissance est forcément commune, réservée aux
halDÏtans qui, par situation et résidence fixe, ont cette jouissance
ou cette propriété.
III.
De cette espèce sont toutes les sociétés locales, chacune d'elles
circonscrite dans son territoire et comprise avec d'autres pareilles-
dans une circonscription plus vaste, chacune d'elles ayant deux
budgets, selon qu'elle est un corps distinct ou un membre d'un
corps plus grand, chacune d'elles, depuis la commune jusqu'au
département ou jusqu'à la province, instituée par des intérêts
involontairement solidaires. — H y a deux de ces intérêts princi-
paux qui, comme dans la maison d'Annecy, échappent à l'arbitraire
humain, commandent l'action commune et répartissent la dépense
totale, parce que, comme dans la maison d'Annecy, ils sont les
suites inévitables de la proximité physique. — C'est d'abord le soin
de la voie publique, par terre et par eau, rivières navigables, ca-
naux, chemins de halage, ponts, rues, places, routes de moyenne ou
petite communication, avec les perfectionnemens plus ou moins
facultatifs et graduels que la. voie publique commande ou demande,
alignemens, trottoirs, pavage, balayage, éclairage, écoulement des
eaux, égouts, dragages, écluses, aplanissemens, percemens et
autres travaux d'art, pour établir ou accroître la sûreté et la corn--
modité de la circulation, la facilité et la célérité des transports. —
C'est ensuite la défense contre les fléaux qui se propagent, incen-
dies, inondations, contagions, épidémies, avec les précautions plus
ou moins facultatives et lointaines que cette défense exige ou con-
seille, veilleurs de nuit en Russie, digues en Hollande, levées de
terre dans la vallée de la Loire ou du Pô, emplacemens et règle-
mens pour les sépultures, propreté des rues, assainissement des
quartiers privés de soleil et d'air, drainage des eaux sales, captage
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANGE EN ISOO, 727
'et conduite de l'eau potable, désinfection des lieux contaminés et
autres soins d'hygiène répressive ou préventive contre l'insalubrité
-qui naît du voisinage ou du contact.
Il s'agit de pourvoir à cela, et l'entreprise, sinon tout entière et
dans ses développemens, du moins en elle-même et dans ce qu'elle
a de nécessaire, s'impose collectivement à tous les habitans de la
circonscription, à tous, depuis le premier jusqu'au deri)ier. Car,
faute de voie publique, aucun d'eux ne peut faire sa besogne quo-
tidienne, circuler ou même sortir de chez soi; les transports ces-
sent et le commerce est suspendu; par suite, les métiers et les
professions chôment, l'industrie s'arrête, l'agriculture devient im-
praticable ou infructueuse; les champs ne sont plus desservis, les
provisions, les vivres, y compris le pain (1), tout manque, et les
habitations deviennent inhabitables, plus inhabitables que n'est la
maison d'Annecy, quand le toit crevé y laisse entrer la pluie. —
D'autre part, faute de défense contre les fléaux, les fléaux se don-
nent carrière : demain, une marée d'équinoxe submergera toute la
côte plate, le fleuve débordé ira dévaster au loin les campagnes,
l'incendie gagnera de proche en proche, la petite vérole et le cho-
léra se communiqueront, et les vies seront en péril (2), en péril
plus grave que dans la maison d'Annecy, lorsque les gros murs
menacent de s'eflbndrer. — Sans doute, je puis accepter pour moi-
même cette condition misérable, m'y résigner, consentir, pour mon
propre compte, à me claquemurer dans mon logis, à y jeûner, à
courir la chance plus ou moins prochaine d'être noyé, iricendié,
empoisonné ; mais je n'ai pas le droit d'y condamner autrui, ni de
(1) Rocqiiain, l'Etat de la France au 18 Brumaire (rapport de Fourcroy), p. 138,
166) : « Une quantité de blô valant IS francs à Nantes coûte une égale somme pour
'être transportée à BTcst. J';:i vu des roulicrs, ne pouvant marcher que par caravar.es
de sept ou huit, ayar;t chacun de six à huit forts chevaux attelés à leurs voiture=,
aller les uns après les autres, se prêtant alternativement leurs chevaux pour sortir des
ornières où leurs roues sont engagées... Dans Leaucoup d'endroits, j'ai vu avec dou-
leur les charrettes et les voitures quittant la grande route et traversant, dans dos
espaces de 100 à 200 mètres, les terres labourées, où chacun se fraie un chemin...
Les rouliers ne font quelquefois que trois ou quatre lieuos entre deux soleils. » —
Par suite, disette à Brest. « On assure qu'on y est depuis longtemps à demi-ration et
peut-être au quart de ration. — Cependant, il y a maintenant en rivière, à Nantes,
quatre cents à cinq cents vaisseaux chargés de grains ; ils y sont depuis plusieurs
mois et leur nombre augmente tous les jours; les matières qu'ils renferment se dété-
riorent et s'avarient. »
(2) Ib., préface et résumé, p. 41 (sur les digues et ouvrages de défense contre l'inori
dation à Dol en Bretagne, à Fréjus, dans la Camargue, dans le Bas-Rhin, le Nord, le
Pas-de-Calais, à Ostende et Blankenberg, à Rochefort, à la Rochelle, etc.). — A Blan-
kenberg, il suffisait d'un fort coup de vent pour emporter la digue, dégrader et ouvrir
entrée à la mer. « La crainte d'un sinistre, qui eut ruiné en grande partie les dépar-
temcns de la Lys et de l'Escaut, tenait les habitans. dans des transes continuelles. »
728 REVUE DES DEUX MONDES.
me refuser pour ma part à une dépense dont je bénéficierai pour
ma part. — Quant à ma part dans la dépense, elle est d'avance
fixée, et fixée par ma part dans les bénéfices : Qui î-eçoit doit, et
en proportion de ce qu'il reçoit; tel est l'échange équitable; sans
lui, aucune société n'est prospère et saine ; il faut que, pour
chaque membre, les charges compensent exactement les avantages,
et que les deux plateaux de la balance se lassent contre-poids.
Dans la société locale, les soins que l'on donne à la voie publique
€t les précautions que l'on prend contre les fléaux naturels ont
deux effets utiles, l'un qui améliore surtout la condition des per-
sonnes, l'autre qui améliore surtout la condition des choses. Le
premier est égal et le même pour tous ; autant que le riche, le
pauvre a besoin d'aller, de venir, de vaquer à ses affaires ; il use
autant de la rue, du pavé, des trottoirs, des ponts, des chaussées,
de la fontaine; il jouit autant du balayage, de l'éclairage et des
jardins publics. On peut même affirmer qu'à certains égards il en
profite davantage ; car il souffre plus \ite et plus à fond quand la
dégradation des chemins suspend les transports, arrête le travail
et renchérit les vivres; il offre plus de prise à la contagion, aux
épidémies, à tous les fléaux physiques ; en cas d'incendie, les
risques de l'ouvrier dans son grenier, au sommet d'un escalier
étroit et raide, sont plus grands que ceux du propriétaire opulent
au premier étage, dans un hôtel muni de larges escaliers; en cas
d'inondation, le danger est plus subitement mortel pour le petit
villageois, dans sa chaumière fragile, que pour le gros cultivateur,
dans ses bâtisses massives. Ainsi, de ce chef, le pauvre doit autant
que le riche ; du moins, le riche ne doit pas plus que le pauvre; si,
chaque année, le pauvre ne peut payer qu'un franc, le riche, chaque
année, ne doit payer que vingt sous. — Au contraire, le second
avantage n'est pas égal pour tous, mais plus ou moins grand pour
chacun, selon sa dépense sur place, selon ses bénéfices industriels
ou commerciaux et selon son revenu local. En effet, plus la voie
publique est parfaite, plus les nécessités et les commodités de la
vie, toutes les choses agréables ou utiles, même distantes et loin-
taines, sont à ma portée et à ma disposition, sous ma main; j'en
jouis effectivement, et ma jouissance a pour mesure l'importance
de mes achats, mes consommations en tout genre, bref ma dé-
pense à domicile (1). Si je suis, en outre, industriel ou commer-
,çant, l'état de la voie publique me touche encore de plus près; car
(1) De là les centimes additionnels à l'impôt des portes et fenêtres, dont le nombre
indique à peu près le chiffre du loyer. De là aussi ces centimes additionnels à l'impôt
mobilier, qui est proportionnel au chiffre du loyer, le chififre du loyer étant considéré
comme l'indice le plus exact de la dépense sur place.
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 729
de cet état dépendent mes transports, plus ou moins dispendieux,
difficiles et lents, par suite l'arrivée de mes matières ouvrables et
l'écoulement de mes produits ouvrés, l'expédition des marchan-
dises que j'achète comme l'expédition des marchandises que je
vends, et cet intérêt particulier, si direct, si vif, a pour me-
sure le chiffre annuel de mes affaires, plus exactement le cliiffre
probable de mes bénéfices (l). Si enfin je possède un immeuble,
terre ou maison, sa valeur locative croît ou décroît avec la salu-
brité et la commodité du quartier, avec les facilités de culture,
d'exploitation et de desserte, avec le nombre des débouchés, avec
l'efficacité de la défense instituée contre l'inondation et l'incendie,
partant avec l'amélioration de la voie publique et de Tœuvre col-
lective qui protège le sol et les bâtisses contre les fléaux natu-
rels ('2). Ainsi, de ce chef, l'habitant qui reçoit ces services doit
une seconde contribution, une contribution plus ou moins forte,
selon les profits plus ou moins grands qu'il perçoit.
IV.
Telle est la société locale, avec ou sans la permission du législa-
teur, en elle-même, et l'on voit qu'elle est un syndicut privé, ana-
logue à beaucoup d'autres (3). Communal ou départemental, il ne
concerne, n'associe et ne dessert que les habitans d'une circon-
scription : son succès ou son insuccès n'intéresse pas la nation,
sinon indirectement et par un contre-coup lointain, analogue à
cette faible atteinte par laquelle la santé ou la maladie d'un Fran-
(1) De là les centimes communaux additionnels à l'impôt des patentes.
(2) De là les centimes additionnels à l'impôt foncier.
(3) Des syndicats de cette espèce sont institués par la loi du 25 juin 1865 « entre les
propriétaires intéressés, pour IcACCution et l'entretien des travaux : \° de défense
contre la mer, les fleuves, les torrens et les rivières navigables ou non navigables;
2" des ouvrages d'approfondissement, redressement et rc3;u]arisation de canaux et
cours d'eau non navigables ni tlottables et des canaux de dessèchement et d'irrigation;
3° des travaux de dessèchement des marais; 4° des étiers et ouvrages nécessaires à
l'exploitation des marais salans ; 5" d'assainissement des terres humides et insa-
lubres. » — « Les propriétaires intéressés à l'exécution des travaux spécifiés ci-dessus
peuvent être réunis en association syndicale autorisée, soit sur la demande d'un ou de
plusieurs d'entre eux, soit sur l'initiative du préfet. » — (Au lieu à'autonsée, il faut
lire forcée, et l'on voit que l'association peut être imposée à tous les intéressés sur la
demande d'un seul, ou même sans la demande d'aucun.) — Comme la maison d'An-
necy, ces syndicats nous font toucher au doigt l'essence de la société locale. — Cf. la
loi du 26 septembre 1807 (sur le dessèchement des marais) et la loi du 21 avril 1810
(sur les mines et les deux propriétaires de la mine, celui du terrain superficiel et celui
du tréfonds minier, tous les deux associés aussi et non moins forcément par une so-
lidarité physique).
730 REVUE DES DEUX MONDES.
çais profite ou nuit à l'ensemble de tous les Français. Directement
et pleinement, ce qui touche une société locale n'.est senti que par
elle, comme ce qui touche un particulier n'est senti que par lui;
elle est close et s'appartient dans son enceinte physique, comme
il s'appartient dans la sienne; elle est donc, comme lui, un indi-
vidu, un individu moins simple, mais non moins réel, un composé
humain doué de raison et de volonté, responsable de ses actes,
capable d'avoir des torts et de subir des torts, bref une jjersonne
morale. De fait, elle est telle, et, par la déclaration expresse du .
législateur qui la constitue en personne civile, capable de possé-
der, d'acquérir, de contracter, de comparaître devant les tribu-
naux : aux quatre-"\dngt-six départemens et aux trente-six mille
communes, il confère ainsi toutes les capacités et obhgations légales
d'un particulier ordinaire. Par conséquent, à leur endroit, à l'en-
droit de toutes les personnes collectives, l'État est ce qu'il est à
l'endroit d'un particulier ordinaire, ni plus ni moins ; son titre
pour intervenir auprès d'elles n'est pas différent. Étant justicier, il
leur doit la justice, comme aux particuliers, rien de moins ni de
plus; seulement, pour la leur rendre, il a plus à faire; car elles
sont composées et complexes; en vertu même de son mandat, il est
tenu d'entrer chez elles pour y remplir son emploi, pour y instituer
la probité et arrêter le désordre, pour y protéger, non-seulement
les administrés contre les administrateurs, et les administrateurs
contre les administrés, mais encore lacomm.unauté,qui est perpé-
tuelle, contre ses gérans, qui sont temporaires, pour assigner à
chaque membre sa quote-part dans les obligations ou les charges
et sa quote-part dans l'influence ou l'autorité, pour régler la façon
dont la société devra se défrayer et se régir, pour choisir et auto-
riser le statut équitable, pour en surveiller et en imposer l'exécu-
tion, c'est-à-dire en somme pour maintenir à chacun son di'oit et
faire payer par chacun son dû. — Gela est difficile et délicat; mais,
cela fait, la personne collective est, autant qu'une personne indi-
viduelle, complète et définie, indépendante et distincte de l'État;
au même titre que la personne individuelle, elle a son cercle propre
d'initiative et d'action, son domaine à part, qui est sa chose privée.
De son côté, l'État a le sien, qui est la chose pubhque ; ainsi, par
nature, les deux cercles sont séparés; il ne faut donc pas que
l'un des deux ronge et empiète sur l'autre. — Sans doute, les so-
ciétés locales et l'État peuvent s'entr'aider, se prêter leurs agens,
éviter ainsi les doubles emplois, réduire leur personnel, diminuer
leurs dépenses, et, par cet échange de bons offices secondaires,
laire mieux et plus économiquement leur service. Par exemple, la
commune et le département peuvent laisser à l'État le soin de re-
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 731
oeuvrer et d'encaisser leurs centimes additionnels, lui emprunter à
cet elïct ses percepteurs et autres comptables, et toucher ainsi
leurs revenus sans dilliculté, au jour dit, presque gratis. Pareille-
ment, l'État a grandement raison de confier au conseil du départe-
ment le soin de répartir les impôts directs entre les arrondisse-
mens, et au conseil d'arrondissement le soin de répartir les impôts
directs entre les communes : de cette façon, il s'épargne un grand
embarras, et il n'y a pas de procédé plus efficace pour établir la
répartition équitable; pareillement encore, il fait très bien de choi-
sir le maire plutôt que tout autre pour exécuter les petites besognes
publiques que nul autre ne peut faire aussi vite et aussi correcte-
ment, avec aussi peu de dérangement, de frais et d'erreurs, consta-
tations légales, tenue de l'état civil, affichage des lois et règlemens,
transmission aux intéressés des ordres de l'autorité publique, trans-
mission à l'autorité publique des renseignemens locaux dont elle a
besoin, confection et revision de la Uste des électeurs et de la liste
des conscrits, coopération aux mesures de sûreté générale. Des
collaborations du même genre sont imposées au capitaine d'un na-
vire marchand, aux administrateurs d'un chemin de fer, au direc-
teur d'un hôtel garni ou même d'une usine, et cela n'empêche
pas la compagnie qui exploite le navire, le chemin de fer, l'hôtel
garni ou l'usine d'avoir la pleine propriété et la libre disposition
de son capital, de tenir des assemblées, de voter des résolutions,
d'élire des administrateurs, de nommer son gérant, de gouverner
ses affaires, de garder intacte cette précieuse faculté de posséder,
de vouloir, et d'agir, qu'on ne peut perdre ou aliéner sans cesser
d'être une personne. Rester une personne, tel est le premier intérêt
et le premier droit de toutes les personnes, individuelles ou collec-
tives, partant, des sociétés locales et de l'État lui-même; il doit
prendre garde d'abdiquer et prendre garde d'usurper. — Il abdique
entre les mains des sociétés locales quand, par optimisme ou fai-
blesse, il leur livre une portion du domaine pubUc, quand il les
charge de recouvrer ses impôts, de nommer les juges et les com-
missaires de police, d'employer la force armée, quand il leur dé-
lègue chez elles des fonctions qu'il doit lui-même exercer chez elles,
parce qu'il en est l'entrepreneur spécial et responsable, seul bien
placé, compétent, outillé et qualifié pour les remplir. En revanche,
il usurpe au préjudice des sociétés locales, quand il s'attribue une
portion de leur domaine privé, quand il confisque leurs biens, quand
il dispose arbitrairement de leurs capitaux ou de leurs revenus,
quand il leur impose des dépenses excessives pour le culte, la cha-
rité, l'éducation, pour tout service qui est l'œuvre propre d'une
société différente, quand il refuse de distinguer dans le maire le
732 REVUE DES DEUX MONDES.
représentant de la commune et le fonctionnaire public, quand il
subordonne le premier de ces deux titres au second, quand il s'ar-
roge le droit de donner ou d'ôter,avec le second qui lui appartient,
le premier qui ne lui appartient pas, quand, en pratique et sous
sa main, la commune et le département cessent d'être des compa-
gnies privées, pour devenir des compartimens administratifs. —
Selon les occasions et les tentations, il glisse sur une pente ou
sur l'autre, tantôt vers le renoncement qui fait de lui un démission-
naire, tantôt vers l'ingérence qui fait de lui un intrus.
V.
Depuis 1789, à travers des retours et des accès intermittens de
despotisme brutal, il était démissionnaire. Sous sa souveraineté
presque nominale, il y avait en France quarante-quatre mille petits
états presque souverains en droit, et, le plus souvent, souverains
en fait (1). Non-seulement la communauté locale gérait ses affaires
privées, mais encore, dans sa circonscription, chacune d'elles exer-
çait les plus hautes fonctions publiques, disposait de la garde
nationale, de la gendarmerie et même de la troupe, nommait les
juges au civil et au criminel, les commissaires de police (2), les
percepteurs et receveurs de l'impôt; bref, l'État central lui avait
remis ou laissé prendre les pouvoirs dont il ne doit jamais se des-
saisir, les instrumens terminaux par lesquels seuls il opère efîec-
tivement et sur place, son épée pour la manier, sa balance pour
la tenir, sa bourse pour la remplir, et l'on a vu avec quel dom-
mage pour les particuliers, pour les communes, pour lui-même,
avec quel lamentable cortège de conséquences désastreuses : anar-
chie universelle, persistante, incurable, impuissance du gouverne-
ment, "\dolation des lois, anéantissement des recettes, vide du tré-
sor, arbitraire des forts, oppression des faibles, émeutes dans la
rue, brigandage dans les campagnes, dilapidations et concussions
aux hôtels de ville, usurpations ou abdications municipales, ruine
(1) La Révolution, t. i"', passhn.
(2) Il faut distinguer deux sortes de police. La première est générale et appartient
à l'État : elle entreprend de réprimer et de prévenir, au dehors et au dedans, l'agres-
sion contre les personnes et les propriétés privées ou publiques. La seconde est muni-
cipale et appartient à la société locale : elle entreprend de pourvoir au bon usage de
la voie publique et des autres choses qui, comme l'eau, l'air, la lumière sont com-
munes; elle entreprend aussi de parer aux inconvéniens et aux dangers que l'impru-
dence, l'incurie, la saleté ou même la simple agglomération des hommes ne manque
jamais d'engendrer. — Les domaines de ces deux polices sont contigus et se pénètrent,
en plusieurs points, l'un l'autre; c'est pourquoi chacune des deux est l'auxiliaire et,
au besoin, la suppléante de l'autre.
LA RECONSTRUCTION DE LA. FRANCE EN 1800. 733
de la voie publique et de toutes les œuvres et bâtisses d'utilité pu-
blique (1), ruine et détresse des communes. — Par contraste et
par dégoût, c'est de l'autre côté, jusqu'à l'autre extrême, que le
nouveau régime se rejette, et, de démissionnaire qu'il était, l'État
central, en 1800, devient intrus. Non-seulement il reprend aux
sociétés locales la portion du domaine public qu'il leur avait im-
prudemment concédée, mais encore il met la main sur leur do-
maine privé, il se les rattache en qualité d'appendices, et son usur-
pation systématique, uniforme, consommée d'un seul coup, étendue
sur tout le territoire, les replonge toutes, communes et départe-
mens, jusque dans un néant où, sous l'ancienne monarchie, elles
n'étaient jamais descendues.
Avant 1789, il y av^ait encore des personnes collectives, provin-
ciales et communales. D'une part, cinq ou six grands corps locaux,
représentés par des Assemblées élues, bien vivans et spontané-
ment actifs, entre autres le Languedoc et la Bretagne, se dé-
frayaient et se régissaient encore eux-mêmes ; les autres provinces,
que le pouvoir central avait réduites en circonscriptions adminis-
tratives, gardaient au moins leur cohésion historique, leur nom
immémorial, le regret ou du moins le souvenir de leur ancienne
autonomie, et çà et là quelques vestiges ou lambeaux de leur indé-
pendance détruite; bien mieux, dans ces vieux corps paralysés,
mais non mutilés, la vie venait de rentrer, et leur organisme re-
nouvelé faisait efïort pour pousser le sang dans leurs veines; sur
tout le territoire, vingt et une assemblées provinciales, instituées
de 1778 à 1787 et pourvues de pouvoirs considérables, entrepre-
naient, chacune chez elle, de gérer les intérêts provinciaux. — A la
commune urbaine ou rurale, l'intérêt communal avait aussi ses
représentans. Dans les villes, une assemblée délibérante, compo-
sée des principaux notables et de délégués élus par toutes les
corporations et communautés de l'endroit, formait un conseil mu-
nicipal intermittent comme aujourd'hui, mais bien plus ample,
qui votait et prenait des résolutions dans les occasions majeures ;
à sa tête était un gérant collectif, « le corps de ville », qui com-
prenait les divers officiers municipaux, maire, lieutenant du maire,
échevins, procureur syndic, trésorier, greffier {'!), tantôt élus par
(1) Rocquain, VÉtat de la France au 18 Brumaire, passim.
(2) Raynouard, Histoire du droit municipal, ii, 356, et Dareste, Histoire de l'admi-
nistration en France, i, 209, 222. (Création de charges de maire et assesseurs munici-
paux par le roi en 1692, moyennant finance.) « Ces offices furent tantôt acquis par
des particuliers, avec titre héréditaire, tantôt réunis aux communautés, c'est-à-dire
rachetés par elles, a ce qui les remettait en possession de leur droit d'élire. — A plu-
sieurs reprises, le roi reprend ces offices qu'il a vendus et les revend de nouveau.
734 REVUE DES DEDX MONDES.
l'assemblée délibérante, tantôt acquéreurs, héritiers et proprié-
taires légaux de leur office, comme un notaire ou un avoué l'est
aujourd'hui de son étude, abrités contre les caprices administratifs
par la quittance du roi, et, moyennant finance, titulaires dans leur
ville comme un parlementaire dans son parlement, par suite im-
plantés ou grelïés à perpétuité dans la commune comme un parle-
mentaire dans sa compagnie, et, comme lui, défenseurs de l'intérêt
local contre le pouvoir central. — Au village, les chefs de famille,
assemblés sur la place publique, délibéraient en commun sur leurs
afïaires communes, nommaient le syndic et aussi les collecteurs
de la taille, députaient à l'intendant; d'eux-mêmes, et sauf son
approbation, ils se taxaient pour entretenir l'école, pour réparer
l'église ou la fontaine, pour intenter ou soutenir un procès. —
Tous ces restes de l'ancienne initiative provinciale et communale,
respectés ou tolérés par la centralisation monarchique, sont écrasés
et anéantis ; dès les premiers mois, la main du Premier consul
s'abat sur les sociétés locales comme une grifle ; même il semble
qu'aux yeux du nouveau législateur elles n'existent pas; pour lui,
point de personnes locales; la commune et le déparlement ne sont
à ses yeux que des circonscriptions territoriales, des portions phy-
siques du domaine public, des ateliers de province où l'État cen-
tral transporte et applique S3S outils, pour travailler efficacement
et sur place. Ici, comme ailleurs, il se charge de toute la besogne;
s'il y emploie les intéressés, ce ne sera qu'à titre d'auxiliaires, de
loin en loin, pendant quelques jours, pour opérer avec plus de
discernement et d'économie, pour recevoir des doléances et des
vœux, pour être mieux informé, pour mieux répartir les charges ;
mais, sauf cette petite aide intermittente et subordonnée, les mem-
bres de la société locale resteront passifs dans la société locale ; ils
paieront et obéiront, rien de plus. Leur société ne s'appartient
plus, elle appartient au gouvernement; elle a pour chefs des fonc-
tionnaires qui dépendent de lui et ne dépendent pas d'elle; elle
ne confère plus de mandat; tous ses mandataires légaux, tous ses
En 1771, notamment, il les repi'cnd et, ce semble, pour les garder définitivement; mais
il se réserve toujours la faculté de les aliéner pour de l'argent. Par exemple (Augustin
Thierry, Documens sur Phistoire du tiers état, ni, 319), un arrêt du conseil du roi,
en date du l"^"" octobre 1772, accepte de la ville d'Amiens 70,000 livres pour le rachat
de ses magistratures mises en office, et définit ces magistratures, ainsi que le mode
d'élection d'après lequel seront nommés les futurs titulaires. — La Provence a plu-
sieurs fois racheté de la même façon ses libertés municipales, et, depuis cent aiis,
dépensé à cela l^, 500, 000 livres. En 1772, le roi y établit encore une fois la vér-alité
des offices municipaux; mais, sur les remontrances du Parlement d'Aix, en 1774, il
rend aux communautés leurs di-oits et franchises anciennes. — Cf. Guyot, Répertoire
de jurisprudence (1784), aux articles Échevins, Capitouls, Conseillers.
LA. RECONSTRUCTION DE LA FRANGE EN 1800. 735
représentans et gérans, conseillers municipaux ou généraux,
maires, sous-préfets ou préfets, lui sont imposés d'en haut, par
une main étrangère, et, bon gré mal gré, au lieu de les choisir, elle
les subit.
VI.
Au commencement, on a tâché de mettre en pratique le principe
constitutionnel que Sieyès avait posé : à l'avenir, selon la formule
admise, le pouvoir devait venir d'en haut, et la confiance d'en
bas. A cet eftet, en l'an ix, les citoyens assemblés ont désigné un
dixième d'entre eux, environ 500,000 notables communaux, et
ceux-ci, assembles de même, ont aussi désigné un dixième d'entre
eux, environ 50,000 notables départementaux; sur la première
liste, le gouvernement a choisi les conseillers municipaux de
chaque commune, et, sur la seconde liste, les conseillers gé-
néraux de chaque département. — Mais la machine est bien
lourde , difficile à mettre en branle , encore plus difficile à
manier , et de rendement trop incertain. Selon le Premier
Consul, il n'y a là qu'un système absurde, « un enfantillage, de
l'idéologie ; ce n'est pas ainsi qu'on organise une grande na-
tion (1). » Au fond (2), <i il ne veut pas de notables reconnus par
la nation... Dans son système, c'est à lui à indiquer les notables à
la nation et à les marquer du sceau du chef de l'État ; ce n'est pas
à la nation à les présenter au chef de l'Etat en^ les marquant du
sceau national. » En conséquence, au bout d'un an, par l'éta-
blissement des collèges électoraux, il devient, en fait, le grand
électeur de tous les notables ; avec son adresse ordinaire, il a
transformé une institution libérale en un instrument de règne. Pro-
visoirement, il conserve la liste des notables communaux, a parce'
qu'elle est l'ouvrage du peuple, le résultat d'un grand mouvement
qui ne doit pas être inutile, et parce que d'ailleurs elle contient un
grand nombre de noms,., une marge suffisante pour faire de bons
choix (3). » Dans chaque canton, il assemble ces notables et les
invite à lui présenter leurs hommes de confiance, les candidats
entre lesquels il choisira les conseillers municipaux. Mais, dans
(1) Tîiibaudeau, p. 12 (paroles du Premier consul au conseil d'État, 14 pluviôse
an x).
(2) Rœderer, m, 439 (Xote du 28 pluviôse an vm), ,26, 44^. « Le sénatus-consulte
prétendu organique du 4 août 1802 a fait la fin de la notabilitû en instituant les col-
lèges électoraux... Le Premier consul fut reconnu réellement grand-électeur de la no-
tabilité. »
(3) Thibaudeau, 72, 289 (paroles du Premier consul au conseil d'État, 16 thermidor
an x).
736 REVUE DES DEUX MONDES.
les campagnes, il y a peu d'hommes instruits, et, « presque tou-
jours, c'est l'ancien seigneur qui se ferait présenter (1); » il ne
faut pas que le gouvernement ait la main forcée, que sa faculté de
choisir soit restreinte; ainsi, pour les conseillers municipaux de
cette catégorie, plus de présentation, plus de candidats préalables ;
or, d'après le sénatus-consulte, la catégorie est très large, car elle
comprend toutes les communes au-dessous de 5,000 âmes, partant
plus de 35,000 conseils municipaux sur 36,000; leurs membres
sont nommés d'autorité, sans aucune participation des citoyens
qu'ils représentent. Restent quatre ou cinq cents communes,
moyennes ou grandes, où, pour chaque place municipale, l'assem-
blée cantonale désigne deux candidats entre lesquels le gouverne-
ment choisit. Voyons cette assemblée en fonctions et à l'œuvre. —
Par précaution son président lui est imposé ; nommé d'avance par
le gouvernement et bien instruit de ce que le gouvernement
souhaite, il a seul la police de la salle et la conduite de toute la dé-
libération. A l'ouverture de la séance, il tire une liste de sa poche;
sur cette hste, fournie par le gouvernement, sont inscrits les noms
des cent plus imposés du canton ; c'est parmi eux que l'assemblée
est tenue de prendi-e ses candidats ; la Hste est exposée sur le bu-
reau, et les électeurs tour à tour s'approchent, épellent les noms,
tâchent de lire. Le président serait bien maladroit et bien peu
zélé, s'il ne les aidait pas à lire, et s'il ne leur indiquait point, par
un geste, un ton de voix ou même par une parole expresse, les
noms agréables au gouvernement ; or, ce gouvernement qui dis-
pose de cinq cent mille baïonnettes n'aime pas la contradiction :
les électeurs savent cela et y regardent à deux fois avant de le con-
tredire ; très probablement la plupart des noms suggérés par le
gouvernement se trouveront sur leurs bulletins; n'y en eût-il que la
moitié, cela suffirait ; des deux candidats que pour chaque place
ils présentent, s'il en est un agréable, c'est celui-ci qui sera
nommé ; après l'avoir fait candidat, le gouvernement le lait titu-
laire. — Le premier acte de la comédie électorale est joué, et
bientôt on ne prendra même plus la peine de le jouer. A partir de
janvier 1806, en vertu d'un décret rendu par lui-même (2), c'est
Napoléon seul qui directement nomme à toute place vacante dans
les conseils municipaux; désormais ces conseils recevront de lui
tout leur être. Les deux qualités qui les constituent et qui de-
vaient, selon Sieyès, dériver de deux sources distinctes, ne déri-
vent plus que d'une source unique. L'empereur seul leur confère
à la fois la confiance publique et le pouvoir légal.
(1) Jb., p. 293, sénatus-consulte du 16 thermidor an x et arrêté du 19 fructidor
an X.
(2) Décret du 17 janvier 1806, article 40.
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 737
Le second acte de la comédie commence ; celui-ci est plus com-
pliqué, et comprend plusieurs scènes, qui aboutissent, les unes à
la nomination du conseil d'arrondissement, les autres à la nomina-
tion du conseil général de département. Ne prenons que ces der-
nières, plus importantes (1) ; il y en a deux, successives et qui se
passent en des lieux différens. — La première (2) est jouée dans l'as-
semblée cantonale que l'on a décrite ; le président, qui vient de la
diriger dans le choix des candidats municipaux, tire de son porte-
feuille une autre liste, fournie aussi par le préfet et sur laquelle
sont imprimés les noms des six cents plus imposés du départe-
ment ; c'est parmi ces six cents que l'assemblée cantonale est
tenue d'élire les dix ou douze membres qui, avec leurs pareils,
élus de même par les autres assemblées cantonales, formeront le
collège électoral du département, et iront siéger au chei-lieu. Cette
lois encore, le président, conducteur responsable du troupeau can-
tonal, a soin de le conduire ; son doigt posé sur la liste indique
aux électeurs les noms que le gouvernement préfère ; au besoin, il
ajoute un mot à son geste, et, probablement, les votans se mon-
treront aussi dociles que tout à l'heure ; d'autant plus que la com-
position du grand collège électoral ne les intéresse qu'à demi ; ce
collège ne les tient pas comme le conseil municipal par l'endroit
sensible ; il n'est pas chargé de serrer ou relâcher les cordons de
leur bourse; il ne vote pas de centimes additionnels, il ne s'oc-
cupe pas de leurs aftaires, il n'est là que pour la montre, pour
offrir aux yeux le simulacre du peuple absent, pour présenter des
candidats, pour jouer la seconde scène électorale toute pareille à la
première, mais jouée au chef-heu et par de nouveaux acteurs. —
Eux aussi, ces figurans ont un conducteur en titre, nommé par le
gouvernement et responsable de leur conduite, « un président qui
a seul la police de leur collège assemblé, » et doit diriger leur
vote. Pour chaque place vacante dans le conseil général du
département, ils ont à présenter deux noms; certainement, d'eux-
mêmes, presque sans aide, sur la plus légère suggestion, ils devine-
ront les noms convenables. Car ils ont la compréhension plus
prompte et l'esprit plus ouvert que les membres arriérés et
ruraux d'une assemblée cantonale ; ils sont mieux informés, ils
se sont mis au courant, ils ont l'ait visite au préfet, ils savent
(1) Aucoc, Conférences sur l'administration et le droit administratif, §§ 101, 162,
165. Dans notre législation, l'arrondissement n'est pas devenu une personne civile, et
le conseil d'arrondissement n'a guère d'autre emploi que la répartition des contribu-
tions ''irectes entre les communes de l'arrondissement.
(2) Sénatus-consulte du 16 thermidor an x.
TOME XGVIII. — 1890. kl
738 REVUE DES DEUX MONDES.
son' opinion, l'opinion du gouvernement; là-dessus, ils votent. In-
failliblement sur la liste qu'ils présentent, la moitié au moins des
candidats sont bons, et cela suffit, puisque les présentations sont
en nombre double des vacances. Pourtant, aux yeux de Napoléony
cela ne suffit pas. Pour la nomination des conseillers généraux (1),
comme pour celle des conseillers municipaux, il supprime la can-
didature préalable, dernier reste de la représentation ou déléga-
tion populaire. Selon sa théorie, il est lui-même l'unique repré-
sentant et délégué du peuple, investi de tous les pouvoirs, non
seulement dans l'Etat, mais encore au' département et à la^ com-
mune, premier moteur et moteur universel de toute la machine-,
non-seulement au centre, mais encore aux extrémités, dispensa**-
teur de tous les emplois publics, non-seulement pour y suggérer
le candidat et y nommer le titulaire, mais encore pour créer di-
rectement, du même coup, le titulaire et le candidat.
YII.
Notez les choix qu'il s'impose d'avance ; ce sont les choix aux-:
quels il astreignait les corps électoraux. Substitué à ces corps, il
prendra, comme eux, les conseillers généraux parmi les plus im-
posés du département et les conseillers municipaux parmi les plus
imposés du canton ; d'autre part, en vertu de la loi municipale,
c'est parmi les conseillers municipaux qu'il choisit le maire. Ainsi
les auxiliaires et agens locaux qu'il emploie sont tous des notables
de l'endroit, les principaux propriétaires, les plus gros industriels
et négocians ; par système, il enrôle dans ses cadres les distribu-
teurs du travail, tous ceux qui, par leur fortune et leur résidence,
par leurs entreprises et leur dépense sur place, ont une influence
ou une autorité sur place. Afm de n'en omettre aucun et de pou-
voir introduire dans les conseils généraux tel vétéran de l'ancien
régime, qui est riche, ou tel parvenu du régime nouveau, qui n'est
pas riche, il s'est réservé d'ajouter à la hste des éligibies vingt
membres, « dont dix pris parmi les citoyens appartenant à la Légion
d'honneur ou ayant rendu des services, et dix pris parmi les trente
plus imposés du département. » De cette façon, aucun des notables
ne lui échappe ; il les recrute à sa guise et, selon ses besoins, tantôt
parmi les hommes de la Révolution qu'il ne veut pas laisser tomber
dans le discrédit et l'isolement ("2), tantôt parmi les hommes de la
(1) Décret du 13 mai 1806, titre m, article 32.
(2) Thibaudeau, ib., 29i (paroles du Premier consul au conseil d'État, i6 thermidor
an x). « Que sont devenus les hommes de la révolution? Une fois sortis de place, ils
ont été entièrement oubliés; il ne leur est rien resté; ils n'ont aucun appui, aucun
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 7ù9
vieille monarchie qu'il veut rallier de gré ou de force. Tel le baron
de YitroUes (l) qui, sans l'avoir demandé, devient maire de Vitrolles
et conseiller général des Basses-Alpes, puis, un peu plus lard, à son
corps défendant, inspecteur des bergeries impériales. Tel le comte
de Villèle, qui, rentrant dans sa terre de Morville après quatorze
ans d'absence, tout à coup, u avant même d'avoir lait élection de
domicile, soit à la ville, soit à la campagne, » se trouve maire de
Morville. Pour lui laire place, on a révoqué son prédécesseur, et
celui-ci, « qui, depuis le commencement de la Révolution rem-
plissait les lonctions de maire, » est rabaisse au poste d'adjoint.
Peu de temps après, le gouvernement nomme M. de Yilièle pré-
sident de l'assemblée cantonale ; natuj ellement l'assemblée, aver-
tie sous main, le porte comme candidat au conseil général de
la Haute -Garonne, et il y est nommé par le gouvernement. —
« Tous les propriétaires notables du département faisaient par-
tie de ce conseil, et la Restauration nous y trouve encore sept ans
après. Il existait évidemment des ordres généraux pour enjoindre
aux prélets de choisir de préférence les anciens propriétaires les
plus considérables du pays. » De même, « Napoléon prend partout les
maires dans la classe aisée et riche ; » dans les villes importantes,
il ne fixe son choix que sur u les gens roulant voiture (2). » Beau-
coup à la campagne et plusieurs dans les villes sont des légiti-
mistes, au moins de cœur, et l'Empereur ne l'ignore pas ; mais, dit-il,
« ces gens-là ne peuvent vouloir que le sol tremble ; » ils sont trop
intéressés, et trop personnellement, au maintien de l'ordre (3).
refuge naturel. Voyez Barras, Rewbell, etc. » Cet asile qui leur manque leur sera fourni
par les collèges électoraux. « C'est aujourd'hui qu'on y nommera le plus d'hommes de
la révolution; plus on attendra, moins on en aura... A l'exception de quelques hommes
qui ont été sur un grand théâtre,., qui ont signé un traité de paix,., tout le reste est
dans l'isolement et l'obscurité. Voilà une lacune importante à remplir... c'est pour
cela que j'ai fait la Légion d'honneur. »
(1) Baron de Vitrolles, Mémoires, préface xxt. Comte de Villèle, Mémoires et cor-
respondance, I, 189 (août 1807).
(2) Faber, Notice sur l'intérieur de la France (1807), p. 25.
(3) La pièce suivante montre le sens et la portée du changement qui s'opère à partir
de l'an mu et le contraste des deux personnels administratifs. {Archives nationales,
F. 7, 3219; lettre de M. Alquier au premier consul, 18 pluviôse an vin.) M. Alquier,
en mission pour Madrid, s'était arrêté à Toulouse et envoie un rapport sur l'adminis-
tration de la Haute-Garonne : u J'ai voulu voir l'administration centrale. J'y ai trouvé
les idées et le langage de 1793. Deux personnages y jouent un rôle actif, les citoyens
Barreau et Desbarreaux. Le premier a exercé, jusqu'en 1792, le métier de cordonnier,
et il n"a dû sa fortune politique qu'à son audace et a son délire révolutionnaire. Le
second, Desbarreaux, a été comédien à Toulouse; il y jouait les valets; au mois de
prairial an m, il a été forcé de demander pardon sur la scène, à genoux, d'avoir pro-
noncé des discours incendiaires, à une époque antérieure, dans le temple décadaire. Le
740 REVUE DES DEUX MONDES.
D'ailleurs, pour représenter son gouvernement, il a besoin de gens
décoratifs; or il n'y a que ceux-ci pour l'être gratis, pour faire
figure sans appointemens, à leurs propres frais, d'eux-mêmes et
sur place. En outre, ils sont les plus éclairés, les plus capables
d'entendre un compte, d'examiner article par article les budgets
du département et de la commune, de comprendre la nécessité
d'une route et l'utilité d'un canal, de présenter des observations
pertinentes, d'émettre des vœux intelligens, d'être, en sous-ordre,
des collaborateurs discrets, mais utiles. Ils ne s'y refuseront pas,
s'ils ont du bon sens ; en tout régime, il vaut mieux être avec les
gouvernans qu'avec les gouvernés, et, dans celui-ci, où le balai,
manié d'en haut, passe incessamment, avec tant de vigueur et de
minutie, sur tous les hommes et sur toutes les choses, il importe
d'être du côté du manche.
Bien mieux, ils s'offriront, surtout dans les commencemens, s'ils
ont du cœur ; car, au moins dans les premières années, l'un des
grands objets du gouvernement nouveau est le rétablissement de
l'ordre ; dans l'administration locale comme dans l'administration
générale, il est bienfaisant et réparateur, il entreprend de suppri-
mer le vol, la concussion et le gaspillage, les usurpations prémédi-
tées ou involontaires, la fantaisie, l'incurie et la faillite : « Depuis
1790 (i), dit le premier consul au ministre de l'intérieur, les
36,000 communes représentent, en France, 36,000 orphelines,.,
filles délaissées ou pillées depuis dix ans par les tuteurs munici-
paux de la Convention et du Directoire. En changeant de maires,
d'adjoints et de conseillers de commune, elles n'ont guère fait en
général que changer de mode de brigandage ; on a volé le chemin
vicinal, on a volé le sentier, on a volé les arbres (2), on a volé
public, Déjugeant pas la réparation suffisante, refusa de l'entendre et le chassa du
théâtre. Aujourd'hui, il réunit à ses fonctions d'administrateur du département l'em-
ploi de caissier des comédiens, qui lui paient, à ce titre, 1,200 francs d'émolumens...
On ne reproche point aux municipaux de manquer de probité ; mais ils ont été tirés
d'une classe trop inférieure et ils ont trop peu de considération personnelle pour
atteindre à la considération publique... La commune de Toulouse souffre impatiem-
ment d'être gouvernée par des hommes faibles, ignorans, confondus autrefois dans la
foule et qu'il est pressant peut-être d'y faire rentrer... C'est une chose à remarquer
que, dans une cité importante, qui offre un grand nombre de citoyens recomman-
dables dans tous les genres de talent et d'instruction, on n'ait appelé aux fonctions
publiques que des hommes qui, sous le rapport de l'éducation, des connaissances
acquises et des formes de convenance, n'offrent aucune garantie au gouvernement et
aucun motif à l'estime publique. »
(1) Correspondance de Napoléon, n° 4474, note dictée à Lucien, ministre de l'inté-
rieur, an VIII.
(2) Cf. les Procès-verbaux des conseils généraux de l'an vin, et surtout de l'an u.
— « Nombre de chemins vicinaux ont disparu entièrement, par Tusurpation des pro-
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 741
l'église, on a volé le mobilier de la commune et on vole encore
sous le flasque régime municipal de l'an viii. » Tous ces abus
sont recherchés et poursuivis (1); les voleurs restitueront et ne
voleront plus. Chaque année, le budget de chaque commune sera
dressé (2), comme celui de l'État, avec autant de méthode, de pré-
cision et de clarté, recettes d'un côté et dépenses de l'autre, divi-
sion de chaque titre en chapitres et de chaque chapitre en articles,
état du passif et date de chaque dette, état de l'actif et tableau énu-
mératif des ressources distinctes, capitaux disponibles et créances
arriérées, revenus fixes et revenus variables, revenus certains et
revenus possibles ; en aucun cas, « la fixation de la dépense pré-
sumée ne pourra excéder le montant du revenu aussi présumé. »
En aucun cas, la commune « ne pourra demander ni obtenir une
imposition extraordinaire pour ses dépenses ordinaires. » Comptabi-
lité exacte et sévère économie, telles sont partout les deux réformes
indispensables et préalables quand on veut transformer une mai-
son mal tenue en une maison bien ordonnée ; le Preniier consul a
ces deux réformes à cœur et il y tient la main. Surtout plus de
dettes ; or plus de la moitié des communes sont endettées. « Sous
peine de destitution (3), le préfet devra visiter les communes au
moins deux fois l'an, et le sous-préfet quatre fois dans l'année. On
me proposera un prix pour les maires qui auront libéré leur com-
mune dans un délai de deux ans, et le gouvernement nommera un
commissaire extraordinaire préposé à l'administration de la com-
mune qui, dans le délai de cinq ans, ne se sera pas libérée. Chaque
année, les cinquante maires qui auront le plus contribué à rame-
ner leur commune à l'état de libération ou de ressources disponi-
bles seront appelés à Paris aux frais de l'État et présentés en
séance solennelle aux trois consuls. Une colonne, élevée aux Irais
du gouvernement et placée à l'entrée principale de la ville ou du
village, dira à la postérité le nom du maire : on y lira, en outre,
ces mots : « Au tuteur de la commune, la patrie reconnaissante. »
Au Heu de ces honneurs demi-poétiques qui conviennent aux
imaginations de l'an viii, mettez les honneurs positifs qui con-
viennent aux imaginations de l'an xii et des années suivantes, bre-
priétaires voisins. Les grandes routes pavées sont elles-mêmes en proie. » (Par exemple
Vosges, p. 429, an ix.) u Les routes du déparlement sont dans un tel état de dégra-
dation que les riverains enlèvent les pavés pour bâtir leurs maisons et pour enclore
leurs héritages. Chaque jour, les riverains empiètent sur les routes; les berges sont
cultivées par eux comme leurs propres champs. »
(1) Lois des 29 févrler-9 mars 1804 et des 28 février-10 mars 1805.
(2) Lois du 23 juillet 1802 et du 27 février 1811.
(3) Correspondance de Napoléon, n" 4i74 (note dictée à Lucien).
742 REVUE DES DEUX MONDES.
vets et grades, décorations de la Légion d'honneur, titres de che-
valier, de baron et de comte (1), gratifications et dotations, voilà
les prix offerts aux représentans de !a société locale, les mêmes prix
qu'aux autres fonctionnaires, mais à la même condition, c'est qu'ils
seront eux aussi des fonctionnaires, c'est à-dire des outils dans la
main du gouvernement. A cet égard, toutes les précautions sont
prises, surtout contre ceux qui, formant un corps, peuvent être
tentés de se croire une assemblée délibérante, conseils municipaux
et conseils généraux, moins maniables que les individus isolés et
capables à l'occasion d'une docilité moins prompte ; aucun d'eux
ne peut siéger plus de quinze jours par an ; chacun d'eux reçoit
de la préfecture son budget presque définitif et tout dressé , re-
cettes et dépenses ; en fait de recettes^ toute son autorité consiste
à voter certains centimes additionnels, centimes facultatifs et plus
ou moins nombreux à sa volonté, «mais dans les limites établies par
la loi (2) ; » encore, même dans ces limites, sa décision n'est exécu-
toire qu'après l'examen et l'approbation de la préfecture. Même
procédé pour les dépenses; en fait, municipal ou général, le con-
seil n'est que consultatif; c'est le délégué du gouvernement, maire,
sous-préfet, préfet, qui commande ; ayant l'initiative préalable,
la direction continue et la confirmation terminale, pendant deux
semaines, il régente le conseil local, puis, pendant onze mois et
demi, seul administrateur, seul chargé de l'exécution quotidienne
et consécutive, il règne dans la société locale. — Sans doute, ajant
touché et déboursé de l'argent pour elle, il est comptable et pré-
sentera ses comptes, ceux de l'année, dans la session suivante ; à
la commune, dit la loi (3), « le conseil municipal entendra et pourra
débattre le compte des recettes et dépenses municipales. » — Mais
lisez le texte jusqu'au bout et notez le rôle qu'en cette occasion la
loi assigne au conseil. C'est le rôle du chœur dans une tragédie
antique : il assiste, écoute, approuve ou blâme, au second plan et
en sous-ordre ; approuvés ou blâmés par lui , les personnages
principaux de la pièce restent maîtres d'agir à leur guise ; ils s'ac-
cordent ou ils contestent par-dessus sa tête , indépendamment,
(1) Décret du l'='' mars 1808 : Sont comtes de plein droit les ministre», les séna-
teurs, les conseillers d'Etat à vie, les présidens du corps législatif, les archevêques.
Sont barons de plein droit les évoques. Peuvent être barons, après dix ans d'exercice,
les premiers présidens et procureurs généraux, les maires des trente-six ville» princi-
pales. (En 1811, au lieu de trente-six villes, il y en a cinquante-deux.) Peuvent aussi
devenir barons les présidens et membres des collèges électoraux de département qui
ont assisté à trois sessions de ces collèges.
(2) Décret du 4 thermidor an x.
(3) Loi du 28 pluviôse an yiu.
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1(S00. 743
comme il leur plaît. Effectivement, ce n'est pas au conseil muni-
cipal que le maire rend ses comptes, c'est « au sous-préfet, qui les
arrête définitivement » et lui donne décharge ; quoique dise le con-
seil, la décharge est valable; pour plus de sûreté, si quelque con-
seiller se montre trop récalcitrant, le préfet « peut suspendre de
ses fonctions » la mauvaise tête et rétablir dans le conseil l'unani--
mité un instant troublée. — Au département, le conseil général
« entendra » de même les comptes de l'année ; par une omission
significative, la loi ne dit pas qu'il pourra les débattre. Néanmoins,
une circulaire de l'an ix l'invite « à faire sur l'emploi des centmies
additionnels toutes les observations qu'exige l'importance de cet
objet, » à vérifier si chaque somme portée en dépense a reçu l'em-
ploi qui lui était assigné, et même « à rejeter, en énonçant les causes
de lu décision, les dépenses qui ne seraient pas suffisamment jus-
tifiées. » Bien mieux, le ministre, qui est libéral, adresse aux con-
seils généraux un questionnaire méthodique (1); sur tous les objets
importans, «agriculture, commerce et fabriques, hospices et secours
publics, routes et travaux publics, instruction publique, adminis-
tration proprement dite, tenue de l'état-civil, chiffre de la popula-
tion, opinions et esprit public, » il recueille et imprime leurs
observations et leurs vœux. — Mais, après l'an ix, cette publication
s'arrête ; elle donnait trop d'importance aux conseils généraux ;
elle pouvait rallier autour d'eux la population de leur départe-
ment et même toute la France qui lit; elle eût pu gêner le préfet,
diminuer son ascendant. Désormais, c'est le préfet seul qui répond
au questionnaire et dont le gouvernement publie ou analyse les
statistiques (2) ; puis celte seconde publication cesse ; décidément,
en matière publique, l'imprimé a toujours des inconvéniens, le
manuscrit vaut mieux ; les aflaires locales ne sortent plus des bu-
reaux ; elles s'y traitent à huis-clos ; tout bruit qui pourrait retentir
au-delà du cabinet du préfet et du cabinet du ministre est soi-
gneusement amorti, étouffé de parti-pris, et, sous la main du pré-
fet, le conseil général devient un automate.
Seul à seul avec le représentant direct de l'Empereur, il se croit
avec l'Empereur lui-même ; pesez bien ces deux mots : En pré-
sence de l'Empereur 'y dans la balance dt-s contemporains, ils sont
un poids incommensurable. Pour eux, il a tous les attributs de la
Divinité, non-seulement l'omnipotence et l'omniprésence, mais en-
core l'omniscience, et, s'il leur parle, ce qu'ils éprouvent surpasse
(1) Procès-verbaux des conseils généraux de l'an vm et de l'an ix. (La seconde série,
qui a été dirigée par le questionnaire du ministre Chaptal, est bien plus complète et
fournit un document historique d'iniporlance capitale.)
(2) Statistiques des préfets (de l'an ix à l'an xiii, environ 40 volumes).
7Zi4 REVUE DES DEUX MONDES.
encore ce qu'ils imaginaient. Quand il visite une ville et confère
avec les autorités du lieu sur les intérêts de la commune ou du
département, ses interlocuteurs sont éblouis ; il- est aussi bien in-
formé qu'eux et plus perspicace; c'est lui qui leur explique leurs
afïaires. La veille au soir, en arrivant, il s'est fait remettre des
résumés de faits et de chiffres, tous les renseignemens positifs et
techniques, concentrés et classés selon la méthode qu'il enseigne et
prescrit à ses administrateurs (1) ; pendant la nuit, il les a lus et
les possède; le matin, dès l'aube, il a fait sa tournée à cheval;
avec une promptitude et une justesse extraordinaires, son coup
d'œil topographique a discerné « la meilleure direction à donner
au canal projeté, le meilleur emplacement pour une usine à éta-
blir, pour un port ou une digue à construire (2). » Aux difficultés
dans lesquelles s'embrouillaient les meilleures têtes du pays, aux
questions controversées qui semblaient insolubles, il apporte du
premier coup la solution pratique et unique ; elle était là, sous la
main, et les membres du conseil local ne l'avaient pas vue; il la
leur fait toucher du doigt. Devant cette compétence universelle et
ce merveilleux génie, ils restent confondus, béans. « C'est plus
qu'un homme, » disaient à Beugnot les administrateurs de Dussel-
dorf(3). « Oui, répond Beugnot, c'est un diable. » En effet, à l'as-
cendant de l'esprit il ajoute l'ascendant de la force; toujours, à
travers le grand homme, on aperçoit en lui le dominateur fou-
droyant : l'admiration commence ou s'achève par la peur : toute
l'âme est subjuguée ; sous son regard, l'enthousiasme et la servi-
lité se confondent en un sentiment unique d'obéissance passionnée
et de soumission sans réserve [II). Volontairement et involontaire-
ment, par conviction et avec tremblement, les hommes fascinés
abdiquent à son profit leur hbre arbitre. L'impression magique
subsiste en eux après qu'il est parti. Même absent, même sur ceux
qui ne l'ont jamais vu, il garde son prestige et il le communique
à tous ceux qui commandent en son nom. Devant le préfet, baron,
comte, conseiller d'État, sénateur, en habit brodé, doré et garni de
décorations, tout conseil, municipal ou général, perd la faculté de
(1) Beugnot, Mémoires, i, 363.
(2) Faber, iJ>., 127. — Cf. Charlotte de Sohr, Napoléon en 1811 (détails et anecdotes
sur le voyage de Napoléon en Belgique et en Hollande).
(3) Beugnot, ib., i, 380, 384. « Il accabla sous l'admiration les bons Allemands, qui
ne devinaient pas comment leurs intérêts lui étaient devenus si familiers et avec
quelle supériorité il les traitait. »
(4) Beugnot, ib., i, 395. Partout, sur le passage de l'empereur (1811), l'impression
qu'on éprouvait était « l'espèce de saisissement qu'impose l'apparition d'une mer-
yeille. »
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 7/l5
vouloir et devient incapable de dire non, trop heureux quand on
ne l'oblige pas à dire oui hors de propos, à prendre des initiatives
odieuses et douloureuses, à simuler, aux dépens d'autrui et à ses
propres dépens, le zèle excessif et l'abnégation spontanée, à voter,
par acclamations, des souscriptions patriotiques (1) dont il paiera
lui-même la plus grosse part, et des conscriptions supplémen-
taires (2) qui saisiront ses fils exempts ou rachetés du service ! 11 se
laisse manier, il n'est qu'un rouage dans une machine énorme, un
rouage qui reçoit son impulsion d'ailleurs et d'en haut, par l'inter-
médiaire du préfet. — Mais, sauf les cas rares où l'ingérence du
gouvernement l'applique à des besognes violentes et oppressives, il
reste utile ; engrené à sa place, s'il se réduit à tourner régulière-
ment et sans bruit dans son petit cercle, il peut, à l'ordinaire,
rendre encore le double service qu'un ministre patriote lui deman-
dait en l'an ix; selon la définition que Ghaptai donnait alors aux
conseils généraux pour fixer leurs attributions et leur compétence,
ils ont deux objets et seulement deux objets (3) : ils doivent d'abord
(1) Thiers. Histoire du Consulat et de l'Empire, xvi, 246 (janvier 1813). « II suffi-
sait de dire un seul mot au préfet, qui transmettait le mot à un des conseillers muni-
cipaux de son chef-lieu, pour qu'une offre fût faite par une grande ville et imitée à
rinstant par tout l'empire. Napoléon imagina de se faire offrir, par les villes et les
cantons, des cavaliers armés et équipés. » — Effectivement, l'offre fut votée par accla-
mation au conseil municipal de Paris; puis, par contagion, en province. Quant à la
liberté du vote, il suffît de noter les offres des villes annexées qui, six mois plus tard
vont se révolter. Leurs offres ne sont pas les moindres. Par exemple, Amsterdam offre
100 cavaliers, Hambourg 100, Rotterdam 50, La Haye 40, Leyde 24, Utrecht 20, Dus-
seldorf 12. — Les cavaliers fournis sont des hommes engagés à prix d'argent; on en
trouva 16,000, et l'argent voté suffit pour acheter en outre 22.000 chevaux et
22,000 équipemens. — Pour toucher cet argent, le préfet répartit lui-même, entre les
plus imposés de son département, la somme requise, de 600 à 1,000 francs par tête.
Sur ces réquisitions arbitraires et autres très nombreuses, en argent ou en nature,
et sur les scntiraens des cultivateurs et propriétaires dans le Midi, surtout à partir
de 1813, cf. les Mémoires de M. de Villèle, t. i"", passim.
(2) Comte Joseph d'Estourmel, Souvenirs de France et d'Italie, 240. « Le conseil
général de Rouen imagina le premier de voter les gardes d'honneur. Réunis spontané-
ment (on est toujours réuni spontanément), ses membres firent une adresse enthou-
siaste. « On trouva cela d'un fort bon exemple; l'adresse fut insérée au Moniteur et
le Moniteur envoyé à tous les préfets... On fit délibérer les conseils, qui disposèrent
généreusement des enfans d'autrui, et de très honnêtes gens, moi tout le premier,
crurent pouvoir concourir à cette indignité, tant le fanatisme impérial avait fasciné les
yeux, faussé les consciences ! »
(3) Archives nationales (comptes de situation des préfets et rapports des commis-
saires généraux de police, F, 7, 3014 et suivans. — Rapports des sénateurs sur leurs
sénatoreries, AF, iv, 1051 et suivans). — Ces papiers exposent aux différentes dates
l'état des choses et des esprits en province. Le plus instructif et le plus détaillé de ces
rapports est celui de Rœderer sur la sénatorerie de Caen et sur les trois départemens
qui la composent. (Imprimé dans ses Œuvres complètes, t. m.)
7 46 REVUE DES DEUX MONDES.
(( assurer aux administrés l'impartialité dans la répartition de l'im-
pôt et la vérification de l'emploi des deniers levés pour le paiement
des dépenses locales.» Ils doivent en outre, avec discrétion et mo-
destie, « procurer au gouvernement des lumières qui, seules, peu-
vent le mettre à même de fournir aux besoins de chaque départe-
ment et d'améliorer l'ensemble de l'administration publique. »
VIII.
Tel est l'esprit de l'institution et telle en est la forme. Après 181/i
et 1815, après la chute de l'Empire et la Restauration, l'institution
subsiste et demeure telle qu'auparavant, dans sa forme et dans son
esprit : c'est toujours le gouvernement qui nomme et dirige tous
les représentans de la société locale, au département, à la com-
mune et dans les circonscriptions interposées, préfet, sous-préfets,
maires et adjoints, conseillers du département, de l'arrondissement
et de la commune. Quel que soit le pouvoir régnant, il répugne à
s'amoindrir ; jamais il ne restreint de lui-même sa faculté de con-
férer ou de retirer les places, l'autorité, la considération, l'in-
fluence, les appointemens, toutes les bonnes choses désirables et
désirées ; autant qu'il peut, il les garde dans ses mains pour les
distribuer à son gré et dans son intérêt, pour en gratifier ses par-
tisans et en priver ses adversaires, pour s'attirer des cliens et se
faire des créatures. Les /i,000 places de préfets, sous-prefets, con-
seillers de préfecture, de département et d'arrondissement, les
400,000 places de maires, adjoints et conseillers municipaux, outre
cela, les innombrables emplois salariés des agens auxiUaires ou
secondaires, depuis le secrétaire-général de la préfecture jusqu'au
secrétaire de la mairie, depuis les scribes et commis de !a préfec-
ture et de la sous-préfecture jusqu'au personnel de la police muni-
cipale et de l'octroi dans les villes, depuis l'ingénieur et l'archi-
tecte de la ville et du département jusqu'au dernier agent-voyer,
depuis les gardiens et surveillans d'une écluse ou d'un port jus-
qu'aux cantonniers et aux gardes champêtres, directement ou indi-
rectement, le gouvernement constitutionnel en dispose de la même
façon que le gouvernement impérial, avec la même ingérence dans
les plus minces détails de la plus mince affaire. Commune ou dé-
partement, chaque société locale reste sous le second régime ce
qu'elle était sous le premier, un prolongement de la société cen-
trale, un appendice de l'État, une succursale de la grande maison
dont le siège est à Paris. Dans ces succursales dirigées d'en haut,
rien n'est changé, ni l'étendue et les limites de la circonscription,
ni la provenance et la hiérarchie des pouvoirs, ni le cadre théo-
I
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 7i7
rique, ni le mécanisme pratique, pas même les noms (1). Après les
préfets de l'Empire, voici venir les préfets de la Restauration, avec
le même titre et le même costume, installés dans le même hôtel,
pour faire la même besogne, avec un zèle égal, c'est-à-dire avec
un zèle dangereux, si bien qu'à leur audience finale, quand ils
partent pour leur département, M, de Talleyrand, profond connais-
seur des institutions et des hommes, leur donne, comme dernière
instruction, ce mot d'ordre admirable : a Surtout, pas de zèle ! » —
Selon le conseil de Fouché, les Bourbons « se sont couchés dans le
lit de Napoléon; » c'est le lit de Louis XIV, mais plus ample et plus
commode, élargi par la Révolution et par l'Empire, adapté à la;
taille de son dernier occupant, agrandi par lui jusqu'à couvrir
toute la Fr;juce. Quand, après vingt-cinq ans d'exil, on rentre dans
sa maison, il est agréable d'y trouver un pareil Ut tout dressé; le
défaire et refaire l'ancien, ce serait double embarras ; d'ailleurs,
dans l'ancien, on était moins à l'aise : profitons de ce que les ré--
voltés et l'usurpateur ont lait de bon.. Sur cet article, non-seule-
ment le roi, mais encore les Bourbons les plus surannés, sont
révolutionnaires et bonapartistes ; autoritaires par tradition et acca-
pareurs par situation, ils accept'Ut sans regret la démolition sys-
tématique opérée par la Constituante et la centralisation systéma-
tique instituée par le Premier consul. Promené en 1815 parmi les
ponts, les canaux, les superbes chaussées du Languedoc, le duc
d'Angoulême, à qui l'on rappelle que ces grands travaux ont jadis
été faits par les États de la province, répond sèchement : « Nous
préférons les départemens aux provinces (2). »
Sauf quelques royalistes antiquaires et demi-ruraux, personne ne
réclame : on ne songe pas à reconstruire la machine sur un autre
pian; c'est que les gens, en somme, ne sont pas mécontens de
son jeu. Elle fonctionne bien, avec efficacité; sous la Restauration
comme sous l'Empire, elle rend aux intéressés le service qu'ils lui
demandent; elle pourvoit de mieux en mieux aux deux grands
objets de la société locale, au soin de la voie publique et aux trar-
vaux de défense contre les fléaux naturels. En ISlli^ son rende-
(1) Sur l'administration locale et sur les sentimens des différentes classes de la
population, on trouvera, aux Archives nationales, les renseignemens les plus abon-
dans et les plus précis, dans la correspondance des préfets de la première restaura-
tion, des Cent jours et de la seconde re-^tauration, de 1814 à 1823. (Cf. notamment la
Haute-Garonne, le Rhône, la Côte-d'Or, l'Ain, le Loiret, l'Iudre-et-Loire, l'Indre, la
Loire-Inférieure, l'Aisne.) Les lettres de plusieurs préfets, M. de Chabrol, M. de Toc-
queville, M- de Rémusat, M. de Barante mériteraient souvent d'être publiées; parfois,
en marge, le ministre de l'intérieur a fait un trait au crayon, avec cette note : A mettre
sous les yeux du roi.
(2) M. de Villèle, ib., i, 248.
748 REVDE DES DEUX MONDES.
ment net est déjà très beau et lui fait honneur : réparation de
toutes les ruines accumulées par la Révolution (1), continuation et
achèvement des entreprises anciennes, nouvelles entreprises grandes
et grandioses, digues contre la mer et les fleuves, bassins, môles
et jetées pour les ports, quais et ponts, écluses et canaux, édifices
publics, 27,200 kilomètres de routes nationales et 18,600 kilomètres
de routes départementales (2), sans compter le réseau vicinal qui
s'ébauche ; tout cela conduit avec régularité, précision, économie (3),
par des fonctionnaires compétens, appliqués et surveillés, qui,
d'abord par crainte et prudence forcée, puis par habitude et par
point d'honneur, sont devenus des comptables intègres ; point de
gaspillages, de vols déguisés, de détournemens arbitraires; entre
la recette et la dépense, aucune somme ne s'égare pour disparaître
et se perdre en route, ou pour couler hors de son lit vers un autre
emploi. A l'endroit sensible, le contribuable, petit ou moyen, n'est
plus piqué par l'aiguillon douloureux qui le blessait jadis et l'a fait
cabrer; annexé à l'impôt général, l'impôt local se trouve réformé,
allégé, proportionné de même et par contre-coup ; comme le prin-
cipal, les centimes additionnels sont une charge équitable, graduée
d'après le montant du revenu net; comme le principal, ils sont
répartis d'après le montant présumé de ce revenu net, par les
conseils généraux entre les arrondissemens, par les conseils d'ar-
rondissement entre les communes, par les répartiteurs communaux
entre les habitans; ils sont perçus par le même percepteur, dans
les mêmes formes, et tout contribuable qui se juge trop taxé trouve
dans le conseil de préfecture un tribunal devant lequel il peut ré-
clamer la décharge ou la réduction de sa cote. Ainsi, point d'ini-
quité criante ni de souffrance vive; en revanche, des commodités
infinies et la jouissance quotidienne des biens dont la privation
équivaut, pour un homme moderne, au manque de l'air ambiant
et respirable, sécurité physique et protection contre les fléaux qui
se propagent, facilité de la circulation et des transports, pavage,
éclairage et salubrité des rues assainies et purgées de leurs immon-
dices, présence et vigilance de la police municipale et rurale ; tous
ces biens, objets de la société locale, la machine les produit à bon
(1) Rocqiiain, l'État de la France au 18 brumaire, d'après les rapports des conseil-
lers d'Etat envoyés en mission. (Résumé et introduction, p. 40.)
(2) De Foville, la France économique, 248 et 249.
(3) Charles Nicolas, les Budgets de la France depuis le commencement du xix« siècle.
En 1816, les quatre contributions directes rendent, en principal, 249 millions, et, en
centimes additionnels, 89 millions seulement. Pendant longtemps, les centimes addi-
tionnels, appliqués au service local et votés par le département ou par la commune,
sont très peu nombreux et ne peuvent dépasser 5 pour 100 du principal.
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 749
marché, sans défaillance ni chômage prolongé comme tout à l'heure
sous la République, sans extorsions et iroissemens comme au temps
de l'ancien régime. Elle marche toute seule, presque sans le con-
cours des intéressés, et, à leurs yeux, ce n'est pas là son moindre
mérite ; avec elle, point de tracas, de responsabilité, point d'élec-
tions à faire, de discussions à soutenir, de résolutions à prendre ;
rien qu'une note à payer, non pas même une note distincte, mais
un surplus de centimes ajoutés à chaque franc et inclus avec le
principal dans la cote annuelle. Tel un propriétaire oisif, à qui ses
intendans formalistes, minutieux et un peu lents, mais ponctuels
et capables, épargnent le soin de gérer son bien ; dans un accès de
mauvaise humeur, il pourra congédier l'intendant en chef; mais,
s'il change les régisseurs de son domaine, il n'en changera pas le
régime ; il y est trop accoutumé, sa paresse en a besoin ; il n'est
pas tenté de se donner des soucis et de la peine, ni préparé à de-
venir son propre intendant.
Bien pis, dans le cas présent, le maître a oublié que son domaine
lui appartient, il n'est pas même sûr d'avoir un domaine; il a perdu
conscience de lui-même, il se souvient à peine qu'il est un indi-
vidu. Large ou étroite, département ou commune, la société locale
ne sent plus qu'elle est un corps naturel, composé de membres
involontairement solidaires ; ce sentiment, affaibli déjà et languis-
sant à la fin de l'ancien régime, a péri chez elle sous les coups
multipliés de la Révolution et sous la compression prolongée de
l'Empire; depuis vingt-cinq ans, elle a trop pâti; elle a été trop
arbitrairement fabriquée ou mutilée, trop souvent refondue, défaite
et refaite. — Dans la commune, tout a été bouleversé à plusieurs
reprises, la circonscription territoriale, le régime interne et externe,
la propriété collective. Aux /i 4,000 municipalités improvisées par
la Constituante ont succédé, sous le Directoire, 6,000 ou 7,000 mu-
nicipalités de canton, sorte de syndicats locaux, représentés dans
chaque commune par un agent subalterne, puis, sous le Consulat,
36,000 communes distinctes et définitives. Souveraines au début
par l'imprévoyance et l'abdication de la Constituante, les communes
sont devenues, sous la main de la Convention, des sujettes trem-
blantes, livrées à la brutalité des pachas ambulans et des agas rési-
dons que la tyrannie jacobine leur imposait; puis, sous l'Empire,
des administrées dociles, régies d'en haut et correctement, mais
sans autorité chez elles, partant indifférentes à leurs propres affaires
et dépourvues d'esprit public. D'autres atteintes plus graves les
ont blessées encore plus à vif et plus à fond. Sur un décret de la
Législative, en toute commune où le tiers des habitans demandait
le partage des biens communaux, la commune a été dépouillée et
750 REVUE DES DEUX MONDES.
son patrimoine immémorial, dépecé en lots égaux, partagé par
iamilles ou par tètes, s'est converti en petites propriétés privées.
Sur un décret de la Convention, toute la fortune communale, actif
et passif, a été englobée dans la fortune publique, pour s'anéantir
avec elle par la vente des biens fonciers, par le discrédit des assi-
gnats et par la banqueroute finale. Après cet engloutissement pro-
longé, la propriété communale, même dégorgée et restituée par le
fisc, n'est plus telle qu'auparavant; une fois sorti de l'estomac du
monstre, son reliquat, démembré, gâté, demi-digéré, n'a plus sera-
blé inviolable et sacré ; une liquidation est intervenue ; « il y a
beaucoup de communes, dit Napoléon (1), dont les dettes ont été
payées et dont les biens n'ont pas été vendus; il en est beaucoup
d'autres dont les biens ont été vendus et dont les dettes n'ont pas
été payées... Il en résulte que les propriétés de certaines com-
munes ne sont pas très respectables. » En conséquence, il leur
prend à toutes d'abord un dixième de leur revenu foncier, puis le
quart du produit de toutes leurs coupes de bois extraordinaires (2) ,
enfin leur capital, tous leurs biens fonciers (3), estimés 370 mil-
lions; en échange, il leur donne 138 millions en inscriptions de
rente; ainsi la perte pour elles, comme le bénéfice pour lui, est
de 232 millions, et la vente à l'encan des propriétés communales,
commencée en J813, se poursuit sous la Restauration en 1814, en
1815 et jusqu'en J816. Une société humaine traitée de la sorte et
pendant un quart de siècle cesse d'être une personne, elle est de-
venue une chose, et, là-dessus, ses membres ont fini par croire que
naturellement elle n'est et ne peut être que cela.
Au-dessus de la commune presque morte, le département est,
tout à tait mort : là, le patriotisme local a été tué du premier coup,
à l'origine, par la destruction des provinces. Parmi tant de crimes
politiques et tous les attentats commis par la Révolution contre la
France, celui-ci est un des pires ; la Constituante a défait des grou-
(1) Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au Comeil d'État; ]>. 277 (séance du
15 mars 1806). — Décret dil.16 mars 1806 et du 15 septembre 1807.
(2) Ibirl., 276. n A ceux qui objectaient qu'un impôt ne peut être établi que. par un*
loi, Napoléon répondait que ce n'était pas un impôt, puisqu'il n'y a d'impôts que ceux
établis par la loi, et que ceci (le prélèvement du quart des coupes extraordinaires)
serait établi par décret. Il faut être le maître, et le maître absolu, pour employer une
telle argumentation. »
(3) Loi du 20 mars 1813. (Sont exceptés les bois, les pâturages et pâtis dont Jes
habitans jouissent en commun, les édifices affectés à un service public, lespi'omenades
et jardins.) — Ce que la loi confisque, ce sont les biens ruraux, maisons et usines,
affermés et produisant un revenu. — Thiers, xvi, 279. Le 5 pour 100 valait alors
75 francs, et 13'< millions en 5 pour 100 donnaient un revenu de 9 millions, à peu
près le revenu annuel que les communes tirarient de leurs im-nscubles confisqués.
LA RECONSTRUCTION DE LA FRANCE EN 1800. 751
pemens tout faits et qui étaient l'œuvre accumulée de dix siècles,
des noms historiques et puissans dont chacun remuait des milliers
de cœurs et associait des milliers de volontés, des centres de col-
laboration spontanée, des foyers encore chauds de générosité, de
zèle et de dévoûraent, une école pratique de haute éducation po-
litique, un beau théâtre offert aux talens disponibles, une belle
carrière ouverte aux ambitions légitimes, bref la petite patrie dont
le culte instinctif est un premier pas hors de l'égoïsme et un ache-
minement vers le culte réfléchi de la grande patrie. Découpés par
des ciseaux de géomètre et désignés par un nom géographique
tout neuf, les morceaux de la province ne sont plus que des ag-
glomérations factices d'habitans juxtaposés ; ces assemblages
humains n'ont pas d'àme ; et, pendant vingt ans, le législateur ou-
blie de leur communiquer le semblant d'âme, la qualité juridique
dont il dispose; c'est en 1811 seulement que les départemens
deviennent propriétaires et personnes civiles; au reste l'État ne
leur confère cette dignité que pour se décharger et les charger,
pour leur imposer des dépenses dont beaucoup ne les regardent
pas et le regardent, pour leur faire payer à sa place l'entretien coû-
teux de ses prisons, de ses casernes de gendarmerie, de ses palais
de justice, de ses hôtels de préfecture ; même à cette date tardive,
ils ne sont pas encore, aux yeux des jurisconsultes et devant le
conseil d'Etat, des propriétaires incontestés, des personnes par-
faites (1) ; cette qualité plénière ne leur sera donnée que par la
loi de 1838. — Voici donc partout sur les 27,000 heues carrées du
territoire, au département et à la commune, la société locale qui
avorte ; elle n'est qu'une créature de la loi, un encadrement artifi-
ciel de voisins qui ne se sentent pas liés et incorporés par le voisi-
nage ; pour que leur société fut viable et vivace, il faudrait qu'à la
commune et au département ils eussent dans le cœur et dans l'es-
prit cette pensée qu'ils n'ont plus : « Nous sommes ensemble, dans
le même bateau ; le bateau est à nous, et nous en sommes l'équi-
page. Nous voici tous pour le manœuvrer nous-mêmes, de nos
mains, chacun à son rang, dans son poste, avec sa part, petite ou
grande, dans la manœuvre. »
H. Taine.
(1) AuGOC, tô., §§ 55; 1,35.
MARCELLE
CORRESPONDANCE DE JEUNE FILLE.
Marcelle à sœur Louise , au couvent des dames du Saint-Sacrement.
Ma bonne Louise,
Pourquoi rester si longtemps sans m'écrire? — Es-tu malade?..
J'espère bien que non, — et que je ne dois accuser que ta paresse,
— mais il y a des circonstances où la paresse est un crime, — et
si tu savais combien tu me manques, — comme, privée de nos cau-
series, de nos joies d'enfant, je me sens dépaysée et isolée au mi-
lieu même de ma tamille! Je suis libre, — sans sujétion d'aucune
sorte, — plus de travail ni d'étude, — et pourtant il m'arrive sou-
vent de regretter ma vie de couvent, nos récréations et nos folies.
— Je n'ai à me plaindre de rien, — j'aime tous ceux qui m'entou-
rent, tous sont alTectueux pour moi, — ce sont les êtres qui me
touchent de plus près au monde, — et cependant je ne puis pas
dire que je sois heureuse. Cette vie si réglée, si uniforme, me
semble monotone, et par instant me pèse au-delà de toute idée. Au
couvent c'était aussi réguher, aussi uniforme, et je ne m'ennuyais
pas. Mais on causait, — on riait, — nous disions cent sottises, et
c'était une distraction. Ici, tout est sérieux, — solennel. — Papa
est la bonté même, mais formaliste, grave, presque sévère, et tout
entier à des idées que je ne crois pas celles de notre temps. —
Maman, bonne, afïectueuse à l'occasion, s'occupe avant tout de diri-
MARCELLE. 753
ger la maison, — et cela fait, une fois les ordres donnés, le reste
de son temps se passe exclusivement à rendre des visites, à causer
littérature sacrée, et à faire des tapisseries. — George a onze ans et
est en pension toute la journée. — Personne avec qui causer, avec
qui vivre. — Comprends-tu? La vie de province est si calme, si
constamment semblable à elle-même; — pas un incident, — un
balancier de pendule règle tout, et il semble que sa course soit le
seul bruit qu'on entende.
Depuis trois semaines que je ne t'ai écrit, il ne s'est absolument
rien passé qui vaille de t'être raconté. Papa a eu ses douleurs, ma-
man a fini son vingtième coussin (celui-ci est pourM-'d'Avranches).
Ma tante La Tremblaye est venue passer quatre jours, — seule, —
mon oncle ayant sa goutte. — Maman et elle se sont querellées
tout le temps à propos du père Passot, dominicain, — qui était
venu ici avant d'aller à Évreux. — Voilà, rien d'autre, — si, l'hô-
tel à côté du nôtre vient d'être loué. Il y avait dix ans qu'il était
"Vide, — personne ne voulait l'habiter depuis le suicide du dernier
propriétaire. — François assure qu'on entend le soir des bruits
singuliers, et tout le monde le dit à ***. Malheureusement cela ne
donnera pas beaucoup de gaîté à la rue. Le iutur locataire est un
vieux garçon qui vit seul, retiré. — On dit qu'il arrive de Paris.
Cependant, ma tante La Tremblaye prétend l'avoir vu quand il
visitait la maison. Et lorsque papa, à table, a dit que Paris nous
envoyait une de ses épaves, elle a lait un « par exemple ! » — et
commencé un « en attendant », qui m'ont fait lever les yeux. —
J'ai vu qu'elle faisait des signes à maman, et papa l'a arrêtée en
disant : « Baronne, vous êtes toujours la même. » Je n'ai rien su
de plus.
Au revoir, ma bonne Louise, tu vois de quelle pauvreté est
cette lettre. Viens à mon aide, écris-moi bien vite, et surtout parle-
moi longuement de toi.
Marcelle de Bàvre.
P. S. — Quelle folle je suis de n'avoir pas commencé par où
j'aurais dû commencer! Offre mes humbles respects à notre chère
mère supérieure, et dis-lui que je la remercie encore d'avoir bien
voulu, quand je suis partie, me donner la permission de corres-
ponc" -e avec toi.
Le comte de Bâvre à M. Durand aîné, marchand grainetier.
Mon cher Durand,
Envoyez-moi une provision d'avoine et de foin pour trois mois.
TOME cxviii. — 1890. /i8
754 REVUE DES DEUX MONDES.
La récolte en foin a à peu près manqué, et ce qu'on en a est
resté pour la ferme.
Vous êtes lié, je crois, avec Guérin, gérant de la maison à côté
de chez moi. On dit qu'il vient de la louer. — Vous m'obligeriez
de vous informer qui va venir habiter là. — On aime toujours à
savoir qui l'on a pour voisin.
Lettre de Durand au comte de Barre.
Monsieur le comte,
Bonne note est prise de votre commande, et j'espère que vous
serez satisfait comme d'habitude.
Je n'ai pas répondu de suite à monsieur, parce que je voulais
pouvoir lui donner le renseignement qu'il demandait. J'ai reçu
seulement ce matin la réponse de Guérin, et je ne puis mieux faire
que de l'envoyer à monsieur le comte.
Recevez, monsieur le comte, etc., etc.
Lettre de Gucrîn à M. Durand aîné.
Mon cher Durand,
Je ne sais même pas le nom du locataire de l'hôtel. C'est
M*" Germain, notaire, qui a loué pour lui. Je n'ai vu. le monsieur
qu'une fois. Il a Tair d'un homme très riche. Il est jeune et arrive
de Paris. Je sais qu'il a des chevaux. Il a beaucoup ri des bruits
de revenans. C'est bien heureux, sans cela nous n'aurions jamais
loué. Maître Germain pourrait vous donner tous les renseigne-
mens, moi je ne sais rien de plus.
Tout à votre service, je vous salue d'amitié.
Sœur Louise à Marcelle de Bâvre.
f Vive Jésus et Marie!
Ma bonne petite Marcelle,
Tu as raison de ne pas m'en vouloir. — La vérité est que j'ai
été un peu, — je dirai même assez malade depuis un mois. Je
crois que j'ai voulu faire un peu plus que mes forces, et Dieu m'a
prouvé qu'il n'accepte pas les grands éclats de zèle intempestif.
J'ai fini par avoir un refroidissement. — Je ne me lève que depuis
deux jours, et suis très faible.
MARCELLE. 755
Je t'aime toujours de tout mon cœur. — Dès que je pourrai, je
t'écrirai longuement, mais aujourd'hui je n'en ai pas lalorce.
Notre chère mère est sensible à tous tes sentimens. Elle s'est
contentée de fendre, avec un coupe-papier, l'enveloppe de ta
lettre, qu'elle m'a tendue, en disant : « La règle est sauve. » —
A bientôt, il faut que je m'arrête.
3P Germain, notaire, à M. Guérin.
Mon cher monsieur Guérin,
Veuillez faire faire tout de suite les petites réparations dont nous
sommes convenus. Les papiers sont frais, on les accepte quoiqu'ils
ne soient pas beaux. Une des boiseries du salon a besoin d'un rac-
cord. La cour devra être nettoyée ainsi que le jardin. Ce qu'il
y a de plus pressé, ce sont les travaux pour aménager les écuries en
boxes. Voyez donc le menuisier. Dans dix jours juste, le loca-
taire arrivera. Faites surtout aérer tous les jours la maison, il y a
partout une odeur de moisi.
Marcelle de Bâvre à sœur Louise,
Ma bonne Lou'se,
Je n'y tenais plus, maman m'a accordé tout de suite ce que je lui ai
demandé. Nous partons demain pour le couvent, elle et moi, — et
je vais te voir,t'embrasser, entends-tu? Papa lui-même a approuvé,
et quand il a su que c'était toi, il s'est écrié : « Un des beaux noms
de nos anciens états, il faut y aller. » Tu vois, humble sœur, que,
pour une fois, noblesse t'aura servie.
La comtesse de Bâvre au comte.
Mon cher Alfred,
Nous sommes arrivées avec une fatigue énorme et dans des flots
de poussière. Si Victoire ne m'avait pas bien garni mon néces-
saire, — je ne sais pas comment j'aurais fait pour supporter le
voyage. Tout le couvent est venu nous recevoir, l'abbesse en tête.
C'est une femme très bien et qui a vraiment du monde. Le couvent
est agréable, tout a un air de propreté. Les jardins sont superbes,
.et par ces couchers de soleil de septembre, les arbres, fort vieux,
ont des tons à peindre.
756 REVUE DES DEUX MONDES.
Vous me ferez bien plaisir de recevoir samedi l'abbé Fleury à
dîner, comme d'habitude. Vous lui ferez les honneurs pour moi.
Recommandez à Victoire de laisser la fenêtre de ma chambre ou-
verte tous les jours jusqu'au coucher du soleil (sauf les temps de
pluie, bien entendu). J'ai commandé un chapeau de demi-saison à
Dupont, avant de partir, et de grosses bottines chez Letellier.
Faites passer chez eux, — que je trouve cela à mon retour. Je suis
très bien ici et y passerai une huitaine sans ennui. Étes-vous con-
tent de George? qu'il ne néglige pas son histoire de France sur-
tout. Jamais on n'a eu autant besoin de la savoir.
Au revoir, mon cher Alfred, je vous embrasse afîectueusement.
De LoRMOY, COMTESSE DE BÂVRE.
P.-S. — La sœur Louise va mieux. Elle est vraiment touchante
et intéressante. Arrangez-vous samedi pour avoir un gibier d'eau
quelconque. Commandez-en d'avance chez Guitron, qui s'en procu-
rera; il sait ce que je prends d'ordinaire.
Le comte de Bâvre à la comtesse.
Ma chère Sophie,
Je n'ai rien à vous dire. Je suis content de George. J'ai noté
toutes vos commissions. On dirait que le temps va se mettre à la
pluie, ma jambe me donne des inquiétudes. L'abbé Fleury est ma-
lade (une indigestion probablement) et ne sort pas ; — il ne viendra
donc pas samedi. La jument boite, ce qui m'ennuie fort, attendu
que je n'aime pas à atteler l'alezan tous les jours. Notre voisin va
bientôt arriver : il y a chez lui une armée d'ouvriers. J'ai passé
la soirée hier chez les d'Aubray. Demain, je dîne chez le Prési-
dent.
Roger à Maximilien.
Mon cher Max,
Votre lettre est un crève-cœur pour moi. Quoi! vous allez quitte
Vienne pour deux mois, et je l'apprends au moment où je viens,
moi, de quitter Paris. Quelle fatalité! Se voir si rarement et man-
quer une occasion, je ne dis pas de se voir, car nous nous verrons,
mais de passer ses journées ensemble. — C'est une malchance com-
plète. Enfin, vous vous enterrerez ici avec moi, ou je retournerai
dans ce Paris abhorré, si vous ne pouvez venii* à la montagne...
MARGELLE. 757
Yous le savez, depuis longtemps, j'avais pris Paris en dégoût.
Cette vie factice, — toute d'extérieur, dont les côtés brillans vous
séduisent, vous étranger, m'était à charge. Quand je sortais de
Paris, je m'écriais : il y a donc encore des ioréts, des rivières, des
bois, des prairies et des fleurs? — Quel bonheur que tout cela
n'ait pas péri! Et je m'enivrais de grand air et d'espace comme
un animal qui s'échappe. Lorsque dans mes excursions en pro-
vince, je rencontrais de beaux visages de femmes, je pensais aux
créatures étiolées, aux laces pâlies par la fatigue des veilles et que
si souvent on rencontre dans le cher Paris; — je pensais sur-
tout aux toilettes absurdes, sous lesquelles se meut tout ce monde
maladif, — et je me promettais de rompre tôt ou tard avec
la vie fausse où nous sommes tous arrivés. Le temps est enfm
venu : j'ai quitté Paris. — Mon cher Max, je suis un amateur de
belles fleurs, de grand air sam et pur, et de beaux visages
de femmes. Quand je n'en trouverai plus sur la terre, je passerai
ma vie devant les toiles du Giorgione, du Véronèse ou du Titien.
— Puisque je ne puis tuer tout à fait sa Seigneurie mon âme, le
moins que je puisse faire pour elle, c'est de la mettre dans un
miheu où elle ne souffre pas trop ! c'est ce que je vais faire.
A un autre jour, cher Max, pour vous dire plus en détail où je
suis, — ce que j'y fais, — ma lettre se fait longue et il est temps
que je m'arrête.
Votre affectionné, etc.
La comtesse de Bâvre à son mari.
Mon cher Alfred,
Nous restons ici jusqu'à jeudi matin. Nous arriverons ce jour-
là à la maison à trois heures. Je vous serai obligé de faire dire
à Annette de me préparer un bon consommé, rien ne me remet
mieux quand je suis fatiguée. Marcelle aurait voulu emmener la
sœur Louise passer une quinzaine avec nous pour sa convales-
cence. J'ai pensé que vous ne vous y opposeriez pas ; l'abbesse y
consentait, mais le médecin refuse pour le moment. Nous verrons
dans quelque temps si tout le monde est toujours dans les mêmes
intentions. Le temps est toujours très beau, mais les soirées sont
fraîches, ce qui nous oblige à rester dans notre chambre ou au
salon avec la supérieure et ces dames, et c'est monotone. J'ai eu
un commencement de rhume. Il y a dans le parc du couvent un
étang qui donne d'excellent poisson. La cuisinière en fait des
pâtés exquis. — J'ai fait écrire sa recette par Marcelle. Si vous me
758 REVUE DES DEUX MONDES,
donnez de vos nouvelles, vous n'avez que jusqu'à mercredi
pour écrire.
Au revoir, mon cher Alfred, je vous embrasse affectueusement.
Le comte de Bâvre à m femme.
Ma chère Sophie,
Je n'ai aucune objection à faire au voyage de la sœur Louise.
Rien à vous dire d'intéressant.
Votre chapeau est arrivé. L'abbé Fleury est venu hier soir, il
allait bien et est resté assez tard. Notre voisin est installé dans
l'hôtel d'à côté. — 11 sort tous les matins à cinq heures et demie
avec sa voiture et fait un bruit affreux. — Voilà deux jours qu'il
me réveille. A jeudi, ma chère Sophie. — Je vous embrasse.
Marcelle à samr Louise.
Ma bonne Louise,
I
'?
Nous sommes bien arrivées. Maman était un peu fatiguée, mais de
fort bonne humeur. Tu as eu le talent très appréciable de faire
tout à fait sa conquête, et dès que le médecin le voudra bien, tu
seras reçue ici à bras ouverts. Papa lui-même me l'a dit. Comme
ces dix jours ont passé! Que nous étions bien près de toi! Si je
n'avais pas l'espérance de te voir arriver, je ne sais comment je
ferais pour supporter ma solitude après de si bons jours. Nous
allons faire tantôt des visites avec maman. Il y a cependant un
élément nouveau dans notre existence. C'est un commencement
de querelle avec notre voisin qui est fort bruyant. 11 réveille le matin
papa, dont la chambre est sur la rue. Mon père a fait parler à
son cocher, qui naturellement a refusé de rien rapporter à son
maître. Papa a envoyé un billet qui est resté sans réponse. — En
attendant, la voiture continue son tintamarre. Tout le monde est
furieux. 0 Montaigus ! ô Capulets ! histoire éternellement neuve.
Ma bonne Louise, prends donc vite des forces. — Mange de doubles
morceaux. — Viens vite. — Si tu savais comme je m'ennuie!
Marcelle à la même.
- Ma bonne Louise,
Il est entendu que nous serons à la gare pour te recevoir de de-
main en huit; mais, je t'écrirai d'ici là, et d'ailleurs, je compte
aussi sur une lettre de toi.
MAHCIÎLLE. 759
Je t'ai parlé de riiritation de papa à propos de notre nouveau
Toi>in. L'incident prend une importance considérable et di\dse la
maison en deux factions, celle de maman (Montaigu) et celle de
papa (Gapulet). On m'a refusé l'honneur de faire partie d'aucun
camp ; lorsque je dis que l'incident prend de l'importance, cela ne
signifie pas que la chose s'aggrave; au contraire, tout est apaisé;
mais la question est à l'ordre du jour, non à cause de ce mon-
sieur en lui-même, mais à cause des opinions contraires de papa et
de maman, qui semblent en faire une question d'amour-propre.
Papa a pris ce monsieur en antipathie, — maman en sympathie.
11 n'est pas de défaut que papa ne lui prête, maman est toute dis-
posée à en faire grand cas. — Voilà un sujet de discussion tout
trouvé pour cet hiver.
Au revoir, bonne Louise, — écris, — parle surtout de toi; — moi,
que te dirais -je de moi-même?
Mille embrassemens afiectueux.
Roger a Maximilien.
Mon cher ami,
J'ai reçu votre aimable lettre et la promesse consolante qu'elle
me donne que vous viendrez vous enterrer quelque temps avec
moi. Je tâcherai de vous rendre le dévoûment léger, — et j'irai à
mon tour me reciviliser un peu à Paris avec vous.
Ma nouvelle existence me satisfait entièrement. Je n'ai pas, je
crois, à vous exphquer par le menu les raisons qui me l'ont fait
embrasser. Vous connaissez de longue date mon dégoût pour la
société de notre époque, — pour ses plaisirs vides, sa vie absurde.
Je n'ai nulle prétention à la misanthropie, cependant je dois m'avouer
un sauvage, et j'ai enfin mis à exécution des projets longtemps ca-
ressés. A Paris, je menais une vie d'études et d'isolement, confiné
dans la société de mes chiens et de mes chevaux : j'étais à l'étroit
dans un air concentré, sans belle vue ou sites agréables dans mes
entours. — Ici, j'ai des jardins sous les yeux, un silence que ti'ou-
blent seules les cloches de la cathédrale qui berceront mélodieu-
sement votre sehnsucht allemande, — d'admirables promenades à
un demi-kilomètre, — et surtout pas un fâcheux, pas un impor-
tun qui me puisse venir troubler, car je ne connais pas, — je ne
dirai pas un chien, je serais très flatté de sa connaissance, —
mais une seule âme qui vive. N'est-ce pas délicieux? Je vais pas-
ser de longues heures sous les voûtes romanes de l'église. Je foule
avec déhces ses pierres tombales gravées d'armoiries, et je m'ou-
blie parfois en extase devant les vieux tableaux noircis des cha-
760 REVUE DES DEUX MONDES.
pelles. — Le sacristain, que j'ai soudoyé, me laisse monter dans
les galeries de la tour. J'ai trouvé au haut d'un petit escalier tour-
nant un fragment de colonne où je m'assieds. De là, je ne dé-
couvre que la campagne et le ciel ! Je peux m'y croire à mille
lieues de l'homme de Platon. A l'aube, je me promène à travers
les rues silencieuses, absolument désertes, et où, sans trop cher-
cher, je puis trouver de l'herbe sous mes pas, — entre les pavés.
— Je fais des excursions à perte de vue, — seul avec mes bêtes,
— partant à l'aurore, rentrant à la nuit. Je dépiste et visite toutes
les antiquailles des environs. Tout cela peut paraître monotone, —
pour moi, c'est plein de saveur, et j'ai des ravissemens qu'on ne
saurait soupçonner. La mer n'est pas non plus très loin. Je vais de
temps en temps, quand mes chevaux sont reposés, revoir cette
vieille nourrice qui a si bien bercé mon enfance, tantôt de sa
plainte monotone, tantôt de ses hurlemens sauvages. Tout me
donne lieu d'espérer que cet hiver le vent gémira dans mes corri-
dors. Encore un souvenir d'enfance que je retrouverai avec bon-
heur, — et qui me manque depuis bien longtemps. Et à propos
de mes corridors, il faut que je vous dise où j'habite. Ma demeure
est l'hôtel d'un ancien premier Président au parlement de..., avant
la révolution. Le Président était à la fois mondain, chasseur et
grand jurisconsulte. Tout cela se sent dans l'hôtel. La large cour
est bordée à droite par de superbes écuries, à gauche par des
chenils. La porte cochère, très haute et de bel aspect, annonce
bien le premier magistrat de la province. Le salon, tout en boise-
ries d'un gris blanc, a des dessus de portes surmontés de tru-
meaux où gambadent des bergères noircies, sous des plafonds de
cinq mètres de hauteur. La salle à manger a encore ses vieilles
tapisseries, sans valeur, mais bien meublantes, et une cheminée
que devaient orner des landiers monstrueux. Enfin, le cabinet,
aménagé en bibliothèque, a des rayons tout prêts pour des
livres innombrables. Les derrières de l'hôtel sont occupés par un
grand jardin où se prolonge bizarrement une aile en retour, — fort
importante, — et où j'ai choisi ma chambre à coucher parce qu'elle
est en plein midi. L'aspect général du bâtiment, avec ses hautes
fenêtres aux tout petits carreaux verdàtres et ses murs noircis, est
triste, sévère, — pour ne pas dire plus. C'est ce que je voulais,
c'est bien l'étui où mettre ma sombre humeur. Le jardin est su-
perbe, rempli de fleurs, et possède sur la pelouse du milieu un
bassin avec un vrai jet d'eau qui va, et deux ou trois nymphes
de marbre de l'ancien régime auxquelles il ne manque guère que
le nez, les mains et les oreilles. Que puis-je demander de plus?
La ville.., je dois avouer que la ville est absolument triste et
déserte. Peu de passans dans les rues, — de mon côté pas de
I
MARCELLE. 761
boutiques, rien que des hôtels, entre autres celui de l'archevêché,
inhabité depuis soixante ans, le siège du diocèse ayant changé. Les
gens m'ont regardé en s'arrétant les premiers jours. Maintenant,
ils regardent encore, mais ne s'arrêtent plus. J'ai eu maille à partir
avec mon voisin, qui habite un hôtel à lui, parce que ma voiture
le réveillait le matin. J'ai déféré à ses désirs, mais il ne m'en aime
pas plus pour cela, et me regarde d'assez mauvaise grâce quand il
me rencontre... D'ailleurs, nous nous rencontrons rarement, — et
c'est une garantie de plus contre les tendances à voisiner. Je crois
donc que je serai tranquille, que je vais pouvoir vivre comme un
liibou, loin du tumulte, loin de l'engeance maudite des Philistins.
— Amen!
A vous, bien affectueusement.
Soeur Louise à Marcelle.
+ Vive Jésus et Marie !
Ma chère Marcelle,
Que dirai-je donc, moi, la recluse, dont tu es venue égayer,
animer la solitude, — et qui reste seule dans ce désert de cam-
pagne, sans une amie à qui parler, rien qu'avec des compagnes
bonnes, aimables, mais forcément hidifférentes? J'ai tort de dire
que je suis seule, — c'est un blasphème, — ne me reste-t-il pas
Celui (jui seul remplit tout et est à lui seul un monde? Et n'est-ce
pas le moment de m'écrier: «Que tous les docteurs, que toutes les
voix se taisent devant vous ! Parlez-moi vous tout seul ! » D'ail-
leurs, « la cellule qu'on quitte peu, devient chère, » et comment
en goûterai-je les douceurs si je ne suis un peu isolée?
Mais je ne suis pas encore très aguerrie, très forte d'âme ; je
me plais à m'imaginer que c'est ma santé un peu aliaibhe qui en
est cause, — que je ferai mieux plus tard, et que Dieu me par-
donnera si, en ce moment, je n'ai pas encore l'esprit de détache-
ment parlait.
Ecris-moi donc, chère petite amie, et viens un peu à mon aide.
Toi et ta mère vous me manquez, — elle était bien bonne pour
moi sous son apparente frivohté (ce mot ne te blesse pas?). J^cris-
moi bien longuement, — donne-moi tous les détails possibles sur
ta vie, — les plus indifïérens me seront chers et reni;, liront ma
propre vie, — jusqu'à la semaine prochaine ! Mon voya .c chez toi
sera une des dernières joies du monde que je goûterai, pt-ai être la
dernière, avant de dire adieu à tout.
Donc, une longue lettre, n'est-ce pas, bonne chérie, — si tu
savais avec quelle impatience je l'attends!
762 REVUE DES DEDX MONDES.
Marcelle à sœur Louise.
Ma bonne Louise,
Il y a dans ta lettre un fond de tristesse qui m'inquiète. — J'es-
père que ce n'est qu'une aiïaire de santé, — comme tu le dis, —
mais il iaudra que nous tirions tout cela au- clair, et, tu le sais,
ce n'est pas à moi que tu cacheras la vérité.
Tu veux des détails ? Je vais t'en donner, — d'autant mieux qu'il
se prépare peut-être un ou plusieurs gros événemens, — et que,
par extraordinaire, j'ai presque quelque chose à te raconter. Je
commence par le commencement.
Il y a trois jours, maman a reçu le matin une lettre de ma tante
La Tremblaye. J'étais là quand elle l'a lue : elle a paru préoccu-
pée. Elle est montée dans le cabinet de papa et est restée long-
temps à causer avec lui. Au déjeuner de onze heures, papa, en se
mettant à table, lui a rendu la lettre de ma tante. — a Eh bien! a
dit maman. — Soit, a répondu mon père, — répondez comme nous
en sommes convenus. » Dans l'après-midi, maman a dit à Victoire
de préparer la chambre bleue que ma tante occupe toujours, et à
François de préparer \q pavillon du jardin. C'est un appartement
séparé qu'on ne donne qu'aux étrangers. Ceci m'a intriguée, et je
me suis recueillie dans l'attente de grandes choses. Les grandes
choses sont en effet venues. Maman, tout en triant des journaux,
m'a dit : « Marcelle, une bonne nouvelle à t'annoncer. Ta tante
Adélaïde va venir passer quelques jours. Es-tu contente? » Puis,
elle a ajouté : « Elle amène avec elle un monsieur de ses amis qui
va à *** et qui nous fera l'amitié de passer un jour ici. Il paraît
que c'est un jeune homme charmant et très lié avec tes cousins. »
J'ai regardé maman, qui m'examinait d'un air singulier. J'ai rougi,
maman aussi. Maman m'a regardée encore, puis elle m'a pris la
tête et m'a embrassée sur les deux joues si tendrement... J'ai senti
que je devenais ti'ès pâle, — et que ma figure dansait, — je me
suis jetée au cou de maman, — et me suis mise à pleurer, — mais
à pleurer! en lui disant : « Ah! maman, si vous m'aimiez toujours
ainsi ! » Maman s'est dégagée, — a repris un petit ton sec et m'a
dit : « C'est bon ! C'est bon ! » — Mais il me semble qu'en s'en allant
elle a essuyé une petite larme.
Le lendemain, il n'y a rien eu. Le surlendemain, papa, en dî-
nant, a parlé de l'étranger qui accompagne ma tante. Il a dit :
« J'ai eu un camarade de promotion qui s'appelait de Saint-Pieire,
— Gustave, je crois. — Ce doit être un oncle, — sinon le père de
ce monsieur. La famille est excellente, très ancienne. Il me semble
qu'ils ont dans leur écusson une clé en pal, — par allusion au
MARGELLE. 763
nom, des armes parlantes. » C'a été tout... Quand j'ai embrassé
maman le soir, elle m'a dit : « Tu t'habilleras demain pour le dé-
jeuner de onze heures. »
Je me suis habillée en effet. La vieille Victoire, en passant, s'est
mise à rire, et a dit : « Comme mademoiselle est belle aujour-
d'hui ! » — Papa a passé l'inspection de ma toilette, comme au
réghnent. — Enfin, il n'y a pas jusqu'à ce gamin de George qui, en
me voyant, n'ait jugé à propos de dire son mot et de s'écrier :
« Hum! uarcelle. — Hum! )> Ce qui est, à ce qu'il paraît, dans le
langage du collège, le nec plus ultra des termes laudatifs. A dix
heures, pipa est parti avec George dans le landau, et est revenu
au bout d une demi-heure avec ma tante, sept cartons, et sous les
cartons M. Athanase de Saint-Pierre, qui y faisait encore figure,
car il est grand, gros, liaut en couleur, de visage plein et de com-
plexion joyeuse. Le déjeuner a été fort gai. C'est l'oncle de M. de
Saint-Pierre que papa a connu. Lui, a connu mes cousins à Paris
chez les Pères, où il a été élevé. Il est très aimable et très amu-
sant, avec des histoires de chasse presque croyables et qui ont fait
rire jusqu'à papa. On avait arrangé une visite à la ferme pour
l'après-midi. Nous sommes partis en char-à-bancs, parce que nous
étions six. Nous sommes arrivés vers trois heures. On a bu du
lait, mangé des galettes, qui ont été improvisées dans le four de
la ferme. Jusque-là tout allait bien. Mais vers six heures, le ciel
s'est couvert, les arbres du jardin ont commencé à avoir des tres-
saillemens. On a vite attelé, et nous sommes revenus grand train.
Nous étions juste à moitié chemin quand, crac! voilà un trait qui
casse, — et, par une fatalité, pas une corde, pas même une ficelle
pour le raccommoder, et la route monte et est fraîchement em-
pierrée, ce qui oblige les chevaux à tirer beaucoup. — a Nous
voilà bien, a dit papa, — l'orage arrive, — il n'y a pas une mai-
son en vue. — Nous n'avons pas un parapluie à nous six. Il y a
une heure à perdre pour aller à la ferme et revenir, — pas moyen
de bouger. — Mesdames, vous allez être trempées jusqu'aux os!
C'est gai! » — Voilà, ma chère Louise, où nous en étions;
mais le ciel, ma chère, veillait sur nous. — C'est ici que l'intérêt
devient palpitant, — écoute bien. — Nous étions donc là à nous
lamenter, — François dételait un cheval pour courir à la ferme,
quand tout à coup : Oiiah ! Oiiah ! Ouah ! comme dans la ballade
du féroce chasseur, — deux chiens oranges, — deux braques
superbes, — la langue pendante, la queue au vent, arrivent à
fond de train ; — les circonstances étaient graves. Cependant
M. de Saint-Pierre ne put s'empêcher de s'écrier : — a Dieu ! les
belles bêtes! ce sont des chiens de ChantiMy, — je n'ai jamais rien
vu d'aussi beau. »
764 REVUE DES DEUX MONDES.
Papa regarde, fronce le sourcil et dit : — « Ce sont les chiens
de notre voisin, ce doit être lui qui arrive. — Dieu soit loué !
s'écrie maman. — Et pourquoi, ma chère? demande papa sévère-
ment. — Ma foi, dit maman, je n'en sais rien, mais dans les mal-
heurs publics !.. » En effet, nous entendons le bruit d'une voiture;
et, bien assis dans une charrette anglaise, attelée d'une splendide
jument baie, un monsieur arrive- d'un train d'enfer. Nous restoins
stoïquement immobiles. — Pas un geste ne trahit l'horreur de
notre situation, — nous ne voulons même pas hisser un pavillon
de détresse, — et cette voiture, c'est tout notre espoir! — Nous
allons être dépassés. — Heureusement notre voisin, — car c'est
lui, — notre cher, — notre bon, — notre secourable voisin a vu
d'un coup d'oeil notre embarras. — Il arrête la jument, qui fait
mine de se cabrer, — donne un ordre à son cocher, qui ouvre le
coflre de la charrette, en tire deux parapluies, deux manteaux en
caoutchouc et surtout... un trait de rechange, un cordeau et un
paquet de courroies garnies de boucles. — Le cocher donne tout
à François. — Si tu avais vu nos figures, — c'était un tableau
digne de Géricault. — Le ciel, d'un noir violet; — le jeune in-
connu, — car il est jeune, — et, à ce qu'il nous a semblé, fort
bien, — contenant sa jument couverte d'écume. François se con-
tondant en salutations; papa saluant aussi, — de bonne grâce
cette lois, ainsi que M. de Saint-Pierre; — les deux beaux chiens
revenus sur leurs pas, et au milieu de la route, plantés sur
leurs jarrets nerveux, regardant de tous leurs yeux et s'intéres-
sant à la circonstance en jouant prodigieusement de la queue; et
notre sauveur, s'inclinant et disant :
« Monsieur, excusez-moi si je ne m'arrête pas plus longtemps,
mais la jument a peur du tonnerre, — si je suis pris par l'orage,
je ne sais pas comment je m'en th'erai. »
A ces mots, son cocher saute sur le marchepied, — lui, rend la
main, repart au grand trot; — les chiens poussent des aboie-
mens forcenés, — et, au milieu d'un nuage de poussière, le groupe
disparaît sur la route. — Chère Louise, il faut s'être trouvés expo-
sés à un orage en rase campagne pour apprécier ce qu'il y a de
magique dans ces deux mots, — parapluies, — caoutchoucs. —
Nous avons pu arriver à l'auberge qui est à l'entrée de la ville
avant les premières gouttes. — On a remisé la voiture, et ma foi,
nous avons, comme dit ma tante, soupe au cabaret. Gomme tu le
penses, il a beaucoup été question de notre voisin. Ses faits et
gestes et dires ont été commentés. — M. de Saint-Pierre croit con-
naître sa figure. — Papa en parle avec réserve, — maman et même
ma tante avec enthousiasme. 11 est certain qu'il est fort bien, au-
tant qu'on peut en juger par l'examen rapide de quelques mi-
MARCELLE. 765
nutes. Si tu veux que je te fasse son portrait, je te dirai qu'il est
brun de cheveux et de visage, — qu'il semble avoir les yeux
noirs — et porte des moustaches d'officier. — 11 a tout à fait l'air
d'un mihtaire homme du monde. — ïu ne te plaindras pas, j'es-
père, que je ménage les détails.
M. de Saint-Pierre est reparti le lendemain. Il nous a beaucoup
plu à tous. Ma tante est restée. Papa a renvoyé les harnais, etc.,
avec sa carte et des remercîmens au crayon. Le cocher de ce
monsieur est venu présenter les respects de son maître. — Papa
lui a demandé le nom de ce monsieur. Mais, — ô désillusion! ce
monsieur s'appelle Roger tout court. — Ce n'est pas un nom, a
dit papa, — mais il n'en a point d'autre, — il faut en prendre son
parti. — Quel dommage! a dit ma tante, — il est si bien! — Voilà
M. Roger bien tombé. — A quoi tiennent les choses!
Pour aujourd'hui, je m'arrête, — d'autant mieux que je n'ai plus
rien à te dire.
Sœur Louise à Marcelle^
Ma bonne petite amie,
L'homme propose, dit le proverbe, et Dieu dispose. Qui dit
l'homme, peut bien dire une novice de vingt ans, — et, pour tout
dke en un mot, j'ai fait une petite imprudence, — je me suis uii
peu trop fatiguée, — et, pour ma punition, j'ai huit jours d'infirme-
rie de plus à faire avant d'aller te rejoindre. Tu vois, chère Mar-
celle, qu'il faut reprendre ta plume, — et m'envoyer du secours,
— et de quoi prendre patience. Ta dernière lettre m'a fort intéres-
sée. Il ne faut pas de grands frais d'imagination pour deviner que
ton M. de Saint-Pierre est ce que nous appelions autrefois un futur
prince Charmant. Quant à M. Roger, c'est dommage qu'il ne soit
que M. Roger, sans quoi il eût pu donner de la tablature à M. de
Saint-Pierre; — ceci est mon impression, et vraiment je ne saurais
en dire la raison. Je crois qu'il y a des choses qui se devinent et
ne peuvent s' expliquer. Maintenant, je suis une pauvre recluse,
et il doit s'en falloir beaucoup que mes idées soient justes. Par-
donne, s'il y a Ueu, — écris, — et aime toujours surtout
Sœur Louise.
Marcelle à sœur Louise.
Chère bonne Louise,
Tu es folle! — toi qui as tant de sens, tu perds l'esprit; — pour
M. de Saint-Pierre, il est clair que tu es dans le vrai. Mais pour
766 REVUE DES DEUX MO.NDES.
M. Roger, rien n« justifie ton idée. Je ne connais pas ce monsieur,,
je l'ai vu cinq minutes, je ne sais rien de lui, je ne lui ai jamais
parié, et voilà que tu t'ima<?ines qu'il pourrait être, disons le mot,
un rival pour M. de Saint-Pierre ! Et à quel propos, mon Dieu? Parce
que ce chevalier Amadis nous a prêté un parapluie et un trait de
rechange? J'oubhais un manteau en caoutchouc à manches, — qui
m'était échu, — et dans lequel je dansais. — Je ne partage pas les
idées de papa. — De ce que ce monsieur est M. Pioger tout court, je
ne conclus pas à son indignité absolue. Cela ne lui enlève ni sa
figure distinguée, ni l'élégance de sa tenue, ni la grâce courtoise
de ses manières. Je con^iens même qu'il a une fort jolie voix. Il
chantait, hier soir, chez lui, la fenêtre ouverte. — Je pense que
c'était lui, — et vraiment on l'écoute avec plaisir. Mais qu'ai-je à
voir dans tout cela? — D'ailleurs, quand j'aurais quelque raison
pour fixer un instant ma pensée sur ce monsieur ; quand, en y réflé-
chissant, j'arriverais à trouver qu'il n'y a rien en lui qui déplaise,
il y a un fait qui prime tout. Ce monsieur est un ours, et n'a qu'un
désir : celui d'éviter notre connaissance. J'en ai eu aujourd'hui la
preuve indéniable. Voici : j'avais accompagné papa à la gare et
nous revenions par la rue du Marché, lorsque papa me dit : « Bon !
voilà notre voisin. — Quelle corvée! Enfin, il n'y a pas à dh*e, je ne
puis pas l'éviter. — 11 laut avaler la dragée et le remercier. C'est à
faire une fois, — puis je serai quitte. » Et voilà papa qui apprête un
sourire (et j'en jurerais, une phrase de politesse), moi je me sentais
(pour être sincère) un peu gênée. M. Roger venait tranquillement
du pas d'un flâneur, — les mains derrière le dos. Ses deux chiens
couraient en avant. A cent cinquante pas, papa me dit : « L'en-
nemi nous a signalés, .) nous avançons toujours. — M. Roger avait
les yeux fixés droit devant lui, — tout à coup il tourne brusque-
ment à gauche et disparaît dans une porte. Nous étions vraiment
alors assez rapprochés. Papa me dit : « Nous en sommes quittes
pour la peur. » Mais papa n'avait pas l'air joyeux d'un homme qui a
évité une corvée. Je dois mentionner aussi en son lieu la très désa-
gréable surprise des chiens qui, en ne voyant plus leur maître, se
mirent à courir comme on prétend que courent les dératés. Nous
passons devant la maison où M. Roger était entré, — vingt pas plus
loin, papa, — par je ne sais quelle miagination, se retourne. Il
aperçoit notre voisin, qui, nous passés, avait tranquillement repris
sa promenade. Il n'avait aucune affaire et n'avait pas eu d'autre idée
que d'éviter notre rencontre. C'était parfLÙtement correct et lait
dans des conditions irréprochables. Mais le procédé n'avait rien
de gracieux. C'est ainsi que je le juge. Je pense que tu seras de
mon avis. — Quant à papa, il est furieux derechef, il a repris toutes
MARGELLE. 767
ses anciennes antipathies, d'autant plus qu'il reste, en somme,
l'obligé et n'a aucun moyen de s'acquitter.
Maman m'a demandé ce que je pensais de M. de Saint-Pierre.
Elle a beaucoup causé avec ma tante. Mes parens trouvent que je
suis trop jeune, — et s'il y avait un mariage en l'air (voilà le grand
mot), ce ne serait que pour dans un an. D'ici là, chère Louise, nous
aurons tout le temps d'en causer ensemble. Pour le moment, je
suis au bout de mes récits, — plus rien à le dire, — qu'à t'em-
brasser bien fort, bien affectueusement, en te recommandant de te
soigner.
La coiiîlesse de Bdvre à sœur Louise.
Mon enfant,
Marcelle me dit que vous avez eu une petite rechute. J'espère
que ce n'était pas sérieux et que nous pourrons bientôt vous avoir.
Puisque vous avez cessé d'être sensible au froid et que vous ne
souffrez que d'un peu de fatigue, qu'est-ce qui vous pourrait em-
pêcher de venir? Vous vous reposerez bien ici et vous ferez plaisir
à tous, y compris le comte qui brûle de vous connaître, et qui, sans
avoir encore ce plaisir, recourt à votre obligeance pour vous prier
de présenter tous ses respects à votre chère mère supérieure dont
je lui ai dit toutes les bontés pour moi. Joignez-y, ma chère enfant,
mes sentimens affectueux pour elle, pour la bonne trésorière et
pour la chère mère Saint- Vincent. Marcelle se joint à moi pour
tout, même, vous le croirez, et surtout — pour, comme moi, vous
embrasser de tout son cœur.
De Lormoy, G'^^^'^ de Bàvre.
Sœur Louise à la comtesse de Bâcre.
f vive Jésus et Marie!
Madame la comtesse,
Notre chère mère abbesse et ces dames ont été profondément
touchées du bienveillant souvenir que vous leur faites l'honneur
de leur accorder. Elles me chargent d'être auprès de vous et au-
près de M. de Bâvre l'interprète de tous leurs sentimens.
Mon oncle, le comte de Bérinville-Labastye, m'a souvent autre-
fois parlé de M. le comte de Bâvre, qu'il avait beaucoup connu, et
j'avais conçu pour lui, dès cette époque, un respect qui s'est aug-
menté de tout celui que j'ai pour vous, et où vient contribuer en-
768 REVUE DES DEUX MONDES.
core, si c'est possible, l'affection proionde qui m'unit à votre chère
Marcelle.
Je serai trop heureuse de jouir de votre hospitalité et des quel-
ques jours de liberté que notre chère mère accorde à la haute con-
sidération toute seule qu'elle a pour vous.
Veuillez, madame la comtesse, présenter mes devoirs à M. de
Bâvre et embrasser pour moi ma chère Marcelle, en me croyant,
en particuher, votre très humble et très dévouée servante,
Louise -Marie de Bérinville,
en religion, sœur Louise.
Marcelle à la baronne de La Tremblaye.
Ma chère tante.
C'est un devoir et un plaisir pour moi de venir, comme tous les
ans, vous offrir, pour votre fête, tous mes vœux de bonheur, — tous
les souhaits exaucés, si vous me permettez ce mot, qui peuvent
vous agréer. Je dois d'autant plus m'en souvenir en ce moment
que j'ai su par maman quel intérêt vous preniez à mon étabhsse-
ment et combien vous songiez avec sollicitude à mon avenir. — Si
je ne suis pas heureuse, plus heureuse que je ne le mérite, ce ne
sera pas, chère tante, faute de tendres soins de votre part. Mais
qui peut tromper sa destinée? Qui peut échapper aux épreuves que
la Providence lui réserve? Personne, hélas! Vous le savez, et le
mieux est de se résigner et d'accepter de bonne grâce toutes les
épreuves.
Présentez bien tous mes respects à mon oncle, que nous voyons
maintenant bien rarement. Je ne vous dis rien pour maman, puis-
qu'elle vous écrit de son côté. J'embrasse Germaine, Edouard et
René, et suis, chère tante, votre nièce bien affectionnée et bien res-
pectueuse,
Marcelle de Bàvre.
La baronne de La Tremblaye à sa sœur la comtesse de Bâvre.
Ma chère Sophie,
Je te remercie de tous tes bons souhaits et du petit nécessaire
qui les accompagne et qui est un bijou : le baron en est aux extases
en le regardant. Mon but aujourd'hui est de te parler de Marcelle.
Elle m'a écrit, comme d'habitude, une très gentille et très bonne
petite lettre, mais il y règne un ton de tristesse, on y trouve des
phrases de mélancolie auxquelles sa nature gaie ne nous a pas
MARCELLE. 769
habituées. Elle y parle d'une destinée à subir, d'épreuves à accep-
ter avec résignation. Qu'est-ce que tout cela veut dire? Tu feras
bien de l'observer et de veiller sur la direction de son imagination.
Le jour de notre excursion à la lerme, j'ai cru remarquer qu'elle
écoutait avec grande attention, presque avec avidité, ce que nous di-
sions de votre voisin, de ce monsieur Roger, que, entre nous, ma chère
sœur, nous avons eu le tort, deux vieilles têtes comme nous, de faire
beaucoup trop valoir, d'autant plus qu'il faut bien reconnaître que
lui, pour sa part, ne faisait pas du tout valoir, en revanche, notre
ami de Saint-Pierre, du moins extérieurement : mais je suis parfai-
tement sûre qu'il y a chez celui-ci un fond de bonne éducation, de
manières excellentes et d'idées saines que ce monsieur ne peut pas
avoir. Gela ne s'achète pas comme les chevaux et les chiens. Sur-
veille un peu Marcelle. Ces jeunes têtes prennent feu comme des
herbes de la Saint-Jean, et si cela ne dure pas longtemps non plus,
c'est parfois très vif. J'aime sincèrement Marcelle, qui est un bon
petit cœur et un joli esprit fort lettré, ma foi, et rien ne me ferait
plus de peine que de lui voir quelque chagrin sérieux.
La comtesse de BâiTe à sa sœur.
Ma chère Adélaïde ,
Merci de ce que tu me dis pour Marcelle. Je ne crois pas qu'il y
ait au fond de tout cela rien qui mérite attention. A son âge, je
buvais du vinaigre, — et je prédisais ensuite ma fin pour la chute
des feuilles. Je chantais le Lac et lisais, — je m'en accuse, — Jocelyn
en cachette, — Marcelle est à l'âge où les jeunes filles deviennent
un peu romanesques, et elle n'abuse pas de la permission. Tu en
parles en termes si favorables que je puis t'avouer que c'est en
effet un bon et vaillant petit cœur, — et un esprit de quelque finesse,
assez cultivé ; mais ce n'est pas Elvire, et je n'ai rien remarqué chez
elle qui puisse me faire croire qu'elle ait fait la moindre attention à
notre voisin. Ce monsieur, d'ailleurs, s'est chargé de nous délivrer
de tous les soucis qu'un commencement de relations avec lui eût
pu nous causer. Il a rencontré le comte l'autre jour, — Marcelle
accompagnait son père, — et avec plus d'adresse que de vraie poli-
tesse, ce monsieur Roger est entré sous une porte pour ne pas les
saluer. Nous n'en parlons plus à table, et voilà qui est une affaire
réglée. — Marcelle a, du reste, en ce moment, une diversion puis-
sante. Marie-Louise de Bérinville, dont je t'ai parlé et qui finit son
noviciat, est ici pour une quinzaine. C'est une nature élevée et fine.
Marcelle l'aime beaucoup. Elle déplore au fond de la voir entrer en
TOME xcviii. — 1890. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
religion. — C'est un parti qu'elle prend parce qu'elle est orpheline
et sans iamille et que, entre nous, sa grosse fortune la rend peut-
être une future abbesse très désirable. Marcelle, ne songe qu'à \a
distraire, et ce sont à la maison des éclats de rire continuels. En-
core merci, chère sœur! — donne-moi de tes nouvelles bientôt.
Mille choses alïectueuses à ton mari, et embrasse Germaine et
tes fds.
Le comle de Bâvre à sa belle-sœur M^^ de La Tremblaye.
Ma chère baronne,
Je vous écris tout à fait intimement pour vous demander un
petit service. Vous connaissez Guerin, qui s'occupe de la location
de l'hôtel à côté du nôtre. Tâchez donc d'aller vou* sa femme sous
un prétexte quelconque et de savoir d'elle ou de lui, qui est ce
M. Roger, notre voisin. Ce personnage me préoccupe. J'ajouteraii
qu'il ne me plaît pas. Je sais que Guérin ne le connaît pas; mais il
lui sera facile, par le maître clerc de M® Germain, d'avoir des ren-
seignemens. Je ne veux pas m'en occuper moi-même. En pro-
vince, tout se sait et se répète. Guérin est un homme sûr qui vous
a des obligations. Germaine est si jeune qu'on ne pourra vous prê-
ter aucune intention, et vous pouvez attribuer vos questions à un
motif qui déroute.
Tout à fait de vous à moi, j'ai de légères, très légères préoccu-
pations du côté de Marcelle. Je la trouve, je ne dirai pas rêveuse,
mais sérieuse. Une lois ou deux, le nom de notre voisin a été pro-
noncé et l'a rendue très attentive. Enfin, il s'est passé un petit fait
que j'ai voulu tirer au clair et qui m'a donné l'éveil. Pour que vous
appréciiez mieux, j'entre dans quelques détails. Nous avons ici
M"® de Bérinville, charmante personne qui doit prononcer ses
vœux l'année prochaine. Gomme elle est convalescente, dès qu'il y
a un rayon de soleil, nous Jaisons en voiture un tour hors de k
ville. — On s'amuse à visiter les petits villages des environs, — et
tout naturellement les églises. Hier, nous sommes allés à celle de
Villeneuve. Le temps était beau, mais froid. — Nous avons été
tout surpris de trouver la porte et toutes les fenêtres de l'église
ouvertes. Gomme on gelait, je suis resté à me promener dehors au
soleil; Sophie n'a pas quitté la voiture, et nous avons laissé ces
demoiselles faire leurs dévotions. Au bout d'un quart d'heure, ne
les voyant pas revenir, et inquiet pour M"® de Bérinville à cause
du Iroid, je suis entré et j'ai trouvé Marcelle, les yeux brillans,
très animée, en train de donner la chasse, avec son amie, George
et le sacristain, à une hirondelle qui était dans l'église depuis la
MARCELLE. 771
veille et qui ne pouvait pas retrouver la porte pour sortir. On m'a
prié, supplié. Nous ne pouvions pas abandonner ce pauvre oiseau,
qui allait mourir de faim, etc. Bref, tout le monde s'y est mis, y
compris votre beau-frère et serviteur, et c'est George qui a eu la
gloire de l'attraper avec sa casquette. On l'a porté en triomphe
dehors et on lui a solennellement donné la liberté. J'ai voulu re-
mettre la pièce au sacristain, qui a obstinément refusé; étonné de
ce prodige, j'en ai demandé la cause, et j'ai su qu'un monsieur
très humain (ce sont ses termes) l'avait fort largement payé pour
laisser portes et fenêtres ouvertes; que ce monsieur était venu
deux fois la veille voir si la petite bête était partie, et que certai-
nement il reviendrait ce jour-là encore. Je ne suis qu'un pauvre
homme, a ajouté le sacristain, mais je suis bien payé, et puisque
ce monsieur dit qu'il y a un grand saint qui appelait les hiron-
delles ses sœurs, je veux, moi aussi, contribuer au sauvetage de
celle-ci.
Je n'ai pas relevé le propos ; nous sommes remontés en voiture.
J'ai noté que Marcelle avait embrassé George avec enthousiasme,
et qu'elle lui avait donné son porte-monnaie en peau de crocodile,
qui lui faisait envie depuis longtemps.
Au moment de fermer la portière, je suis redescendu sous pré-
texte d'un renseignement à demander sur la route, et j'ai dit au
sacristain : « Vous ne m'avez pas dit qui était ce monsieur ; — si
vous l'avez dit à ces demoiselles, cela suffit, je le leur deman-
derai. » — Il m'a répondu qu'il n'avait donné à ces demoiselles
aucun détail ; qu'il leur avait dit seulement que ce monsieur avait
attaché ses chiens à la grille. — « Et de fait, monsieur, a-t-il
ajouté, pour de beaux chiens, ce sont de beaux chiens. — De
quelle couleur? — Blancs, — de grands chiens blancs. — Tache-
tés d'orange? — Oui, monsieur, n
Je suis donc certain que c'était notre éternel voisin, tout aussi
certain que Marcelle s'en était doutée, et que de là venait cet in-
térêt extraordinaire qu'elle prenait à la poursuite.
Je vais surveiller Marcelle ; si je vois quelque chose de suspect,
je l'enverrai au couvent pour trois mois. Je ne parle de rien à
Sophie, pour ne pas la tourmenter d'avance. — Tâchez, ma chère
baronne, d'avoir mes renseignemens, — gardez-moi le secret. —
Si ces renseignemens sont mauvais, je les communiquerai à ma
femme ; — s'ils sont bons, je verrai. — Elle semble voir de bon
œil ce monsieur qui a ensorcelé tout le monde, — excepté moi, —
je vous jure.
Votre bien affectionné,
G'® DE BAVRE.
772
REVUE DES DEUX MONDES.
Roger à M. de Peniessùi.
Mon cher Henri,
La poste m'a renvoyé ici votre carte et les mots gracieux qu'elle
portait. J'ai été tout désolé de ne pouvoir vous serrer les mains
avant mon départ, mais vous n'étiez ni chez vous ni au club quand
j'ai pris congé de nos amis, et il m'a été force de confier à un
billet tous les sentimens que j'eusse été heureux de vous exprimer
en perF.onne. Du reste, au printemps, j'irai passer un mois ou deux
à Paris, — et vous êtes certa^inement un de ceux sur qui je compte
pour m'aider à m'encanailler un peu.
Ma vie de province me plaît fort. TranquilUté absolue, journées
délicieuses ; des heures qui ne passent pas, mais qui s'écoulent. Il
V a naturellement de bien curieuses études à faire. Études de rues
silencieuses avec de rares passans, des maisons fermées aux fenê-
tres toutes closes, où, lorsqu'une voiture fait quelque fracas, une
tête de femme curieuse et effarée vient jeter un coup d'oeil à la
dérobée par un coin du rideau qui retombe ensuite ; — puis, pour
des heures, — parfois pour le reste de la journée, tout rentre
dans l'immobilité. Études de physionomies... Nous perdons à Paris
le vrai sentiment de la race française ; nous prenons l'habitude
des figures d'homme pàhes et creusées, à l'expression mobile, à
l'air affairé, portées sur des corps maigres et osseux, aux mouve-
mens fébriles, — ou apathiques, au-dessous ou au-dessus de la
règle juste du mouvement. Nous acceptons les types de femmes
aux yeux trop grands, fatigués par les veilles, au teint blafard, au
front ridé avant le temps, parlant trop vite, remuant trop, haus-
sant la voix comme si elles criaient dans un désert, s'étourdissant
elles-mêmes, parlant, non pour ceux à qui elles s'adressent, mais
pour ceux qui les entourent, qu'elles ne connaissent pas, mais qui
les écoutent ; bruyantes dans leurs allures, ayant au plus haut de-
gré le cachet de l'énervement que cause une vie artificielle, et
portant avec assurance et crânerie des vêtemens excentriques sous
lesquels se dissimulent mal la déplorable maigreur maladive et le
manque de développement des formes. Jadis c'étaient des femmes
qui habillaient les femmes. Élevées elles-mêmes dans les idées de
retenue et de bienséance de leur sexe, elles n'imaginaient que des
modes respectant ces idées. Aujourd'hui, les modes des femmes
sont tombées dans les mains des couturiers, qui cherchent, avec
leurs idées d'hommes communs, à les imaginer indiscrètes et in-
convenantes ; de là tout un système de toilette où nos yeux se sont
habitués, mais contre lequel il n'est pas une femme de sens qui
MARCELLE. 773
ne proteste intérieurement. Mais, fdites quinze lieues hors de Paris,
et vous retrouverez ce qui constitue le fond de la race et de la so-
ciété françaises, les hommes aux larges épaules, au teint coloré,
tous vigoureux, sinon robustes, l'œil vif ou ferme, la voix sonore
et naturelle; — les femmes, le teint beau, le visage plein, la voix
musicale, la taille droite et svelte, les formes développées, les mou-
vemens harmonieux, avec une noblesse et une grâce naturelles, et
portant sur leur Iront calme et dans leur clair regard cette sorte de
fierté tranquille et de gravité chaste qui est le signe des créatures
bien équilibrées, âmes saines dans des corps sains. En province,
quand, à l'heure de la messe ou des vêpres, vous parcourez les rues
qui mènent à l'église, souvent, au détour d'une place ou à la sortie
d'une maison, vous croisez des femmes vêtues très simplement
d'étoffes foncées, qui, avec leur physionomie sérieuse, leurs beaux
yeux qui regardent droit devant elles sans aiïectation, leur dé-
marche décente, et d'où la réserve n'exclut pas la grâce, ont enfin
au plus haut degré cette beauté suprême de la femme, où tout le
luxe du monde ne peut faire atteindre, — la distinction.
Du reste, comme je suis venu ici avec l'idée bien arrêtée de ne
voir personne, de ne pas faire une seule connaissance, comme
j'entends m'en tenir à mes livres et à mes bêtes, sans rien de
plus, l'état de la société de province aurait pour moi moins d'im-
portance que pour un autre, s'il n'était vrai que mieux vaut, après
tout, reposer ses yeux sur de belles que sur de vilaines choses.
J'avais eu le malheur d'obliger un voisin. Je me suis arrangé de
façon à lui faire comprendre que je ne désirais m'engager dans
aucune liaison. Eh bien! malgré tout, on s'occupe de moi. Je sais
qu'en ce moment on prend des renseignemens. C'est là le petit,
le mauvais côté de la province ; mais cela n'aura qu'un temps.
A part votre carte, je n'ai encore rien reçu de Paris; ma mar-
raine, M""® de Beauvoyer, que vous connaissez, ne donne pas signe
-de vie. C'est le seul lien qui me rattache un peu au monde, avec
mon aimable neveu, qui est je ne sais où, avec je ne sais qui. Je
me sens un peu mal à l'aise d'être sans nouvelles de ma mar-
raine. Elle blâme ma fugue, me garde rancune, et de cela et
d'une tentative infructueuse de sa part pour laire mon bonheur en
ce monde en me mariant, — ce qui selon moi était, dans tous les
•cas, un moyen bien plus certain de m'assurer un jour une place
distinguée parmi les heureux de l'autre monde, en plein paradis.
Faites tous mes complimens à ces messieurs, — Lamperrière,
Du Coatquen, le général. Écrivez-moi, — vous me ferez un véri-
table plaisir. — La solitude rend écrivassier, — et je sens que je
taille mes plumes. Croyez enfin, mon cher ami, à mes aftectueux
sentimens.
774 REVUE DES DEUX MONDES.
Marcelle à sœu?^ Louise.
Ma bonne Louise,
Désillusion complète ! — M. Roger n'est pas seulement M. Roger
tout court, — c'est un vil saltimbanque, un détestable histrion, dit
papa. Voici l'histoire. (J'oubliais, — et un coureur de dots.)
Papa a fait prendre des renseignemens sur lui. Gela a demandé
un peu de temps, enfin il les a eus.
M. Roger est un ancien chanteur, un 2^ ou 3^ rôle à l'Opéra. Il y
a gagné un peu d'argent et a quitté le théâtre pour tâcher de faire
un beau mariage. Gomme il est connu à Paris, il essaie en province,
après avoir, il paraît, essayé à l'étranger. De là, ses allures roma-
nesques, son attitude théâtrale, et sa belle voix.
C'est dommage ! Maman a été très étonnée, — elle a demandé à
mon père s'il tenait ses informations de bonne source et s'il y ajou-
tait foi. — Papa y croit absolument, — et comme papa est très défiant
et qu'il ne dit que ce qui est, il faut que cela soit vrai. Depuis ton
départ, la maison me paraît un désert. Papa semble de mauvaise
humeur. On dirait que j'y suis p ;ur quelque chose. Maman n'est
pas de bonne humeur. Moi, je m'ennuie à mourir. George ne
compte pas. Tu es regrettée de tout le monde. Papa, quand il
cause, dit que c'est un meurtre de te laisser entrer en religion.
Maman ne répond rien quand il dit cela, — et c'est beaucoup. Jus-
qu'à Victoire qui répète : « Ah ! madame, c'est un agneau qu'on
sacrifie. Est-ce que vous permettrez cela? »
Brebis, agneau ou colombe, ma bonne Louise, tu me manques à
un point que tu ne peux imaginer, — l'avenir m'effraie, — quel hiver
de tristesse je vois poindre, — malgré les incontestables plaisirs des
réunions et la société de *** !
C'est étonnant! — mais, quand je m'interroge, je trouve que mon
impression sur M. Roger ne change pas.
Sœur Louise à Marcelle.
Chère Marcelle,
Tu as raison, et c'est toi qui es dans le vrai. Je ne crois pas un
mot de ce qu'on a dit à M. de Bâvre sur votre voisin. Voici pour-
quoi.
En partant de chez toi avec la mère supérieure qui a été ravie de
ton père, — de son accueil, — nous avons pris le trîiin qui bifurque
à Bonneville. Là, toutes les places étaient prises quand nous avons
dû changer de train, et le chef de gare, qui connaît la supérieure,
MARGELLE. 7y 5
explorait toutes les caisses pour nous. Enfin, il s'est rappelé qu'il
y en avait une entièrement vide. 11 y court, ouvre la portière. J'étais
derrière lui, — et que vois-je? Ton voisin, ma chère Marcelle, qui y
était déjà installé, et fumait en regardant la campagne. Au bruit, il
se retourne. — A l'aspect de la mère supériem^e, jeter son cigare
par la fenêtre et se précipiter à l'entrée, sa toque de voyage à la
main, — pour prendre des mains de l'employé le sac de voyage de
notre mère, — c'a été tout un. — Puis, toujours debout et du ton le
plus respectueux , il ofl're de nous abandonner la caisse, — que
nous serions plus à l'aise, — qu'il craignait de nous gêner.
Notre chère mère, qui savait, par expérience, que tout était plein,
a refusé d'accepter. 11 s'est donc rassis après avoir exigé que nous
choisissions le côté qui nous plairait. Il était d'une politesse si par-
faite et de si bon ton, que la supérieure, en le remerciant, lui a
adressé, forte de son âge, quelques questions aimables. Il y a ré-
pondu avec beaucoup d'aisance et de naturel, — que la province
lui plaisait, — qu'il s'y fixait, — il a trouvé moyen de remercier de
ce qu'on lui permettait de rester dans ce compartiment, — du reste,
a-t-il dit en riant, je ne suis pas, madame la supérieure, tout à fait un
réprouvé. — Nous comptons deux évêques dans notre famille, —
et j'ai des relations trc's intimes dans l'épiscopat actuel. — Puis,
changeant, il a demandé le nom de notre couvent, il a causé de
choses indifférentes. Il allait rejoindre quelques amis de son ancien
régiment qui l'avaient invité à un rallie-papier. — Il a été officier
de cavalerie, — dans les chasseurs. J'ai, ma chère Marcelle, \ti un
peu le monde avant mon noviciat. — Eh bien! on n'a pas ces ma-
nières à la fois simples et nobles, cette élégance de tenue, cette po-
litesse naturelle et si pleine de respect avec des femmes, quand on
n'est pas, je ne dirai pas un gentleman, — mais un gentilhomme de
naissance. — Je n'avais besoin ni des détails sur sa famille, — ni de
savoir qu'il avait servi, — mon opinion était faite. — M. Roger en a
donné à garder. Pioger ne doit pas être son nom. — M. Roger n'a
jamais été un acteur, les personnes qui l'ont dit à ton père ont
inventé ou ont été dupes d'une mystification, — peut-être est-ce
lui-même qui fait courir ce bruit, afin de ne voir personne, et ce
que tu m'as dit de son humeur insociable me porterait à le croire,
— il est purement et simplement un homme de très bonne maison,
je dirai même un homme de très grande maison. Il n'y a qu'à voir
l'accueil des ofilciers qui l'attendaient à la gare de Nortot avec une
grande voiture à quatre chevaux. Par mon oncle Labastye, je con-
nais les grades. — Le heutenant-colouel faisait partie du groupe, et
M. Roger a été fêté, — acclamé, embrassé même. C'étaient des poi-
gnées de main, — des éclats de rire, — on l'a hissé positivement
776 REVUE DES DEUX MONDES.
sur le siège, — à la place d'honneur, — et il est parti comme un
triomphateur.
Voilà, chère Marcelle, ce que j'avais à te dire, et puisque tu
regrettais, ô chère mystérieuse, que votre voisin fût un simple
M. Roger, — et un ancien acteur, biiïe tes tristesses et mets une
plume à ton bonnet, — il n'est rien de tout cela!
Tous mes respects à M™® de Bâvre et à ton père, — moi aussi,
je m'ennuie un peu. — Cette vie de lamille que j'ai menée chez
vous m'a fait plus cruellement sentir encore mon isolement et le
vide de la terre pour moi. — Dieu me soutien dra-t-il? Je l'espère!
Roger à sofi ami Max.
Mon cher ami.
Merci de votre bonne et longue lettre et de tout ce qu'elle con-
tient de réellement affectueux. J'en avais besoin, car, au vrai, tous
les diables bleus semblent s'être donné rendez-vous dans ma tête.
Je suis hanté par de tristes idées, — dirai-je plus, — mille souve-
nirs désolans se sont emparés de mon cœur et lont dans ce domaine
peu exploré le ménage le plus singulier. Vous l'avez peut-être déjà
deviné, je suis sans nouvelles de ma marraine. Elle est en voyage^
sans quoi j'aurais couru à Beauvoyer. Elle me garde toujours ran-
cune de ce mariage manqué, — que Dieu confonde, — et cette ran-
cune persistante me semble inexplicable. La chose n'en valait pas-
la peine et il faut qu'il y ait au fond de tout cela je ne sais quel
élément inconnu qui m'échappe. En attendant, je me sens effroya-
blement seul, et cet isolement fait que la terre m'est un désert. On
a beau faire, le cœur a ses besoins impérieux auxquels on ne peut
se soustraire. Il faut aimer, mon cher Max. — Là seulement est la
vie. — Or, moi, je ne suis pas bien entouré comme vous; je n'ai^
— il ne me reste à aimer, — que ma marraine. Ma marraine, qui
m'a élevé, — ma marraine, qui, lorsque j'ai perdu ma mère tout
enfant, a pris sa place comme elle s'y était engagée devantDieu, —
ma marraine enfin qui, deux ans plus tard, a dû remplacer aussi
mon père et m'a suivi dans la vie. Tout ce peu de bonheur que j'y
ai connu m'est venu d'elle. — Cette sorte de foyer domestique pour
ainsi dire que mon frère et moi avons eu un temps, c'est à elle
que nous en étions redevables, — et la voilà qui s'éloigne de moi!..
Je deviens tout à fait sentimental, mais c'est plus fort que moi.
Mieux vaut m'arrêter, vous en auriez pour huit pages sur le même
ton divertissant. Je comptais aller tous les mois passer quelques
jours près d'elle et la ramener souvent avec moi de haute lutte ^
MARCELLE. 777
puis j'avais ses lettres, — mais s'il faut que je renonce à tout !
— Tenez, mon cher Max, je termine, excusez-moi, plaignez-moi un
peu et me croyez toujours, etc.
Marcelle à sœur Louise.
Chère Louise,
D'abord je ne suis pas une chère myatèrieme. — Chère, oui, je
l'espère et j'y compte. — Mystérieuse, non, — si j'étais mystérieuse,
je ne te dirais pas tout ce qui passe par ma tête, — et pourquoi
faire du mystère ? tu es de ces âmes hautes avec qui et à qui on
peut tout dire, ai-je jamais eu un secret pour toi? — En vérité, je
ne le crois pas. Et ici, il n'y a pas de secret. La vie de province est
tout unie, toute vide, pas un incident, pas un événement. M. Ro-
ger, notre voisin, tranche un peu sur cette monotonie par ses
allures vives, presque originales. — C'est dans le tableau de ***,
un personnage épisodique qui me distrait, et j'en parle avec plai-
sir ; pour mon imagination rassasiée des fadeurs de la nourriture
quotidienne, c'est un ragoût, comprends-tu? et y vois-tu quelque
mal? moi, je n'y en vois pas.
Maintenant, chère Louise, que je me suis mise bien en règle avec
toi, et avec moi, je me hâte de te dire que tu as raison, et que
M. Roger n'est pas un acteur retiré, ni M. Roger tout court. J'en
ai la con\iction et voici l'affaire, comme dit François, — et il lait
bon citer François, puisqu'il va entrer en scène.
Donc, la semaine dernière, François, qui est à la fois cocher et
jardinier, s'était fait à la main une forte entaille en émondant un
rosier. Là-dessus , diachylon , compresses , bandelettes , sous ma
haute surintendance. Ceci, c'est de tradition dans la famille. —
Tous les Bàvre mâles sont soldats, toutes les Bâvre femmes sont
plus ou moins garde-malades — et savent panser les blessures. —
C'est logique, d'ailleurs, — ce que l'un a délait, l'autre tâche de le
refaire, et au point de vue matériel, — et surtout devant Dieu, —
ne vaudrait-il pas mieux — ne rien défaire — pour n'avoir rien à
refaire? Mais cela pourrait nous entraîner fort loin, — et quoique je
sois en train de causer, je trouve le sujet trop profond pour moi.
— Notons cependant en passant que je suis une barbare, — puisque
j'emploie le mot défaire à tort et à travers, — surtout à tort, — et
quel dommage qu'en français on soit limité pour l'interprétation !
— Vois donc, comme en italien, le même mot fait bien. — Quelle
concision, — quelle énergie d'expression — et quelle poésie sobre
de langage dans la réponse de cette pauvre Pia dei Tolomei ! —
778
REVLE DES DEUX MONDES.
Sienna mi fece,
Disfecemmi maremma!
Je bavarde comme une pie ! — (Quel jeu de mot stupide, — ma
parole d'honneur sacrée, — je n'ai pas cherché cette ineptie, —
mais je suis de bonne humeur, — tous les oiseaux du printemps
chantent dans ma cervelle). — Où en étais-je? — je me relis — et
ponctue.
Le lendemain, je lève le premier appareil, et je ne suis pas sa-
tisfaite, la coupure battait. Je fais tout ce que mon expérience me
suggère, et j'attends. Le troisième jour, au seul aspect des bandes,
je dis à François : — On a touché à mon pansement. — François
devient cramoisi et dit : — C'est vrai, mademoiselle. Comment ma-
demoiselle voit-elle cela? — C'est bien facile; du reste,^ceux qui vous
ont pansé s'y entendent. C'est mieux fait que moi. Voilà un entrela-
cement de bandes qui est admirable. — La coupure était superbe,
plus de chaleur, plus de battement. Rien à y faire. — Qui est-ce
qui vous a arrangé cela? Le pharmacien? — Non, mademoiselle. —
Lne sœur à l'hôpital? — Non, mademoiselle. — (Nuance de rouge
de plus en plus prononcée sur la figure, frisant le violet). Je le re-
garde bien en face, je me mets à rire. — Allons, François, c'est donc
un mystère! — Eh bien! mademoiselle, je suis allé, hier, à cinq
heures, à la forge,., j'y ai rencontré Pierre, le cocher du monsieur
d'à côté,., j'avais l'air un peu ennuyé, la main me faisait mal...
Pendant qu'on ferrait l'alezan, Pierre m'a demandé ce que j'avais,
il m'a dit alors : — Venez à la maison,., je vous donnerai un
baume,., j'ai eu bien des coupures et même une blessure, ça m'a
toujours guéri tout de suite. — (Ici, François me regarda, — et il
paraît que ma figure n'avait rien de terrible^ car il continua d'un
air plus gaillard.) Il ajouta que c'était son maître qui le lui avait
donné, — et qu'au régiment et en campagne, il s'en servait pour
les soldats.) — Après le dîner, je vais frapper à la petite porte du
jardin. Pierre me dit : « Entrez, je vais le chercher, » — je ne vou-
lais pas entrer, enfin, j'entre tout en restant dans la cour;.,
comme Pierre insistait, son maître arrive : « A qui donc parles-
tu, Pierre? — Monsieur, c'est un homme qui a une coupure,.,
je veux lui donner du baume, mais il ne veut pas entrer... » Ce
monsieur s'avance, me regarde et me dit, comme un homme de
bonne humeur : « C'est très bien, mon brave!., cela prouve
que vous êtes discret, mais vous pouvez entrer,., cela ne me dé-
rangera pas. )> Il allait passer, il revient et dit : « Et qu'est-ce que
c'est que cette coupure? Qu'est-ce qu'il y a? » — Je le lui dis. Il
répond : « Ah ! voyons donc cela,., ce n'est pas du baume qu'il faut
alors, venez par ici. » — J'entre dans son cabinet... Dieu! que c'est
MARCELIE. 779
beau! des armes, des portraits des gens d'autrefois,., et tout cela
c'est antique,., c'est antique, mademoiselle! Ce monsieur, tout en
fumant son cigare, retire lui-même les bandes de mademoiselle,.,
regarde,., se fait apporter de l'eau tiède; puis met un peu du fameux
baume, et attache les bandes lui-même... Je le remercie de mon
mieux, et, comme je partais, il me regarde encore : « Mais où
diable vous ai-je donc vu?.. Vous avez une tête que je connais!»
— Alors Pierre s'avance, tout gêné, — et dit : « Je sais que
monsieur n'aime pas qu'on voisine,., mais comme c'était pour
rendre service,., c'est le cocher d'à côté. » — a Ah!., c'est
vrai!., je n'aime pas qu'on cause, mais, cette fois, tu as bien fait,
Pierre, très bien fait;., revenez me voir dans deux jours, mon
ami, pour me montrer comment cela va. » Et voilà, mademoiselle,
toute l'affaire.
J'ai dit à François que mon père n'aimait pas non plus qu'on voi-
sine, mais qu'en somme il n'y avait aucune faute dans sa conduite;
qu'il pouvait retourner encore une fois montrer l'effet du traite-
ment, mais une fois seulement, et je suis montée dans ma chambre
pour t'écrire, chère Louise, et pour penser un peu à la façon dont
on fait l'histoire. — J'ai pensé beaucoup, et je ne t'ai pas écrit, trou-
vant que je n'en savais pas assez, puisque, en somme, je ne savais
de nouveau que ce que tu m'avais appris, que M. Roger avait été
militaire. Quant au reste, il n'y avait que des probabilités.
Les deux jours se sont passés. Je ne te dirai pas que je n'ai pas
songé un peu parfois à ce que François aurait peut-être encore à
raconter. Et, le troisième jour, le matin, comme j'étais dans la bi-
bliothèque, on frappe, et François entre d'un air mystérieux et un
peu déconfit. — Qu'est-ce qu'il y a ? — C'est qu'il faut que je demande
à mademoiselle si elle voudrait bien... — Voir comment tout cela
va? — Oui, mademoiselle. — Je croyais, François, que ce n'était
plus à moi à vous soigner. — Ah! mademoiselle,., c'est qu'il
s'est passé bien des choses. — Voyons, dis-je en l'interrompant.
Montez avec moi à la lingerie. — Une fois dans la lingerie, je com-
mence à enlever les fameuses bandes avec toute la lenteur que
commandait l'importance de l'opération et... On sonne la cloche
du dîner. Je ferme. A demain une longue lettre. Ton ami George
va porter celle-ci. Je t'embrasse.
Marcelle à sœur Louise.
Chère Louise,
J'en étais restée au moment où j'étais montée à la lingerie et où
je défaisais les bandes qui enveloppaient la main de François.
François, voyant que je ne parlais pas, reprit son petit récit.
780 RETDE DES DEUX MONDES.
— Il faut donc que je dise à mademoiselle qu'hier soir je suis
allé pour parler à Pierre. 11 m'a appris que son maître n'était pas
visible. Il paraît que ce pauvre monsieur a bien de la peine, ma-
demoiselle. — Bah! Vraiment ! — Oui, à cause de sa marraine. Une
marquise, mademoiselle, et qui l'aime comme son fils. Elle était
très lâchée après lui, et est restée deux mois sans lui écrire. Enfin !
hier on apporte une lettre. — Pierre ne sait pas lire et ne pouvait
reconnaître l'écriture, mais il est habitué au cachet de cette dame,
il court la porter dans le cabinet de son maître, — puis, comme ii
a élevé son maître, et qu'il connaît bien sa marraine, il rentre l'in-
stant après et dit : « Monsieur est-il content? Madame la marquise
va-t-elle bien? )>
Ah ! mademoiselle, — son maître était blanc comme un mort,
— il avait les yeux comme un homme qui va pleurer, — mais il
pleurait pas, parce qu'il est fier. — Il se promenait de long en large
d'un air agité ; il a regardé Pierre sans le voir et a répondu : « C'est
bien, Pierre, c'est bien, mon ami, — laissez-moi. »
C'est la première fois que monsieur me dit vous, 1 disait Pierre,
— moi qui l'ai élevé ! — la première fois, — savez-rvous, c'est dur !
Heureusement il n'y pensait pas. A l'heure de la poste, il a écrit à
sa marraine, — puis il a à peine dîné, — et toute la nuit, Pierre l'a
entendu marcher dans sa chambre. Ah ! — mademoiselle, c'est le
pauvre Pierre qui est affligé ; il craint qu'il n'arrive un malheur.
— Je dois te dire, chère Louise, que je me sentais devenue fort
sérieuse. Je n'ai rien trouvé à répondre que ces mots : « Tant pis,
car ce pauvre monsieur a l'air très bon. »
Ah! mademoiselle, a repris -François, si mademoiselle savait, —
il paraît qu'il est si bon, — si charitable. — Pierre dit qu'il n'y en
a pas deux comme lui au monde ; à son régiment tous ses soldats
se seraient fait tuer pour lui. Le pansement était fini. François
traînait, traînait, comme un homme qui a quelque chose à dire,
et qui n'ose pas. — Il a mis la main sur le bouton de la porte ; puis,
il a pris son courage à deux mains, est rentré d'un pas, et m'a dit :
— Ah ! si mademoiselle voulait ! — Quoi donc, François? — Made-
moiselle est si bonne, si humaine. — Mais encore une fois qu'est-
ce que vous voulez? — Mademoiselle, ce monsieur a été obligé
de recommencer sa lettre à sa marraine, en la cachetant, il allait
si vite, il l'a brûlée un peu, — il a jeté sur son bureau la lettre
brûlée. — Pierre m'a dit : « Si je pouvais savoir ce qu'il y a de-
dans, — je suis sûr qu'il va arriver un malheur, mais je ne sais
pas lire, — et je l'aime tant, mon pauvre maître. — Ce n'est pas
mal de lire sa lettre, — si je peux le sauver, — l'empêcher, je ne
sais pas, je le connais, jamais je ne l'ai vu ainsi.
Je te lais grâce, chère Louise, — de mon refus très net, — des
MARCELLE. 781
supplications de François, de mes réflexions sur les conséquences
possibles de mon refus; bref, j'ai lu cette lettre à demi brûlée, —
la voici, telle que je ne l'oublierai jamais, — écrite d'une main trem-
blante ; chaque mot m'est resté gravé dans l'esprit, et, hélas 1 pour-
quoi ne pas le dire ? dans le cœur.
« — Madame la Marquise :
J'avais une marraine,
Que mon cœur, mon cœur a de peine!
J'avais une marraine
Que toujours adorai !..
Que toujours adorai!
« Ne me faites pas chanter au sérieux cette chanson si cruellement
bouffonne pour moi, madame la Marquise, car si vous m'y rédui-
siez, n'ayant plus rien à aimer en ce monde, au lieu d'un accom-
pagnement de guitare, j'y mettrais un accompagnement que se
chargerait de faire la détente de mon revolver.
(( Roger. »
J'ai rendu la lettre à François et je suis montée dans ma chambre.
Maman m'a appelée, je me suis regardée dans la glace, — il me
semblait que je devais être toute changée. — Et seulement alors
je me suis aperçue que des larmes coulaient sur mes joues. Je ne
les avais pas senties jaillir. Heureusement maman était très affai-
rée ; elle chiffonnait dans son armoire et m'a parlé en me tournant
le dos. En sortant de chez maman, j'ai rencontré François qui rô-
dait d'un air mystérieux. Il m'a demandé la permission de me par-
ler, — et, arrivé au corridor qui précède ma chambre, m'a tendu
une dépêche toute ouverte. Je l'ai prise machinalement et, en proie
à une sorte de sm'excitation, l'ai lue pour ainsi dire d'un seul coup
d'oeil. La voici :
A Monsieur Roger.
Mon enfant bien-aimé, je t'aime toujours autant. Pourrais-je ne
plus le faire quand je le voudrais ! Viens vite m'embrasser à Beau-
voyer.
Marquise de Beauvoyer.
J'avais à peine fini de lire, que je suis rentrée en moi-même.
7^2 REVUE DES DEUX MONDES.
J'ai grondé François de l'indiscrétion qu'il venait de me faire com-
mettre, — pas bien sévèrement cependant, car j'avais comme un
remords de conscience à le faire en me disant qu'au fond j'avais
été enchantée qu'il me iorçât la main, — et j'ai ouvert ma porte.
— François avait absolument perdu la raison, — ne voulait-il pas
aussi que je lise une dépêche que le cocher Pierre allait porter au
télégraphe pour son maître qui, disait-il, partait en voyage ! Pour
le coup, j'ai envoyé François à tous les diables; je l'ai prévenu que
s'il me parlait encore une seule fois de ce monsieur, j'avertirais
mon père, et je suis rentrée dans ma chambre sans même me re-
tourner.
Et maintenant, — je me rends compte que, malgré tout, j'ai com-
mis deux indiscrétions impardonnables, — que chez une femme,
c'est beaucoup moins excusable encore, puisqu'il s'agissait de la
correspondance d'un homme, et d'un homme jeune... et cepen-
dant, chère Louise, je n'en ai pas le moindre regret^ Je me sens
transportée, il me semble que le monde m'apparaît avec des
splendeurs jamais entrevues, que la vie est belle ! J'ai envie
de rire sans raison. Pourquoi? En vérité, je voudrais bien le
savoir, comme je voudrais savoir pourquoi, me sentant coupable
et dans mon tort, je ne puis faire taire cette voix extraordinaire
qui chante au dedans de moi-même. Ne me gronde pas. — Aime-
moi, écris, et pense à
Marcelle de Bâvre.
Madame de Beauvoyer à son frère Monseigneur de Beauvoyer,
Mon cher frère,
Vous m'avez fait commettre une grosse imprudence. — Vos in-
tentions étaient excellentes, mais vous vous rappellerez ma répu-
gnance à pousser à bout mon pauvre Roger, et peu s'en est fallu
que cela n'ait des conséquences irréparables. Je connais mieux que
vous ce cœur si tendre, si généreux, si entier dans ses affections, —
et qu'est-il arrivé? C'est que, lorsque je l'ai menacé de me retirer
de lui tout à fait, mon pauvre cher enfant m'a menacé lui... de se
brûler la cervelle, en me disant : je n'ai plus que vous au monde.
— Et ne croyez pas que ce fût parole en l'air, — je l'ai vu dans les
grandes circonstances de sa vie, — il ne vit réellement que par le
cœur; — c'est l'unique ressort chez lui, et ce ressort brisé, je le
sais capable de mourir comme il le dit.
J'aipassé par des angoisses que vous, homme et prêtre, ne com-
MARCELLE. 783
prendrez pas. Je lui ai télégraphié de venir. — Je ne vivais plus.
— En vérité, — je ne sais pas si, tout compte fait, je dois rien re-
gretter, car j'ai eu une des plus douces émotions de ma vie. Il
m'annonce son arrivée. — Je fais tout préparer. — J'envoie à la
gare une voiture, et en main, le cheval qu'il monte ici.
A l'heure de l'arrivée du train, mon cœur de soixante-dix ans
s'est mis à battre. — Si le pauvre enfant al'ait ne pas venir. — S'il
lui était arrivé malheur. — Dieu m'a rehisé le bonheur d'être mère.
— Mais je viens, je crois, de passer par toutes les émotions d'un
cœur de mère. — La vieille Alexandrine ne me quittait pas, — et
me suivait partout avec un verre d'eau sucrée et je ne sais quelle
abominable drogue. — Enfin, elle a eu une idée superbe. — « Si
madame montait à la lingerie, — on voit le tournant du chemin. »
— Me voilà dans la lingerie, — avec une lorgnette. — Je vous
assure, mon frère, que c'était à mourir de rire de nous voir,
Alexandrine et moi, regarder la route poudroyer et le gazon ver-
doyer. — C'est pourquoi, quand tout à coup Alexandrine m'a dit :
« Madame, le voilà! )■> quand en me penchant, j'ai aperçu comme
elle un cavalier à ce fameux tournant du chemin, — nous nous
sommes mises tout sottement à pleurer. — Alexandrine a saisi ma
main pour l'embrasser, — et moi, je lui ai dit : — « Non, — em-
brasse-moi, ma bonne,» et très démocratiquement nous nous sommes
embrassées. — Puis, j'ai essuyé mes yeux, — je suis descendue; —
au moment où j'ouvrais la porte du vestibule du côté de l'avenue
de peupliers, on sonnait la grosse cloche de la grille, la grille s'est
ouverte, — un cheval a passé comme un éclair, — et ma foi, mon
cher frère, — c'est un des plus saisissans et des plus beaux spec-
cles que j'ai eus de ma vie que celui de ce brillant cavalier qui vo-
lait littéralement sur l'avenue. — A deux cents mètres, il a enlevé
son chapeau et m'a envoyé un baiser. — Le reste s'est passé comme
dans un rêve. — Leblanc a saisi le cheval. — Roger s'est précipité
à terre au risque de se briser, — j'étais sur les degrés, — et par
un de ses mouvemens qui n'appartienn'^nt qu'à lui, il a voulu se
jeter à mes genoux, — je n'ai eu que le temps de le relever, — il
m'a dit seulement : « Marraine, quel mal vous m'avez fait, » j'ai
senti sa tête sur mon épaule, — et me suis mise à sangloter.
Maintenant notre vie est réglée, — tous les soirs, il me fait la
lecture, — assis sur une petite chaise basse près de moi, — puis
nous causons, et c'est là qu'est son grand charme, — ce sont tou-
jours les mêmes bons yeux caressans, le même sourire doux, —
des petits soins de femme ; — tel il était à douze ans, confiant et
tendre, tel je retrouve mon filleul bion-aimé à trente-cinq ans. A la
mort du marquis, j'étais cruellement privée de n'avoir pas d'entant
à cause de l'isolement. En ce moment, la Providence me dédora-
784 REVUE DES DEUX MONDES.
mage, — je n'aurais jamais osé espérer un pareil fils, — Bien des
idées occupent mon esprit. — Je me sens seule à Beauvoyer, —
si je pouvais décider Roger, — puis peut-être un jour se mariera-
t-il ? Malgré tout, — cela demande à être mûri. — En attendant,
Roger m'a promis d'aller passer quelque temps chez vous en par-
tant d'ici. — Je vous l'enverrai d'ailleurs le plus tard possible.
Donnez-moi, mon frère, de vos nouvelles. — Tous mes meilleurs
complimens au bon abbé Ledoux, — et croyez-moi, etc.
Marcelle à M"^^ de Barre.
Du couvent des Daines du St-Sacrement.
Ma chère maman,
Je continue à me bien porter, et ces dames, notre chère mère
en tête, sont pour moi pleines de bontés et d'attentions. Louise,
qui vous prie d'agréer ses plus humbles respects, ne me quitte
pas, et je serais heureuse si je connaissais le fin mot de cet exil
ou de ce temps d'épreuves qui m'est imposé, — par papa, —
n'est-ce pas, chère maman? car ce n'est pas vous qui en avez eu
l'idée?
Nous avons eu ici un grand événement et de bien belles fêtes, —
et vous allez être très surprise, — et un peu triomphante, ma
bien bonne maman, de ce que je vais vous conter. Je procède par
ordre.
M^ de Saint-Lô fait en ce moment sa tournée pastorale. Dimanche
notre chère mère a reçu l'avis que Monseigneur arriverait mercredi
à deux heures, et que jeudi il célébrerait l'office dans notre petite
chapelle. Vous pensez le bouleversement et le remue-ménage du
couvent. — La chambre de Monseigneur, de son grand-vicaire, —
des autres vicaires, peut-être. Et quel dîner pour Monseigneur! —
Resterait-il jusqu'à vendredi, — et pourrait-on lui servir le fameux
pâté au poisson? ou partirait-il jeudi, et fallait-il en faire un
d'avance et le lui servir à tout hasard? Grave affaire, — et pour
laquelle, malheureusement, nous n'avions pas de Sénat (pas de
pères conscrits, dirait M. Dubois) à consulter! — C'est une réputa-
tion que ces pâtés et ce poisson, — et les dames de Sainte-Marie,
si elles ont du chasselas incomparable (dans la saison, s'entend), —
n'ont pas ce maigre merveilleux. — Nous avons toutes répété un
chœur, un Agnus et un Salutaris; — nous avons épousseté, paré
la chapelle ; — on a renouvelé toutes les bobèches des chande-
liers, — et la couronne de la sainte Vierge. J'ai refait avec de la
mie de pain qui durcira un coin du talon de saint Christophe. —
— On a repassé à l'encre quelques coutures uu peu blanches du
MARCELLE. 785
beau tapis d'autel et installé le fauteuil de Monseigneur et son
coussin.
Enfin, tout cela terminé, en grand état, allégresse de cœur et
exaltation d'âme, nous avons attendu mercredi. J'oubliais de dire
que la serre a été dévastée, et que pour un grand mois nous se-
rons sans fleurs. — 11 est venu enfin, ce bienheureux jour, et pour
quelques-unes, en particulier, il a eu, ma chère maman, bien des
surprises.
A deux heures un quart, Monseigneur est arrivé dans sa voiture,
— dans son carrosse, dit la mère Saint- Vincent. — M. le curé de
Villiers et celui de Noulleville l'attendaient déjà. — Monseigneur
est superbe, — c'est un prélat de grande mine, mais très bienveil-
lant, très bon et très fin. Après les premières cérémonies, on l'a
conduit dans ses appartemens, puis il est descendu au grand sa-
lon, et on lui a fait les présentations. — J'ai eu l'honneur de lui
être présentée particulièrement et de baiser son anneau. Il m'a
demandé qui nous avions à *** — J'ai nommé l'abbé Fleury. —
Monseigneur le connaît et l'apprécie fort. Il m'en a dit grand
bien. 11 a été au séminaire avec lui, — peu de temps. — Mon-
seigneur est parti six mois après l'entrée au séminaire du doyen,
mais il l'y a vu et l'a retrouvé depuis. Monseigneur m'a demandé
des nouvelles de sa santé, — et s'il ne souffrait pas d'un « amai-
grissement inquiétant,, » — avec un fin sourire qui voulait dire
beaucoup. — Notre chère mère lui a fait voir, — je pense pour
gagner appétit, — un bout de jardin, puis on est rentré. Mon-
seigneur a demandé si cette hospitalité à plusieurs ne gênait pas.
— On a répondu : bien au contraire. — « C'est que, a-t-il dit, j'ai
laissé du monde à l'hôtel. — Est-il possible? Mais qui donc? —
Oh ! le filleul de ma sœur, M""® de Beauvoyer. — Quoi ! vous nous
avez fait cette injure!., il faut aller le chercher;., nous n'avons
pas de chambre, naturellement, mais il faut au moins qu'il dîne
avec vous. Vite, vite, la voiture! Il sera ici à temps. » — On
réattelle tout de suite, la voiture part, et juste cinq minutes avant
l'heure de se mettre à table, la porte du salon s'ouvre à deux bat-
tans, et le laquais de monseigneur annonce d'une voix retentis-
sante et avec emphase: — « M. le marquis de Ferrier! » Et je
vois entrer, — devinez qui !!! — notre voisin, M. Roger, qui s'ap-
pelle bien Roger, mais Roger marquis de Ferrier, — Roger de son
prénom. Vous triomphez, maman, — et moi! ma bonne et chère
maman, je vais vous parler comme votre fille qui ne doit pas avoir
de secrets pour vous, — moi, je triomphais aussi un peu, et cela
ne me faisait pas de peine !
Ce n'est pas tout, — il avait fallu rajouter un couvert, — on ne
TOME xcvin. — 1890. 50
786 BEVUE DES DEUX MONDES.
savait où mettre le nouveau condve, et comme je suis une laïque,
une âme qui appartient par suite absolument à Satan et au monde,
et que ma damnation immédiate ou future ne, fait pas question,
c'est près de moi qu'on l'a mis !
Le dîner aété très gai, très animé, M^"" de Beauvoyer amis tout de
suite tout le monde à son aise. Il cause fort bien. — Son grand-
vicaire est très instruit; notre chère mère, c'est vous qui l'avez
dit, a du monde; c'était, je vous assure, un feu roulant. Et moi?
moi, ma chère maman, — j'ai causé un peu avec mon voisin, —
je ne pouvais pas, par politesse, ne pas répondre, — et je dois
l'avouer, il est charmant, plein d'entrain. — Monseigneur lui a dit
de sa place : — (( Ferrier, tu peux causer avec M^^^ de Bàvre,
elle habite ***. » — Là-dessus, reconnaissance, — pas bien sincère,
entre nous, — car je crois qu'il m'avait reconnue. — Il m'a parlé
de papa et de vous, maman, avec un profond respect, combien il
était heureux d'être votre voisin, bien qu'il n'ait pas l'honneur de
vous connaître. — Je lui ai parle de ce service qu'il nous a rendu.
Il m'a dit qu'il avait été bien confus de ne pas faire mieux, — mais
sa jument est très peureuse, — elle a déjà failli tuer son cocher. Il
est revenu avec Monseigneur de chez la marquise sa sœur, qui est
sa marraine. Il adore sa marraine. Il dit que c'est le seul être au
monde qui lui reste. — Aussi comme il en parle! Elle a toutes les
grâces, toutes les vertus, toutes les perfections, cette marraine
bien-aimée.
Dans le feu de la conversation, il s'est oublié plusieurs fois, di-
sant : « Marraine -marquise m'a dit ceci, — marraine-marquise m'a
dit cela ; » — n'est-ce pas charmant? A la troisième fois, j'ai relevé
le mot en souriant, — il s'est trompé sur mon sourire, a rougi
jusqu'aux cheveux, et s'est excusé en disant : — Vous avez rai-
son, mademoiselle, c'est enfantin,., et absurde avec mes trente-cinq
ans,., mais je m'oublie par moment,., puis j'arrive de chez elle,..
j'ai repris mes habitudes,., c'est si bon,., et il y avait si long-
temps que je ne l'avais Mie. — A ce mot, il est devenu très
sérieux, — presque triste, — je lui ai parlé de ses chiens pour le
remettre, — il adore les bêtes. — Mais il m'a dit : — « Vous-même,
vous les aimez fort, pms4Ue vous avez sauvé une hirondelle! » —
J'ai rougi à mon tour. — Je me suis rappelé l'hirondelle de Ville-
neuve, — et j'ai voulu dire : c'est enfantin, et absurde, — mais
il m'a arrêté, et a ajouté : — « Vous avez sauvé notre sœur
l'hirondelle. Voilà ce qu'eût dit saint François-d' Assise. » — On
est resté longtemps à table, si longtemps que, comme Monseigneur
est dans l'habitude de se retirer de bonne heure, il y a eu à peine
de soirée. On a fait un peu de musique. J'ai joué comme une pen-
sionnaire, c'est le cas de le dire, et je n'ai pas osé chanter. Mon-
MARCELLE.
787
seigneur a dit à la supérieure que M. de Ferrier était bon musicien,
— qu'il avait une fort belle voLx, — mais on a eu beau insister, il
n'a jamais voulu chanter.
Je vous dirai demain, chère maman, comment se sera passée la
journée, — Monseigneur célébrera la messe avec toute la pompe
possible. — Nous chanterons, — et, pour la circonstance, M. de
Ferrier, malgré tout, d'ordre de Monseigneur, chantera un O salit-
taris !
Marcelle à sa mère.
Ma chère maman.
Tout s'est bien passé, l'office a été superbe, — et il n'y aurait
rien eu à dire, si M. de Ferrier ne s'était abstenu de venir, ce
qui a beaucoup froissé la supérieure ; c'était la seule voix d'homme
et on y comptait. 11 s'est excusé par une lettre, sur une afiaii'e ur-
gente. Mais, après la façon dont il avait été reçu hier, il n'eût
été que poli de ne pas manquer, La vérité, à ce que j'ai cru en-
tendre, c'est qu'il y a à la ville voisine deux ou trois monumens
qu'il a voulu aller voir, et qu'il n'est pas de devoir de politesse qui
tienne devant lui contre de vieilles pierres.
Nous avons eu après la messe un fort beau déjemier. — Mon-
seigneur est resté pour faire collation, puis il est parti à sept heures
pour prendre le train du soir.
P. -S. — M. de Ferrier est complètement rentré en grâce auprès
de ces dames, — il vient de leur envoyer un superbe crucifix en
vermeil pour la chapelle qui n'en avait qu'un en cuivi'e argenté.
Roger à J/™^ la marquise de Beauvoyer.
Ma chère marraine.
En vous quittant, je suis allé chez votre frère comme nous en
étions convenus. Monseigneur alkut partir en tournée épiscopale.
Il a exigé que je l'accompagne, et, — je ne sais à quel titre, —
un évéque chrétien est parti escorté d'un ancien officier de cava-
lerie en guise de coadjuteur ou de suiïragant.
Monseigneur était en veine de gaîté, — et d'esprit. Il me disait :
« J'ai bien envie de te faire porter sur un coussin une épée et des
éperons. Il ne manque pas de prélats dans l'histoire qui portaient
le hoqueton. » Au second couvent qu'il a ^^sité, — c'était, mar-
raine-marcpjise, un très authentique couvent de dames nobles, —
comme un rameau détaché et fleuri de l'Abbave-aux-Dames, —
788 REVUE DES DEUX MONDES.
Monseigneur m'a dit : « Je ne peux pas t'emmener, mais je te ferai
inviter. Si tu t'absentes, dis bien où tu vas, qu'on sache où te
trouver. » En efïet, vers l'heure du dîner, arrive tra, tra, tra, le
landau de Monseigneur. Je n'ai que le temps de sauter dedans,
— et une demi-heure après, je faisais mon entrée dans la sainte
maison, où j'ai trouvé la plus aimable compagnie du monde, un ac-
cueil charmant et la chère la plus délicate. J'ai trouvé de plus ce
que je ne cherchais pas, une voisine de***, M^'^ de Bâvre, fille de
mon voisin, le comte de Bâvre, si bien que c'est fait de mon in-
cognito, et que tout ce qu'il y a de bien pensant comme vieilles
dames à ***, va se mettre en campagne pour me marier, dans le
plus grand intérêt de mon salut. Du reste, M"* de Bâvre, qui était
près de moi à table, est charmante, — fort distinguée, — de l'es-
prit, — et même de l'esprit original. — Vous le savez, marraine,
quand je suis loin de vous, j'ai la rage de parler de vous, et une
fois que j'ai enfourché mon hobby favori, je ne me laisse pas facile-
ment démonter. J'ai donc parlé de vous à ma jeune voisine, —
qui a pris, pour écouter vos louanges (ai-je dit vos louanges?), un
petit air sérieux et attentif qui m'a beaucoup plu. — Le mot mar-
raine-marquhe m'ayant échappé, ce qui était enfantin, — elle a
souri, — il paraît que j'ai eu l'air de prendre la mouche sur le
sourire, — et elle a trouvé pour s'excuser des termes si heu-
reux, — expliquant bien la différence du rire au sourire, — et cela
en rougissant, d'un air convaincu, et avec un si joli regard,
devenu subitement sérieux, que, vous, marraine, vous l'eussiez
trouvée adorable. — Moi, vous le savez, j'ai renoncé à Satan et à
ses pompes ; mais, en ma qualité de vieux garçon, je puis dire, sans
que cela tire à conséquence, qu'elle était en efïet adorable. J'avais
promis à l'abbesse de chanter le lendemain un O saluiaris. — Je
me suis fait excuser par monseigneur, et comme cela avait fait
mauvais effet, j'ai pris quittance du tout en envoyant un crucifix
en vermeil présentable. Monseigneur m'a repris en passant, et
nous avons continué sa tournée, — lui bénissant et inspectant, —
et moi, prenant sur une foule de vieilles églises des notes dont
je vous fais grâce. Enfin, au bout de huit jours de cette heureuse
vie, monseigneur, voulant tirer vers ses pénates, m'a congédié, en
m'engageant, en termes galans, à aller au d.., non, marraine-mar-
quise, rien du mahn esprit, après tout, car je suis parti béni
comme le reste.
Je suis arrivé hier chez moi, et, mes chiens embrassés, mes
chevaux caressés, la première chose que je fais est de vous écrire.
Cependant, dois-je vous le dire? — je suis pris d'une vague inquié-
tude. Dans un ravissant chef-d'œuvre du plus grand poète des
temps modernes, — d'Alfred de Musset, — un personnage de la co-
MARCELLE. 789
médie dit à son valet : a Personne ne passe naturellement devant
ma porte, il y a autour de ma maison une odeur d'amans ! » Je
vous dirai, marraine : «Personne ne passe naturellement devant
ma porte, il y a autour de ma maison une odeur de fille à ma-
rier ! » Vous savez que mon incognito est rompu, qu'au lieu
de M. Roger, ancien chanteur, mauvais sujet, et coureur de dots,
on sait qu'on a affaire à un personnage infiniment plus respectable.
Hier, je suis arrivé d'assez bonne heure pour aller à la grand'-
messe. A mon passage dans l'église, au milieu de la nef, j'ai vu
des mouvemens de cou, j'ai entendu des frémissemens et de
très faibles chuchotemens qui n'avaient jamais jusqu'alors salué
mon arrivée. M'"^ de.., mère de trois filles taillées en planches, a
tait un -mouvement gracieux pour ranger sa chaise quand je suis
passé. J'ai vu, à ma droite et à ma gauche, rajuster des bandeaux
qui n'avaient pas à être rajustés et draper des robes qui n'étaient
pas sorties de leurs plis. Vous me direz à cela, que je suis un fat
abominable. C'est tout le contraire qu'il faudrait dire, et je ne
saurais me montrer plus humble qu'en avouant que l'attention dont
je suis l'objet ne s'est éveillée que depuis ma personnalité, c'est-
à-dire ma valeur marchande, découverte.
Ce serait un beau moment, marraine-marquise, pour traiter avec
vous ce fameux sujet du mariage qui m'a valu de vous tant de du-
retés. — Le mariage, dit Figaro, étant de toutes les institutions la
plus bouffonne... Eh bien! non, — je m'abstiens.
Je sens encor des coups la meurtrissure fraîche,
Vous le voyez, marraine, je fais des vers, je vous parle comme
aux dieux, — en vers. Apaisez-vous, et surtout écrivez-moi
vite et longuement. — Gela va me sembler si bon de vous lire.
Avec le respect que vous connaissez et une afiection si profonde
que vous ne la connaîtrez jamais complètement, je baise votre
main, chère marraine, et suis, etc., etc.
Marcelle à sœur Louise.
Ma bonne Louise,
Me voici dans la maison paternelle ; je suis arrivée à sept heures.
Mon voyage s'est très bien passé. Les deux dames à qui on m'avait
confiée ont été charmantes. Papa m'attendait à la gare. Il avait son
expression de visage habituelle, il a paru seulement m'examiner
avec quelque curiosité. Maman a été très bonne pour moi. J'ai
790 REVUE DES DEUX MONDES.
trouvé à la maison tout comme d'habitude. i\i papa, ni maman ne
m'ont rien demandé ni rien dit; — je suis donc encore à chercher
la raison de l'ordre barbare qui m'a bannie pendant deux mois des
états du Roy mon Père. En disant qu'on ne m'a rien dit, je me
trompe. On a parlé de ma tante, — et maman m'a annoncé que
M. de Saint-Pierre allait arriver et que mon mariage serait avancé.
« — Cela doit te faire plaisir, Marcelle? — a ajouté maman en me
regardant. — Mais, maman, que voulez- vous que cela me fasse? »
et, en parlant ainsi, j'ai, sans y attacher d'importance, regardé
mon père, qui avait de son côté les yeux fixés sur moi et semblait
très attentif. On a parlé d'autre chose, et l'incident n'a pas eu de
suite.
La maison ne m'a jamais semblé bien gaie, mais maintenant je
m'y ennuie à mourir. Ma seule, mon unique distraction, c'est
d'aller jouer de l'orgue à l'église l'après-midi quand les portes sont
fermées. Le doyen a donné à maman pour moi une clef de la porte
de la sacristie, et j'y vais, flanquée de Victoire, dont le ravisse-
ment ne connaît pas de bornes et qui gagne, avec une inconce-
vable activité, des myriades d'indulgences à tous les chemins de
croix et à tous les autels pendant que je chante. L^, je me sens
heureuse et tranquille, car il n'y a jamais personne, pas même le
sacristain. Aujourd'hui cependant, et je ne sais comment cela a pu
se faire, — j'y ai fait une très extraordinaire rencontre, — il me
semble que je te vois sourire d'avance, — enfin il n'y avait pas
de ma faute, car toutes les portes étaient bien fermées.
Je venais de chanter l'air de Stradella, qui n'est pas, tu le sais,
d'une gaîté folle, et, pour cette raison, s'harmonise on ne peut
mieux avec mes pensées, et je descendais de l'orgue tout en remet-
tant mes gants lorsque, arrivée au milieu de l'escalier, j'ai aperçu
un monsieur qui, le coude appuyé sur l'extrémité de la rampe, le
front dans la main, était plongé dans une méditation si profonde
qu'il ne m'avait pas entendue descendre. Tu devines que j'ai re-
connu tout de suite M. de Ferrier. Je ne voyais que son profil ; il m'a
semblé pâli et maigri, — il était très absorbé. J'ai pu le regarder
bien à mon aise, — il n'avait pas l'air bien gai non plus, lui, —
j'ai passé un instant qui m'a paru délicieux, — je ne faisais pas un
mouvement ; — si c'est un gros péché, tant pis ! Je m'appliquerai
des indulgences de Victoire, — enfin, j'ai eu peur d'être surprise,
-— j'ai descendu une marche qui a eu l'esprit de craquer, et m'a
ainsi tirée d'embarras. M, de Ferrier s'est retourné; ses yeux, qui
venaient de regarder dans le clair de l'église, ne distinguaient pas
très bien de mon côté. Il s'est redressé et allait s'éloigner par dis-
crétion quand enfin il m'a reconnue. C'a été, bonne Louise, un
i
MARCELLE. 791
coup de théâtre, — sa figure fatiguée, car il est très fatigué, — •
s'est illuminée; — s'il s'agissait d'une autre personne que moi, je
dirais qu'elle a pris une expression de ravissement pendant qu'il
me regardait d'un air qui voulait dire : « Quoi, c'est vous qui chan-
tiez, c'est vous que j'écoutais? » Il a même fait un mouvement vers
moi, — qu'il aréprirnî tout de suite ; — puis il a repris son sang-
froid et s'est éloigné en saluant. Comme je descendais la dernière
marche, il disparaissait dans la petite porte qui mène aux tours.
C'est probablement là qu'il était quand nous sommes arrivées. J'ai
attendu un peu avant d'aller retrouver Victoire, car je sentais que
les joues me brûlaient, et j'ai tenu à faire une petite promenade
avant de rentrer, — je suis montée bien vite à ma chambre, — et
je viens en arrivant de me mettre à t'ecrire. Je trouve, comme
Marc-Aurèle, que je n'ai pas perdu ma journée. — Voilà, je l'es-
père, une longue lettre. A ton tour de m'écrire, — longuement
surtout, — très longuement.
P.-S. — Je suis une sotte, — ce n'est pas Marc-Aurèle, — c'est
Titus.
Roger à madame de Beaiwoyer.
Ma bien chère marraine,
Ma vie ici est toujours la même. — La plus grande régularité
préside à tous les détails de mon existence. — Je ne m'en plains
pas, — tout disposé cependant à faire mon profit des incidens
heureux qu'un Dieu propice peut jeter sur ma route. J'ai eu aujour-
d'hui une aubaine de ce genre, et vous conterai cela tout à l'heure.
Je dois d'abord vous dire que j'ai reçu ces jours-ci des nouvelles indi-
rectes de monsieur mon neveu. Il paraît qu'il se prépare encore à
faire de belle besogne. — Vous qui aimez tant les mariages, mar-
raine, je vous servirai cela en temps et heu. Monseigneur de
Beauvoyer m'a écrit avant-hier une lettre charmante — sans le
moindre exorcisme; — il compte toujours partir le 17 pour Beau-
vover. — Mon ami Maximilien est dans le Tvrol qui chasse le cha-
mois. Dans sa dernière lettre, d'il y a cinq jours, il me chargeait
comme toujours de mettre à vos pieds ses hommages. En voilà un,
marraine, qui vous adore. — C'est le seul qui ait compris quand
j'ai dit que je ne pouvais vivre en me sentant loin de votre grand
cœur (ce n^est pas une façon indirecte de vous rappeler que depuis
huit jours vous ne m'avez pas écrit) !
Je vous ai parlé d'un incident, — le voici.
Cet après-midi, j'étais, comme cela m'arrive souvent, assis
792 REVUE DES DEUX MONDES.
à la lenêtre d'une des tours de la cathédrale. J'ai cru entendre le
son de l'orgue. Gela m'a intrigué, je suis descendu et j'ai entendu
la plus belle voix que je connaisse, — une voix d'un timbre ravis-
sant, — une de ces voix qui prennent le cœur, et qui montent au
ciel comme le cri d'une âme en détresse; — il semblait qu'on en en-
tendît lesbattemens d'ailes désespérés, — cela avait je ne sais quoi
de délicieux et de navrant, et mon cœur malgré moi s'est mis à
battre dans ma poitrine cette charge assourdie qu'un poète améri-
cain compare aux sons des tambours voilés de crêpes de deuil. —
Et puis, — devinez, marraine-marquise, — j'entends craquer l'es-
calier, je me retourne, et me voilà face à face avec M"® de Bâvre,
ma voisine de table au couvent du Saint-Sacrement, — celle qui
parle si bien de vous, — c'était elle qui me tenait sous le charme
depuis une demi-heure.
Je l'ai trouvée un peu changée, — légèrement maigrie, ce me
semble; — mais ses yeux n'en paraissent que plus beaux, et avec
son teint pâle, ses épais bandeaux de cheveux bruns, et son joli
regard un peu voilé, candide, fier et doux, c'était, je vous jure,
une ravissante apparition.
J'ai été très gauche, — ai su à peine saluer ; — quelle triste
opinion elle a dû avoir de moi!
Marraine, écrivez-moi !
Marraine, je vous adore ! — et merveilleusement me contriste de
n'ouïr point parler de votre Seigneurie. — Je baise votre main et
suis, etc.
Marcelle à sœur Louise.
Ma chère Louise,
C'est un vrai journal aujourd'hui; mais aussi que d'événemens
dans ces derniers jours, — et que d'émotions! il me semble que
j'ai vécu dans un rêve. Mais la réalité de mes souvenirs est là qui
me rappelle que je n'ai pas rêvé. Parfois, j'ai peur de moi-même,
peur des imaginations qui me viendront peut-être... — Il me faut
une volonté ferme, — et le secours de Dieu. Il faut que, comme les
gens qui côtoient un abîme, je regarde haut devant moi et jamais
à mes pieds.
iNous étions invités mardi chez M™^ de Montglars. Il y avait une
grande soirée. — M. de Saint-Pierre nous y accompagnait, — il
était venu passer deux jours, — et repartait le lendemain matin.
Je ne sais pourquoi, je m'attendais à quelque chose. Vers onze
heures, — on annonçait, — on a annoncé le marquis de Ferrier.
MARGELLE. 793
— Papa et maman se sont regardés, — du reste, il y a eu silence
général, l'attente de l'inconnu, car personne ne connaissait son
nom ici. Il m'a paru encore plus fatigué, il est décidément mai-
gri et a les traits tirés. Tout le monde le regardait avec curiosité.
Pour la première fois, je me suis aperçu qu'il est décoré. II avait
un air d'ennui, — je ne sais quoi de raide, — comme une morgue
qui ne lui est pas habituelle. — Il est allé saluer M"'^ de Montglars,
puis M. de Montglars s'est emparé de lui ; — ils se sont approchés
de la cheminée. M. de Ferrier a parcouru le salon d'un regard
distrait, tranquille et froid. Arrivé à moi, il m'a semblé que ce re-
gard s'animait. Il a fait un de ces demi-saluts comme on en peut
faire de loin. M. de Montglars, qui l'a remarqué, lui a parlé. —
M. de Ferrier a désigné maman et moi du regard. — M. de Mont-
glars l'a amené à nous, — il y a eu présentation en règle. — M. de
Ferrier s'est adressé à maman avec son aisance habituelle, et à ce
moment on a joué la ritournelle d'un quadrille. M. de Ferrier m'a
demandé si j'étais engagée. — Fort heureusement, je l'étais, —
mais Yoilcà que Jules de Montglars, à qui j'avais promis, accourt
tout essoufflé ; il avait invité la iille du Président et l'avait oublié.
Son père l'a tancé, en ajoutant : — u Tant mieux pour M. de
Ferrier, qui va te remplacer. » — Maman aurait bien voulu
refuser, — papa aussi, — qui venait d'arriver, — mais le moyen
sans faire une véritable insulte et à M. de Ferrier et à M. de Mont-
glars, qui venait de le présenter? Moi, bonne Louise, je n'étais pas,
— malgré tout, — aussi désolée. J'ai passé ma main sous son
bras; — je crois que cette main tremblait un peu, — et nous
sommes allés nous mettre eu place. A peine y étions-nous que
M. de Ferrier m'a parlé de notre rencontre au pied de l'orgue. Puis
me regardant bien en face, avec la netteté, le ton tranquille et ré-
solu d'un homme que les convenances ordinaires n'arrêtent pas,
en même temps avec une expression d'intérêt si visible que je lui
ai pardonné son coup d'autorité, — il m'a dit que je lui avais paru
très pâlie, — très changée même. — Avais-je donc été malade? —
Au couvent de **% j'avais l'air d'avoir une si belle santé! Chère
Louise, à tout autre j'aurais répondu en rendant grâce à la for-
tune de cette faveur inappréciable de voir quelqu'un s'intéresser
ainsi à moi, etc. Mais M. de Ferrier, — c'était autre chose. Son
œil noir, si froid tout à l'heure, me l'ogardait avec une sorte
d'anxiété touchante, — je ne dirai pas fraternelle, — mais presque
paternelle, — quelque étonnant que soit le mot. Je n'avais envie
ni de rire ni d'être impertinente. Je me sentais dominée. — J'éprou-
vais un secret plaisir qui me semblait délicieux et que je n'avais
jamais éprouvé de ma vie. J'ai répondu par des généralités, puis,
79A REVUE DES DEUX MONDES.
que j'étais un peu faiiguée... Nous sortions beaucoup... 11 y
avait en ce moment à la maison des allées et venues, et qui du-
reraient encore quelque temps. — Il a paru surpris. — J'espère,
a-t-il dit, que rien de fâcheux n'existe au fond de tout cela. —
Mon Dieu, non,., je suis... je suis fiancée avec un monsieur
que vous avez dû voir. — J'ai rougi en disant cela, — et tout
naturellement je l'ai regardé. J'ai été tellement stupéfaite de son
changement de physionomie que j'ai laissé voir mon étonnement
et que je me suis arrêtée court. — Je ne dirai pas qu'il a pâli, —
cela ne s'appelle pas pâlir, cela. Il est devenu livide, — et tout son
visage a subi une contraction efirayante. Il n'a pas répondu un
mot, — puis, au bout de quelques instans, s'est incliné et m'a
dit qu'il était heureux de trouver l'occasion de me féhciter, — .
mais de quel son de voix! — Ah! Louise, comme alors je me suis
trouvée malheureuse! Un monde de pensées a traversé mon esprit,
— je me suis sentie pâlir à mon tour. — Oh ! — à ce moment,
— il n'y avait plus de doute à avoir, — et je tremblais tout de
bon! Nous n'avons plus échangé que quelques mots, — des bana-
lités. — Il m'a reconduite à ma place et je l'ai vu aller inviter
Glotilde de Montglars. — Je me sentais tout hébétée, le cœur
serré, — je n'avais plus la force de sourire, — j'écoutais distraite
ce que l'on me disait, et il me fallait un elTort de volonté pour ne
pas regarder continuellement du côté où j'espérais voir M. de Fer-
rier. — J'avais toujours devant les yeux ce pauvre visage, pâle et
contracté, — cette expression désespérée du regard, qu'il avait
vite réprimée, — mais que j'avais vue bien distincte un instant.
En me quittant, il était redevenu complètement maître de lui-
même. — C'était l'aisance froide du monde, — mais il n'avait pas
encore repris sa voix naturelle. — Je te le jure, chère Louise, je
ne me demandais pas à ce moment la raison de cette émotion pro-
fonde (j'avoue que j'y ai pensé depuis). Je ne songeais qu'à une
chose, — au chagrin qu'il avait eu, — qu'il avait encore, — dont
j'étais la cause involontaire et inexphquée, — et si, au fond, —
bien au fond de moi-même, comme un sentiment obscur de joie
commençait à poindre faiblement, et à s'élever, je ne m'y ar-
rêtais pas, — je tâchais de m'en abstraire, et j'aurais donné
tout au monde pour reprendre ce que j'avais dit, — ou pouvoir
réparer ma sottise. — M. de Ferrier a dansé avec Glotilde; — il a
paru causer d'un air indilïérent : — de temps en temps un'^.sou-
rire, — c'est-à-dire une contraction musculaire, — car ce n'était
pas autre chose, — toujours une pâleur de cendre et qu'il a con-
servée tout le temps. — Du reste, il est parti de fort bonne heure.
Nous sommes rentrés à trois heures. Tu sais que d'une des deux
m
MARCELLE. 795
lenètres du petit corridor qui me sert d'antichambre, et où j'ac-
croche mes robes pour la femme de chambre le malin, on voit dans
l'hôtel à côté. J'ai eu^ — je m'en accuse, — la curiosité coupable
de lever le rideau en passant; — lu nuit était noire, — le vent
soufflait dans les quelques feuilles restées aux arbres dépouillés,
— et dans l'hôtel voisin, — il y avait une fenêtre éclairée par une
lumièie derrière un rideau rouge; — la fenêtre de sa chambre,
j'en suis sûre. J'ai entendu sonner les heures à ia cathédrale sans
pouvoir m'endormir. — J'avais soufflé ma bougie, mais une bûche,
qui Unissait de se consumer, donnait aux meubles des teintes fan-
tastiques, — j'entendais la bise souffler et les craquemens des
branches; — à cinq heures, je me suis levée et je suis allée, pieds
nus, écarter le petit rideau blanc, — toujours la fenêtre éclairée,
— il veillait, — pourquoi?
M. de Saint-Pierre est parti dans la matinée, — papa l'a recon-
duit au chemin de fer; — après le déjeuner, nous sommes sorties,
maman et moi, — et en rentrant je suis montée me défaire dans
ma chambre. — En passant devant la fenêtre du corridor, j'ai eu
la curiosité de regarder par un coin du rideau, — et je l'ai vu ! —
11 se promenait dans la grande allée du jardin, — la tête basse, —
comme un homme préoccupé, — les mains derrière le dos, — et
qui tenaient sa cravache, — il était en tenue de cheval. Bess, sa
chienne favorite, le suivait pas à pas, s'arrêtant quand il s'arrêtait,
— le museau en l'air, — quêtant une caresse, — et ne la recevant
pas. Au bout de l'allée, il s'est laissé tomber sur le banc, — il
s'est mis à réfléchir, le menton dans la mam. La chienne est venue
se poser devant lui. — Elle a mis sa tête sur le genou de son
maître et est restée immobile. — On voyait que ses yeux cher-
chaient son regard, — comme pour dire : — « Qu'est-ce que tu
as? Tu ne me vois donc pas? Je suis là! » — Les chiens ont vrai-
ment des instincts admirables. — Ils doivent avoir une âme, —
j'aurais embrassé cette bête avec plaisùM Enfin, il a fait le geste
d'un homme qui dit : « Soit, à la grâce de Dieu ! » Et il a repris sa
promenade. Au même moment, son cocher l'a rejoint et lui a dit
quelques mots, — probablement que son cheval était prêt, — car
il s'est dirigé vers la maison. — J'ai entendu dans la cour lepiafTe-
Daent d'un cheval, — puis le bruit de la grande porte que l'on ou-
vrait, — enfin, le son des fers du cheval sur le pavé de la rue. —
M. de Ferrier était sorti. — Maman voulait que je lui joue une
valse qu'on avait jouée chez M'^'' de Montglars et qu'elle trouve jolie.
Papa est venu aussi au salon et a écouté, — tout en commençant
son journal, — quand j'ai eu fini, il a dit à maman : « Vous êtes ren-
trée à temps, ma chère, car nous allons avoir de l'orage. — De
l'orage en février? — Eh I oui. — Ce n'est pas sans exemple. » —
796 REVUE DES DEUX MONDES.
Je n'ai pas fait attention à ce que papa disait, — puis tout à coup
je me suis redressée. « — De l'orage,., vous dites, mon père, que
nous allons avoir de l'orage? — Oui,., et. même un orage très
fort. Qu'est-ce que cela te fait? » Et il m'a regardée d'un air
étonné, — j'ai rougi, — balbutié, — et répondu que j'allais fermer
les fenêtres de ma chambre. En arrivant dans ma chambre, je me
suis mise à la fenêtre. Le ciel était complètement noir, — pas un
souffle d'air, — cette sorte de calme sourd qui est déjà une me-
nace. — J'ai tourné un peu sans me résoudre à rien, puis, je me
suis laissée tomber à genoux sur mon prie-Dieu, et le front dans
mes mains, il a fallu que je subisse ma pensée, — que je m'avoue
que M. de Ferrier était sorti à cheval, probablement avec sa ju-
ment, que l'orage allait éclater et qu'il lui arriverait malheur. Là-
dessus, je me suis mise à prier, — je ne sais trop comment, —
c'était très incohérent. Puis, j'ai recommencé à penser. Par papa, qui
était dans la cavalerie, j'ai entendu raconter tous les accidens de
chevaux possibles. Je sais que les pur-sang ont mauvais caractère,
— et je me suis rappelé en outre tout ce que François m'a raconté
sur cette jument, — une bête indomptable dont personne n'a voulu,
— et qui devient folle par l'orage. — L'ordonnance qu'elle a tué
était un des cavaliers les plus solides du régiment. — Il montait
tous les chevaux. Si M. de Ferrier veut descendre et la tenir à la
main, il ne court aucun danger, — mais le voudra-t-il? Et puis
n'essaiera-t-il pas d'abord, comme l'autre jour, de regagner la ville,
— et s'il est surpris par un éclair, aura-t-il le temps de descendre?
surtout voudra-t-il descendre?.. Il doit être fatigué d'une nuit sans
sommeil, — peut-être nerveux, — en disposition de ne rien céder...
Après tout, il a plusieurs chevaux, — il en monte peut-être un
autre. Je me suis remise à prier, demandant à Dieu que cela fût.
J'ai, au-dessus du prie-Dieu, une Vierge finement sculptée en bois
de noyer, avec une couronne d'argent. Il m'a semblé qu'elle me
regardait avec bonté et en souriant. Je me suis sentie toute rassu-
rée, — j'ai presque ri de mes terreurs et suis redescendue au pre-
mier. Je suis entrée par le petit salon. Gomme j'ouvrais la porte,
j'ai entendu papa qui disait: — « Il faut vraiment être endiablé pour
sortir par un temps pareil quand on a un cheval peureux. Tout à
l'heure, j'ai aperçu notre voisin qui sortait sur sa fameuse jument.
Ma foi, s'il veut des émotions, je crois qu'il va en avoir. »
Ainsi, il n'y avait plus d'incertitude possible, plus d'espérance,
— et c'était la terrible Maida que montait M. de Ferrier...
Mon courage est tombé à plat. Je suis entrée comme une poupée
automate ; j'ai pris une revue sur la table, je me suis assise le
plus près possible de la fenêtre, et j'ai commencé à écouter le bruit
de la pendule et les battemens de mon cœur, car on n'entendait
MARCELLE. 797
rien d'autre. Papa lisait aussi; et maman, la tète baissée, travail-
lait à sa tapisserie. Je ne sais pas combien de temps s'est écoulé.
Il y a eu un petit éclair, — puis un grondement sourd ; et, pen-
dant que le bruit durait encore, un second éclair, blafard, qui a
tout illuminé, suivi d'un coup de tonnerre déchirant.
— Qu'est-ce que cela veut dire? a demandé maman. — Ce sont
deux orages qui se combinent, a répondu mon père, — je n'ai vu
cela que bien rarement, et c'est très effrayant.
Les détonations ont commencé à se succéder presque sans in-
terruption. — Quant aux éclairs, il n'y avait pas d'interruption du
tout. — Les lueurs blafardes éclairaient le salon, la rue, les mai-
sons en face, le ciel ; — à part le tonnerre, un silence de mort sur
la ville, — pas un passant, — pas un bruit, — pas même celui de
la pluie, car il ne tombait pas une goutte d'eau. 11 y avait déjà
longtemps que résonnait dans ma tête le galop fantastique d'un
cheval. — Tout à coup, — ce n'était plus un rêve, — le bruit
lointain d'un galop désordonné s'est fait entendre ; — je me suis
redressée. — Papa aussi l'a entendu : — le bruit allait en se rap-
prochant, — de plus en plus distinct, — un galop furieux, —
puis un nouveau coup de tonnerre, — le cheval était dans notre
rue, — la porte de l'hôtel à côté s'ouvre, — j'entends un grand
cri, — un piétinement; — sans m'occuper de papa ni de maman,
je me suis jetée sur la fenêtre, je l'ai ouverte toute grande. —
Maïda, sans cavalier, couverte de sang et d'écume, se débattait
entre les mains du cocher Pierre, qui l'avait saisie à pleins na-
seaux. — Il a crié : « Àh! misère,., et monsieur,., où est-il? —
Mon Dieu ! mon Dieu !» — Au même moment, — dans le silence
de mort de la \ille, le hurlement, très affaibh, très éloigné,
lugubre, lamentable, d'un chien est parvenu jusqu'à nous. Je me
suis retournée. — J'ai dit à mes parens : « Il est mort ! Entendez-
vous les hurlemens de son chien ! — Maïda l'a tué !» — Et je suis
tombée en avant comme une masse. Sans mon père, qui m'a reçue
dans ses bras, je me fendais le front sur le coin de la console.
Quand je suis revenue à moi, j'étais couchée, le front entouré
de compresses. — Maman, très pâle, assise à mon chevet, me
regardait d'un air triste et sévère. On voyait qu'elle avait beau-
coup pleuré. — « Eh bien! Marcelle,., comment cela va-t-il?..
Que ressens-tu? « — Je suis restée un instant à rassembler
mes idées. Puis, j'ai pris les mains de maman, — et je lui ai dit :
« Chère maman, n'ayez pas l'air fâché,., je ne le mérite pas,.,
je n'ai pas pu ne pas penser quelquefois à M. de Ferrier, mais je
ne lui ai parlé que deux fois en ma vie,., au couvent et chez les
Montglars. — Je vous le jure, maman, je vous le jure. » — Ma-
man a paru bien joyeuse; elle m'a embrassée. — Pauvre maman,
798 REVUE DES DEUX MONDES.
elle pleurait, — elle a ouvert la porte et appelé papa, qui atten-
dait. — « Je vous le disais bien, mon ami, a-t-elle dit, il n'y a rien
qu'un enfantillage. » — Papa avait l'air très sévère, — je lui ai
répété ce que j'avais dit à maman, — il n'y avait pas à se tromper
sur ma sincérité. Il a paru très joyeux aussi; — il mordait sa
moustache et le bord de sa lèvre, — j'ai bien vu des larmes dans
le coin de ses yeux. Je me suis redressée. J'ai regardé papa bien
en face, et je lui ai dit d'une voix saccadée par l'émotion, mais très
ferme de ton : « Mon père, je suis votre fille,., je suis digne de
notre race,., je suis une Bàvre;.. nous tombons debout, nous
autres... Répondez-moi comme le comte de Bà\Ye doit répondre
à sa fille;., ne pas répondre ne servirait de rien... Après cela,
je serai raisonnable, et vous n'entendrez plus parler de quoi que
ce soit,., je vous le jure, mon père... Est-ce que le marquis de
Fermer est mort? » — J'avais rassemblé mes forces pour résister
à la tempête. A ma grande surprise, je n'en ai pas eu besoin. Papa
m'a regardé d'un air attendri, — puis a regarde maman — en mur-
murant quelque chose que je n'ai pas bien saisi. (Il m'a semblé
entendre : « Vaillant petit cœur! » ) — Maman a essuyé ses yeux,
et m'a pris les mains. Papa m'a relevé la tête avec une sorte de
douceur à la fois touchante et rude, m'a embrassée sur le front
avec une vraie tendresse, et m'a dit : — « Marcelle, je t'en donne
ma parole,., le marquis de Ferrier n'a rien de grave,., il sortira
dans huit jours. » — J'ai saisi la main de mon père et celle de ma-
man, — je les ai mises sur mes lèvres; — et, au milieu de l'émo-
tion générale, je n'ai rien trouvé de mieux à faire que de m'éva-
nouir de nouveau, — sans doute pour n'en pas perdre l'habi-
tude.
Mcn\-elle à sœur Louise.
Ma bonne Louise,
Ma fièvre a disparu complètement, et depuis deux jours je puis
sortir. — Suivant ma promesse, je n'ai plus même prononcé le
nom de M. de Ferrier. — J'en suis récompensée; car, à mon grand
étonnement, à table, maman parle quelquefois de lui et demande
à papa de ses nouvelles, et papa répond do l'air le plus naturel et
sans hésitation. C'est ainsi que j'ai appris que M. de Ferrier sortait
en voiture, et que, à la première nouvelle de son accident, sa
marraine. M""" de Beauvoyer, était arrivée pour le soigner et ne le
quittait pas.
Je n'ai rien à te dire, — ou plutôt — je n'ai pas de courage, —
je suis si lasse, — et, je puis te l'avouer, — si triste! A un autre
il
MARCELLE. 790
jour, — écris-moi, et surtout aime-moi toujours, — jamais je n'en
ai eu plus besoin.
Marcelle à sœur Louise.
Ma bonne Louise,
Pardon de ma lettre d'hier, si courte et si découragée. Je suis
bien injuste envers la destinée, — et surtout, je le crains, bien
ingrate envers Dieu, qui, il me semble, me prend en pitié.
Écoute. — Hier, je suis allée à la messe de sept heures avec Vic-
toire. Après la messe, elle est allée laire ses prières à la chapelle
de sainte Anne, où elle a une grande dévotion. Je suis restée à la
chapelle de la Vierge, et, au bout de quelques minutes, je me suis
levée pour la rejoindre. Comme je descendais les deux marches,
j'ai vu s'avancer une vieille dame, de la figure la plus noble, avec
de beaux cheveux gris, — presque blancs, encadrant bien un
visage ptàle, illuminé par des yeux bleus auxquels l'âge semble
n'avoir rien enlevé de leur beauté, et dont l'expression, mélangée
de hauteur grave, de bonté et de grâce, a produit sur moi un effet
irrésistible. — J'étais restée comme pétrifiée ; — puis, — sans ré-
flexion, — sans penser un instant à l'inconvenance de ma con-
duite, je me suis comme jetée vers elle, en disant : « Vous êtes
M"^^ de Beauvoyer! — Et vous, Marcelle de Bàvre! »
J'ai voulu me précipiter sur ses mains, — elle m'a attirée contre
elle, — m'a embrassée sur le h^ont. — J'ai perdu la tête; — j'ai
poussé un gémissement et me suis mise à sangloter, — pendant
qu'elle, appuyant ma tête sur son épaule, essuyant mes larmes,
m'apaisant comme un enlant, — me prodiguait des mots de ten-
dresse maternelle et disait: « Taisez-vous!.. Si on vous voyait,.,
que dirait-on ?» — Et moi : a Je sais que c'est honteux de pleurer
ainsi, madame; mais il y a six mois que je renferme tout! » —
«Pauvre petite,., pauvre chère mignonne! » — Et elle-même
avait les joues humides, — elle m'a fait rentrer dans la cha-
pelle, — nous nous sommes agenouillées ensemble, — je me suis
remise, — elle m'a renvoyée en me serrant les mains avec une
force singulière, en me disant : « Allez en pak, Marcelle,., comp-
tez sur moi,., je ne vous oublierai pas,., je ne trompe jamais ! »
Je me suis retournée quand j'ai été à dix pas, — son beau
regard me suivait encore avec je ne sais quelle expression de pitié
céleste. — Quel rêve !
Aujourd'hui, il est certainement venu une visite dans la jour-
née, j.'ai entendu sonner à la grande porte, et il y a eu des allées
800 REVUE DES DEUX MONDES,
et venues dans le salon. Ce devait être une dame, car maman a
reconduit jusque dans l'antichambre, mais on ne m'a pas fait appe-
ler. Je suis très intriguée, et voudrais bien être à demain; — je
t'écrirai dès que je saurai quelque chose.
P. -S. — Je rouvre ma lettre. — Tout à l'heure, en descendant,
j'ai trouvé papa et maman en grande conférence, avec un air de
mystère. Je n'ai pas pu entendre ce que papa avait dit, mais il m'a
semblé qu'il venait de prononcer le nom de M. de Saint-Pierre.
— Que ferez-vous? a demandé maman.
Mon père a fait un geste qui signifiait : — A la grâce de Dieu !
— et a répondu :
— Il y a des choses qu'on est vraiment excusable de n'avoir
pu prévoir,., puis,., je m'expliquerai si loyalement !
Et tous deux sont entrés dans le cabinet de papa. Lui et maman
ont une expression de figure extraordinaire. On dirait qu'il y a
quelque chose d'heureux dans l'air! J'espère en Dieu, — prie pour
moi, bonne Louise, — prie de tout ton cœur!
Roger à Maximilien.
Cher Max,
Rien qu'un mot. — Hier, j'étais dans ma chambre. Ma marraine
est entrée et s'est assise devant moi, — elle m'a regardé d'un
regard profond qui ne lui est pas habituel.
— Eh bien, marraine, à quoi pensez-vous ?
Pas de réponse, — toujours ce même regard. — J'ai baissé les
yeux.
— Roger !
— Marraine ?
— Tu aimes Marcelle de Râvre ?
— Moi, marraine ! — Et je suis tombé à ses pieds.
— Eh bien! oui,., oui,., marraine, je suis un pauvre insensé,
mais qu'y laire?
Ma marraine m'a pris la tête à deux mains, — j'ai couvert ses
mains de baisers, — je m'y suis caché le \isage et les yeux, —
j'ai senti ses lèvres s'approcher de mon oreille, — et bien bas, elle
a murmuré :
Pauvre fou ! Grand enfant! qui n'a pas deviné qu'il est aimé
aussi !
Charles de Berkeley.
CURIOSITES
HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
LA DUCHESSE ET LE DUC DE NEWGASTLE.
I.
LA DUCHESSE.
Très haute et très puissante dame, Marguerite Lucas, seconde
épouse de William Gavendish, successivement comte, marquis
et duc de Nevvcastle, gouverneur du prince de Galles, futur
Gharles II, général en chef des forces de sa majesté Gharles I^'^
dans les régions du Nord pendant la grande rébellion^ fort mali-
cieusement ridicuhsée par ses contemporains et fort dédaigneuse-
ment négligée par les générations suivantes, a eu l'heureuse for-
tune, cent cinquante ans environ après sa mort, d'inspirer à Gharles
Lamb une admiration si particulière qu'elle allait jusqu'à une ma-
nière de culte. Il en a parlé trois fois dans ses délicieux Essais
(CElia, et toujours avec une sorte d'attendrissement respectueux,
comme le chapeau à la main et le genou courtoisement fléchi. Les
volumineux écrits de la duchesse figuraient dans sa bibliothèque
TOME xcvm. — 1890. 51
802 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les rayons d'honneur, et de même que les dévots jugent qu'il
ne saurait y avoir de châsse assez précieuse pour les reliques de
leurs saints préférés, il estimait que ces œuvres étaient de celles
pour lesquelles les reliures soignées et luxueuses doivent être ré-
servées plus particulièrement. « A certains égards, plus un livre
est bon, moins il réclame de la reliure. Fielding, Smollett, Sterne,
toute cette classe de volumes qui se reproduisent pei'pétuellement,
grands stéréotypes de la nature, nous les voyons périr avec moins
de regrets parce que nous savons que les copies en sont éternelles.
Mais lorsqu'un livre est à la fois bon et rare, lorsque l'individu est
presque toute l'espèce... comme Test, par exemple, la vie du duc
de Newcastle par sa duchesse, aucune cassette n'est assez riche,
aucun étui suffisamment durable pour honorer et tenir en sûreté
un tel joyau (1). » Ce culte allait si loin qu'il n'aimait pas à en-
tendre parler de la duchesse avec moquerie, et qu'il a noté avec
quelque vivacité le dissentiment qui le séparait sur ce sujet de sa
cousine Brigitte, c'est-à-dire Marie Lamb, sa propre sœur. « Ma
cousine a une native antipatliie pour tout ce qui sonne singulier
ou bizarre. Rien de ce qui est précieux, irréguher, ou hors de la
commune sympatliie n'a de prise sur elle. Elle tient que la nature
est plus habile. Je puis lui pardonner sa cécité à l'endroit des belles
obliquités de la Religio Medici (2), mais elle me doit des excuses
pour certaines insinuations irrespectueuses qu'elle s'est amusé
dernièrement à jeter sur les dons intellectuels d'une chère favorite
à moi de l'avant^dernier siècle, la trois fois noble, chaste et ver-
tueuse, mais je l'accorde, quelque peu fantastique et de cerveau
excentrique, la généreuse Marguerite de Newcastle (3). » Cela ne
vous rappelle-t-il pas par le ton et le tour le langage des anciens
héros des romans de chevalerie, et depuis don Quichotte, s'est-on
jamais exprimé sur une noble dame avec une admiration plus res-
pectueuse ? Aussi, comme il dérobait son trésor à la vue des pro-
fanes, comme il le défendait contre ces intimes emprunteurs de
livres qu'ils ne rendent jamais, au nombre desquels était son illustre
camarade de Christ's hospifal, Samuel Taylor Goleridge! 11 y eut un
jour cependant où une partie de son trésor lui fut enlevée, malgré
toute l'énergie de ses résistances, par un de ces chipeurs familiers.
Un certain James Kenny, auteur de farces di'amatiques alors en
vogue, partant pour la France, eut l'idée passablement bizarre
d'emporter avec lui la volumineuse collection des lettres de la du-
(1) Essais d'EIia : Pensées détachées sur les livres et la lecture.
(2j Le plus important et le plus éloquent des écrits de sir Tliomas Browne.
(3) Essais d'EIia : Mackery end dans le Hertfordshire.
CURIOSITES HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 803
chesse. Au souvenir de ce rapt amical, de cette violence à ses sen-
tiniens de dilettante, son cœur saigne réellement, et sa rancune
s'exhale en reproches comiques presque touchans. « Perdi-e un
volume pour l'avoir prêté à C... (Goleridge), cela a quelque sens
et quelque intérêt. Vous êtes sûr qu'il lera un cordicil repas de vos
viandes, s'il ne peut vous donner ensuite aucune nouvelle du plat.
Mais qu'est-ce qui te poussait, pervers, malfaisant K (Kenny), à em-
porter, en dépit de mes larmes et de mes supplications pour t'en
empêcher, les lettres de cette femme princière, la trois fois noble
Marguerite de Newcastle, sachant parfaitement, lorsque tu as fait cela,
et sachant aussi que je savais, que jamais tune tournerais une page
de l'illustre in-folio? Qu'est-ce qui t'a poussé à pareille chose, si ce
n'est le pur esprit de contradiction, et le plaisir de vaincre la ré-
sistance de ton ami (l) ? » C'est, dis-je, un véritable triomphe pos-
thume que d'avoir inspiré une pareille idolâtrie, car voilà le nom
de la duchesse de Newcastle assuré de vivre maintenant aussi long-
temps que les Essais d'Elia, ce qui est une promesse de longévité
très exceptionnelle. Que d'œuvres, en efïet, à prétentions plus
hautes sont moins assurées de durer que cette collection unique
de légers feuilletons, bien modestes par les sujets et les sentimens,
mais frappés de ces qualités d'exquisité et d'excellence des œuvres
qui ne doivent pas périr (2) ! Ce qui est certain, c'est que si j'ai eu
le désir de faire connaissance avec les écrits de la duchesse de
Newcastle et si j'en viens parler aujourd'hui, c'est grâce à Charles
Lamb.
Longtemps j'ai cru que mon désir ne pourrait être satisfait.
Treize tomes in-foHo de comédies, de poèmes, de fantaisies,
d'allégories, d'élucubrations philosophiques, de lettres à la façon
(1) Essais d'Elia: Les deux races d'hommes.
(2) Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup d'exemples d'une fortune littéraire compa-
rable à celle de Cbarles Lamb. Apprécié seulement par ses amis et par un tout petit
public de dilettanti pendant sa triste vie, tenu longtemps au second et même au troi-
sième rang, sa renommée n'a commencé sérieusement qu'après sa mort, mais alors
grandissant toujours d'année en année, il y a eu un moment où elle s'est comme pré-
cipitée, avec une rapidité quasi vertigineuse. A l'heure qu'il est, il n'j' a pas d'écrivain
ou de poète anglais, aussi illustre soit-il, pas même Shakspeare, qui soit honoré d'un
plus grand nombre d'éditions simultanées. Nous en comptons huit sur les catalogues
en petit nombre qui sont à notre portée; c'est dire que presque toute maison impor-
tante de librairie possède la sienne. Les Anglais ont fini par reconnaître en lui leur
plus véritable humoriste, et cela, à notre avis, avec grande justice; car, comme les
Allemands l'ont fait pour Jean-Paul, mais avec beaucoup plus déraison, ils pourraient
l'appeler Yunique. L'humour, en effet, est le tout de Charles Lamb, tandis que chez
tous les autres écrivains dits humoristes, il n'est, quelque dominant qu'il soit, qu'un
auxiliaire de certaines facultés dramatiques, Imaginatives, poétiques ou philosophi-
ques.
804 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'ancien Balzac, ne se réimpriment pas, et à moins que Kenny
n'ait oublié dans quelque chambre d'hôtel garni parisien le
volume dérobé à Charles Lamb, il est douteux que beaucoup de
ces in-folio se soient égarés hors de l'Angleterre. A la vérité, les con-
naisseurs érudits avaient depuis longtemps distingué au miheu de
ces fatras deux œuvres historiques d'un intérêt considérable, une
courte autobiograpliie enfermée dans le premier in-folio de la du-
chesse (1656) et la vie de son mari, William Gavendish, écrite sous
la restauration, pendant ses dernières années, et publiée en 1667 ;
mais ces écrits mêmes n'avaient jamais été sérieusement séparés
de la masse, et un seul, l'autobiographie de la duchesse, avait ob-
tenu les honneurs d'une réimpression grâce à une circonstance
assez particulière. En ISlZi, un des critiques les plus distingués du
premier tiers de ce siècle, sir Egerton Brydges, avait établi une
imprimerie pour son usage personnel à Priory Lee, dans le comté
de Kent, et son bon goût, précédant de quelques années l'enthou-
siasme de Charles Lamb, lui conseilla de consacrer quelques
journées de ses presses à l'autobiographie de la duchesse. 11 en
donna donc une édition, volontairement incorrecte, par respect
peut-être exagéré pour la ponctuation absolument fantaisiste de
celte noble femme de lettres, et il la fit précéder de quelques pages
où se révèle un jugement sur, exercé, et surtout sans emphase,
qualité rare chez les éditeurs qui se donnent pour tâche de ressus-
citer les morts oubliés. Cette impression que tout libraire aurait
probablement refusé d'entreprendre, exécutée dans les circonstances
que nous venons de dire, d'une manière toute désintéressée, sans
aucune arrière-pensée mercantile, par un éditeur titré, est la pre-
mière réparation qui ait été faite à la mémoire de la duchesse,
hommage exactement en rapport avec le caractère et la condition
d'une personne dont les choses du négoce n'approchèrent jamais.
La tentative de sir Egerton Brydges ne trouva pas d'imitateurs, et
sa réimpression était elle-même devenue presque introuvable, en
sorte que nous désespérions de pouvoir jamais apaiser notre cu-
riosité, lorsqu'enfm en 1872 la librairie Russell Smith réunit les
deux œuvres historiques de la duchesse de Newcastle dans un des
volumes de sa collection des vieux auteurs que les curieux étran-
gers regrettent de voir s'accroître si lentement. La loterie des
chances heureuses et malheureuses existe pour les morts comme
pour les vivans, et il y a des momens où les heureuses se multi-
phent sur tel ou tel nom littéraire, sans qu'on puisse dire pour-
quoi : l'année 1872 fut pour Marguerite Lucas un de ces momens
là. En même temps que paraissaient ces œuvres qui nous racon-
tent la vie des deux nobles époux, un de ces chercheurs qui rendent
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES. 805
à chaque génération le service de lui faire connaître nombre d'œu-
vres qu'elle aurait ignorées, M. Edouard Jenkins, publiait pour
les Golden séries de l'éditeur Macmillan un charmant volume por-
teur de ce joli titre, The Cavalier and his lady, et composé de
fragmens poétiques et philosophiques tant de la duchesse que du
duc, qui nous permettent de juger de la nature de leurs esprits
et de la saveur propre de leurs productions. Nous tenions enfin
l'oiseau rare si longtemps poursuivi.
y a-t-il eu pour nous déception? Nullement, et l'enthousiasme
de Lamb est loin de nous sembler aussi extravagant qu'ont bien
voulu le dire quelques critiques. A la vérité, les œuvres poétiques
et philosophiques de la duchesse, si nous en jugeons par les frag-
mens considérables qui nous en ont été donnés, peuvent sans in-
convénient dormir leur sommeil éternel sous cette poudre des
bibliothèques où Pope les a montrées gisantes dans un vers cruel
de la Dunciade ; il n'y aurait à la troubler davantage, je le crois, ni
grand intérêt, ni grand plaisir. Il n'en va pas ainsi, heureusement
pour sa mémoire, de son esquisse autobiographique et de la vie de
son mari. Ce sont deux documens historiques de sérieuse impor-
tance, et nous nous étonnons qu'on ait hésité si longtemps à les placer
parmi les meilleurs du xvii® siècle anglais. A quiconque les lit avec
attention, deux personnages de Van Dyck apparaissent encadrés
dans les draperies de grandeur et entourés de tous les accessoires
d'élégance et de richesse de la vie noble d'autrefois. C'est le mo-
ment où cette vie noble va se voir contestée pour la première fois
et où elle va subir l'outrage des premières mutilations; mais en
dépit de l'orage elle reste encore entière, car ces mutilations n'ont
atteint que sa partie matérielle, et elle n'a consenti encore au-
cune humiliante transaction. C'est de ces deux portraits que nous
voudrions essayer une copie réduite, avec impartialité, mieux en-
core avec neutralité, sans leur demander d'autres leçons que celles
qui se tirent de la contemplation de deux belles toiles de Van Dyck;
mais ces leçons sont encore fort nombreuses, et nous allons voir
qu'on peut en tirer un cours assez complet de vieilles opinions et
de vieilles mœurs.
Le père de la duchesse, Thomas Lucas, de Saint-John's, près
Colchester, appartenait à la meilleure, la plus riche et la plus an-
cienne gentry du comté d'Essex. Un fatal accident de jeunesse dé-
cida de sa courte existence. A peine avait-il fait son entrée dans le
806 REVUE DES DEUX MONDES.
monde qu'il eut querelle avec un M. Brooks et le tua loyalement en
duel. Une telle aventure n'était point rare chez les gentilshommes
de cette époque, et, quoique les lois anglaises sur le duel fussent
des plus sévères, l'autorité royale fermait volontiers les yeux sur
les infractions qui leur étaient faites. Malheureusement pour le
délinquant, sa victime se trouvait être le propre frère de lord Cob-
ham, ministre et favori d'Elisabeth, alors à son déclin ; aussi,
« bien qu'il eût défié son adversaire par honneur, qu'il l'eût com-
battu avec valeur et tué en toute justice, » eut-il à subir un exil
dont il fut délivré peu après par la mort de la reine. Il aurait pu
aisément pousser sa fortune sous Jacques P", qui, en héritant du
trône d'Elisabeth, n'avait point hérité de ses rancunes, et dont le
règne fut d'ailleurs particulièrement indulgent aux duelhstes ; mais
cette malignité de lord Gobham semble l'avoir guéri d'emblée de
l'envie des grandeurs, en lui faisant connaître certains sentimens
qui furent tellement communs et forts, pendant cinq ou six géné-
rations, qu'ils ont rempli la moitié des œuvres poétiques de près
de deux siècles. Renonçant donc à toute ambition, il se retira dans
ses domaines de l'Essex et y resta jusqu'à sa mort.
Toute époque orageuse connaît un certain pessimisme, et la forme
que prit celui du xvi® siècle fut l'horreur de la vie des cours, où
toute fortune est glissante, où la vertu est un acheminement à la
ruine, et la gloire un point de mire pour les attaques de l'envieuse
médiocrité; de là cette faveur universelle de la pastorale, qui, sous
la forme du drame ou du roman, présentait la vie volontairement
obscure, au sein de la solitude, comme un remède souverain aux
innombrables éclopés de l'ambition et victimes de l'implacable
struggle for greatness de cette tragique période. C'est dans les deux
plus grands poètes de la fin du xvi^ siècle, le Tasse et Shakspeare,
qu'il faut chercher l'expression immortelle de cette sorte de boud-
dhisme pastoral partout disséminé à cette époque. Se rappeler,
dans la Gerumlemme liberata, l'épisode de la fuite d'Herminie et
le récit du vieux berger, qui se souvient si éloquemment du Vù'-
gile des Gèorgiques ; se rappeler surtout le Cymbeline de Shaks-
peare et l'épisode du vieux seigneur Belarius et des deux frères
chasseurs, fils de roi. Les conseils des poètes étaient suivis, car
le spectacle quotidien des événemens les confirmait avec une écra-
sante éloquence. Thomas Lucas, par exemple, ne vécut-il pas assez
pourvoir son ennemi, lord Gobham, naguère si puissant, tomber
à la suite de noble sir Walter Raleigh et finir ses jours dans la plus
extrême indigence? Il était tellement fondé sur des raisons sé-
rieuses, ce bouddhisme pastoral, qu'il va prolonger encore son exis-
tence pendant tout le cours du xvii® siècle sans défaveur mar-
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES. ?Ô7
quée (1% si bien que, cent ans après Shakspeare et le Tasse,
quatre-vingts ans après VA si ne, notre adorable Fénelon en
donnera dans son An'sfouo/is, surtout dans son Mélésichton, une
suprême expression, qui n'est inférieure à aucune des précédentes
et qui leur est môme supérieure par la suavité et l'onction persua-
sive. C'est que les causes qui lui avaient donné naissance à l'ori-
gine se montrèrent capables d'une telle fertilité de métamorphoses
qu'il retrouvait avec chacune un recommencement de vie. La révo-
lution d'Angleterre sera la plus prochaine de ces métamorphoses,
et ses conséquences feront connaître à la fille de Thomas Lucas
les mêmes sentimens qui le poussèrent dans la soUtude cinquante
ans plus tôt.
Une fierté aristocratique d'un genre assez particulier, et qui pou-
vait s'aUier aisément, ou même se confondre avec le sentiment que
nous venons d'indiquer, trouvait d'ailleurs son compte à cette re-
traite. « Mon père, dit Marguerite, était gentilhomme, titre qui est
donné et fondé par le mérite, et non par les princes; c'est l'œuvre
du temps, non de la faveur. Quoiqu'il ne fît pas partie de la pai-
rie du royaume, il y avait peu de pairs qui eussent de plus grands
domaines et y vécussent plus noblement. Cependant, à cette époque,
de grands titres étaient à vendre, et le prix n'en était pas si haut
que sa fortune ne lui eût permis d'en acheter un; mais mon père
n'estimait les titres qu'autant qu'ils étaient gagnés par d'héroïques
actions, et comme le royaume était alors en paix avec toutes les
autres nations et qu'il était gouverné par un sage roi, le roi Jacques,
il n'y avait pas d'emploi pour les esprits héroïques. » Ne lit-on
pas bien nettement dans ces lignes le dédain du gentilhomme de
vieille souche qui de la noblesse a la substance plus que l'éclat,
pour l'homme de cour qui de la noblesse a l'éclat plus que la sub-
stance, et dont on tire ces favoris auxquels Thomas Lucas devait
ses années d'exil?
« La noblesse est l'œuvre du temps et non de la faveur. » C'était
l'opinion du plus grand des contemporains de Thomas Lucas après
Shakspeare, lord Bacon de Verulam, et si Marguerite la répète, ce
n'est pas par plagiat ou réminiscence, mais parce qu'elle exprimait
le mieux l'état propre de sa iamille, et sm'tout parce qu'elle était
celle des anciennes classes nobles sur leur propre condition. Pas
plus que Marguerite, elles ne niaient que le mérite individuel fût
le germe de la noblesse, mais elles soutenaient que ce germe ne
prenait corps que dans la descendance et par la gestation du temps.
(1) Nous le trouvons encore en Angleterre, en 1681, dans l'Orpheline de Thomas
Otway, dont les personnages du noble Acasto et de ses deux lils ne sont que des traaa-
formations ingénieuses du Belarius et des frères chasseurs de Cymbeline,
808 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y en aurait long à dire sur cette opinion, qui intéresse plus qu'on
ne le croit les sociétés non aristocratiques; nous ne voulons, pour
le moment, nous y arrêter que pour faire remarquer à son sujet
l'incertitude et le va-et-vient des doctrines du pauvre esprit hu-
main. Il y a quelque quarante ans, à l'époque de notre jeunesse,
cette opinion de l'ancienne noblesse sur elle-même était non-seule-
ment tenue pour surannée, gothique et superstitieuse, mais regar-
dée comme une preuve d'incorrigible et ridicule infatuation. Ah!
que de bonnes plaisanteries se débitaient alors sur les barons à
trente-six quartiers! Que de saillies sarcastiques sur ce prétendu
droit de naissance, plus choquant pour le bon sens que ne l'était
même le prétendu droit divin des rois ! Quelles tirades philoso-
phiques indignées contre ce qu'une telle prétention avait d'insul-
tant pour le vrai mérite! Que de contrastes éloquens entre l'indi-
vidu qui est l'oumer de sa propre fortune et le noble qui, pour
tout mérite, ne pouvait montrer qu'un parchemin rongé des vers !
Mais la roue du temps a tourné et de nouvelles doctrines ont surgi
avec DarAvin et Herbert Spencer, avec les psychologues à toute ou-
trance et les physiologistes intransigeans, doctrines qui ont si bien
remplacé les anciennes et les ont démontrées si insuffisantes que
ces dernières ont perdu toute autorité dans le monde de la science,
de la spéculation philosophique et de la critique, et que, pour leur
trouver encore quelques adhérons, il faut les chercher ailleurs que
dans les régions où l'on pense véritablement. Cependant, parmi
ces anciennes doctrines que les nouvelles ont rejetées dans le
bric-à-brac du passé, il en est une qui est restée debout, et
j'ai le regret de révéler à MM. les darwiniens et spenceriens
qui se réclament de la démocratie, — le nombre de ces penseurs
inconséquens ou médiocres logiciens est encore assez considérable,
— que c'est précisément cette opinion des anciennes classes aris-
tocratiques sur la manière dont la noblesse se crée et se perpétue.
Elles disaient que la noblesse s'attachait à certaines lamilles de
préférence à certaines autres et à l'exclusion du plus grand nombre,
c'est-à-dire que cette vertu ou qualité s'était choisi les organes qui
pouvaient le mieux lui prêter vie, force et puissance. Eh! mais il
nous semble que c'est là de la sélection au premier chef, car que dit
de plus cette doctrine sur les méthodes par lesquelles la vie se
cherche ses expressions les plus parfaites par la concentration de
tous les élémens de force et de santé chez certains individus privi-
légiés et certaines espèces mieux armées, et par l'éUmination des
faibles au profit des forts? Elles disaient encore, ces anciennes
castes, que l'individu pouvait bien jeter les fondemens de la no-
blesse, mais que la noblesse n'existait réellement que lorsqu'elle
passait de l'individu au genre, parce qu'en se généralisant ainsi
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTÉK AIRES. 809
elle cessait d'être une qualité morale attachée à un seul pour de-
venir comme une fonction vitale inhérente à la famille; que, loin
d'être plus difficile chez les descendans que chez le progéniteur
premier, elle y était, au contraire, plus aisée, puisqu'elle y était à
l'état d'habitude innée transmise par le sang ; en d'autres termes,
que ce n'étaient pas seulement les titres constatant sa noblesse que
l'ancêtre transmettait à ses descendans, mais les qualités mêmes
par lesquelles il l'avait fondée, et qui se perpétuaient par l'hérédité
en vertu de cette loi physique qui veut que les enfans ressemblent
aux pères. Les anciennes castes avaient-elles tort de penser ainsi?
Eh bien ! alors, que les docteurs de V atavisme ramassent, s'ils
l'osent, quelques-unes des pierres qui leur furent jetées jadis et les
en lapident encore! Ils disaient enfin, ces hommes d'autrefois, que
la noblesse est d'autant plus certaine qu'elle s'éloigne davantage
de son origine, comme ces fleuves qui s'élargissent davantage
à mesure qu'ils s'éloignent de leur source, qu'elle était plus forte
à la dixième génération qu'à la troisième ou quatrième, et à la
troisième ou quatrième que chez le fondateur même, parce que le
temps, en en faisant une affection héréditaire, lui avait donné l'in-
faillibilité d'un instinct, et qu'il en avait purifié graduellement la
substance do tous ces limons d'âpre ambition, de rapacité, de con-
voitise et de dureté qui manquent rarement de se rencontrer dans
l'origine des grandes fortunes; mais, en pensant ainsi, n'étaient-
ils pas des précurseurs inconsciens de l'évolutionisme? De ce qui
nous semblait naguère le plus blessant des préjugés, la philosophie
et les sciences les plus modernes sont en train de faire une vérité
d'autant plus difficile à contester qu'elles la présentent comme étant
d'ordre purement naturel.
Dans sa retraite rustique de l'Essex, Thomas Lucas travailla
consciencieusement à réparer le dommage qu'il avait fait à la so-
ciété par son duel heureusement malheureux, comme dit sa fille.
De sa femme, ÉUsabeth Lcighton, il eut huit enfans, dont Margue-
rite fut la plus jeune, trois garçons et cinq filles, « tous sans rien
de contrefait ni de difforme, ni nains, ni géans, mais bien propor-
tionnés en tout ; beaux de traits, clairs de teint; bruns de cheve-
lure, les dents saines, les haleines pures, la parole nette, les voix
bien timbrées, — j'entends pour le discours plus que pour le chant,
— sans aucune de ces défectuosités si fréquentes, comme bégaie-
ment, grasseyement; nasillement, accent criard, et les voix n'étaient
d'un ton ni trop haut, ni trop bas, mais dans la bonne mesure et
dans le juste accord. » Dès qu'il eut mis au monde cette florissante
postérité, la nature jugea que cette charmante réparation de son
péché de jeunesse était suffisante ; il mourut donc et fut réuni à ses
810 REVUE DES DEUX MONDES.
pères, ainsi que ne manque jamais de dire le biblique auteur du
Livre des rois.
Sa veuve, quoique très belle et encore fort jeune, ne songea pas
à se remarier. Ce ne fut pas seulement par regret de son mari,
bien que ce regret semble avoir été très profond, ou parce qu'elle
pensa que la po-^térité qu'elle avait déjà mise au monde ne deman-
dait aucun accroissement. C'est qu'elle était protégée contre les
faiblesses propres à son sexe par cette ambition que, dès les âges
les plus reculés, leZend Avesta avait reconnue comme la plus natu-
relle à toute femme d'un esprit sensé et d'un cœur pur, que la com-
mère de Bath, des Contes de Cantorbéry, a présentée comme la
secrète passion des dames dans un récit où la crudité des vieux
f-ibliaux s'unit de la manière la plus amusante aux plus bizarres
subtilités de la logique scolastiqiie, et que Voltaire, modernisant
Chaucer, a pris à son tour pour sujet d'un de ses plus jolis contes.
Le portrait que trace sa fdle de cette prude veuve, est celui d'une
mistress Poyser aristocratique. Elle aimait à être maîtresse de mai-
son, et elle s'y entendait à merveille. Elle était experte dans l'art
de passer des baux et des contrats, se connaissait aux choses de
la volière, des basses-cours, de l'écurie et de l'étable, savait or-
donner à ses intendans, et s'entendait si bien à diriger ses hommes
d'affaires qu'elle ne se laissait jamais induire par eux en procès
coûteux et en différends interminables. Elle menait haut la main et
haut le ton ses serviteurs, sans leur faire sentir le mors, avec un
mélange de défiance et de prudence très sensées, se refusant à être
dupe par faiblesse et prenant toutes précautions légitimes contre
les dangers de leur familiarité, facilement féconde en résultats
fâcheux. (' Ma mère était une bonne maîtresse pour ses serviteurs,
prenant soin d'eux dans leurs maladies et n'épargnant aucune dé-
pense pour leur guérison, et, dans leur bon état de santé, n'exi-
geant jamais d'eux plus qu'ils ne pouvaient faire avec facilité. Elle
entrait parfois en colère, mais seulement lorsqu'elle en avait juste
cause, par exemple contre des serviteurs négligens ou coquins qui
gaspillaient sans nécessité ni mesure, ou qui détournaient les choses
par larcins subtils. » Là où cet art de commander se montre avec
tous ses avantages, c'est dans les rapports qu'elle avait établis
entre ses enfans et ses serviteurs ; la page où Marguerite explique
ces rapports mérite d'être citée et proposée aux réflexions de toutes
les mères en tout temps et en tout état de société.
Nous fûmes accoutumés, dès l'enfance; à être respectueusement
sers'is, chacun de nous ayant son serviteur particulier, et tous ses do-
mestiques, en général, rendaient à ses enfans, même les tout à fait
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 811
jeunes, les mêmes respects qu'ils lui rendaient à elle-même, car elle
ne souffrait pas qu'ils fussent sans gêne devant nous ou qu'ils prissent
empire sur nous, ce que tous les vulgaires serviteurs sont enclins à
faire, et ce qu'on leur laisse parfois tolérance de faire. Elle ne permit
jamais que les domestiques mâles fissent compagnie avec les bonnes
dans la nursery , de crainte que leur grossière façon de faire l'amour
ne leur lit commettre des actions inconvenantes ou prononcer de
vilains mots en présence de ses enfans, sachant que la jeunesse est
apte à gagner infection par les mauvais exemples, faute de raison pour
distinguer le bien du mal. Il ne nous était pas davantage permis
d'avoir avec les bas serviteurs familiarité ou conversation ; toutefois,
elle nous avait instruits à nous comporter avec eux avec une humble
civilité, comme elle les avait dressés envers nous à une déférence res-
pectueuse. Ce n'est pas parce qu'ils étaient serviteurs que nous étions
si réservés, car nombre de nobles personnes sont forcées de servir
par nécessité, mais parce que les serviteurs d'ordre vulgaire sont aussi
mal élevés que bassement nés, et donnent aux enfans de mauvais
exemples et de pires conseils.
Lady Lucas garda jusqu'à sa mort ce gouvernement domestique
qu'elle exerçait avec une si judicieuse autorité. Quelquefois elle
faisait mine de vouloir s'en décharger sur son fils aîné, prétextant
que c'était trop d'occupations et de fatigue pour elle ; mais ces vel-
léités de retraite n'étaient que feintes, comme sa fille nous le laisse
entendre assez clairement. La famille se trouva bien de cette direc-
tion ennemie du coulage, qui faisait régner chez elle l'abondance
avec l'ordre. « Nous ne menions pas une vie de noces et festins,
car une telle vie, même dans les cours des rois et les palais des
princes, amène la ruine sans plaisir ni contentement,., en sorte
qu'avant les guerres, loin d'être endettés, nous étions toujours en
avance, achetant tout au comptant, non à crédit. » N'allez imagi-
ner, cependant, aucune application anticipée de la grise science
du bonhomme Richard ; ce talent d'ordonner les dépenses, fondé
sur des principes et conduit par des habitudes tout aristocratiques,
visait beaucoup moins à l'économie générale qu'au maintien et,
s'il se pouvait, à l'accroissement du superflu, de manière à per-
mettre aux enfans la satisfaction de leurs goûts, plaisirs préférés et
caprices même, plutôt qu'à grossir leurs dots particulières. Ils
furent donc élevés aussi richement que le comportaieiit leiu* nais-
sance et leur fortune, sans prodigalité mais sans lésine, avec une
juste mais large dépense, « de crainte, dit la duchesse, que trop
de parcimonie n'engendrât chez nous des vices de rapine, de viles
pensées et de basses actions. »
Nous manquons de renseignemens pour dire jusqu'à quel point
812 REVDE DES DEUX MONDES,
l'âme de cette mère, à la fois prudente et fastueuse, se retrouvait
chez tous ses enfans; mais ce qui nous apparaît en toute évidence,
c'est qu'il en était resté beaucoup chez la duchesse. Elle eut bon
nombre des qualités vraiment nobles, de la libéralité d'esprit,
de la loyauté de cœur, une ferme insouciance des sottises de l'opi-
nion, une rectitude d'action qui la rendait incapable de tout ma-
nège et de toute intrigue, une vertu si sérieuse qu'elle en fut à
risée et à scandale aux gais mondains et aux belles dames de la
cour de Charles II; je crains que la générosité ne lui ait quelque
peu manqué, et que sa main n'ait toujours été moins ouverte que
sa conduite. Elle aimait la vie somptueuse, cela est visible, mais
plutôt pour les respects qu'elle pouvait en retirer que pour la faire
partager aux autres. C'est elle-même qui en a fait l'aveu en disant
que, bien qu'elle ne fût pas prodigue, elle était capable de l'être
par vaine ambition d'obtenir les marques extérieures de la consi-
dération et du respect. Elle faisait à cet égard le plus complet con-
traste avec son mari, qui ne sut, une seule heure de sa vie, même
dans ses jours les plus sombres, se retenir de ses habitudes de
magnificence, et qui crut toujours que la fortune n'avait pas de
meilleure manière de lui conquérir l'honneur et la louange qu'en
se répandant sur ceux qui l'approchaient. Aussi ne mettons-nous
pas en doute qu'elle n'ait supporté les dures privations de l'exil
avec beaucoup d'égalité d'humeur, et qu'ensuite la retraite volon-
taire sous la restauration ne lui ait été un plaisir plutôt qu'un cha-
grin. Ce qui est absolument certain, c'est qu'elle savait calculer
avec une précision capable de faire l'admiration des arithméticiens
les plus experts. 11 faut voir, dans sa Vie du duc de JSeivcastle, avec
quelle exactitude elle dresse le compte de la fortune de son mari
et établit le chiffre des pertes que la révolution lui a fait subir.
Tout y est, non-seulement châteaux détruits, bois coupés, cheptels
enlevés, revenus perdus, mais les intérêts composés, les accroisse-
mens gradués d'une fortune en parfait équilibre, les profits inévi-
tables, les économies probables ou au moins possibles ; pas un
shilling n'est oublié, pas un penny n'est dédaigné. Certes, ce n'est
pas elle qui aurait jamais inventé et appliqué cette expression de
quantité négligeable si fort à la mode aujourd'hui.
Bien décidément, lorsque la nature nous a prédestinés à jouer
tel ou tel rôle, tout nous conduit à le jouer, et les obstacles mêmes
nous y sont un aide. La duchesse de Newcastle fut, en date, la
première de ces bas bleus qui ont formé en Angleterre une tribu
si nombreuse, si étendue, si mêlée, et, tous comptes faits, si glo-
rieuse. Rien cependant, dans son éducation, ne la prédisposait à ce
personnage, et il s'y trouvait même une certaine particularité qui
était plutôt faite pour la détourner de le devenir jamais. Ecoutez
\
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 813
plutôt : « Quant à nos maîtres, quoique nous eussions toute sorte
de virtuoses (1) pour le chant, la danse, la musique, la lecture,
l'écriture et autres choses semblables, nous n'étions pas stricte-
ment tenues à toutes ces études, qui étaient beaucoup plus pour
la forme et les convenances que pour le fond et le profit ; car ma
mère ne se souciait pas autant de notre danse et de notre musi-
querie, de notre chant et de notre bredouillage des langues étran-
gères, qu'elle ne se souciait que nous fussions élevées vertueuse-
ment, modestement, civilement, honorablement et dans d'honnêtes
principes. » Il est impossible de s'exprimer avec plus de dédain
pour tout ce qui relève purement de l'intelligence. Ah! que ces
quelques lignes nous reportent loin de la moderne omnipotence
des beaux-arts, de la prééminence des peintres, de la suprématie
des musiciens et de l'apothéose des chanteurs ! Sur tous ces dons,
talens, acquisitions de la culture humaine auxquels nous attachons
tant d'importance, les hommes d'autrefois n'étaient pas éloignés
de penser ce que Platon pensait des poètes et de la poésie : ils les
flétrissaient élogieusement du nom &'arts d\igrément, et les reje-
taient ensuite au second ou au troisième plan parmi les choses de
jeu et de récréation qu'il est indifférent de connaître et sans profit
de pratiquer. De là leur manière de comprendre l'éducation, qui
était tout à l'inverse de la nôtre. Tandis qu'ils s'adressaient sur-
tout à la conscience pour en obtenir la création de l'homme moral,
nous nous croyons plus sûrs du même résultat en le demandant
exclusivement à l'intelligence. Les deux méthodes ont leurs parti-
sans, entre lesquels nous nous garderons bien de décider; tout ce
que nous nous permettrons de dire, c'est que, l'intelHgence visant
avant tout et presque exclusivement le vrai, et la conscience visant
avant tout et presque exclusivement le bon, la question se ramène
peut-être à savoir ce qui importe réellement le plus à l'ordre et au
maintien des sociétés, de la connaissance du bien et du mal ou de
la connaissance du vrai. Que chacun réponde à cette question selon
son expérience personnelle.
Une observation avant de passer outre. Il y a un instant nous
remarquions que nos doctrines philosophiques les plus modernes
et les plus avancées justifiaient, à l'envi les unes des autres, la
vieille opinion des régimes périmés sur la manière dont la no-
blesse se créait et se perpétuait ; eh bien ! malgré les différences
qui nous séparent des siècles passés sur le sujet de l'éducation et
la supériorité que nous accordons à l'intelligence sur toutes les
autres facultés, il est curieux de constater que ces mêmes philoso-
(1) Dans le sens de gens habiles en leur métier.
814 REVUE DES DEUX xMONDES.
phies, tout à fait modernes, ne sont peiit-èlre pas si loin qu'on le
croit, sur le chapitre des beaux-arts et belles-lettres, de penser
absolument comme les hommes d'autrefois. Lisez, pour vous en
convaincre, le dernier chapitre de la Psychologie d'Herbert Spen-
cer, où il réduit l'art à être simplement la part du jeu dans le
labeur humain. La logique des faits se chargera de prouver un jour
qu'en tout cas il ne peut guère être autre chose dans les sociétés
démocratiques.
Les liens de la parenté étaient singulièrement étroits et puissans
dans les anciennes classes nobles, surtout dans les noblesses pro-
vinciales, ce qui tenait à deux causes principales, dont la première
et la plus importante était l'estime qu'elles avaient d'elles-mêmes,
et la seconde la demi-sohtude où elles vivaient et qui leur épar-
gnait les occasions où cette estime pou\ait recevoir quelque
atteinte. La famille des Lucas présente un exemple des plus IVap-
pans de cette puissante étroitesse des parentés nobles d'au-
trefois; aussi bien l'action des deux conditions que nous ve-
nons de dire se laisse -t-elle lire chez eux en toute évidence. En
quelle estime la duchesse tenait le sang dont elle était issue, on a
pu déjà s'en apercevoir, et cette estime, elle ne la distribue pas
entre les divers membres de sa famille, elle la porte tout entière
sur chacun d'eux. Tous les fils furent vaillans, toutes les filles ver-
tueuses, dit répitaphe de la duchesse, résumant ainsi les juge-
mens qu'elle porte sur tous ses frères et sœurs. La solitude dans
laquelle ils avaient grandi ensemble leur était si nécessaire qu'ils
trouvaient moyen de la reconstituer partout où ils allaient, même
au sein de la capitale. C'est pour eux et entre eux exclusivement
qu'ils prenaient ces plaisirs alors en vogue : promenades équestres
dans les rues principales, flâneries à Hyde-Park, et ces soupers et
concerts sur l'eau aussi à la mode dans le Londres de Charles I'"^
qu'ils l'étaient dans le Paris du Menteur de Corneille. Le mariage
ne parvenait pas à détruire cette intimité, et les filles, quittant leurs
foyers, vivaient la plus grande partie de l'année avec leur mère,
empressées qu'elles étaient de retrouver la solitude de leur en-
fance. Gela allait plus loin encore : en contractant des alliances
matrimoniales, les enfans changeaient si peu de famille qu'ils n'en-
traient pas en rapports avec les parens de leurs conjoints et qu'ils
les connaissaient à peine (1). Marguerite, qui était la plus jeune,
(1) Parmi les mariages des Lucas, il en est un qui conserve encore pour nous un
certain intérêt. Le frère cadet de la duchesse, sir Thomas Lucas, épousa la fille de
sir John Byron. Ce fut la sœur de l'ancêtre direct d'un certain poète du nom de Noël
Byron, fort célèbre sous la restauration, mais aujourd'hui quoique peu passé de
mode, paraît-il, quoiqu'il ait accompli le tour de force peu commun de donner à des
CURIOSITÉS HISTORTQDES ET LITTERAIRES. 815
note elle-même, avec «ne pointe d'étonneraent, cette intimité que
n'ont pu relâcher ni les intérêts nouveaux, ni les déplacemens et
l'absence.
Lorsqu'ils étaient à Londres, ils étaient dispersés dans leurs diverses
demeures, cependant ils se réunissaient presque tous chaque jour, se
fêtant les uns les autres comme les enfans de Job... J'observais qu'ils
ne faisaient jamais de visite et qu'ils ne sortaient jamais en compagnie
d'étrangers, mais qu'ils allaient tous ensemble en troupeau, s'accor-
dant si bien qu'il semblait qu'ils n'avaient à eux tous qu'une seule
âme. Et ce n'étaient pas seulement mes frères et mes sœurs, mais
aussi mes beaux-fréres et mes belles-sœurs qui s'accordaient ainsi, et
leurs enfans, quoique tout jeunes, avaient les mêmes aimables
natures et dispositions affectueuses. Il ne me souvient pas qu'il y ait
jamais eu entre eux d'altercation, ou qu'ils en soient jamais venus à
des propos de colère ou d'sùgreur. J'observais également que mes
sœurs étaient si loin de se mêler avec d'autres compagnies qu'elles
n'avaient pas de fréquentation familière et de rapports intimes avec
les familles auxquelles ils étaient unis, les uns, les autres, par le ma-
riage, c'est-à-dire que la famille de chacun des conjoints restait
absolument étrangère à tous mes autres frères et sœurs.
Les meilleures choses ont leur revers, et dès son entrée dans le
monde, Marguerite Lucas eut occasion de constater que cette édu-
cation solitaire et cette vie exclusivement de famille, si propre à
développer les sentimens forts, avait engendré cependant chez elle
une des infirmités de caractère les plus déplorables qui existent,
c'est-à-dire une insurmontable timidité. Elle se fit sous de sombres
auspices, cette entrée. Les jours heureux que nous venons de dé-
crire ne durèrent pas. La guerre civile éclata, et les divers membres
de cette famille si unie furent dispersés par le vent de l'orage à
tous les coins de l'horizon. 11 va sans dire que tous les Lucas pri-
rent le parti de Charles I", et Marguerite voulut faire aussi à sa
manière acte de royalisme. Ayant appris que la reine n'avait plus
à Oxford, où l'avait poussée une des plus violentes rafales de la
tempête, le nombre habituel de ses dames d'honneur, elle sollicita
,de ses proches la permission d'aller à la cour, permission qui lui
fut accordée, malgré l'opposition de ses frères, par sa mère, mieux
avisée. Mais à peine était-elle installée dans le poste convoité
qu'elle s'aperçut qu'elle avait trop présumé de son courage.
sentimens, tellement personnels qu'ils en sont excentriques, une belle forme clas-
sique, ce qui revient à dire qu'il a eu l'art d'imprimer un caractère général à ce qu'il
y a. eu de plus particulier au monde.
816 REVUE DES DEUX MONDES.
« Lorsque je me trouvai hors de la vue de ma mère, de mes frères
et de mes sœurs dont la présence me donnait confiance, je me
trouvai comme quelqu'un qui n'a plus de terrain ferme pour se
tenir droit et de guide pour se diriger, ce qui me faisait craindre
d'errer par ignorance hors du sentier de l'honneur. Si bien (jue je
ne savais plus comment me conduire. En outre, j'avais entendu
dire que le monde était porté à jeter des insinuations même sur
les innocens, ce qui faisait que je n'osais plus ni regarder avec mes
yeux, ni parler, ni me montrer sociable d'aucune façon, en sorte
que je passais pour sotte de nature... » Aussi désirait-elle main-
tenant repartir avec autant d'ardeur qu'elle avait désiré venir.
Cette fois lady Lucas refusa de lui complaire en lui faisant obser-
ver que ce serait un déshonneur de quitter la cour sitôt après y
être entrée. Elle resta donc ; et la défaite de Marston-Moor ayant
forcé la reine à quitter l'Angleterre, elle la suivit à Paris où sa des-
tinée devait venir la trouver dans la personne du marquis de New-
castle, l'illustre vaincu de la mémorable bataille qui avait fait pas-
ser définitivement du côté des parlementaires l'ascendant longtemps
incertain et disputé.
La timidité est peut-être de toutes les affections de l'âme celle
dont les moralistes et psychologues se sont toujours le moins oc-
cupés, et dont ils ont le moins bien parlé, soit qu'ils l'aient estimée
de nature trop puérile pour lui accorder attention, soit que leur
expérience ne leur ait fourni à son sujet aucun renseignement
digne d'intérêt. La vie de la duchesse de Newcastle est à cet égard
un véritable document qui permet de combler quelque peu cette
lacune. Elle est d'abord un bel exemple de l'égalité avec laquelle
cette malfaisante affection sévit à la fois sur toutes les conditions,
et contre laquelle ne peuvent prévaloir ni la naissance, ni la for-
tune, ni l'esprit. Elle confirme le nom d'infirmité que nous lui avons
donné justement, car la timidité a tous les effets d'un mal phy-
sique, effets qui vont tantôt jusqu'à l'évanouissement, tantôt jus-
qu'à l'angoisse la plus cruelle. Elle prouve enfin que le mal est
incurable, et que tous les correctifs qu'on emploie contre lui ne
font que l'augmenter, et donner encore plus de prise à toutes ses
malignités. Ces correctifs sont au nombre de trois ; la duchesse,
selon les âges, les connut et les appfiqua à tour de rôle, et aucun
ne lui réussit. Jeune, sa timidité se renfermait volontiers dans le
silence, elle répondait mal, ou à peine, et alors on disait : c'est une
sotte. Plus tard, lorsqu'elle fut devenue bel esprit, appelant à son
aide tout son courage, elle se répandait avec véhémence en flots
de paroles qu'elle accompagnait de gestes trop expressifs, et on
disait: c'est une ridicule. En tous temps enfin, mais surtout, semble-
t-il, dans ses dernières années, elle réagissait volontiers contre
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 817
l'endurance silencieuse à laquelle sa timidité la condamnait par de
violens accès de colère, et alors le monde disait : c'est une folle,
mad Madge of .\eivcastle. Mais passons-lui la parole quelques mi-
nutes ; elle-même a décrit quelques-uns des caractères de son
infirmité, et elle l'a fait en termes excellens.
Je suis naturellement timide. Ce n'est pas que je sois honteuse de
mon esprit ou de mon corps, de ma naissance ou de mon éducation,
de mes actions ou des événemens de ma vie, cette timidité est dans
ma nature et ne vient d'aucun crime. J'ai eu beau faire effort sur moi-
même et me raisonner, j'ai trouvé que ce qui était inné était trop diffi-
cile à déraciner. Je ne me suis jamais aperçue que ma timidité eût
souci de la qualité des personnes, mais seulement de leur nombre, car
s'il me fallait entrer dans une compagnie de Lazares, je serais aussi
décontenancée que s'ils étaient tous des Césars ou des Alexandres, des
Cléopàtres ou des reines Didons. Je crois aussi avoir remarqué que ma
timidité se traduit moins souvent par des rougeurs qu'elle ne contracte
mes esprits en froides pâleurs. Mais, circonstance heureuse, cette timi-
dité d'ordinaire a le temps de s'évanouir, de renaître et de s'évanouir
encore avant d'être remarquée, et plus je juge la compagnie dans
laquelle je me trouve folle et méprisable, et plus mal à l'aise je suis,
en sorte que le meilleur remède que j'aie jamais pu trouver est de me
persuader que toutes les personnes que je rencontre sont sages et ver-
tueuses. La raison en est, je crois, que les sages et les vertueux censu-
rent moins, excusent davantage, louent mieux, estiment droitement,
jugent justement, se comportent avec politesse, agissent respectueu-
sement, et parlent modestement, tandis que les sots et les indignes
sont aptes à commettre des absurdités, et portés à être effrontés,
grossiers, impolis, tant en paroles qu'en actes, oubliant ou ne compre-
nant pas bien ce qu'ils sont et ce qu'est la société où ils se trouvent. Et
bien qu'il ne m'arrive jamais de me trouver avec de telles sortes
de gens mal élevés, cependant j'en ai par nature une telle aversion
que je redoute de les rencontrer, comme les enfans ont peur des es-
prits, ou comme d'autres ont peur devoir et de rencontrer des diables,
ce qui me fait penser que ce défaut naturel qui est en moi (si c'est un
défaut) est plutôt crainte que timidité. Mais qu'il soit ceci ou cela, je
l'ai trouvé fort gênant, car il a souvent empêché mes paroles de sortir
et troublé mes actions naturelles, me forçant à me contraindre ou à
me laisser aller à des mouvemens désordonnés. Toutefois comme c'est
plutôt crainte des autres que peureuse défiance de moi-même, je
désespère d'une guérison complète, à moins que la nature aussi bien
que les gouvernemens humains n'arrivent à un état de civilisation et
d'ordre méthodique, où les paroles et les actions seront régies par le
TOME xcvm. — 1890. 52
81 s REVUE DES DEUX MONDES.
pouvoir souverain de la raison et l'autorité de la discrétion. Une na-
ture grossière est pire qu'une nature brute, autant qu'un homme est
supérieur à une bête, et ceux qui sont de nature polie et de disposi-
tions courtoises sont aussi près des créatures célestes que ceux qui
sont grossiers et cruels sont près des diables.
Tous ceux qui pour leur malheur ont l'expérience de la timidité
comprendront en lisant ce passage pourquoi ils ne se sont jamais
sentis rassurés que dans la compagnie des gens supérieurs ou d'une
éducation accomplie, c'est-à-dire de ceux qui logiquement de-
vraient inspirer le plus de craintes.
A cette timidité la duchesse ajoutait, quoique fille, sœur et
femme de Cavaliers, cette sorte de poltronnerie charnelle qui se
rencontre presque chez toute femme, pour telle chose ou pour telle
autre. Nous avons connu une personne de la nature la plus vail-
lante, que l'approche d'une vache rencontrée en plein champ
nnettait en fuite, la duchesse de Newcastle était ainsi. C'est elle qui
en fait l'aveu, pensant justement que cet aveu ne pouvait faire
douter de son courage. « Si mes plus proches étaient en danger,
volontairement et joyeusement je donnerais ma vie pour eux, pa-
reillement n'épargnerais-je pas ma vie, si l'honneur m'ordonnait
de mourir ; mais dans un danger où ni mes amis ni mon honneur
ne sont intéressés et où ma vie peut être perdue sans profit, je
suis la plus grande couarde du monde, comme en mer, ou dans
des endroits dangereux, ou les voleurs, ou le feu, et autres dan-
gers semblables ; la décharge d'un fusil, voire d'une canonnière, va
me faire tressaillir, et bien moins encore ai-je le courage de tirer
moi-même un coup de fusil, ou bien, si une épée est dirigée contre
moi par simple plaisanterie, j'ai sérieusement peur (1). » On voit
que les objets de la poltronnerie de la duchesse étaient assez
nombreux.
II.
Quelles que soient les souffrances que sa timidité lui ait imposées,
Marguerite Lucas n'eut qu'à s'en louer. Elle lui dut le bonheur de
sa vie, s'il est vrai, comme elle l'insinue, que c'est à ses rougeurs,
balbutiemens et yeux baissés qu'elle dut de faire la conquête du
vaillant marquis de Nev^^castle. « Mylord le marquis de Newcastle
approuva ces craintes timides que tant d'autres condamnaient. »
(I) J'e,\trais ces lignes de l'édition que sir Egerton Brj'dges a donnée du l'autobio-
graphie de la duchesse. M. Edouard Jen'Kins les a supprimées dans la sienne. Pour-
quoi? Est-ce par crainte qu'elles ne pussent nuire à la duchesse dans l'esprit du lec-
teur?
I
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 819
La conquête fut-elle aussi spontanée qu'elle affecte de l'insinuer?
Selon certains témoignages, elle aurait été recommandée au mar-
quis par son frère lord Lucas, et cette recommandation am*ait été
l'origine de son mariage. Mais s'il faut en croire un passage du
journal de John Evelyn, il y aurait eu d'autres intermédiaires. « Visité
encore aujourd'hui le duc de Newcastle, dont j'avais fait la con-
naissance en France de longues années auparavant, où la duchesse
avait en obligation à la mère de ma femme (lady Browne) pour
son mariage ; elle était sœur de lord Lucas et alors demoiselle d'hon-
neur de la reine-mère ; ils furent mariés dans notre chapelle, à
Paris, » écrit Evelyn à la date du 25 avril 1667. On peut induire de
ce passage que le mariage de Marguerite Lucas ne fut pas absolu-
ment exempt de tout manège mondain et qu'il ne se manqua pas
de bonnes âmes féminines pour assurer le bonheur du marquis,
alors fugitif, las et humilié. On devine assez aisément l'état d'âme du
brillant chef des Cavaliers. Souffrant encore de l'alTront secret que
lui avait infligé le roi en lui substituant le prince Rupert dans le
commandement du nord, vaincu à Marston-Moor contre sa volonté
et ses conseils par l'héroïque imprudence du prince, il avait, par
dépit plus encore que par désespoir de la cause royale, quitté défi-
nitivement la partie et s'était volontairement exilé sans autres res-
sources que les quelques pièces d'or qu'il avait sur lui au moment
de la bataille ; triste, irrité, solitaire, il avait besoin de consolation ;
cette consolation s'offrit à lui sous la forme d'une jeune fille, bel
esprit, capable de partager ses goûts de virtuose et d'admirer ses
talens de gentilhomme lettré, et il l'accepta avec l'empressement
d'un homme à qui il était plus facile de renoncer à la gloire qu'au
bonheur (1).
Marguerite Lucas répondit à ces espérances. Elle ressentit vive-
ment l'honneur de cette alliance illustre, à laquelle quelques mois
auparavant elle n'aurait pas osé songer, car la grandeur même a
ses degrés, et il y avait loin de l'intéressante jeune provinciale qu'elle
était alors à cet aimable et brillant seigneur, arbitre souverain de
(1) Ce mariage du duc de Neweasile a été l'objet d'une erreur absolument extraor-
dinaire de sir Egerton Brj'dges. Il le place en Angleterre, avant la bataille de Marston-
-Moor, et montre les époux prenant ensemble le chemin de l'exil. Or c'est la duchesse
elle-même qui s'est chargée de nous apprendre que ce mariage avait eu lieu à Paris,
en 1645. « Monseigneur, étant arrivé à Paris, alla sans délais présenter ses hum-
bles devoirs à Sa 31ajesté la reine mère d'Angleterre, chez laquelle ce fut ma fortune
de le voir pour la première fois, et après qu'il eut séjourne quelque temps, il lui
plut de m'honorer d'une attention particulière et de m'exprimer plus qu'une affec-
tion ordinaire, en sorte qu'il résolut de ms choisir pour sa seconde femme. » Il est vrai
que ce n'est pas dans son esquisse autobiographique, mais dans la vie de son mari
que la duchesse nous donne ces détails. Faut-il en conclure que, lorsqu'il édita la bio-
graphie de la duchesse, sir Egerton Brydges n'avait jamais lu la vie du duc?
820 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes les élégances, artiste d'une perfection impeccable clans tous
les exercices du gentilhomme, modèle accompli des Cavaliers d'An-
gleterre, qui, de l'épée et de la bourse, venait de soutenir pendant
quatre longues années le trône chancelant de Charles P^ C'est un
amour très particulier que celui de la duchesse pour son mari où
se révèle en pleine évidence la femme d'un mérite supérieur, car
c'est là ce qu'elle fut réellement et le titre qu'il convient de lui
donner. Elle n'en fut jamais éprise, c'est elle qui le confesse ingé-
nument (1), et cependant elle l'aima profondément, d'un amour lait
de droiture et de bon jugement. Elle lui fut une compagne vaillante
et dévouée pendant les années d'exil, une compagne loyalement
soumise pendant les années de sa retraite volontaire après le retour.
Comme elle ne pouvait guère se dissimuler que c'était à l'exil et au
malheur qu'elle devait un tel mari, on serait tenté de croire que,
par une délicatesse d'un tour noblement excentrique, elle voulut
lui vouer une affection conforme aux circonstances qui le lui avaient
donné, si elle n'avait pris soin de nous apprendre que cette manière
d'aimer lui était naturelle et qu'elle n'en connut jamais d'autre.
Laissons-la expliquer elle-même avec la bizarre éloquence qui lui
est propre la nature de cet amour et la forme générale qu'avait
prise chez elle cette plus tyrannique de nos passions.
Quoique je craignisse le mariage et que j'évitasse les compagnies
des hommes autant que je le pouvais, cependant je n'eus ni la volonté
ni la force de le refuser par la raison que mon affection s'était portée
sur lui, et il fut la seule personne que j'aie jamais aimée. Avouer cet
amour ne m'était pas une honte, au contraire, je m'en faisais gloire.
Car ce n'était pas un amour amoureux. Je ne fus jamais infestée d'un
tel amour, c'est là une maladie, ou une passion, ou l'une et l'autre
chose à la fois, que je connais par ouï-dire seulement, mais non par
expérience. Ce ne furent ni le titre, ni la richesse, ni la puissance, ni
la personne qui m'invitèrent à l'aimer, mais mon amour fut honnête
et honorable, parce qu'il eut le mér^ite pour objet. Cette affection trou-
vait joie dans le renom de sa valeur, plaisir dans les charmes de son
esprit, orgueil dans le respect qu'il me montrait, triomphe dans les
sentimens qu'il professait pour moi. Ces sentimens, il me les a con-
firmés par un acte du temps, scellés par sa constance, assignés par
un inaltérable décret de sa promesse, et ils font mon bonheur en dépit
(1) C'est peut-être ce naïf aveu qui explique pourquoi l'esquisse autobiographique
de la duchesse qui figurait dans la première édition de son livre intitulé : Naturels
indurés, publié en 1656, fut supprimée presque aussitôt après. Il est permis de suppo-
ser que le duc, célèbre par ses bonnes fortunes dont sa femme le loue avec l'indulgence
d'im cœur qui [n'a pas de jalousies rétrospectives, aura été quelque peu blessé de
l'aveu et obtenu la suppression de l'écrit qui le contenait.
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 821
des menaces de la fortune. Car, bien que le malheur puisse dissoudre
et dissolve en effet souvent les affections basses, déréglées, dissolues
et sans fondement, cependant il n'a pas de pouvoir sur celles qui sont
unies par le mérite, la justice, la gratitude, le devoir, la fidélité et
autres sentimens semblables... Ceux que distingue mon affection, je les
aime extraordinairement et avec constance, non cependant follement,
mais avec sobriété et attention, non pas en m'accrochant à eux comme
un ennui, mais en veillant sur eux comme une servante. Cette affec-
tion ne prend racine que là oîi elle trouve ou croit trouver du mérite,
et où les lois divines et morales me permettent de la donner. Cepen-
dant, je trouve cette passion tellement pénible que c'est le seul tour-
ment de ma vie, car telle est la crainte que je ressens pour eux des
méchans hasards de la mauvaise fortune, des accidens, de la maladie
ou de la mort, que je ne suis jamais entièrement en repos.
Nous avons donné à cet amour le nom que la duchesse (1) veut
qu'on lui donne, mais nous ne pouvons pas ne pas remarquer que les
sentimens que nous venons de lui entendre exprimer seraient pour
satisfaire le cœur le plus exigeant et qu'ils ne diffèrent en rien de
ceux que la passion met en branle. Il est probable que la duchesse,
dans la parfaite innocence de son cœur, s'est donné le change à
elle-même sur la nature de ses sentimens et qu'elle a ignoré le nom
qui était réellement le leur. Elle croit que son amour dilTère des
autres, parce qu'il s'est attaché au mérite plutôt qu'au titre ou à
la personne, et elle ne réfléchit pas que la porte par laquelle l'amour
entre dans l'âme importe peu, pourvu qu'une fois entré il occupe
l'âme tout entière, et c'est justement ce qui lui était arrivé. Sur
presque tous les points, elle fut un produit et une victime de l'édu-
cation noble, et nous en avons ici une nouvelle preuve. On lui a
tant dit et répété depuis l'enfance que l'amour dans les hautes con-
ditions ne devait s'attacher qu'aux qualités morales, qu'elle croirait
déroger si elle pensait autrement. Naïvement elle s'est fait accroire
que son aflection pour son mari était un amour d'estime, la
vérité est qu'elle en raffolait, et que, par conséquent, elle connut
cet amour amoureux qu'elle se flattait d'ignorer, comme M. Jour-
dain faisait de la prose sans le savoir. A chaque instant, dès qu'il est
question de son mari, elle trouve des mots, des accens, des élans
où éclate la passion la plus vraie. — « Je ne m'ennuie pas d'être
seule, pourvu que je sois près de mon seigneur et que je sache
qu'il est en bonnes conditions, » dit-elle en parlant de son pen-
(1) Pour éviter l'inconvônient de changer de titres, nous donnerons aux Newcastle,
sans distinction d'époque, le dernier et le plus haut qu'il? aient porté ; mais il est
bien entendu que Marguerite Lucas n'était que marquise pendant toute la période de
l'exil. Newcastle fut créé duc en 1665 seulement.
822 REVUE DES DEUX MONDES.
chant à la retraite. Et ne vous scmble-t-il pas que dans la phrase
que voici on découvre assez aisément ces craintes d'être négligé
par l'être aimé, et ces mquiétudes jalouses qui tourmentent les
cœurs ^Taiment épris? « Et véritablement je suis assez vaine, assez
pleine d'infatuation, assez partiale par nature à mon endroit pour
penser que mes amis ont autant de raisons de m'aimer qu'une autre,
puisque personne ne peut aimer plus sincèrement que moi, et que
ce serait une injustice de préférer imo, afi'ection plus laible ou d'es-
timer la beauté plus que l'esprit. » Et ce dernier trait, après s'être
accusée d'être prodigue à l'occasion par vaine gloire : « Quoique je
désire paraître au mieux de mes avantages tant que je vis en vue
du public, je consentirais bien volontiers cependant à me séparer
du monde et à ne voir jamais d'autre visage humain que celui de
mon seigneur tant que je vivrais; oui, je m'enfermerais comme une
anachorète et je porterais une robe de frise avec une corde à la taille
pour ceinture. » La fameuse ISiit hrown Maid de la ballade popu-
laire a-t-elle jamais parlé avec plus de passion? Disons pour laire
comprendre l'étendue du sacrifice dont la duchesse se déclare
capable que la recherche des vètemens était la seule faiblesse
féminine que l'on surprenne en elle.
Le cœur le plus pur a ses mystères que la raison refuse de con-
naître, que la conscience refuse d'excuser, et que lui-même ne
s'avoue que pour les ensevelir encore plus profondément dans le
secret et le silence. Difficilement la même image le remplit tou-
jours et tout entier, et sous les noms d'amitiés, de sympathies, d'af-
finités intellectuelles, mille formes de sentimens subtils trouvent
moyen de s'y glisser. Si la duchesse n'a pas connu l'amour amou-
reux, comme elle s'en vante, a-t-elle été absolument à l'abri de
cette autre forme de l'amour que notre Corneille a décrit dans une
tirade madrigalesque de sa Bodogune :
Il est des nœuds secrets, il est des sj'mpathies...
Eh bieTi, avec tout le respect qui est dû à cette vertueuse per-
sonne, il ne nous est pas prouvé qu'elle n'ait pas connu quelque
chose de ce sentiment pour le plus jeune frère de son mari, sir
Charles Cavendish. Vaillant Cavalier, il avait fait, sous le comman-
dement de Newcastle, toute la longue campagne de la première
guerre civile, avait quitté l'Angleterre avec lui le soir même de
Marston-Moor, et fut l'intime associé de son exil dans toutes les
villes où il résida sur le continent, Hambourg, Paris, Rotterdam,
Anvers, jusqu'au jour où il retourna en Angleterre pour y accom-
pagner la duchesse, désireuse d'arracher, s'il se pouvait, des griffes
des Têtes rondes quelques lambeaux de la colossale fortune de
I
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES. 823
son mari, cl de diminuer ainsi les privations dont il souffrait. Sir
Charles Cavendish ne reyit l'Angleterre que pour y mourir, et la
duchesse, qu'il y laissa, exprima les regrets que lui causait cette
perte dans une page admirable de tendresse pompeuse (jue nous
citerons plus tard comme exemple du style qui lui est propre.
Mais à déiaut de cette page, voici un€ petite pièce de vers, écrite
du vivant de sir Charles Cavendish, d'où il vous semblera peut-
être, comme à nous, qu'il s'échappe un secret de chaste, timide
et religieuse affection.
Sir Charles est entré dans ma chambre pendant que j'écrivais ma
Reine des fées. « Je vous en prie, m'a-t-il dit, lorsque vous verrez la
reine Mab, présentez mes services à Sa Majesté, et dites-lui que la
ri'nommée a porté jusqu'à moi de hauts éloges et de sa beauté, et de
la magnificence de sa cour. » Lorsque je vis la reine Mab dans l'inté-
rieur de mon imagination, mes pensées s'inclinèrent humblement par
crainte de trop peu de respect: baisant son fin vêtement tissé par la
fantaisie, je m'agenouillai sur une de ces pensées, comme quelqu'un qui
prie, et alors dans de doux chuchotemens, je lui présentai le message
d'humble service qu'il lui avait gaîment envoyé. C'est ainsi que par
le secours de l'imagination je suis allée à la cour des Fées et que j'en
ai vu la reine.
Qu'il y a de délicatesse noble dans cette pensée à la fois chérie
et refoulée, sur laquelle elle s'agenouille comme pour prier ! Si
c'est un aveu, loin d'accuser le cœur de la duchesse, il en prouve
la parfaite pureté, et confirme ce qu'elle dit d'elle-même: « Je suis
chaste à la fois par nature et éducation à ce point q^e j'abhorre
toute pensée qui ne l'est pas. » A une femme de telle droiture il a
suffi d'un certain degré de vivacité dans le sentiment pour lui faire
comprendre le danger des sympathies les plus naturelles et les
plus innocentes, et elle semble l'avoir senti, à prouve cette pensée
si vraie et si franchement exprimée : « L'amour platonique est un
entremetteur de l'adultère. » Les pensées et maximes de la du-
chesse sont parfois alambiquées, mais il y a un sujet sur lequel
elles sont toujours d'une netteté parfaite, et c'est le sujet de la
vertu féminine. Un ou deux exemples en passant, choisis entre dix
autres : « Si une femme fait une tache à sa réputation, elle ne peut
plus jamais l'effacer. » — « Un homme est aussi souvent désho-
noré par l'indiscrétion de sa femme que par sa déshonnèteté. »
La duchesse fut puissamment aidée dans sa carrière de vertu par
certaines qualités négatives qui sont peut-être les plus précieuses,
pour le bon orch-e d'un ménage et la tranquillité d'un mari. Ja-
mais femme de si haute condition n'a été dénuée à ce point de
824 REVUE DES DEUX MONDES.
tout agrément de société et de tout talent mondain. Elle devait
cette bienheureuse indigence en partie à son penchant pour la rê-
verie solitaire, et en partie à son éducation. Nous avons vu que
lady Lucas avait fait enseigner à ses enlans tous les arts d'agré-
ment en leur apprenant à les mépriser, et les enfans avaient écouté
ces conseils. « Mes frères ne dansaient ni ne faisaient jamais de
musique, disant que cela était trop efféminé pour des esprits mas-
culins. Ils n'entendaient rien non plus aux cartes, dés et autres
jeux semblables. » La. prati'qîie de la duchesse, pour employer son
langage, était à l'avenant de celle de ses frères. De sa vie elle ne
toucha cartes ou dés, et dès qu'elle fut mariée, elle renonça à dan-
ser, cet amusement « étant de nature trop légère pour n'être pas
en désaccord avec la gravité de l'état conjugal. » Elle aimait trop
la solitude pour être facilement complaisante aux exigences de la
sociabilité ; faire ou recevoir des visites lui était une fatigue. De
même pour les parties, banquets, festins et fêtes, son humeur
volontiers morose s'en accommodait mal , et elle n'avait pas plus
de goût à les présider que de plaisir à y prendre part. D'ail-
leurs les délicatesses de la vie matérielle la trouvaient insensible ;
sobre à l'excès, elle ne buvait que de l'eau, et dînait d'ordinaire
d'un peu de poulet bouilli, ce qui suffit pour indiquer le peu
d'aptitudes de son sens du goût et donne une médiocre idée de sa
cuisine. En cela d'ailleurs ses habitudes se trouvèrent conformes
à celles de son mari qui, tout magnifique qu'il fût, vivait avec une
sobriété remarquable, ne faisant qu'un repas par jour et soupant
d'un œuf et d'un demi- verre de sherry. Une circonstance contri-
buait encore à la tenir à l'écart du monde pendant ces longues
années d'exil, elle ne pouvait converser qu'en anglais, n'ayant ja-
mais pu apprendre aucune des langues du continent de manière à
se faire comprendre. Son seul grand plaisir était d'écrire, mais de
celui-là, par exemple, elle s'en donnait à cœur joie, d'autant plus
qu'elle trouvait dans son mari, poète et bel esprit lui-même,
un collaborateur toujours prêt. Elle ne sortait de cette retraite
studieuse que pour faire de temps à autre un tour en voiture
sur les promenades à la mode d'Anvers, où abondaient le beau
monde des Pays-Bas d'alors et tous les étrangers de distinction qui
étaient de passage dans ce carrefour européen. Ce n'étaient pas là
des goûts ruineux, et il est probable que ce peu d'aptitude aux
pompes et aux œuvres du monde contribua à faire régner un ordre
relatif dans le train de maison de son princier époux, et à lui allé-
ger quelque peu la gêne dont il souffrait. Sous le premier Empire
on appelait femmes essentielles celles qui se distinguaient par des
talens hors ligne pour la tenue d'une maison, la gestion d'un haut
ménage et l'art de représenter en noble société, de manière à faire
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 825
sentir le rang plutôt qu'à amuser et séduire ; l'originalité de la
duchesse de Newcastle fut d'avoir les talens de cette femme esse)i-
tielle avec des goûts forcenés d'écritoire, alliance quelque peu
bizarre qui se rencontre rarement.
Parmi les existences d'exilés, il n'y en a guère eu de moins dou-
loureuses que celle de Newcastle, et cela tient à cette raison, faite
pour ravir les psychologues, qu'il resta dans la mauvaise fortune
exactement ce qu'il avait été dans la bonne. C'est un des curieux
exemples qu'on puisse citer, que nous sommes toujours, en dépit
des circonstances, ce que nous ont fait la nature et la longue habi-
tude. Après Marston-Moor, il avait quitté si précipitamment l'An-
gleterre qu'il ne s'était pas donné le temps nécessaire pour prendre
les précautions les plus indispensables, et qu'il dut débarquer sur
le continent sans autres ressources que les cent livres sterling
qu'il avait en poche le jour de la bataille. Une maigre somme, il
faut en convenir, pour un tel homme : aussi dès son arrivée
essaya-t-il de prendre quelques-unes des mesures qu'il avait né-
gligées; mais il y trouva des difficultés insurmontables. Ses biens
étaient sous le séquestre, ses parens soumis à des embarras pécu-
niaires pareils aux siens, les communications avec l'Angleterre peu
sûres, les intermédiaires rares et timides ; la gêne devint donc vite
assez sérieuse, mais il eut l'ait de ne jamais la sentir en ne renon-
çant pas une heure à ses habitudes de magnificence pendant ses
dix-huit années d'exil. Au moment même où il empruntait à grand'-
peine 200 ou 300 livres sterling, il trouvait moyen de se monter
une écurie de huit chevaux, et quels chevaux il fallait à l'homme
qui avait la réputation d'être le premier cavalier de l'Europe ! Trois
fois il fallut changer de résidence pour raisons d'économie. Lors-
qu'il quitta la première, Paris, pour Rotterdam, voici dans quel
équipage il en sortit : deux carrosses^ trois chariots de déménage-
ment et un nombre indéterminé de serviteurs à cheval. Avec la
libéralité de Timon d'xAthènes, il donnait ce qu'il n'avait plus, et
rendait sous forme de cadeaux les prêts qui lui étaient faits pour
soutenir son état, en sorte qu'il était le soir aussi embarrassé que
le matin. C'est ainsi qu'à peine arrivé à Paris avec les fameuses
100 livres du jour de Marston-Moor, on le voit offrir à la reine
sept chevaux sur neuf qu'il avait achetés aussitôt après son débar-
quement à Hambourg. A Rotterdam, il tint grand état de maison
pendant six mois, avec table ouverte à tous venans, particulière-
ment aux militaires. A Anvers, où il prit sa retraite définitive, il eut
le coûteux honneur de traiter toute la famille royale, et il le fit en
homme qui se souvenait de l'hospitalité fastueuse que dans ses
jours d'heureuse fortune il avait offerte à Charles 1" dans ses châ-
teaux de Bolsover et de Welbeck : a Monseigneur, lui dit en ma-
826 REVUE DES DEUX MONDES.
nière de remerdment son ancien élève Charles II, je m'aperçois
que votre crédit peut vous procurer meilleure chère que ne pour-
rait m'obtenir le mien. » Cependant, en dépit des ressources qu'il
tirait de l'amitié, de la famille, des souvenirs reconnaissans des
grands services rendus à la cause royale (1), il avait à passer de
durs momens. « Je ne me plains pas, pour ce qui me concerne,
disait sir Charles Cavendish, mais vraiment ce que je mange ne
me fait aucun bien en voyant comment mon frère est toujours
si près de manquer qu'après un dîner il n'est jamais sur du sui-
vant. )) Un jour, à Paris, son maître d'hôtel vint l'avertir qu'il lai
serait impossible de lui servir son dîner, les créanciers refusant
de faire plus longtemps crédit. « Vous serez obligée de mettre vos
robes en gage, si vous voulez dîner, « dit-il en riant à la du-
chesse, et ce jour-là, en effet, on ne dîna que parce que la femme
de chambre mit en gage ses propres bijoux. Mais c'était précisé-
ment dans ces momens de crise que Newcastle se montrait avec
tous ses avantages; il faisait face à toutes les difficultés avec sa
belle humeur d'homme d'esprit, et son assurance de grand sei-
gneir. Lorsque les créanciers devenaient trop pressans, ou refu-
saient de continuer le crédit, Newcaslle les m;indait en troupe, puis
lorsque toute la meute était assemblée devant lui, il les haranguait
avec une si persuasive éloquence qu'il les renvoyait domptés, et
si bien rassurés que non-seulement ils renonçaient à réclamer leur
dû, mais qu'ils s'offraient à lui faire un crédit encore plus considé-
rable que par le passé. Vingt fois, tant à Anvers, qu'à Rotterdam
et à Paris, Newcastle a joué en toute honnêteté la scène de don
Juan et de M. Dimanche, et toujours avec un plein succès. Ce mi-
racle de l'éloquence et des dons de charmeur de son noble époux
étonnait la duchesse elle-même, et volontiers elle l'attribuait à
la volonté divine. « Certainement ce fut une œuvre de la divine
(1) Grâce aux détails très minutieux dans lesquels la duchesse est entrée sur ces
années d'esil, nous pouvons faire le compte à i>eu près exact des sommes que le duc a
pu se procurer pendant cette période besogneuse. La reine Henriette lui fii un don de
2,000 livres (.50,000 fr.) et s'engagea pour ses dettes de Parie; son cousin le comte de
Devonshire et le marquis de Hereford firent à eux deux 2,000 livres ; le fils de sir Thomas
Aylesbury, frère de lady Clarendon, fournit 200 livres ; sir Charles Cavendish envoya
d'Angleterre 200 livres ; sa fille, kdy Cheiney, lui donna le produit de la vente de son
argenterie, plus 1,000 livres (25,000 fr.) de son douaire; son fils, lord Ogle, vint à
différentes reprises à son secours pour des sommes non spécifiées, mais que l'aa peut
supposer importantes; 400 livres encore furent empruntées à Paris. A toutes ces
sommes, il faut ajouter le douaire de la duchesse qu'elle s'empressa de réclamer à
son frère lord Lucas dès que les difficultés devinrent trop sérieuses, ce qui restait de
la fortune de sir Charles CavMidisli après qu'il eut composé avec le gouvernement
républicain, et enfin ce que lui fournit le crédit, sur lequel il vécuit principalement
pendant ces dix-huit ans. Une addition même sommairj de ces différentes ressources
donnerait encore un total fort respectable.
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 827
providence, si ces marchands montrèrent tant de sympathie, de res-
pect et d'honneur à mon seigneur, un étranger à leur nation, si
malgré sa ruine et le peu d'apparence qu'il y avait qu'il recouvrât
jamais son bien, ils consentirent à lui faire crédit partout où il
vécut, en France, en Hollande, en Brabant, en Allemagne, de ma-
nière à lui permettre, à lui banni de sa patrie, dépossédé de son
avoir, de vivre avec autant de splendeur et de grandeur qu'il le
lit. »
Sir Charles Cavendish, un peu moins compromis que son frère,
était aussi dans de meilleures conditions de fortune. Ses biens
n'avaient été mis que sous une sorte de demi-séquestre, et, après
la déroute finale des royalistes en Ecosse, le parlement lui fît
savoir qu'ils allaient être vendus sans délais s'il ne se hâtait de
revenir en Angleterre composer avec le gouvernement. Son pre-
mier mouvement fut de se refuser à toute transaction, mais il en fut
empêché par Edouard Hyde, sur la demande de Newcastle, et il
fut décidé qu'il partirait en compagnie de la duchesse, qui, de son
côté, essaierait d'arracher au parlement la part de propriété qu'il
reconnaissait sur les biens séquestrés de la plupart des proscrits
à leurs femmes et à leurs enfans. Ce fut un mélancolique voyage.
En arrivant en Angleterre, ils étaient si peu munis d'argent qu'ils
furent iorcés de faire halte à Southwark, et que, pour payer leurs
dépenses d'hôtellerie, sir Charles dut mettre sa montre en gage,
un de ses ex-intendans n'ayant même pas pu lui procurer la petite
somme nécessaire à cet eiïet. A Londres, elle retrouva ses sœurs
et son frère aîné, mais que de deuils et que de ruines dans sa
lamille depuis son départ! Tous avaient vu leurs demeures dé-
truites ou en avaient été violemment séparés. Lady Lucas était
morte après avoir aussi vaillamment que vainement résisté aux
assauts répétés des Têtes rondes qui lui rendaient de temps à autre
de coûteuses visites, d'où ils revenaient approvisionnés de blé et
de bétail, après force abatis de bois pour les nécessités de leur
chauffage. Son frère cadet, sir Thomas Lucas, était mort d'une
blessure reçue en Irlande. Plus lugubre encore avait été le sort
de son plus jeune frère, sir Charles Lucas. Il avait été parmi les
plus acharnés défenseurs de Colchester, et lorsque, après la dé-
faite de Worcester, la ville, n'espérant plus aucun secours, eut été
obligée de se rendre, il avait été exclu, avec un de ses compagnons
d'armes, sir George Lisle, des garanties delà capitulation, et fusillé
au pied des remparts par Ireton, le gendre de Cromwell. Cette exé-
cution sommaire eut un si grand retentissement et produisit un tel
efïet de terreur sur les imaginations populaires que la légende s'en
empara immédiatement. Quelques années après, John Evelyn, reve-
nant de cet interminable voyage sm- le continent qui lui rendit le
828 REVUE DES DEUX MONDES.
service de ne pas assister au spectacle de la guerre civile, y ren-
contra cette légende toute formée. On lui montra la place où les
deux officiers avaient été fusillés, elle était entièrement nue, tandis
que tout autour la terre était toufTue du plus beau gazon, et on lui
dit que jamais plus l'herbe ne pousserait là où le sang des deux
Cavaliers avait coulé. Soixante ans après, du temps de Defoë, la tra-
dition existait encore (1). Tant de deuils, si douloureux et si récens,
n'étaient pas pour diminuer ce penchant à la solitude qui était
naturel à la duchesse ; aussi à Londres, où elle fit en tout une
demi-douzaine de visites, vécut-elle exclusivement dans la com-
pagnie de sa famille et serait-elle repartie sans avoir pris d'autre
plaisir que quelques promenades à Hyde-Park, si elle n'avait trouvé
dans les concerts qui se donnaient chez le musicien Lawes, l'ami
de iMilton , une distraction noblement assortie à la mélancolie de
sa fortune.
Le séjour de la duchesse en Angleterre se prolongea inutilement un
an et demi. Elle ne put rien obtenir du parlement qui lui répondit que
les concessions faites aux femmes et aux enfans des proscrits ne pou-
vaient lui être accordées, parce que son mariage avait été conclu pos-
térieurement à la mise hors la loi de son époux, situation qu'elle n'avait
pas ignorée, et que, d'ailleurs, l'indulgence dont bénéficiaient d'autres
exilés ne pouvait se porter sur l'homme qui avait été le plus grand
traître de l'Angleterre. Cette sévérité n'est pas pour trop étonner
quand on pense au rôle joué par Newcastle pendant la première pé-
riode de la guerre civile, et la duchesse était par nature peu faite pour
l'adoucir. Elle n'avait rien de ce qui fait la bonne solliciteuse, sa hau-
teur de caractère, qui était extrême, et cette timidité invétérée qu'elle
nous a si bien décrite, lui défendant les manèges, assiduités et im-
portunités qu'exige l'exercice de cet art fait pour moitié d'humilité
feinte et pour moitié d'effronterie vraie. Elle s'aperçut donc très
vite de son peu d'aptitude à ce rôle peu princier, et ne fit aucun
effort pour se vaincre, n'étant pas de celles qui ont pour devise
(1) Cette exécution sommaire de sir Charles Lucas et de sir George Lisle est un des
faits de la révolution d'Angleterre qui ont été le plus déplorés, mais le moins bien
éclaircis par les historiens. La seule explication à peu près satisfaisante et portant la
marque de la vraisemblance que nous en connaissions se rencontre dans un mémoire
écrit par un des assiégés de Colchester et inséré par Defoë dans un livre d'impres-
sions de voyages qu'il publia, en 1724, sous ce titre : Tour à travers l'île entière de
la Grande-Bretagne. Selon l'auteur de ce mémoire, où la passion politique se fait si
peu sentir qu'il est impossible de dire s'il est l'œuvre d'un royaliste ou d'un ijarle-
mentaire, sir Charles Lucas aurait été exécuté parce que, fait prisonnier pendant les
événemens antérieurs au siège, il avait été mis en liberté sur sa parole d'honneur de
ne plus jamais porter les armes contre le parlement. Dès le début du siège, lord Fair-
fax l'avait averti qu'il serait passible de toute la rigueur des lois militaires et avait
refusé obstinément de répondre à toutes les communications où figurait son nom.
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES. 829
secrète ce titre de la jolie comédie de Goldsmith : She stoops to
conquer. Elle parut une fois, en compagnie de son frère lord Lucas,
au comité chargé des mesures concernant les biens des proscrits,
y reçut la réponse que nous avons dite, se tourna vers son Irère
pour lui demander de la conduire hors de ce lieu par trop imgeiitle-
marily, et n'y retourna plus. Cependant, il paraît que les can-
cans de Londres la représentèrent courant de comité en comité :
« Sois froide comme la neige, chaste comme Diane, tu n'échappe-
ras pas à la calomnie, » dit Hamlet à Ophélia. La duchesse s'indigne
de ces commérages et les dément, mais, en le faisant, elle nous
révèle un détail important des mœurs d'alors ; c'est que les consé-
quences de la guerre civile et l'omnipotence du parlement non-seule-
ment avaient fait pulluler les soUiciteuses, mais avaient fait naître une
classe inconnue auparavant de femmes d'affaires. « Les coutumes
de l'Angleterre sont changées aussi bien que ses lois, puisque main-
tenant les femmes deviennent plaideuses, avocates, pétitionneuses,
et autres choses semblables, colportant partout leurs causes pro-
pres, se plaignant de leurs griefs propres, s'exclamant contre leurs
ennemis particuliers, se vantant des diverses faveurs qu'elles ont
reçues des puissans,.. je n'entends pas parler ici des nobles, ver-
tueuses, discrètes et dignes personnes que la nécessité force à se
soumettre, à consentir, à poursuivre leurs réclamations, mais de
celles qui n'ont rien à perdre et qui font leur métier de solliciter. »
Plus heureux que sa belle-sœur, sir Charles Gavendish réussit à
reconquérir ses biens, moyennant une composition de 5,000 livres
sterling, et s'empressa aussitôt de racheter aux prix les plus oné-
reux les deux principales résidences de son frère, Welbeck et Bol-
sover, et ce fut une compensation de l'insuccès de la duchesse pour
ce séduisant iNewcastle que la fortune la plus adverse ne regarda
jamais sans un sourire.
Ce voyage d'Angleterre ne fut cependant pas perdu pour la du-
chesse. Elle avait toujours aimé à écrire, et, dans les années qui
avaient précédé son voyage, elle avait produit un in-folio qui s'ap-
pelait World' s Olio (OUa podrida du monde) ; mais dans les
nombreux loisirs que lui faisait ce séjour prolongé à Londres, loin
de son adoré seigneur, la rage de l'écritoire s'empara d'elle avec
une violence sans merci. C'est de cette époque que date chez elle
l'ambition littéraire, car la duchesse n'écrivait pas, comme d'autres
grandes dames, pour le jeu et le plaisir : elle écrivait par ambition
de se conquérir une renommée qui fît vivre sa mémoire ; elle en
fait l'aveu, et dans ces termes mêmes. Elle écrivit à Londres des
poèmes , des fantaisies philosophiques , des allégories morales,
des essais de drames et de comédies et toute la copie néces-
830 REVUE DES DEUX MO.XDES.
saire pour un in-folio de grosseur respectable (1). Mais ces tra-
vaux mêmes ne parvenaient pas à lui iaire oublier son époux
adoré. Il lui tardait d'aller les continuer en sa compagnie, et, mal-
gré son afïection pour son beau-frère, sir Charles Gavendish, déjà
aux prises avec le mal qui l'emporta peu après, elle repartit pour
le continent. C'est qu'en Newcastle elle trouvait mieux qu'un juge
indulgent, elle trouvait en lui un conseil et un collaborateur. Ils
s'admiraient mutuellement et se le disaient en prose et en vers. La
duchesse employait son éloquence à célébrer les vertus de son
mari; le duc écrivait des intermèdes et de jolies chansons, à la
façon des dramaturges de l'époque précédente, pour les comédies
et les drames de sa femme. Cependant, pour bien marquer les
nuances, il faut dire que cette admiration mutuelle semble avoir
été plus entière et plus Iranche chez la duchesse que chez le duc.
Elle se plaisait à lui rapporter l'honneur de ses propres poésies et
ù le dire humblement son inspirateur. « Je ne suis pas poète par
nature ni éducation, dit-elle dans une petite pièce où elle présente
ses poèmes au lecteur ; mais je suis mariée à un spirituel poète
dont le cerveau est un printemps riant et frais où croissent les fan-
îaisies et où chantent les Muses. Souvent, inclinant ma tète, je
deviens toute attention pour attraper ses mots au passage et ne
pas laisser échapper une de ses fantaisies. Dans ce jardin splendide
de belles choses, je prends de quoi me faire un bouquet de vers,
et moi qui n'ai pas de jardin qui me soit propre, je cueille dans le
sien des fleurs toujours nouvellement écloses. » On peut supposer,
au contraire, quelque peu de courtoise ironie dans les éloges que le
duc donne aux poèmes de sa femme, dans une pièce très gentiment
tournée : « J'ai lu vos poèmes, et j'aurais souhaité qu'ils fussent
miens en admirant les riches ornemens de chaque vers ; vos lan-
(l) Nos ancêtres aimaient les titres longs et détaillés, donnant non-seulement l'idée
générale du livre, mais la nomenclature de ses diverses parties et l'indication des
matières épisodiques. En Angleterre, cette habitude avait prévalu plus encore que sur
le continent, et la duchesse a trouvé moyen de l'exagérer. La citation in extenso d'un
de ses titres, qui d'ordinaire n'occupent pas moins d'une page entière, paraîtra peut-
<^tre curieuse : « Peintures de la nalure représentées au vif par le pinceau de l'ima-
gination, écrit par la trois fois noble, illustre et excellente princesse, la dame mar-
quise de Newcastle. Dans ce volume, on trouve diverses histoires inventées de choses
naturelles, comiques, tragiques, tragi-comiques, poétiques, romanesques, philosophi-
ques et historiques, à la fois en prose et en vers, quelques-unes tout en vers, quelques
autres tout en prose, quelques autres mélangées, partie en prose et partie en vers. Il y a
aussi quelques essais moraux et quelques dialogues, mais ils sont par-dessus le mar-
ché, comme les treizièmes pains sur la douzaine d'un boulanger. Il y a aussi tout à
fait à la fin une histoire vraie où il n'y a aucune fiction. » — Cette histoire vraie
était son esquisse autobiographique qui portait encore ce titre particulier : Relation
véridique de ma naissance, de mon éducation et de ma vie.
il
CURIOSITES HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 831
taisies nouvellement nées, et en telle abondance, ont de quoi faire
rougir nos poètes et les décider à ne plus écrire. Oui, le spectre de
Spenser vous hantera la nuit, et Jonson ressuscitera, gonflé du
venin du dépit; Fletcher et Beaumont, troublés dans leurs tom-
beaux, chercheront quelques grottes plus profondes et mieux ca-
chées; et le noble Shakspeare pleurera, parce que ce qui lui est
désormais réservé de plus glorieux sera d'être enseveli dans la
même poussière que Ghaucer. Le même noir oubli couvre tous ces
noms, puisque vous les avez dérobés de leur renommée... Le pin-
ceau de votre imagination surpasse celui de Van Dyck ; votre tête
est l'alambic où les Muses distillent la quintessence de l'esprit,
éhxirs de la lantaisie, essences si douces! Dans vos vers, vos
nombres, exactement cadencés, marchent sur des pieds de velours.
Je croyais vous louer; mais, hélas! ma manière de dire est à lu
vôtre ce que la nuit est au glorieux jour. » L'ironie est transpa-
rente, certainement, dans lexagération de ces éloges ; mais, môme
en lui faisant sa large part, il y reste encore assez de sincérité pour
témoigner de l'estime dans laquelle le duc tenait les talens de sa
femme. Ce qui n'empêche qu'il n'ait pu répondre, comme le veut
une anecdote traditionnelle, à un ami qui le félicitait sur la sagesse
de sa femme : « Ah! vraiment, une femme sage est une folle créa-
ture, )) car une telle fureur d'écrire et si persistante ne peut aller
sans entraîner certaines habitudes qui sont évidemment pour
mettre hors de ses gonds, de temps à autre, le plus courtois des
maris (1).
Nous avons quelques détails sur les habitudes littéraires de la
duchesse; il est probable qu'elles ont plus d'une fois changé l'heure
des repas ou fait manger au duc un déjeuner refroidi, ou renvoyé
furieux quelque visitem' qui n'avait pas été admis, ou fait arrêter
les gens de service dans les corridors pour savoir ce qui se passait
dans les appanemens de Sa Grâce. Ces habitudes rappellent d'assez
près celles de deux autres écriveuses enragées, lady Mary Hamilton,
amie du chevalier Croft, qui fit tant endêver le pauvre Charles No-
dier, qu'elle avait honore de la correction de ses épreuves, et
M™® de Genlis. Comme la première, elle écrivait et le jour et la nuit
et composait entre deux sommeils. « Cette frénésie était tellement
invétérée, dit M. Jenkins, qu'elle avait toujours près d'elle quelques
jeunes dames pour lui servir de secrétaires ; elles couchaient tout
près d'elle, afin qu'au premier coup de sonnette elles fussent tou-
jours prêtes à attraper au vol les fantaisies de ses veilles. Comme
(I) Un autre mot de Newcastle, celui-là rapporté parla duchesse, est encore à citer.
Elle était sujette à de violens accès de colère, et lui dit un jour qu'elle ne s'emportait
jamais que contre ceux qu'elle aimait le mieux. « J'espère, lui répondit-il, que je ne
suis pas un de ceux que vous aimez le mieux. )>
832 REVUE DES DEUX MONDES.
la seconde, elle avait l'habitude de parler ses vers et sa prose à
haute voix, en se promenant à pas lents dans sa chambre, avant de
les coucher par écrit, prétendant que, lorsqu'elle ne les parlait pas,
ses conceptions en étaient refroidies et arrêtées. Elle redoutait tel-
lement d'être gênée dans ses mouvemens de verve et dans les
courses au clocher de son imagination, qu'elle avait pour principe
de ne jamais revoir ce qu'elle avait écrit, parce que cette revision
retardait, disait-elle, l'essor de ses conceptions nouvelles; de là la
détestable 'ponctuation de ses écrits. A ces divers signes, vous re-
connaîtrez une personne dont les inspirations étaient de tête plus
que de nature et dont les pensées, obtenues par le branle cérébral
qu'elle devait à ces habitudes de gymnastique et de pantomime,
ressemblaient à cette chaleur qui s'engendre par le frottement.
L'éloquence, la force, l'énergie et aussi la subtilité sont compa-
tibles avec ces méthodes mouvementées de composition, mais rare-
ment la simplicité, la naïveté, la vraie geniality^ et presque jamais
la grâce ; et, en efïet, cette dernière qualité est entièrement absente
des écrits de la duchesse.
Elle nous a vanté avec enthousiasme la beauté de tous ses frères
et ses sœurs; mais elle-même était-elle johe? Il existe d'elle deux
portraits : l'un peint à Anvers par Abraham van Diepenbach,
élève de Rubens (1), qui est aujourd'hui, paraît-il, à Wentvvorth-
Castle, dans le Yorkshire, l'autre qui se trouve à Welbeck, et qui
est évidemment celui dont son moderne éditeur a placé le fac-
similé en tête de la vie du duc. L'examen de ce portrait laisse la
question assez indécise; car, peint postérieurement au retour, il
représente une femme placée déjà entre deux âges et qui, de la
jeunesse, n'a plus que le crépuscule. Mais vraiment elle est mieux
que belle, car elle est sympathique au possible, tout le visage parle
expressivement de véracité, de sincérité et de fidéhlé. Tout dans
ces traits et cette physionomie inspire la confiance, même les dé-
fauts. De bonnes joues, un peu replètes, faites à souhait pour les
baisers légitimes, et pas d'autres; de beaux gros yeux, tout larges
ouverts, avec quelque chose d'un peu égaré, indiquent une per-
sonne fréquemment absente d'elle-même. Dans l'ensemble du
visage, un caractère rêveur très marqué, et, sur les lèvres, une
moue d'innocente bouderie. Il pouvait être, du reste, assez difficile
à un peintre de représenter la duchesse au mieux de ses avantages
pour une raison qu'elle nous a dite et qui apparaît clairement dans
le portrait. Sa seule faiblesse féminine était la toilette, mais elle la
comprenait d'une façon très particuhère qui l'exposait à de nom-
(Ij El p2int probablement dans la maison même de Rubens que le duc habita pen-
dant tout son séjour à Anvers.
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 833
breuses erreurs d'élégance et à des retards plus nombreux encore
sur les modes régnantes. Elle nous dit que dès son enfance elle prit
grand plaisir « aux beaux atours, aux choses de modes, surtout à
celles que j'inventais moi-même, celles qui étaient inventées par les
autres ne me charmant pas du tout. Je détestais qu'on suivît mes
modes, car j'ai toujours eu l'amour de la singularité, même dans
les choses du costume. » Et voilà pourquoi elle apparaît dans ce por-
trait somptueusement accoutrée plutôt qu'élégamment vêtue. Ce
qui, dans la jeunesse, avait été originalité, devint, à mesure qu'elle
avança dans la vie, excentricité, et prit enfin des lormes caricaturales
qui firent d'elle la risée des élégantes et des courtisans de la cour
de Charles II. Mais cette intelligence erronée des choses du cos-
tume n'est-elle pas une imperfection inhérente à presque toutes
les femmes d'esprit; et, sur ce chapitre de la toilette, les plus vul-
gaires des mondaines ne retrouvent-elles pas sur elles une supério-
rité facile, mais incontestable? Le turban de M'^^de Staël est célèbre,
et George Saiid n'a jamais su s'habiller, paraît-il, avec harmonie;
il y a cependant des exceptions en tout, et nous n'avons pas besoin
d'interroger bien longuement nos souvenirs personnels pour con-
stater que le parfait bon goût dans les choses de la parure n'est
nullement inconcihable avec les qualités les plus éminentes de
l'esprit.
Ses dernières années d'exil s'écoulèrent dans les occupations
littéraires que nous avons dites. Lorsque le retour de Charles II
fut chose certaine, Newcastle fut le premier à l'aller féliciter; mais
il était, il est permis de le croire, encore plus affamé de patrie que
de royauté; car, sans attendre le départ du roi, ni retourner à
Anvers, il s'embarqua précipitamment après avoir écrit à la du-
chesse qu'il la laissait en gage pour rassurer ses créanciers, et la
chargeait de remercier à sa place l'édilité anversoise des services
qu'elle lui avait rendus. Après s'être débarrassée assez aisément
de ces divers soins, la duchesse partit comblée des vœux de bon
voyage tant des créanciers que des édiles d'Anvers, qui lui offrirent
comme cadeau de bon souvenir un petit tonneau de vin de choix.
Lorsqu'elle eut rejoint son mari à Londres, son premier mot fat
pour l'engager à se rendre immédiatement dans quelqu'une de
leurs résidences, tant son goût de la retraite était vif, et tant sa
timidité naturelle lui faisait redouter le monde, qu'elle voyait cette
fois tout prêt à la saisir. Pour des raisons délicates que nous dirons
en esquissant le portrait du duc, Newcastle n'avait pas besoin de
bien grandes solUcitations pour accéder à ce désir de sa fenmie ; il
alla donc présenter à son royal élève ses hommages, mais non plus
ses services, lui demanda permission de s'éloigner de la cour, et
TOME xcvm. — 1890. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
partit le lendemain pour ses domaines du Nord, échangeant ainsi
l'exil forcé du continent contre un exil volontaire au sein de la
patrie. Les deux époux ne sortirent plus de leur retraite, et, à vrai
dire, ils n'en avaient guère besoin, les gens d'esprit, dont le duc
aimait le commerce, veriant les y visiter, et les éloges, dont la
duchesse était particulièrement friande, affamée comme elle l'était
de gloire, venant l'y trouver sous forme de complimens, d'épîtres
universitaires et autres variétés de cette flatterie littéi'aire qui ne
manque jamais aux puissans. M. Jenkins nous donne le texte d'un
de ces complimens, qu'il appelle justement audacieux, celui des
membres de l'université de Cambridge : A Marguerite première,
princesse des jjhilosov/ies, ejui a dissipé les erreurs^ apaisé les
différences des opinions et rétabli la paix dans la république des
lettres! Il est douteux que même en Italie, et dans les époques
les plus serviles, on ait jamais eu à un plus haut degré l'impu-
dence de l'adulation.
Ils exécutaient cependant de temps à autre de courts voyages
à Londres, mais le souci de leur gloire littéraire y avait plus de
part que l'envie de se recommander aux puissans du jour. Lorsqu'ils
apparaissaient, ils faisaient aux courtisans, qui florissaient alors,
l'eft'et de deux pièces vivantes d'un musée d'antiquités. Un de ces
voyages est resté presque célèbre, celui qu'ils firent en 1667,
le duc pour lancer sa comédie de Sir Martin Marall, faite en
collaboration avec Dryden, la duchesse pour voir représenter une
élucubration dramatique de sa façon qui s'appelait les Ainans fan-
tasques, et probablement aussi pour l'impression de la Vie de son
mari, qui est justement de cette date. La duchesse parut à tous
tellement surannée qu'elle arrachait un sourire d'ironie, même aux
plus indulgens et aux plus amis. « Je suis allé aujourd hui faire ma
cour au duc et à la duchesse de Newcastle, qui sont récemment
arrivés du Nord, à leur maison de Clerkenwell. Ils m'ont reçu avec
une grande bienveillance, et j'ai été tout à fait charmé par les
extraordinaires et fantasques costume, accoutrement et conversa-
tion de la duchesse, » écrit John Evelyn à la date du 18 avril.
On ne s'entretenait dans Londi-es que de ses excentricités, si bien
qu'un autre diari&t du temps, Samuel Pepys, curieux de voir
une personne dont il se faisait tant de récits , guetta pendant
plusieurs semaines toutes les occasions de la rencontrer. C'est
une véritable course au clocher des plus amusantes. Comme il
était aussi assidu aux représentations dramatiques que son confrère
Evelyn l'était aux sermons, c'est au théâtre qu'il alla d'abord la
chercher. 11 ne l'y trouva pas, et quelques jours après il se rabattit
sur la cour, où elle n'était pas davantage. « 11 avril. A Wbite-Hall,
CURIOSITÉS HISTORIQUES ET LITTERAIRES. 835
pensant y voir la duchesse de Newcastle, qui devait venir ce soir
à la cour faire visite à la reine. Toute l'histoire de cette dame est
lin roman, et tout ce qu'elle fait est romanesque. Ses laquais sont
en habit de velours, et elle-même en costume du temps jadis, à
ce qu'on dit. Elle assistait l'autre jour à la représentation de sa
pièce, les Amans fantasques, la plus ridicule chose qui fut jamais
écrite, mais elle et son mari ont été absolument ra\ds de la repré-
sentation, et elle a fait de sa loge ses complimens et remercîmens
aux acteurs. Comme on s'attend qu'elle vienne à la cour, il y a
quantité de gens qui s'y rendent pour la voir, comme si elle était
la reine de Suède; mais j'ai perdu mes peines, car elle n'est pas
venue ce soir. » Enfin quinze jours après, le 26 avril, il parvient à
l'apercevoir passant en carrosse, mais cette vision est trop rapide
pour satisi'aire sa curiosité. « Rencontré milady Newcastle avec
ses carrosses et ses laquais tous en velours ; elle-même, que je
n'avais encore jamais vue telle qu'on me l'avait souvent décrite,
— car tout le monde parle aujourd'hui^de ses extravagances, —
avec sa toque de velours, sa chevelure tombant sur les oreilles,
quantité de mouches noires sur le visage, à cause de boutons au-
tour de la bouche, le cou entièrement nu, et un justaucorps noir.
Elle m'a semblé une très aimable femme, ^mais j'espère la mieux
voirie 1"' mai.» 11 n'a garde de manquer la date, mais voyez la fata-
lité, il ne peut pas mieux l'examinera son aise que la fois précédente.
C'est à Hyde-Park qu'a lieu la rencontre. « Nous y étions allés,
et aussi presque tous ceux qui étaient là pour voir milady New-
castle, mais nous ne le pûmes, car elle était suivie et masquée par
un si grand nombre de voitures que personne ne pouvait l'appro-
cher; tout ce que je pus voir, c'est qu'elle était dans un grand
carrosse noir orné d'argent au lieu d'or, avec des rideaux blancs,
tout blanc et noir, et elle là dedans avec sa toque. » Heureusement
la duchesse eut l'idée de vouloir assister à une séance de la société
royale, alors nouvellement fondée, et ce fut pour Pepys l'occasion
désirée.
Le récit qu'il nous fait de cette visite est d'une assez amusante
vivacité. « 30 mai. Je suis allé à Arundell House (le siège de la
Société) où j'ai trouvé beaucoup de monde dans l'attente de la du-
chesse de Newcastle, qui avait désiré être invitée à une des séances
de la Société, et qui l'a été après beaucoup de débats pour et
contre, car il semble que bon nombre y étaient opposés, et nous
croyons que la vihe va être pleine de ballades à ce sujet. La du-
chesse arrive bientôt avec les femmes de sa suite, parmi lesquelles
la Ferabosco, dont on dit tant que sa maîtresse lui recommande de
bien montrer sa figure et de mettre ainsi à mort les galans. Cette
836 REVUE DES DEUX MONDES.
Ferabosco (i) est vraiment très brune, et elle a de bons petits yeux
noirs, mais somme toute, elle me semble une femme très ordinaire,
sauf qu'on dit qu'elle chante bien. La duchesse a été une bonne et
aimable femme, mais son costume est tellement grotesque et en
même temps sa manière d'être si ordinaire que je ne l'aime pas du
tout ; je ne l'ai entendue dire quoi que ce soit valant la peine d'être
écouté, si ce n'est qu'elle était pleine d'admiration, et encore d'ad-
miration. Quelques belles expériences sur les couleurs, les pierres
d'aimant, les microscopes, les liquides, lui lurent montrées, entre
autres une belle pièce de mouton rôti qui fut en sa présence changée
en sang pur. Après qu'on lui eut montré ces expériences, et qu'elle
eut encore crié qu'elle était pleine d'admiration, elle partit, ac-
compagnée par divers lords qui étaient là, entre autres lord George
Berkeley, le comte de CarHsle et un très joh jeune homme, le
duc de Somerset. » Ce fut John Evelyn qui eut l'honneur de lui
servir d'introducteur. « 30 mai. A Londres pour accompagner la
duchesse de Newcastle (qui a d'énormes prétentions à la poésie et
à la philosophie et a publié divers livres dans ces deux genres) à
la Société royale. Elle y est venue en grande pompe, et a été reçue
par notre lord président à la porte de la salle de nos séances, la
masse portée devant elle, et diverses expériences lui ont été mon-
trées, puis j'ai conduit sa grâce à son carrosse et suis rentré. »
Ce fut son dernier grand jour d'exhibition mondaine. Elle mou-
rut sept ans après, en 167/i. A Westminster, où elle repose près de
son gracieux époux, au-dessous de la statue funèbre qui la repré-
sente un livre à la main, on lit cette épitaphe, qui aurait pu être
composée par elle-même, tant elle porte la marque de son style
habituel :
« Ici gît le loyal duc de Newcastle, et la duchesse, sa seconde
femme de laquelle il n'a pas eu d'enfans : son nom était Marguerite
Lucas, la plus jeune sœur de lord Lucas de Golchester, une noble
famille, car tous les frères lurent vaillans et toutes les sœurs ver-
tueuses. La duchesse fut une sage, spirituelle et savante femme,
comme en témoignent ses nombreux livres ; elle fut une épouse
très vertueuse, aimante et attentionnée, resta avec son mari tout
le temps de son exil et de ses misères, et, lorsqu'il revint à ses foyers,
ne se sépara jamais de lui dans sa retraite solitaire. »
Emile Montégut.
(1) Probablement la HUe d'un musicien de ce nom qui était au nombre des amis de
Ben-Jonson.
DU
DANUBE A L^ADRIATIQUE
LA DALMATIE.
I.
De grandes forêts silencieuses, où le tronc lisse du hêtre rem-
place le sapin rugueux, des rocs, puis encore des rocs, tout vibrans
de chaleur sous un soleil de plomb, des rocs taillés en murailles,
en bastions , en courtines, avec des crêtes menaçantes et des
aplombs invraisemblables ; et, par-dessus cette forteresse, déjà
faite à la mesure d'un Titan, une autre, puis une autre encore,
élevant jusque dans les nuages une tête orgueilleuse; — en bas,
l'echeveau des vallées, sillons étroits creusés dans le bleu intense
d'un horizon de montagnes nues ; trois cimes blanches qui sem-
blent tourner sur elles-mêmes et vous suivre du regard : telle
nous est apparue l'Herzégovine dans une course rapide. De pau-
vres villages musulmans dressent leur minaret au-dessus d'un tas
de masures sordides, des marmots en guenille aux cheveux en
broussaille, à la peau tannée, tendent la main devant les auberges,
et la province entière, par leur voix, semble crier lamine. Puis
(1) Voyez la Bévue du 15 janvier.
838 REVUE DES DEUX MONDES.
ce sont des sourires fugitifs : un ombrage de noyers, un bout de
prairie verte et fraîche, un village plus propre retranché dans une
boucle de la rivière, sur un îlot de terre fertile. Un semblant de
ville sommeille au bord d'un fleuve; des officiers autrichiens, tout
couverts de poussière, se reposent accoudés devant leur bière avec
un geste las; quelques beaux gaillards à la tête petite, aux épaules
énormes, à la démarche souple et fière, brigands de la veille, dont
on raconte encore les méfaits, domptés aujourd'hui, mais non point
apprivoisés, jettent un regard de travers à l'étranger qui passe : ils
se meuvent avec aisance sous leur ciel torride, tandis que le vain-
queur lymphatique souffle et s'éponge le front. Plus loin, c'est une
blanche théorie de filles se rendant à l'église, la taille emprisonnée
dans la lourde dalmatique, le front chargé de voiles et de sequins.
De l'autre côté du torrent, une gitana au jarret d'acier saute de
roche en roche et traîne après elle sa maigre progéniture. Voici Mos-
tar, avec ses casernes massives, ses murs grisâtres, ses minarets
mélancohques sur le flanc nu de la montagne, et, au milieu de cette
pâleur maladive, la note violente de quelques toits rouges. Voici
les figures de marchands graves accroupis dans leur boutique et
faisant le commerce comme on célèbre un rite solennel et funèbre.
Une foule d'employés européens, dépaysés dans cet Orient triste,
errant du haut en bas de la grand'rue, semblent des dogues à l'at-
tache qui se promènent devant leur niche. Puis dans l'ombre gran-
dissante, ce sont des bouillonnemens de cascades invisibles, des
masses noires où la roche et la maçonnerie se confondent, et, sur
le soleil couchant, l'angle aigu du vieux pont de pierre, débris
d'un autre âge, romain par la base, turc par son renflement pareil
à la bosse d'un chameau, ébréché, mais solide encore et tellement
abrupt que, pour le gravir, il faut se cramponner à une rampe
de fer.
Vite, hâtons-nous, courons vers le sud, sortons de cette prison de
granit : la Narenta qui roule à nos pieds nous montre la route et ra-
conte à chaque circuit le drame de son évasion. Elle semblait murée à
jamais dans ce pâté de montagnes. Longtemps, elle tourne au
milieu d'un labyrinthe inextricable, heurtant à toutes les portes, bri-
sant son flot d'écume sur toutes les arêtes, tantôt suppliante et
tantôt impérieuse, ici baignant le pied de ses geôliers immobiles,
enlaçant le roc jeté en travers de sa course, là se frayant un che-
min de vive force, hurlant, bondissant dans les entonnoirs où tour-
billonne le troupeau de ses petites vagues affolées, tandis que les
rocs sombres, témoins de sa fuite, semblent ébaucher de grands
gestes pour l'arrêter au passage ; victorieuse enfin eî poussant
joyeusement ses eaux bleues vers la mer, soit qu'elle ronge avec
un sifflement continu le sable des rives, soit qu'elle remplisse de
LA DALMATIE. 839
vapeur et de tumulte ces longs corridors dont le soleil n'atteint
jamais le iond.
Tout près de nous, quel est ce martellement continu, ce bruit
de pics et de pioches qui parfois couvre la voix de la rivière? D'où
partent ces explosions soudaines, pareilles à des coups de canon?
iN'est-ce pas une autre évasion qui se prépare? Ne dirait-on pas
que la péninsule entière, avide d'air et d'espace, frappe à coups
redoublés la muraille qui l'étouffé et lui barre le chemin de
la mer? Des grappes d'ouvriers sont accrochées aux flancs de la
montagne : ils grattent, ils creusent, ils piochent, ils font sauter
la mine. On dirait qu'ils se hâtent pour regagner le temps perdu.
Derrière eux, une longue raie jaune coupe géométriquement les
caprices du sol et, demain, un ruban de fer posé sur ce
talus rejomdra Mostar, Metkovitch et la mer. Pauvre vieille mon-
tagne! au moment où son empire s'écroule, on se sent pris de
pitié pour elle. Depuis les Romains, elle dormait si tranquillement
dans sa magnifique incurie ! Son vêtement de broussailles dorées lui
allait si bien! En s'éveillant un beau matin, elle a ressenti de terri-
bles démangeaisons : toute une armée d'insectes rongeurs et grim-
peurs, munis d'ongles de fer, fendant l'espace avec un bruit de
ferraille et de silllets, se terrant sous les tunnels ou suspendus au
fd des viaducs, entamait son écorce vénérable. Toute la journée,
c'est un vacarme à ne point s'entendre. Mais la nuit, l'oreille
inquiète perçoit de grands soupirs dans les plaintes du vent et
comme des lamentations de fantômes qui s'envolent : spectres,
nains difformes, hallucinations, lambeaux de chants héroïques,
rumeurs de guerre civile, tous les êtres fabuleux, tous les oiseaux
de ténèbres, tous les souvenirs logés dans les creux de la montagne
remontent à tire d'ailes vers les cimes. C'en est fait de l'antique
Herzégovine aux flancs maigres, aux mœurs lières : un jour, on
verra défder ici, à la place des caravanes dépenaillées sur leurs
tristes bidets, des wagons bondés de blé, des bœufs surpris de
leur propre embonpoint , de jolis petits cochons mouchetés de
noir et comme ti-uffés d'avance , des cargaisons, des avalan-
ches de pruneaux. Vision pantagruélique ! Mais ce jour est encore
loin. Pour le moment, ce qu'on emporte d'ici, c'est l'impression
d'un enfantement laborieux ; c'est le combat douloureux du pré-
sent et du passé ; c'est l'effort gémissant des peuples vers la
lumière et la Lutte incessante contre la médiocrité, la pauvreté,
quelquefois contre un sol rebelle. La lutte! elle est partout,
dans ce vieux réduit des mœurs farouches et de l'Islam : guerre
entre les élémens, guerre obstinée du torrent contre le bloc &tu-
pide qui s'oppose à sa marche; guerre de races, encore toute chaude ;
î^
840 REVUE DES DEUX MONDES.
guerre des religions qui se côtoient et se tolèrent en frémissant ;
guerre de la civilisation contre la barbarie ; combat perpétuel livré
par l'esprit de l'Europe à cette lorce d'inertie mille fois plus pesante
et plus difficile à entamer que le schiste ou le quartz sous le pic
des ingénieurs. Dans ces montagnes, toutes les résistances se sont
donné rendez-vous pour un conflit suprême. Toutes les contra-
dictions se reflètent dans la structure de ce sol tourmenté. Voilà
pourquoi le voyageur se sent l'âme oppressée : il croit traverser
un cercle de l'enfer de Dante et précipite ses pas vers le point
lumineux qui luit à l'horizon.
Mais aussi quelle détente quand il arrive à la mer et quel sou-
venir que celui de cette première journée passée sur le golfe Adria-
tique! Tout est lumière, apaisement, quiétude. Les caps avec leurs
airs de défi, les îles, pyramides tronquées, les montagnes à demi
sous-marines , semblables à des monstres révoltés , tordant leur
échine, toutes les colères de la terre se calment peu à peu sous la
caresse de cette mer qui ondule au loin le long des rivages. Elle a
des philtres, la nymphe aux yeux glauques, pour assoupir les géans
foudroyés. Elle les embrasse et les berce d'une souple étreinte.
Elle répand sur leurs crevasses béantes une vapeur impalpable.
A son contact divin, les rochers stériles, les blocs sourds et muets
deviennent beaux et nobles; et leur profil, enveloppé d'azur, prend
à distance des airs de palais enchantés. Ils planent, ils voguent à
leur tour comme ces montagnes légères des tableaux du Lorrain,
qui dressent leur courbe diaphane dans le rayonnement du soleil
levant.
Nous aussi, cette grande force nous emporte, nous berce et nous
apaise, soit que le bateau glisse sur le cristal limpide d'une petite
baie, soit qu'il fende au large les lames courtes et brillantes, bleues
dans les lointains, vertes et frangées d'écume dans le sillage du navire.
La côte dalmate file devant nous ; et quelquefois de si près que nous
distinguons, à travers le feuillage argenté des oliviers, tissu de gaze
d'un vert pâle jeté sur les épaules de la montagne, des ruines à
tournure noble qui se chauflent au soleil , des clochers , quelques
pampres, quelques pins parasols, des recoins intimes où flotte une
lumière douce, amortie par ces maigres ombrages. Terre pauvre, en
somme, et qui n'a que la peau sur les os; charmante encore dans
sa décadence et sans cesse embellie par le reflet de la mer; moins
riche évidemment, moins capiteuse que l'Italie, sa voisine, mais
gardant pour ses fidèles un parfum subtil de sauvageon, et la grâce
des choses anciennes, un peu délaissées, que les pieds du vul-
gaire n'ont point encore profanées : tel un parc abandonné dont
les parterres ont disparu sous les herbes folles et dont les
LA DALMATIE. SM
charmilles incultes semblent garder encore des échos d'autre-
fois.
J'ai retrouvé cette impression où je ne la cherchais guère : dans le
livre indigeste d'un professeur allemand, le très honorable Franz Pet-
ter, membre de plusieurs sociétés savantes. Non que cet auteur
montre, pour la Dalmatie, une complaisance aveugle; bien au con-
traire, il relève avec soin tous ses défauts. On y gèle en hiver, on y
rôtit en été. On y meurt de soif, car la moitié des villages manque
d'eau toute l'année, et l'autre moitié craint toujours d'en manquer :
— « C'est vraiment le supplice de Tantale, dit M. Franz Petter, d'avoir
sous les yeux une telle quantité d'eau (j'entends la mer) et de se
sentir le gosier sec. Encore les rares sources que recèle la montagne
ont-elles l'impertinence de se rendre à la mer par des conduits sou-
terrains : de sorte que c'est du bien perdu. Parlez-nous des sources
allemandes, qui coulent honnêtement à la surfacedu sol pourdésal-
térer les chrétiens. » — Vous avez raison, Franz Petter : la Dalma-
tie boit peu, se nourrit mal, se chauffe mal. Elle préfère aux bons
poêles de Vienne l'incommode brasero; je veux même croire que
vous avez vu, de vos yeux, trois femmes carbonisées à cause de la
mauvaise habitude qu'elles avaient de mettre ce réchaud sous leurs
jupes et de s'endormir dessus. Il n'en est pas moins vrai, grave
éradit, que vous passâtes quarante ans de votre vie dans ce pays
fantasque et "que vous l'aimiez tout en le maudissant. Vous aussi,
nouvel Ulysse, vous fûtes le prisonnier de Galypso; l'enchanteresse
vous disputait à la poussière des bibliothèques et vous enivrait de
son sourire au fond des grottes d'azur.
L'attrait de la Dalmatie n'est pas seulement un effet de palette.
Il ne consiste pas uniquement dans le sentier de pourpre et d'or
que le soleil couchant promène sur les flots nacrés, ni dans la lu-
mière blonde qui s'étend le matin sur les montagnes lointaines :
on en voit tout autant à Naples ou à Monte-Carlo. Ce qu'on trouve
ici, c'est un moment de répit dans la lutte pour l'existence qui
rend notre Europe si maussade. Autrefois, ces coins tranquilles
abondaient : l'Italie en était pleine. Aujourd'hui, ses brillantes des-
tinées ne lui permettent plus le far niente. Je le demande : où se
réfugier de nos jours ? où goûter la douceur de vivre ? à Lisbonne?
Les affaires d'Afrique ne le permettraient pas. En Espagne ? Peut-
être, au fond des sierras, dans quelques villages de contreban-
diers. Mais en plaine, la politique envahit tout. Sur la côte où mû-
rît le raisin d'Alicante, on parle de suffrage universel. Quant à la
pauvre péninsule balkanique, il y a longtemps qu'elle a perdu le
sommeil. Je cherche en vain une pierre où reposer ma tête : par-
tout l'humanité gémit, peine, imprime, disserte ou combat. C'est
aujourd'hui que le poète peut dire :
5^
8ii2 REVUE DES DEUX MONDES.
A Gênes, sous les citronniers,
A Vevay, sous les verts pommiers,
Partout où j'ai touché la teiTe,
Sur ma roiite est venu s'asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Et cet étranger, c'est le démon de la politique. Il a visité la Dal-
matie, mais sans y séjourner. Tandis que le reste de la péninsule
s'évertuait, pérorait et se canonnaitpourle déplacement d'une borne,
cette longue bande de terre semée d'oliviers demeurait assez pai-
sible derrière son rempart de cimes décharnées. Demain peut-être,
les souvenirs ne lui suffiront plus ; elle entrera dans le conflit des
peuples. Mais aujourd'hui, elle se contente encore d'aspirations
littéraires. Chaque habitant semble dire : « Voyez, hommes du
siècle, hommes de fer et de sang : nous avons trouvé le secret du
bonheur, et du haut de notre rivage nous contemplons votre agita-
tion. Nous aussi, nous avons lutté, nous avons souffert et nous
vous raconterons, si vous voulez, de belles histoires. Mais nous
avons découvert enfin la beauté du ciel et de la mer, que nos que-
relles nous faisaient oublier. Le bruit léger de la vague qui mur-
mure et meurt dans les roseaux d'une baie nous console de tout.
Pendant que vous vous égosillez sur la place publique, nous chan-
tons une barcarolle, et nous sommes heureux... »
Cette impression vous pénètre dès qu'on met le pied sur la terre
dahïiate : c'est, je crois, dans la jolie presqu'île de Sabioncello,
qu'un isthme en miniature rattache à la terre ferme, comme un
bijou de prix curieusement ciselé. Les habitans de ce coin de terre
ont bravement combattu jadis. La double chaîne de murailles qui
barrait l'isthme est encore debout, avec ses créneaux en or bruni.
Deux jobs villages, qui se prenaient pour des villes, Stagno Pic-
colo, Stagno Grande, montent la garde sur les deux flancs de la
montagne. Mais lorsque les dignes citoyens versaient charitable-
ment de l'huile bouillante sur la tête de leurs semblables, leur sort
était-il donc plus doux? Les deux Stagno sommeillent maintenant
comme des Suisses sur leur hallebarde. Les coulevrines inoffensives
ont roulé dans le fossé plein d'herbe. Des abeilles butinent sur le
chemin de ronde. Les remparts ne sentent plus la poudre, mais la
fleur d'amandier ou la jeune vigne nouvelle. Ils sont renommés pour
leurs espaliers. Par la brèche, on aperçoit un morceau de campa-
gne resplendissant sous la lumière de midi, avec un bras de mer
qui scintille à l'horizon. A mi-côte, la tour du guetteur, crânement
campée, toute fière de ses larges cicatrices, se tient au Irais dans
un bouquet de verdure, et semble un invalide chargé de veiller sur
un square.
I
LA DALMATIE. 8Zl3
Et quelle grâce répandue dans les îles ! Je ne parle pas seule-
ment des plus grandes, ces princesses dépossédées, qui paient au-
jourd'hui la rançon de leur célébrité, Lésina, bien pauvre, et martiale
encore sans son double chcàteau, Curzola, qu'on appelait autrefois Gor-
cyre-la-Noire, ta cause de ses bois, et qu'il faudrait appeler Corcyre-la-
Chauve. Non, celles qui m'attirent, ce senties plus petites : trop mo-
destes pour tenter la convoitise des conquérans, elles ont mieux
gardé, dans leur étroite enceinte, l'intime parfum de jadis, comme
un flacon retient Tarome de la liqueur qu'il a contenue. Voici, par
exemple, Lacroma, devant Raguse : on aborde par un degré de
marbre dont les lignes roses s'enfoncent en tremblant sous les
vagues. Les pins se tiennent gravement assemblés sur la rive ; et
tandis qu'ils chantent leur grand air monotone, le va-et-vient du flot
sur la grève leur fait un accompagnement moqueur. Là, parmi les
cactus et les roses, se dressent les murs peu sévères d'un couvent
délabré. Les moines qui vécurent dans cette retraite ne devaient
être ni chartreux ni trappistes. Cette mer un peu païenne arrête
au passage le rêve mystique. On évoquerait plutôt, sur une telle
plage, les entretiens d'un Socrate, c'est-à-dire un mélange d'en-
thousiasme et d'ironie, un essaim d'idées légères, ailées, vaga-
bondes, sur un fond de grandes idées, simples comme l'horizon.
Mieux vaut encore s'enfoncer en rêvant dans les sentiers que le
pauvre archiduc Rodolphe a fait ouvrir ici, parmi les petits cyprès
aux graines odorantes, les genévriers amers, et mille autres brous-
sailles hérissées, luisantes, piquantes, d'une verdure rigide et forte,
à l'épreuve du soleil et de la brise. Tout en suivant des yeux quel-
que voile blonde qui file dans les lointains, le promeneur se sent
bientôt jeté en pleine féerie, transporté dans ces royaumes impos-
sibles qu'enfantait l'imagination de Shakspeare. C'est ici qu'il fau-
drait placer la Tempête^ ou Comme il vous plaira. Quand les
rayons de la lune suspendent des gouttes de rosée sur les ronces
et versent une suave clarté sur la blancheur des marbres, on ne
serait nullement surpris de rencontrer Rosahnde marchant à petits
pas dans l'ombre douteuse des allées, ou la divine Titania dirigeant
les rondes des elfes. Et quand le vent du matin secoue les songes
accrochés aux branches des arbres, dans cette soUtude où rien ne
marque le cours des heures, l'àme flotte indécise entre le rêve et
la réalité.
Oui, quoi qu'on en pense à Zara, la vie est bonne et douce
sur ces pauvres rochers que la mer découpe et polit avec amour,
comme autant de piédestaux pour les temples et pour les acro-
poles... Un golfe s'ouvre : on ne voit d'abord que des points blancs
au fond d'une rade; puis la silhouette d'un château fort, perché
sur une colline; puis, au-dessus des toits, un dôme, une tour, le
Skh REVUE DES DEUX MONDES.
profil familier du beffroi qui fait battre le cœur du marin. La main
sur ses yeux, il regarde la ville grandir peu à peu. Dans la foule
qui remplit les quais, il cherche à distinguer les tresses noires de
sa femme, les mines barbouillées de ses marmots. Parfois un mou-
choir s'agite derrière un store. Les objets deviennent plus nets,
les fenêtres s'emphssent de visages sourians, le port s'anime. C'est
un fouillis d'agrès et de voiles séchant au soleil, tandis qu'on cui-
sine, on dort, on chante, on aime, sur l'eau comme sur terre...
Est-ce l'effet du printemps? est-ce le privilège d'une civilisation
aimable sur un sol embaumé? Je l'ignore. Mais il y a dans l'air et
dans les gens je ne sais quoi de tendre, de suave et d'engageant
qui vous transporte, vous enveloppe et vous pénètre. Le soir,
lorsque nous débarquons à Gravosa, cela nous saisit d'abord, en res-
pirant les bouffées qui s'échappent des jardins épanouis dans la fraî-
cheur nocturne. Sous les grands tilleuls, devant les remparts de
Raguse,des couples enlacés circulent lentement parmi les feux follets
des lanternes. Nous franchissons la poterne de la vieille ville. Il est
tard ; et cependant une foule compacte^ à la fois joyeuse et tran-
quille, se promène sur un corso minuscule, au reflet rougeàtre de
primitifs réverbères. Sous ce beau ciel tiède, c'est un roulement
continu des pieds sur les dalles, un bourdonnement de ruche, le
murmure sonore de toute une ville qui bavarde en sourdine. Des
yeux noirs vous regardent à la dérobée, des tailles cambrées dis-
paraissent dans l'ombre des ruelles, et des fusées de rires vous par-
tent on ne sait d'où, comme des pois fulminans qu'on jette-
rait sous vos pas. Et quel rire ! point méchant, point moqueur :
frais et cristallin, tout pareil à la chanson de l'eau sur les mar-
bres des fontaines. Nous entendrons souvent les éclats de cette
gaîté ; le matin , sur la place , lorsque quelque brune villa-
geoise , court-vêtue , leste et brusque , passe en se pavanant
devant une demi-douzaine de bellâtres désœuvrés, en vestons
courts et pantalons collans ; ou bien dans les rues de la ville haute,
où chaque vieille fenêtre aux noires sailUes a, pour égayer ses rides,
une fille et un pot de fleur. La jeunesse fourmille dans ces anti-
ques murailles. 11 n'en faut pas beaucoup pour faire sortir toutes
les têtes de leur trou. Un de mes amis fait cette expérience, de
lancer en l'air un baiser au hasard dans la ruelle la plus silencieuse.
Immédiatement, à ce bruit connu, vingt frimousses paraissent à
tous les balcons, et c'est une cascade de rires qui, d'étage en étage,
retombe en pluie de perles sur nos têtes. Ou bien l'on se met en
route pour les sources de TOmbla sous la conduite de deux jeunes
batelières qui rament comme des galériens, tout en vous riant au
nez de toutes leurs dents blanches et de leurs yeux verts. Le sexe
fort fait une piètre figure, quand il est remorqué par le sexe faible.
LA DAL.MATIE. 845
Elles n'ont cependant rien de lourd ni de masculin, ces filles de la
côte. Leur taille est souple ; leurs mains vigoureuses ont de fines
attaches. Ce n'est point de la graine slave ; mais plutôt quelque
beau brin de race italienne jeté là par hasard, ou peut-être, qui
sait? un rejeton de provenance plus lointaine encore : quelque re-
tour des croisades oublié dans l'Adriatique. Et comme les villes dal-
mates mélangent toutes les races et tous les types, rien n'est plus
amusant que de voir, un jour de marché, près de ces filles au fin
corsage, les tailles épaisses des paysannes de l'intérieur, dans leurs
longues chemises brodées. Rien n'est plus stupéfiant que de rencon-
trer ces dernières chez un bric-à-brac, en train de négocier leur
pudique ceinture, une espèce de harnais de cheval incrusté de pla-
ques de cuivre et d'agates grosses comme le poing. Qu'une femme
puisse porter négligemment cette breloque et faire six lieues à
pied, c'est ce qu'il faut voir pour le croire. Le fourmillement de
ces marchés dalmates ferait la joie d'un peintre et le désespoir
d'un ethnographe. Il perdrait son latin, cet honnête homme, à noter
sur son carnet les particularités et physionomies d'une centaine
de commères, piaillant sur une place dans trois ou quatre patois
difTérens, bariolées de rouge, de bleu, de vert, vêtues d'une seule
chemise ou de trente-six jupes superposées, portant des souliers
plats ou de lourdes sandales, des coifïes blanches ou des chapeaux
de paille. Le diable lui-même ne s'y retrouverait pas. Mais toutes
les nuances disparaissent dans la gaîté générale. En terre dalmate,
les races se sont de tout temps rapprochées sans se confondre; et
même aujourd'hui, les efforts méritoires des journaux pour attiser
les passions ne peuvent leur apprendre à se haïr. Slaves, Italiens,
Morlaques, même les farouches Monténégrins s'apprivoisent, dès
qu'ils descendent sur cette côte aimée du soleil : la douce ironie
du ciel les force à s'embrasser. Puis, si les bourgeois discutent, le
bas peuple conserve son insouciance. II ne perd ni ne gagne aux
changemens de maître. Qu'il dépende de Venise, de Vienne ou
d'Agram, il manie, comme autrefois, le poinçon ou la lime, en sif-
flant sa chanson dans l'ombre des auvens. Comme autrefois, les
petits métiers font bruire partout leurs fuseaux, tandis que les
matrones, assises devant les portes, épluchent la tignasse des futurs
citoyens.
Humeur enjouée, vive et légère ! Gaîté que jadis on disait fran-
çaise ! bienfait des dieux! ceinture de Vénus, écharpe d'Iris
dont les couleurs changeantes consolaient de l'orage et faisaient
le charme de la vie! Qualités aimables, qu'êtes-vous devenues?
pourquoi faut -il vous chercher dans quelque coin perdu de l'Eu-
rope, que la fureur du siècle n'a point encore envahi? Mais par
quel miracle cette goutte d'ambroisie est-elle restée au bord de la
i^
846 REVUE DES DEUX .MONDES.
péninsule, comme un peu de miel au bord d'une coupe amère et
trouble?... La nuit monte. Des lumières brillent au fond du golfe.
D'autres feux s'allument là-haut dans la paix du firmament, clair
et pur sur nos têtes, brumeux à l'horizon. Une buée de chaleur
s'élève de terre, sous la fraîche étreinte de la nuit d'Orient, et
noie les dernières étoiles dans une sorte de langueur. Notre navire
dort sur ses ancres. De temps en temps, un souffle de brise nous
apporte un parfum de fleurs ou de foin coupé. Nous percevons le
balancement rythmé du flot sur la grève. Et je songe qu'à cette
heure le même flot tiède baigne de sa longue caresse tous
les replis de la péninsule fatiguée. J'entends ce bercement des
vagues, se répétant de promontoire en promontoire et de rivage
en rivage, jusqu'à Lépante, jusqu'au Ténare, jusqu'au Pirée, —
dans le silence des journaux et le court sommeil de la tribune aux
harangues, — le long des Dardanelles assoupies, délivrées pour
un instant de leur pesante faction, — à Thérapia, sur le Bosphore,
où le murmure insinuant des flots mêle des rêves afl'ectueux au
sommeil des ambassadeurs : partout cette mer divine amortit les
tracas du jour et répare autant qu'elle peut les sottises des hommes.
C'est elle qui répand le calme et la gaîté sur ses bords alors même
qu'on souffre et qu'on gémit dans la plaine et sur le mont. C'est
elle, ce sont ces petites lames, brillantes et folles dans les beaux
jours d'été, pleines de soupirs dans les nuits de printemps, qui
ont entretenu l'heureuse légèreté des Grecs ou des Dalmates. C'est
elle qui enseignait aux anciens cette jolie navigation côtière, à deux
pas du rivage : alors, on ne cueillait que la fleur de chaque chose ;
on allait d'une île à l'autre; on piquait, comme l'abeille, dans le
caUce harmonieux d'une jolie baie ; on faisait des pointes vers la
haute mer, sans perdre longtemps de vue les montagnes bleuâtres
dont le rideau se ferme ou s'entr'ouvre à l'horizon. C'est elle en-
core qui a rompu l'élan des hordes barbares et fait mollir la ru-
desse du sauvage. Imaginez les sensations de ce primitif, lorsque,
sortant des plaines interminables, il contemplait pour la première
fois le sourire de l'Archipel ou de l'Adriatique; lorsqu'il échangeait
son lourd chariot contre une barque agile ; lorsque la mer soule-
vait sa lourde enveloppe et mettait le bleu du ciel sous ses pieds.
Je n'ai jamais vu partir un bateau sans penser à ce premier éton-
nement de l'homme porté par la vague, à cet essor de l'humanité
rompant sa chaîne terrestre. Tenez, voici justement, dans ce petit
port, une embarcation qui appareille : d'abord ce n'est qu'un bois
grossier, peint de couleurs criardes, une voile jaune, rapiécée,
grinçant sur des anneaux rouilles, un amas fourmillant de paniers,
de légumes, d'hommes, de femmes et d'enfans. Puis, tout à coup,
cette masse inerte s'ébranle et devient un grand oiseau qui glisse
LA DALMATIE. 8A7
à de;îii penché dans l'azur, en appuyant contre la brise la courbe
de son aile. Ainsi naquirent la grâce, le mouvement et la vie. Ainsi
les dieux sombres qui vivaient dans les creux des montagnes, les
dieux indécis des steppes, les dieux cruels des empires trop peu-
plés, les dieux pensifs des sanctuaires inaccessibles furent chassés
par les dieux jeunes, élégans et mobiles des peuples maritimes.
(]eux-ci ne restent point accroupis dans l'ombre des temples : ils
marchent, ils courent, comme cette Victoire de Samothrace dont le
vent soulève la tunique flottante.
H.
Le dessin du monde antique était si beau, si simple ! Quel
plaisir d'en retrouver la trace sur les rives de l'Adriatique!
(jorame on s'aperçoit que notre Europe moderne a dévié dans sa
marche, et qu'elle en souffre à présent! Réfléchissez à la confor-
mation bizarre de cette Europe, où se lit encore toute l'incohé-
rence des invasions barbares : tandis que les Phéniciens, les Grecs
et les Italiens avaient peuplé d'abord les côtes, les ports, et fondé
des villes près de l'embouchure des fleuves, nos rudes ancêtres,
Slaves, Germains, ou même Gaulois, s'engagent dans les vastes
plaines et tournent le plus souvent le dos à la mer. Autrefois, la
civilisation était amphibie. Le domaine naturel de l'homme civilisé,
c'était un mélange de terre et d'eau salée. De même qu'en navi-
guant on serrait de près la côte, de même, une fois débarqué, on
ne s'écartait qu'avec répugnance de ce littoral tutélaire autour
duquel grandissaient les états. Rome elle-même ne semblait voir,
d-ins les provinces continentales, que des greniers d'abondance,
des casernes ou des remparts. Elle ne s'éloignait qu'à regret de la
Méditerranée. Nous avons changé tout cela.
Il est fort heureux sans doute que nos pères, destinés à peu-
pler ces grands espaces vides, n'aient point eu trop tôt la nostalgie
des mers du sud. Mais leur effort immense, inégal, et souvent dis-
proportionné, a singulièrement déformé le monde. Longtemps nos
pesans états, sortis d'un château fort comme le chêne sort du
gland, furent confinés dans l'intérieur des terres. Lorsque de ba-
ronie en baronie, de royaume en royaume, ils touchèrent enfin
. les rivages, rien, dans leur structure, ne les préparait à naviguer.
On eût dit des mastodontes que la nature imprévoyante n'aurait
pas pourvus de nageoires. Il fallut réparer cet oubli par de tar-
dives évolutions. N'est-il pas frappant que l'Angleterre, dans son
lie, ait poursuivi pendant plusieurs siècles la chimère d'un empire
continental et n'ait découvert ses aptitudes maiitimes que vers le
temps d'Elisabeth? Et nous-mêmes, combien de fois n'avons-nous
ShS REVUE DES DEUX MONDES.
pas payé du sacrifice de nos colonies notre éphémère prépondé-
rance sur le continent! Que dire de la Russie, née dans les plaines
sans borne et voyageant éternellement à la recherche d'un bras
de mer qui ne soit point une impasse? Le colosse tâtonne et s'étire
dans tous les sens, comme s'il était en travail d'organes maritimes.
Que dire de l'Allemagne si profondément enlisée dans les terres?
Pour la mettre à flot, n'a-t-il pas fallu lui adapter les organes des
villes hanséatiques?
Ainsi, ni le merveilleux essor de la navigation ni l'expansion
des peuples, plus merveilleuse encore, ni les grandes décou-
vertes, n'ont pu réparer tout à fait ce vice initial de confor-
mation dont les états modernes portent la marque, comme des
êtres dont l'enfance robuste aurait été mal dirigée. La suite de cette
croissance capricieuse, c'est, pour beaucoup de peuples, une
sensation d'étouffement dans un territoire mal découpé; c'est la
Méditerranée, de centre qu'elle était, devenue frontière ; c'est
l'Afrique et l'Asie abandonnées à l'Islam ; c'est notre continent vio-
lemment séparé des autres par le contraste des mœurs et des re-
ligions ; c'est notre mer gauloise disputée aux pirates barbaresques
jusqu'à la fin du xvii® siècle, et l'Archipel abandonné aux corsaires
jusqu'au milieu du nôtre; c'est enfin l'Europe forcée de recon-
quérir péniblement les côtes qui formaient son ancien domaine, et
réduite à déblayer les traces des légionnaires dans les sables de
Libye. On peut le lui dire, au risque d'étonner son orgueil : avec
ses sciences, ses arts, ses chemins de fer, ses canons, l'Europe
sans doute est forte, habile, admirable si l'on veut, mais elle est
médiocrement bâtie. Elle a trop négligé son lac intérieur. Elle
boite du côté de la Turquie. Elle a perdu sa meilleure tête de pont,
le Bosphore. Les peuples qu'elle a enfantés ressemblent à des
géans longtemps prisonniers, qui, à force de s'arc-bouter contre les
murs de leur geôle, ont fait éclater cette enceinte trop étroite pour
se répandre en tumulte sur le monde, sans cesser d'ailleurs de se
battre entre eux. Ils font penser aux esclaves de Michel-Ange, à
leurs traits contractés, à leurs muscles tendus, aux bras ner-
veux qui secouent des chaînes, aux larges poitrines qui demandent
de l'air. Ces créatures puissantes et tourmentées diffèrent autant
d'un peuple antique qu'un chevalier du moyen âge difïère d'un
soldat grec ou romain.
C'est qu'en effet le plan de Rome était tout autre. Avec les
fragmens épars sur les bords de l'Adriatique, nous pouvons le
reconstruire tout entier, comme Cuvier refaisait un animal sur la
vue d'un seul ossement.
Nul terrain n'était plus difficile : sur la rive dalmate, une
côte âpre, hérissée, vrai repaire de pirates, aussi mal famée
I
LA DALMATIE. 8^9
que la Cilicie, menace perpétuelle pour l'Italie grasse et plate ;
(les populations sauvages, assez semblables à celles qui peuplent
aujourd'hui les bouches de Cattaro, ne voyant dans le voisi-
nage de la mer qu'une occasion de brigandage; des chefs de
clans qui tranchaient du roitelet dès qu'ils pouvaient traîner une
centaine de coquins sur leurs talons; çà et là, quelques villes
grecques jetant des racines sur le sol barbare, cherchant la sécu-
rité dans les îles, achetant des écumeurs de mer le droit de vivre et
de trafiquer; des coins inexplorés, légendaires, avec des forets
impénétrables : tel fut à peu près l'âge héroïque de cette contrée,
canton dédaigné par Hercule lorsqu'il purgeait la terre de mons-
tres, digne théâtre de la grande et moult merveilleuse aventure du
prudent Ulysse, rentrant chez lui par le chemin des écoliers. Certai-
nement, Homère avait dans la mémoire une île de l'Adriatique,
lorsqu'il décrivait la grotte de la nymphe aux beaux cheveux.
Tout près de ce lieu de délices, Mercure aperçut, dit-il, un bois
d'aulnes et de cyprès dans lequel perchaient les éperviers, les
chouettes, les goélands criards, et tous les oiseaux qui vivent de
la mer. Rien n'empêche de considérer Circé ou Calypso comme des
reines de flibustiers. Quelques siècles plus tard, Circé s'appelait
Teuta; elle avait une flotte dans l'Adriatique, et recevait les con-
seils d'Ulysse, qui, sous le nom de Démétrius, gouvernait avec
perfidie la colonie grecque de Pharos.
Or, l'Hercule qui se chargea de nettoyer ce Palus-Méodde ne fut
autre que le peuple romain. Selon sa coutume, il se rendit d'abord
maître de la mer et relança les pirates jusque dans leurs cavernes,
non sans peine : les rames se brisaient sur les rochers, les lourdes
galères s'empêtraient dans les passes et souvent s'échouaient à
l'embouchure des fleuves, comme des baleines harcelées par des
centaines de barques. Mais la patience du géant ne se lassa point.
Derrière les petits ports, trop disséminés, on vit s'étendre peu à
peu le réseau continu des voies romaines ; et tandis que ces peu-
plades indisciphnées, pleines de confiance dans leurs montagnes,
faisaient face à la mer, les légions, débouchant du nord, les pre-
naient à revers. Les tribuns miUtaires portaient dans leur cuirasse
des cartes d'état-major que nous possédons encore. Les centu-
rions marquaient les gîtes et mesuraient les distances. Avec les
itinéraires, nous pouvons reconstituer la marche des troupes; et
l'indication des étapes est si juste, qu'elle permet aujourd'hui de
retrouver la place des villes disparues. Ces puissans ouvriers poli-
tiques poursuivent avec une lenteur savante leur solide construc-
tion, exactement moulée sur la nature des choses; ils soudent les
territoires et coulent les matériaux épars dans un ciment indes-
TOME xcvm. — 1890. 54
:>
850 REVUE DES DEUX MONDES.
tructible. Les anciennes acropoles, les temples, les statues des
dieux, même les nids de pirates, tout est pris, fixé à jamais dans
cette forte maçonnerie, qui leur communique sa raideur et sa du-
rée. En vain les populations iilyriques se débattent une dernière
fois sous l'étreinte; une secousse formidable ébranle le sol depuis
le Danube jusqu'à l'Adriatique et trouble les dernières années d'Au-
guste : quatre années d'une guerre sanglante et la froide valeur
de Tibère terminent ce que les conquêtes de la république avaient
commencé.
Du même coup s'achève le système qui gravite autour de la Médi-
terranée, avec Rome pour centre et les routes militaires pour rai'ons.
Ce grand lac intérieur transporte les flottes, les matériaux, les hom-
mes, d'un bouta l'autre de l'empire. Le vaisseau qui le traverse dans
toute sa longueur suit précisément la corde de l'arc que les légions
décrivent pour gagner l'Afrique ou l'Asie. Jamais empire n'eut une
base d'opération plus étendue, plus rapide et plus sûre que cette
mer, dont tous les points com^ergent dans la direction de la ville
éternelle, et qui concentre les efforts au lieu de les disperser.
Vingt mers différentes, baptisées d'après les rivages, mers gau-
loise, ibérique, africaine, punique, égyptienne, la mer Egée, le Pont-
Euxin lui-même, ne sont que les rameaux de ce lac romain qui
pénètre, baigne, alimente et réconforte les membres d'une immense
fédération. Désormais l'empire a deux faces : l'une sombre, tournée
vers l'inconnu des plaines sans limite et des nations sans frein :
là veillent les sentinelles, « un doigt levé dans l'attitude du si-
lence ; » là s'ouvrent des espaces indécis au fond desquels s'agi-
tent les tribus inquiètes, travaillées par de sourds fermens. L'autre-
face est toute lumineuse : elle regarde les mers intérieures sillon-
nées de voiles, bordées de cités blanches, presque toujours enca-
drées de montagnes dont les pentes se couvrent de maisons de
campagne, de jardins, de terrasses et de vignobles. Dans ce ma-
jestueux déversoh', les greniers d'Afrique et d'Asie jettent inces-
samment leur trop-plein. Les statues et les temples, répandus
d'étage en étage, reçoivent chaque jour la première et la dernière
caresse du soleil. A le considérer de haut et de loin, ce bassin ma-
ritime semble un ardent miroir d'où la vie et la chaleur rayonnent
sur le globe, de la même manière que le soleil des Antilles, réper-
cuté dans le golfe du Mexique, vient, à travers le gulf-slream,
réchauffer les brumes de notre Europe. Ainsi la Méditerranée fut
véiitablement le régulateur de l'ancien monde.
Dans ce système, l'Adriatique accomplit, autour de Rome, sa
révolution secondaire. Elle a désormais son cadre et son rôle bien
définis. Elle tient, par Aquilée, l'une des clés de l'empire ; là sont
réunis les vivres et les fourrages de l'armée ; là, les galères dé-
^1
LA DALMATIE. 851
chargent les blés d'Afrique ; là, trois grandes voies militaires s'en-
ioncent en éventail dans les trois provinces de l'Europe orientale :
emplacement si bien choisi, qu'il a suffi plus tard de déplacer légè-
rement l'axe de rAdriatiquc à gauche ou à droite, pour susciter la
fière Venise ou l'opulente Trieste. Les villes qui s'élèvent sur la
côte dalmate avec une étonnante rapidité ne sont pas moins heu-
reusement situées. Zara, capitale moderne, est une colonie d'Au-
guste. D'autres, comme Narone et Salone, ont disparu. Mais Spa-
lato, l'un des meilleurs ports de la côte, a poussé sur la premi<jre ;
et, quant à la seconde, elle était si bien le débouché naturel de
l'Herzégovine, que^ sans le savoir, les ingénieurs autrichiens ont
logé, parmi les roseaux qui la recouvrent, la tête de ligne du nou-
veau chemin de fer.
Ce que la Daimatie devint sous la domination romaine, les mo-
numens l'attestent à chaque pas. Partout, les trophées noircis des
arcs de triomphe, l'élégante rotonde des temples, les chapiteaux
à feuilles d'acanthe, les aqueducs mutilés, jetant dans la campagne
leur grande ombre inutile, les fragmens de route égarés parmi les
sentiers abrupts, les amphithéâtres découronnés, les inscriptions,
les piei'res tumuiaires, les pauvres victoires aux ailes cassées qui
moisissent dans des coins verdâtres le nez contre la muraille, tout
ce passé porte un cachet de grandeur qu'on n'a pas revu de-
puis. La Daimatie, plus tard, a connu des jours glorieux ; elle a
célébré d'autres triomphes que ceux des proconsuls. Mais jamais
elle ne devait retrouver une prospérité si égale ni un système si
bien lié. Les débris romains, comparés aux créations plus récentes,
ressemblent aux restes d'un être plus grand et plus fort^ dont la
charpente aurait été brisée en morceaux. C'est ainsi que j'inter-
prète le vers de Virgile sur l'étonnement du laboureur quand il
découvre les os des ancêtres : ce qu'il admire, ce n'est pas la sta-
ture de l'homme, toujours chétive; c'est la portée de ses œuvres
dont la grandeur accable sa faiblesse ; ce sont les ébauches de
routes, dont il ne comprend même plus la direction ; ce sont les
voûtes massives des aqueducs, aujourd'hui desséchés, auprès des-
quels son ignorance meurt de soif. Dans leur langage, ces cam-
pagnes disent clairement que rien, pas même Venise, ne leur a
rendu la paix romaine. Lorsque je contemplais, à Pola, les génies
des tombes antiques pleurant, une main sur les yeux, et tenant
une torche renversée, ce banal emblème de la douleur prenait un
sens profond. Toutes ces petites figures gracieuses, dégradées par
le temps, me paraissaient verser de vraies larmes sur le naufrage
du monde ancien. Je me rappelais une belle légende racontée par
Plutarque, et que vous pouvez hre dans Rabelais. Un certain soir,
le patron d'un vaisseau qui se rendait de Grèce en Italie, faisant
î^
852 REVUE DES DEUX MONDES.
son quart, entendit une voix surnaturelle qui lui commandait de
publier partout que « Pan, le grand dieu, était mort. » Ainsi fit-il;
et, tout tremblant, dès qu'il aperçut la terre, il monta sur la
proue, criant de toutes ses forces : « Pan, le grand dieu, est mort! »
II n'avait, dit Rabelais, achevé le dernier mot, quand furent en-
tendus grands soupirs, grandes lamentations et effrois en terre,
non d'une personne seule, mais de plusieurs ensemble. — Oui,
Pan est mort, et les petits génies des tombes ont raison de pleurer.
Parmi tous ces monumens, je cherche les plus significatifs, ceux
qui représentent le mieux l'esprit de Rome, et je rencontre d'abord à
Spalato le palais de Dioclétien. Au premier coup d'oeil, on n'aperçoit
qu'un amas confus de constructions parasites, reUé de distance en
distance par des restes de colonnes, criblé de petites fenêtres, avec
des fleurs et des volets verts. On sait que toute une ville s'est in-
crustée dans ces vieux murs, quand les habitans de Salone fuyaient
devant les barbares. Depuis lors, tous les oiseaux de passage ont
abrité leurs nids de hasard sous la saillie des entablemens, bouché
les grandes baies qui s'ouvraient sur la mer, empâté l'élégance des
chapiteaux par de fragiles raccords, transformé les anciennes gale-
ries impériales en basse-cour, et dormi, pondu, couvé dans la
chambre à coucher de César. Au dedans, c'est un labyrinthe de
ruelles sordides. Un ancien corridor du palais fait une rue tout en-
tière, avec ses façades noires, ses portes basses, ses loques pen-
dues en travers. Une sorte de moisissure suinte de ces vieilles
pierres, derrière lesquelles fourmillent les générations nouvelles.
Tout ce peuple chante et rit du matin au soir, car la ville a pro-
spéré sur son fumier. Elle a même débordé hors de l'antique en-
ceinte, comme d'un vase trop plein. Le long des quais, dans les
cafés en plein vent, elle mène un train si joyeux, elle paraît si con-
tente d'elle-même; elle fait, le dimanche, un si beau tapage de
fanfares et de processions, qu'on croirait entendre des volées de
martinets se poursuivant, avec des cris aigus, jusqu'à l'heure où
ils se dispersent et s'endorment, la tête sous l'aile, dans les fentes
d'un mur lézardé. Mais le soir, lorsque les bruits s'apaisent et que
chacun rentre dans son taudis, alors, derrière l'écran des ma-
sures, plus haut que ce vain décor dont les couleurs vives s'effa-
cent peu à peu, le profil auguste du palais se dresse dans son
imposante majesté. Sous les lueurs mourantes du jour, son front
chenu, ses yeux privés de lumière semblent se tourner vers la
mer, comme à l'époque où le vieil empereur, accoudé sur sa ter-
rasse, regardait l'empire d'Occident descendre avec le soleil et
sombrer lentement devant lui, pour reparaître au levant, sur l'ho-
rizon de Constantinople. Puis, dans l'ombre croissante, à travers le
fouillis des édifices, on distingue, à droite et à gauche, les lignes
LA DALMATIE. 853
iuyantes de son couronnement, squelette vigoureux dont la char-
pente soutient encore toutes ces vies humaines, rectangle colossal
dont la face opposée, tournée vers la campagne, est sévère et nue
comme le glacis d'une forteresse. Dès lors, le passé vous a recon-
quis, vous pourrez retourner le lendemain dans ce dédale : le
tumulte des vivans ne vous fera plus oublier les morts. Vous ne
vous lasserez pas de contempler ces portiques, sauvés par miracle
au cœur même de l'édifice, noircis, léchés par les flammes ou ron-
gés par le temps, et mariant la gravité romaine avec la grâce
attique ; et ce petit temple rond, chapelle païenne enchâssée dans
ce dédale, où le demi-jour des tympans éclaire les combats simulés
de jolis amours rebondis, tandis que, dans la pièce voisine, une
chapelle catholique étale des oripeaux fanés. Quand vous posséderez
à fond les détours de l'immense palais, il apparaîtra devant vous
comme l'image même de l'empire, dressant ses bastions du côté
du continent, mais ouvrant sur les mers intérieures un portique
hospitalier.
La même forte impression, vous l'éprouverez devant l'amphi-
théâtre de Pola : ces larges assises, ces blocs énormes à peine
entamés par le temps, ces gradins circulaires sur lesquels les siè-
cles ont déployé leur tapis de verdure, cette construction logique
et simple, ces arcades répétées d'étage en étage, et dont la mono-
tonie même vous saisit de respect, comme la marque d'une in-
flexible volonté, c'est peut-être le symbole le plus parfait du génie
de Rome : une grandeur massive reposant sur des aplombs iné-
branlables, une circonférence fermée profilant sur le ciel sa courbe
définitive et contenant l'esprit, comme le regard, dans un cercle
de Popilius. — Et comme ce style est partout semblable à lui-
même par la gravité, la décision, la tenue et la suite dans les des-
seins, si vous n'avez pas le temps de venir à Pola, entrez au Louvre :
vous lirez la même phrase écrite sur les traits d'un César, d'un
Auguste, d'un Trajan, d'un Marc-Aurèle. Cette simpUcité de vues,
cette énergie passionnée, vous les trouverez même dans la physio-
nomie des mauvais empereurs, d'un Tibère, par exemple, car les
lèvres minces du tyran vont avec le front vaste du chef d'état.
Chez les pires, cette haute raison, qui est la conscience de Rome,
a encore des éclairs et domine par moment toutes les bassesses.
Ainsi dit-on des mauvais papes, que, s'ils ont failli comme
hommes, ils gardaient jusque dans leurs désordres le sentiment
des intérêts de l'Église : héritiers, par là, de l'esprit romain. Telles
apparaissent, dans les galeries, ces longues files de statues im-
passibles, législateurs, soldats et diplomates aux larges tempes,
aux cheveux courts, au visage impérieux, avec leurs yeux blancs
tournés vers l'idée fixe : on a beau les savoir chargés de crimes,
854 REVUE DES DEUX MONDES.
l'ampleur de leur geste dépasse encore notre piétinement sur
place.
III.
Laissons tomber le rideau d'azur que les cieux et la mer éten-
dent sur la scène changeante de l'histoire. Fermons un instant les
yeux : quand nous les rouvrons, le drame a changé. L'unité ro-
maine est rompue ; la libre vie des cités grecques recommence en
plein chaos féodal, avec une force, un éclat, une poussée de sève,
qui rappellent les plus beaux jours de l'antiquité.
Les restes de cette floraison, nous les trouvons partout sur la
côte : dans ces charmans petits palais aux arches trilobées, qui
nous sourient de loin, et qui trop souvent, de près, n'ont plus ni
portes ni fenêtres, de sorte que le sourire de leur bouche édentée
devient le rictus d'un squelette ; — à travers les rues étroites
de Spalato, de Sebenico, de Zara, sur les rinceaux déhcats des
ogives, à demi chrétiennes, à demi mauresques; — sur les balcons
de fer forgé à panses rebondies; — sur ces grillages où le métal
s'épanouit en guirlandes de fleurs, invention de maii jaloux qui
dore la cage de sa belle et contourne en madrigal les barreaux
d'une prison; — sur les marteaux de portes curieusement tra-
vaillés, où de petites têtes de bronze, tantôt gracieuses, tantôt pen-
sives, sont usées aux angles par la main des pages. Voici les écus-
sons des portails, d'abord primitifs et comme taillés à la pointe de
l'épée, plus tard détachés de la pierre, plus animés, plus préten-
tieux aussi, avec des emblèmes, des panaches, des volutes, d'une
fantaisie somptueuse et lourde ; — les jolies tourelles à pans cou-
pés, dans lesquelles on aperçoit, à la place des nobles dames, les
bonnes femmes en camisole : tout cela si intime, si resserré, dans
l'ombre fraîche des ruelles dont l'écheveau monte et descend sur
le flanc des collines, — avec des familles de pêcheurs et d'ouvriers
vivant à l'aise dans les palais en ruine, avec des arbustes poussant
aux fentes des vieux murs, — qu'on n'a pas le loisir de s'attrister.
Puis ce sont les édifices publics : la Loggia florentine, ou, comme
on disait chez nous, le « Parlouër aux bourgeois ; » on y venait
délibérer en regardant le port : aujourd'hui le gothique flamboyant
de ces piliers protège quelque vulgaire café ; — la place si petite
où l'on tenait des discours devant le peuple assemblé, bien com-
mode aussi pour les séditions, car en un tour de main on cernait
l'Hôtel de Ville et l'on enlevait tout « le Magistrat ; » — les puits
vastes, sculptés, dont la margelle est usée par les cordes : véri-
table institution publique, dans un pays toujours sec ; ils sont fer-
més par de sohdes armatures de fer qu'on ouvre aux heures près-
LA DALilATIE. 855
crites, et c'est alors un cliquetis de seaux de cuivre, un ramage
assourdissant de fillettes; — les églises à profusion, presque
toutes rebâties, après quelque désastre, dans le style lâcheux du
XVII® siècle, et plus belles de loin que de près ; quelques-unes
cependant gardant leur caractère : telle la cathédrale de Sebenico,
édifice hardi, vigoureux et incorrect, qui reflète assez bien le génie
dalmate. Les angles droits font saillie, la structure intérieure du
monument s'accuse au dehors avec une franchise qui n'est pas sans
grâce; la voûte basse et bien arquée peut braver le vent de mer;
les larges fenêtres laissent entrer la lumière à flots. Évidemment
cette communauté de m Tchands n'éprouve aucun tourment mys-
tique; elle ne subit pas davantage l'influence byzantine. Ses idées
ne sont pas profondes, mais elles sont claires. Ses préférences sont
pour l'Italie lumineuse, mais déjà plus banale, du xvi^ siècle. Elle
rêve, après fortune faite, la colonnade de Saint-Pierre. Elle admire
les pompeux décors de Palladio. Voici du reste, sur le chevet du
temple, la portraiture exacte de ces figures municipales. Ce sont
des têtes en haut relief, sortant de la pierre jusqu'au cou, qui
vous regardent comme à travers autant de lucarnes : larges faces
rasées de près, respirant l'amour de la vie, triples mentons de
moines joyeux, profils de marchands rusés qui s'allongent comme
des museaux ds renards, figures plus fines et plus fouillées de
nobles hommes, toutes les conditions s'y trouvent. Le ton général
est une vigueur de bon aloi, un épanouissement de sève qui fait
éclater les foniies convenues, une verve un peu rabelaisienne, dans
le goût de notre maison Jacques Cœur, à Bourges; en somme,
tous les sigaes d'une santé robuste fouettée par la vie maritime et
par l'agitation répubHcaiae.
Parmi les républiques de la côte, deux types se détachent avec
un relief extraordinaire, deux cités d'une ampleur et d'une renom-
mée fort inégale, mais d'une ténacité pareille, car elles ont vécu
libres l'une et l'autre environ mille ans, c'est-à-dire autant que
Rome depuis sa fondation jusqu'aux Antonins : l'une et l'autre à peu
près contemporaines dans la naissance et dans la mort, — je veux
dire Venise et Raguse : toutes les deux, filles de la mer et de l'an-
tiquité, transformées par le ' voisinage des grands états ; républi-
caines et pourtant assez souples pour se prêter aux combinaisons
les plus féodales, sans perdre, à l'intérieur, la beauté des créatures
simples; étoulfées lentement à. la longue par la marche impla-
cable des nations, comme Ilerculanum et Pompéi sous les cendres
du Vésuve, mais quelquefois supérieures, dans leur décadence,
« à cet univers qui s'arm'^ pour les écraser ; » — endormies plutôt
que mortes, car elles consentent, comme des plantes séchées sur
place, leur port, leur grâce, et les moindres pétales de leur corolle;
856 REVUE DES DEUX MONDE?.
— très semblables par la structure, et très différentes par la desti-
née, car Venise, mieux ramassée sur elle-même, plus indépendante,
plus orgueilleuse, poussa plus loin sa fortune e.t donna au monde
des leçons de grande politique, Mais Raguse à son tour eut sa phy-
sionomie propre et ses maximes de gouvernement : moins forte, elle
fut souvent plus honnête ; on respectait moins ses murailles que la
fidélité de sa parole ; elle avait l'empressement du courtier, mais
aussi le point d'honneur du commerçant, qui, par état, doit inspi-
rer confiance : brave d'ailleurs à l'occasion, et sachant pousser
jusqu'à l'héroïsme la probité du négociant. Il vaut la peine de s'ar-
rêter dans cette petite ville où bat encore le cœur de la Dalmatie.
Les anciens voyageurs qui se rendaient par terre à Constantinople
n'y manquaient jamais.
Du mont Saint-Serge qui domine Raguse, on aperçoit à ses pieds,
sur une bande étroite de roc que la mer entaille profondément,
un dédale de toits, de clochers, de terrasses, de ruelles, serrés les
uns contre les autres, comprimés dans un rempart du xv^ siècle.
La montagne est tellement abrupte, que toute la ville semble
étranglée, rejetée dans l'eau. Les bastions mordent sur les pentes,
descendent en étages le long d'une jolie baie, disputent l'espace aux
élémens, et projettent la saillie de leurs tours blanches sur le
fond bleu de la mer. Ainsi la vieille enceinte, souvent réparée,
marque d'un trait précis les bornes de la patrie. Dans cet étroit
corset, sont logés tous les organes d'un petit état commerçant,
belliqueux et dévot : de nombreuses églises, plusieurs couvens, des
magasins, un port franc, des casernes, des hôpitaux, des fontaines,
des palais, et des masures aussi, car il fallait tout défendre. Les
édifices paraissent enchâssés les uns dans les autres. C'est un pe-
tit univers qui tiendrait dans un coquillage.
On entre dans la ville : la plus grande rue mesure trois enjam-
bées; la plus grande place n'a pas vingt mètres de largeur; et
sur cette place, on a pu iaire tenir ensemble une cathédrale, le
palais du Recteur, celui de l'évêque, les magasins de la douane, la
tour du beffroi, plusieurs maisons de nobles, et cet éternel café
qui, de nos jours, tient lieu de forum. Il semble d'abord qu'on se
trouve en présence d'un décor savamment machiné, que des façades
postiches ont été rapprochées par des trucs pour les besoins de la
scène, et qu'au premier coup de sifflet tout va rentrer dans la
coulisse. Les yeux cherchent involontairement le praticable sur
lequel l'envoyé du Doge va descendre et chanter son grand air.
L'illusion est d'autant plus forte que, derrière la cathédrale,
quelques rues étroites et montantes, abritées par de sombres ar-
cades, allongent artificiellement la perspective. On entrevoit là-bas
des fenêtres sculptées, des écussons sur des portails enfumés. Du
LA. DALMATIE. 857
reste, le décor est fait de pièces rapportées : le côté gauche repré-
sente une ville du moyen âge, et l'on s'attend à voir paraître,
sous les ogives du palais du Recteur, des chausses collantes, des
aiguillettes, des pourpoints, des barrettes de soie, et des panaches
flottans sous le goiitalon de Saint-Biaise. Mais à droite, la face
unie de la cathédrale, son œil-de-bœuf, ses volutes et ses guir-
landes appellent des perruques, des talons rouges, et les gestes
arrondis de quelques prélats poudrés. La toile de fond se lève, je
veux dire : vous passez une porte, et la scène représente un joli
port en miniature, avec un mur d'enceinte, comme à Gênes, un
petit quai, une petite jetée, des petits bateaux, et des petits doua-
niers qui numérotent des petits tonneaux, tout cela grand comme
la main, mais d'une perspective si juste que l'œil oublie bientôt
les proportions. Maintenant, on peut frapper les trois coups; le
drame historique peut commencer : vous ne seriez qu'à demi sur-
pris, si le brave amiral Mathias Giorgi, s'avançant sur la scène
dans sa cuirasse de Milan, le bâton de commandement à la main,
vous racontait qu'ici même, en 1378, une flotte imposante appareilla
pour aller combattre les galères de la sérénissime république.
Et si vous préférez la comédie moderne, attendez un peu : jus-
tement, huit heures sonnent à la grosse horloge du befiroi. Le
soleil, déjà haut, dore les clochers de la ville, et le vent de mer fait,
onduler les platanes sur la blancheur des remparts. Alors, les des-
cendans des anciennes familles sortent un à un des vieux palais
armoriés. On ne les voit pas ceindre l'épée, ni se rendre à l'église
en litière, précédés d'une douzaine de laquais pour faire écarter la
canaille. Ces nobles hommes, dont les ancêtres comptaient déjà
plusieurs quartiers à l'époque de la première croisade, endossent
une redingote usée, se coiffent d'un vulgaire couvre-chef, décro-
chent leur canne à bec de corbin et se rendent, avec beaucoup de
dignité, jusqu'au café de la ville pour savourer les nouvelles en
buvant leur chocolat. Je crois d'ailleurs qu'une tasse leur suffit
pour tout un jour. Ils ont le teint blafard de gens qui vivent de
souvenirs et d'eau claire plutôt que de beefsteak. En fait, une
tranche de bœuf saignant ne s'est peut-être jamais vue à Raguse.
Ce qu'on y mange est exécrable. On plane au-dessus des préoccu-
pations matérielles. En revanche, on s'aborde avec de grands sa-
luts, où brille un reflet de l'ancienne pohtesse. On s'assoit avec
lenteur, car on a du temps devant soi ; puis on se raconte de très
longues histoires. Peu à peu, le café s'emplit. Chaque nouveau-
venu reçoit un accueil proportionné à la noblesse de sa race. Au-
tour des tables de marbre, dans cet air d'estaminet qui sent la vieux
cigare éteint, les voilà tous réunis, graves comme des sénateurs,
858 REVUE DES DEUX MONDE?,
un peu bouffis, un peu pâles, mais présentant fièrement des pro-
fils de famille aussi authentiques que leur blason.
Et pendant qu'ils causent entre eux du passé, de l'avenir peut-
être, dans la tour à claire-voie qui surplombe la place, un lans-
quenet de bronze sonne les heures sur une vieille cloche. Com-
bien d'heures différentes le petit homme a laissé tomber de son
marteau de fer dans l'éternité! Jadis, il frappait à tour de bras,
joyeusement, lorsque les citoyens s'assemblaient sur la place pu-
blique pour écouter un édit du Recteur, un firman de la Sublime-
Porte ou la dernière bulle du Pape. Un jour, de néfaste mémoire,
on l'a vu s'agiter dans sa lucarne, brandir sa masse d'armes à tort
et à travers, mêler les quarts et les demies, puis tout à coup cul-
buter sur sa cloche : ce fut dans le grand tremblement de terre de
1667. Il s'est relevé pourtant, bien meurtri, bien fatigué. Depuis ce
temps-là, il n'a plus sonné que de longues heures monotones. En
bas, au pied de la tour, les fils de l'antique Raguse continuaient
leur promenade et leurs devis. Seulement, à chaque tournant de
siècle, ils étaient plus pâles, plus désœuvrés, plus insoucians des
minutes qui tombaient goutte à goutte sur leur tète. Le jour, dé-
coupé naguère en parcelles si précieuses, lorsqu'il s'agissait d'équi-
per une flotte, de combattre Venise ou d'aider le Turc, coulait
maintenant sans intérêt, comme l'eau glisse entre les doigts; et
cependant le cours du temps leur paraissait rapide, comme il arrive
aux vieillards dont la décadence paisible ne connaît plus les mois
ni les années. Une dernière fois, le marteau du petit homme a pré-
cipité ses coups. C'était en iSoh, au moment de la guerre de Gri-
mée. « Allons! disait-il, levez-vous! Courez au port! renflouez vos
vieilles coques de navires! Naviguez, transportez pour le compte
de vos anciens amis, les Français et les Turcs ! » Puis, de nou-
veau, tout est rentré dans le calme, et rien n'a plus troublé le som-
meil léger de la ville.
Que de souvenirs, pourtant, renfermés dans cette étroite en-
ceinte ! Quel magnifique essor, pour une aussi faible envergure!
On est stupéfait quand on se remémore les dangers qui environ-
naient cette frêle république : les pirates, pullulant sur les ruines
de l'empire et redoutables jusqu'au milieu du xvi^ siècle ; les incen-
dies, la peste presque périodique; les trembleraens de terre, plus
imprévus encore et plus funestes. Joignez à ces maux les risques
politiques, les tracasseries des petits princes de l'intérieur, qui
entraînent la cité dans de misérables querelles, au moment même
où elle étend au loin son influence et traite de plain-pied avec
les plus grands souverains. Ces procès de mur mitoyen sont le
ver rongeur des petits états. Puis ce sont les embarras de la pro-
La dalmatie. 859
pagande religieuse, les ordres inexécutables qu'on lui envoie
de Fiome par des évêques remuans, dont l'ardeur fait bon marché
des intérêts de l'état ; les conciles qui, sans mesurer les difficultés,
interdisent le trafic avec les infidèles ou veulent entraîner Raguse
dans la guerre contre les Turcs, ou bien encore lui donnent com-
mission expresse de convertir les Serbes et les Bosniaques, c'est-à-
dire d'achever, avec ses faibles moyens, ce que le roi de Hongrie,
dans toute sa force, avait à peine commencé. Elle doit ensuite se
défendre contre les Vénitiens, jaloux de cette sœur cadette : Venise
lui fait une guerre acharnée, la soumet, l'enchaîne par des règle-
mens oppressifs, étouffe, autant qu'elle peut, son commerce, et ne
peut cependant la détruire. Seule entre toutes les villes de la côte,
Raguse tiendra tête à cette impérieuse voisine. Elle saura la com-
battre en l'admirant, devenir son émule et non pas son esclave. On
entendra ces Slaves frottés d'Italien zézayer à la mode des lagunes.
On verra les élégans de Raguse imiter l'aii' cavalier des patriciens
de Venise, emprisonner leurs formes un peu épaisses dans des
chausses étroites de couleurs écarlates, poser le bonnet à plume
de coq sur une chevelure luxuriante, et, pareils à ces jeunes gens
drus, fiers et déhbérés des tableaux de Carpaccio, tenir d'une main
leur hvre et de l'autre la garde ciselée d'un poignard. Mais que
la sérénissime répubhque menace leurs privilèges : adieu le livre
d'école et l'arme de luxe. Ils redeviennent Slaves et se défendent
jusqu'à la mort. Après Venise, c'est le tour des grands états qui
naissent, gagnent du terrain et bientôt vont toucher la mer. Les
Louis d'Anjou, les Sigismond descendent en Dalmatie. Les Turcs,
un peu plus tard, poussent devant eux la civilisation chrétienne.
Si l'on pactise avec l'infidèle, que dira le pape? que dira l'empe-
reur? Mais l'empereur est loin; nulle part il n'atteint la Méditer-
ranée? Erreur! Il se fait partout une conjuration des forts contre
les faibles. Madrid conspire avec Vienne, et Charles-Quint venge les
griefs du roi de Hongrie. Encore une puissance à ménager. La
pauvre barque ragusaine doit se mettre à la remorque des galions
espagnols, et, bon gré mal gré, payer les folies d'un Philippe II.
Plus l'Europe se consoUde, plus les forces rivales des grands états
se rapprochent et menacent de broyer au passage les cités de la
côte, qui n'évitent Charybde que pour tomber dans Scylla.
Dans cette laborieuse carrière, Raguse se défend d'abord par son
esprit civique : au xiii'' siècle, un incendie détruit la moitié de la
ville et tous les titres de propriété. Les citoyens se querellent, se
noient dans des procès interminables et, finalement, parlent d'émi-
gration. Mais le patricien Vukassovitch, dans une harangue digne
de Thucydide, gourmande les cœurs faibles, relève les courages :
soudain, les esprits populaires sont retournés. On se les représente,
860 REVUE DES DEUX MONDES.
sur cette même petite place, devant leurs maisons fumantes, tom-
bant dans les bras les uns des autres, pleurant d'attendrissement,
jurant de s'entr'aider sans abandonner le rocher paternel. Éclairs
de fraternité, sermens à l'antique, nuits du h août, dont nous con-
naissons les lendemains, mais qui sont peut-être les plus belles
heures de l'histoire. Plus tard, à la suite d'une conspiration qui doit
livrer à l'ennemi les portes de la ville, le père d'un des condamnés,
nouveau Brutus, se montre sur la place en habits de fête, le jour
même de l'exécution. De plus, les mœurs sont vigoureuses et même
puritaines : édits contre le luxe déployé dans les mariages et les
fiançailles, édits contre les baladins et faiseurs de tours. Le sénat
demande à l'Italie des maîtres, mais il ne veut pas de ses bouffons.
Cette race sérieuse et saine, naïve encore voisine de la montagne,
comprend mal la plaisanterie et proscrit la licence. A Venise, on
traitait les Ragusains de provinciaux. On entend d'ici les quolibets
d'un beau fils à la démarche molle, de quelque effronté Zanetto,
forcé, par décret, d'évacuer le territoire de la république et de ren-
gainer ses rimes joyeuses. Quelles gorges chaudes il devait faire
sur les longues figures slaves des sénateurs, sur leur allure pe-
sante, sur leurs vêtemens noirs, sur leurs intérêts de clocher, sur
leurs bicoques et sur les grossiers montagnards, leurs dignes vas-
saux! Cependant il se commettait, à Raguse, moins d'atrocités que
dans la brillante Italie du xv® siècle.
De même, la foi religieuse y reste longtemps robuste : c'est quel-
quefois un embarras, mais c'est une force. On est touché de voir
ces marchands sacrifier souvent leur intérêt à leur conscience
et poursuivre l'hérésie aux dépens de leur clientèle. Au xiv® siècle,
lorsqu'ils acquièrent la presqu'île de Sabioncello, ils remplacent
tous les prêtres orthodoxes ou bogomiles par des franciscains. Dan-
gereuse épuration, mais dont le premier effet, dans un petit état,
est de laisser au mobile religieux tout son ressort. Plus méritoire
encore est la ténacité qu'ils apportent dans l'exercice du droit
d'asile. Aucune prérogative n'a soulevé autour d'eux plus de cris
de colère et plus d'actions de grâces. Le barbare, voyant sa proie
lui échapper derrière les murs de la vaillante petite ville, serrait les
poings et grinçait des dents. Mais lorsque, poursuivi à son tour et
traqué par un rival heureux, il trouvait un refuge à l'abri de ces
mêmes murailles, il fondait une chapelle. Pas un traité dans lequel
la république ne se réserve ce glorieux privilège ; pas une occasion
où elle ait négligé de l'exercer, depuis lexiii® siècle jusqu'aux temps
modernes, soutenant un siège, au besoin, pour protéger la veuve
fugitive du ban de Bosnie, malgré le délabrement de ses finances,
qui la force à emprunter à Venise sur la garantie « d'une croix
d'or contenant des reliques du Christ; » — et plus tard, recueillant
I
LA DALMATIE. 861
avec la même intrépidité les débris des chrétiens chassés par les
Tmxs.
Mais la fermeté de Raguse n'est pas du fanatisme. Elle sait, au
besoin, composer et louvoyer. Au pape, qui la presse de combattre
le Turc, elle répond, non sans éloquence : a Ne voyez-vous pas
que je suis resserrée, entre chrétiens et musulmans, comme entre
la mer et la montagne? Voulez-vous donc que je meure, et avec
moi tant de couvens, d'églises, de reliques? Est-ce vous, très saint-
Père, qui voulez m'étrangler par les mains du Sultan? Trouvez-
vous, par hasard, que Venise n'est pas assez puissante et qu'il faut
la débarrasser de la seule rivale qu'elle ait dans l'Adriatique? »
— « Allez, mes enfans, répond le pape. Continuez votre petit com-
merce. Et même, si vous vendez aux mécréans de la poudre et des
balles, nous fermerons les yeux. Nous ne sommes point forcés de
savoir que ces engins diaboliques peuvent incommoder nos chers
h-ères de Venise. » — Aussi, non seulement Raguse fut toujours
exceptée de la défense de trafiquer avec les infidèles; mais, au
xvi^ siècle, elle obtint en cour de Rome l'autorisation expresse de
leur vendre même des armes.
Les rapports de Raguse avec Venise sont un chef-d'œuvre de
diplomatie. Tant qu'elle peut, elle évite la rupture ouverte. Vassale
pendant plus d'un siècle, elle patiente et se tait. Lorsqu'enfin la
protection du roi de Hongrie lui permet de secouer le joug, n'allez
pas croire qu'elle s'abandonne à de basses représailles, comme les
autres villes de la côte. Elle reconduit poliment le comte vénitien
Marco Superanzio; puis elle envoie complimenter le Doge. Les Vé-
nitiens ne sont pas en reste de courtoisie. On se sépare au milieu
deslêtes; on allume des lampions sur le grand canal, pour mas-
quer cette mortiiication. Lorsque, cent ans plus tard, Venise reprit
l'avantage, elle se garda bien d'humilier à l'excès ^la petite répu-
bUque. Elle se contenta, pour tout hommage, du don d'une coupe
d'argent. Les fiers Ragusains ne payaient ce tribut jqu'en frémis-
sant; mais le cérémonial était irréprochable. Tous les trois ans, le
capitaine du golfe Adriatique, délégué pour recevoir ce tribut, se
rendait au port Sainte-Croix. Il attendait l'envoyé de Raguse les
rames hautes et la tente dressée. « Le sénateur de Saint-Biaise, dit
Pouqueville, portant simarre noire, perruque tombant jusqu'à la
ceinture, bonnet carré à la main, après avoir été salué de la voix et
des instrumens, mais non du canon, était conduit à l'entrée du
château de poupe, où il était reçu par l'amiral vénitien... »
On sent que ces antiques rivales se connaissent et s'estiment à
leur juste valeur. En face des grands états continentaux, plus forts
cependant, mais plus obtus, leur diplomatie montre à la lois moins
d'orgueil et moins de ménagemens. La cité maritime, dans ses ra-
862 REVUE DES DEUX MONDES.
pides évolutions, sent qu'elle domine le lourd suzerain féodal.
Aussi ne fait-elle nulle difficulté de prêter tous les hommages qu'on
lui demande et de brûler un peu d'encens sous les épaisses na-
rines de ce maître d'un jour. « Penses-tu, pourrait-elle dii-e,
... que ton titre de roi
Me fasse peur ni me soucie ?
Un bœuf est plus puissant que toi,
Je le mène à ma fantaisie... »
Souvent l'esprit délié du marin politique mène le gros baron où il
ne se doutait guère. On connaît l'histoire de la quatrième croisade
que Villehardouin aurait pu intituler : « Gomme quoy li barons
de Franche partirent du port de Venisse pour prendre la chité de
Jérusalem et furent bien esbahis de conquerre Gonstantinople pour
le proufict et convenenche de Henri Dandole, duc de Venisse. »
Raguse en usa longtemps de même avec les Hongrois ou les
Turcs. Très attentive aux démêlés des grandes puissances, on
peut dire qu'elle spéculait à la hausse ou à la baisse, selon
le succès de chacune. Mais comme les fonds d'état n'étaient pas
encore inventés, les diflérences se soldaient en protestations de
dévoûment ou même en espèces sonnantes, dont la ville payait son
repos. Elle mesurait, jour par jour et suivant les nouvelles, la dose
de ses regrets et l'importance de ses tributs : tant pour un idli-
matum, tant pour une bataille indécise, tant pour une victoire
complète. Les Ragusains, si dévots dans leurs murs, n'étaient pas
plus scrupuleux sur le choix des alliances qu'un François \^^ ou
qu'un Richeheu. Leur conscience leur commandait d'expulser les
hérétiques, mais non de se brouiller avec les Turcs. On assure
même que Raguse, « élevée, dit Pouqueville, au-dessus des flots
de l'Adriatique, comme un poste destiné à observer les mouve-
mcns qui ont lieu sur cette mer, » ne manquait pas de vendre
deux fois ses informations à la Porte sur les projets des chrétiens,
aux chrétiens sur ceux de la Porte. Il lui arriva, dans le courant du
xvi^ siècle, à la suite d'une expédition contre Tunis où ses propres
galères figuraient dans la flotte espagnole, de féliciter en même
temps l'empereur et le sultan sur leurs beaux faits d'armes.
Cette politique nous paraît double : elle était nécessaire. Un homme
qu'on serre à la gorge ne fait pas de tirade sur le point d'honneur.
Il se défend comme il peut. De même un petit état que ses voisins
empêchent de respirer librement : son premier devoù* est de vivre.
11 crie : « Messieurs, ami de tout le monde ! » Il se fait humble, il
implore, il supplie. Mais lorsqu'un stupide vainqueur "veut lui arra-
cher la dernière goutte de son sang ou la dernière parcelle de son
indépendance, il se redresse, et l'on découvre enfin ce fond d'hé-
Li DALMATIE. 863
roïsme qui met la loi suprême dans le salut de la patrie. C'est ce
qu'on vit en 1677, lorsque le vizir Kara-Mustapha, pour suffire à
ses folles prodigalités, voulut saigner à blanc la république et la
menaça des dernières rigueurs. Il y eut, ce jour-là, grand émoi
dans le conseil. On était à bout d'expédiens. Le Turc se montrait
inflexible. Alors partit pour Constantinople la plus singulière am-
bassade. Ces braves gens s'en allaient les mains vides, sachant
d'avance quel sort les attendait, armés seulement de leur élo-
quence, mais décidés à souûrir toutes les tortures pour conjurer
la ruine de l'état. On les jette en prison, dans un cachot infect qui
avait servi de charnier pour les pestiférés. On leur apprend que
l'un d'eux, retenu par un pacha, vient de succomber sous les mau-
vais traitemens. Réduits à cette extrémité, on les somme d'écrire
^u sénat. Ils écrivent en effet, mais pour inviter leurs compatriotes
à, ne pas fléchir. Le vizir lui-même, frappé d'admiration, les relâcha.
Peu à peu cependant, comme il n'est corps si sain qui n'ait son
germe de mort, l'esprit civique tourne en morgue aristocratique
étroite. Dès le xvii^ siècle, après le grand tremblement de terre, il
faut presque une révolution pour ajouter une douzaine de familles
nobles à l'aristocratie décimée. Encore les anciennes familles tiennent-
elles ces parvenus à distance : ils se distinguent les uns des autres
par les sobriquets bizarres de « Salamanque » et de « Sorbonne. »
C'est une grande question de savoir, quand on se rencontre dans
la rue, lequel saluera le premier. Un siècle de mesquines querelles
suffit à peine à les mettre sur un pied d'égalité. Faute de renou-
vellement, la sève municipale languit et s'étiole. D'autre part, le
patriotisme de clocher est égoïste : il n'a point entamé les campa-
gnes. Dans les malheurs de la république, on voit fondre sur elle
les paysans, ses vassaux : les populations de la montagne étaient
demeurées sauvages, et Raguse, qui avait des comptoirs jusque
sur le Danube, n'avait rien fait pour civiliser la banlieue. Le con-
sul français Prévôt écrivait en 1750 : « L'orgueil des nobles, qui
fait tout plier sous son autorité, s'offense d'être obligé d'accorder
la moindre distinction à qui n'est pas de leur caste... » Puis, sous
l'influence des jésuites, la foi religieuse devient intolérance et bigo-
tisme : en 16(57, la ville, à moitié détruite, au lieu d'accueillir tous
les cultes, repousse une colonie de 600 orthodoxes qui deman-
daient à s'étal3lir sur son territoire. Plus tard, elle reluse au boyard
serbe Vladislavitch l'innocente satisfaction de construire une église
dans son jardin et s'attire ainsi l'animosité de la Russie, il semble
que les transformations de l'Europe, et même la découverte de
l'Amérique, l'aient moins aiïaiblie que les vices intérieurs de son
gouvernement, paralysé par des traditions immuables. En 1805, à
l'époque où Pouqueville l'a dépeinte, elle n'est plus que l'ombre
86 A REVUE DES DEUX MONDES.
d'elle-même : le portrait qu'il nous en trace est celui d'une
vieille dévote endormie dans les pratiques; elle règle avec une
minutie ridicule le costume de ses magistrats, fait des anciennes
dignités républicaines une mascarade, et n'a plus d'autre passe-
temps que d'épousseter son musée histoiique. Lorsque le Recteur
doit sortir, on crie dans les rues : (( Sa Sérénité se rend aujour-
d'hui au dôme! » et Sa Sérénité paraît, « vêtue d'une robe rouge
réparée de mille pièces, précédée d'un valet portant un parasol à
bâton tordu, sculpté et doré. » Derrière, marche le sénat « dans
de longues simarres noires frappées de vétusté, » le tout accom-
gné d'un cor de chasse et d'un violon.
Telle est cependant la vitalité de ce glorieux petit état, que de
nos jours, dépouillé de sa souveraineté matérielle, il s'est fait une
place à part dans ce domaine de l'intelligence sur lequel les con-
quérans n'ont pas de prise. Il est devenu l'un des principaux foyers
de la littérature slave ; et d'autant plus exigeant dans ce royaume
idéal qu'il est plus pauvre sur terre, il caresse de vagues projets
d'union avec tous les Slaves, ses frères.
A qui perd tout, Dieu reste encore,
Dieu là-haut, l'espoir ici-bas...
L'espoir qui ne compte ni les heures, ni les jours, et qui, d'un
bond, s'élance dans l'avenir le plus lointain. Le temps n'a plus de
mesure quand on espère : cent années paraissent à peine un instant,
c'est une goutte d'eau dans l'océan des âges. On joint sans eflort
les deux bouts de la chaîne, les gloires de la veille et la renaissance
du lendemain. Gela fait vivre et supporter légèrement la mauvaise
nourriture, la nudité des pauvres logis démeublés, l'aspect des
petits soldats autrichiens, roides comme des pieux. On se con-
sole de tout lorsque le piéton jette sur les tables du café un paquet
de journaux slaves : alors les conversations cessent , et tous ces
visages un peu jaunis disparaissent derrière les feuilles déployées.
INon, ils n'auront pas perdu leur journée, puisqu'ils auront partagé,
pendant quelques minutes, l'ivresse de la grande Idée.
IV.
La Dalmatie tout entière est dominée par un autre souvenir :
celai de l'absente dont la figure vous poursuit, la reine de l'Adria-
tique, Venise. Elle éclaire encore de son lointain rayon toutes ces
modestes planètes qu'elle eut jadis pour satellites. Le génie véni-
tien jette des lueurs mourantes sur les palais en ruines. Il colore
de son reflet les arabesques des façades nokcies, les profils encore
LA DALMATIE. 865
liers des édifices municipaux qui tombent lentement en poussière.
Oui, Venise était l'àme de ce monde. Amis ou ennemis se réchauf-
faient à sa flamme. Elle a laissé sa signature sur les tours des guet-
teurs, sur les murailles des forteresses, sur les monumens publics,
sur les fontaines, sur les portails. Partout le lion de Saint-Marc,
avec sa tête byzantine aux traits simplifiés, ses ailes de sphinx et
sa crinière nimbée, vous regarde droit en face, une patte sur
l'Évangile. Ce lion-là ne se confondra jamais avec un autre. Il est
unique dans l'art héraldique. Il n'en est pas de plus sommaire ni
de plus expressif. Sa tête petite, très orientale, très archaïque, se
rapproche de celle du tigre. Il a volé l'auréole de son saint patron.
Il enfonce solidement ses grifies dans l'Évangile. L'honnête saint
qui prêchait la concorde passe au second plan. Ce qui reste, c'est
l'apothéose de la force implacable, jouant avec le livre sacré comme
le chat qui tient une souris dans ses pattes. L'idée chrétienne est
subordonnée aux ambitions de cet animal souple, élégant et féroce.
Dans les villes dalmates, le lion symbohque revêt des physiono-
mies très diverses. Soit maladresse du ciseau, soit intention, il
prend une mine tantôt débonnaire, tantôt terrible. Tantôt il ferme
les yeux comme un animal qui digère ; tantôt il montre les dents,
et ses yeux tout ronds vous fixent avec une expression peu ras-
surante. Il fait quelquefois patte de velours. Ce qui ne varie jamais,
c'est l'air d'autorité ; c'est la formidable grifle dont il assomme les
Écritures. Il est beau surtout lorsqu'il trône seul sur le revers in-
cliné des forteresses, à Sebenico par exemple. On ne peut oublier
qu'il s'est cramponné fortement aux rocs de la Dalmatie, alors que
l'Europe chrétienne fuyait jusqu'à Vienne devant le Croissant; que,
s'il n'a point eu l'esprit de croisade, car c'est un bon positif, il
n'a pas perdu la tête devant l'épouvantail turc.
La protection du lion de Saint-Marc aux heures difficiles, un tra-
fic limité, voilà les avantages les plus clairs que les villes de la
côte ont tiré de la domination vénitienne. Encore, pour calmer
cette maîtresse ombrageuse, ont-elles dû se faire toutes petites et
renoncer aux grandes ambitions. Sa mémoire vit toujours, mais elle
n'est point aimée, parmi les Dalmates. La domination vénitienne
n'est pas de celles qu'on regrette longtemps. Les traces que Venise
a laissées sur la côte sont presque toujours des monumens de
guerre et de plaisir, mais non d'utihté publique. Elle n'a presque
rien fait pour le bien-être des populations : ni déblayé les voies
romaines, ni creusé les anciens ports, ni rétabli les communica-
tions avec l'intérieur. Au contraire, sa poHlique consiste à diviser
pour régner. Elle entretient la mésintelligence entre les villes et
les campagnes ; et grâce à cet isolement systématique, les monta-
TOME xcvm. — 1890. 55
866 REVUE DES DEUX MONDES.
gnards, que Rome avait presque civilisés, retournent à la barbarie.
Sa conquête est sans prévoyance comme sans pitié : les forêts dal-
mates se retrouveraient, dit-on, tout entières dans la forêt de pilo-
tis qui peuple ses lagunes.
Certes, nul n'admire plus que moi le génie hautain de cette fa-
meuse république. Pour démontrer la supériorité de l'esprit sur
la matière, il fallait, au milieu du bouleversement féodal, l'exemple
de ce splendide épanouissement d'un état presque afTranchi des
lois de la pesanteur. Il fallait ce rare assemblage des dons les
plus divers : la fermeté, la vigueur, unies au sens le plus péné-
trant; la gravité d'un sénat romain avec tout le luxe de l'Orient;
un caractère ardent, passionné, grandiose, qui sait braver la
mort et jouir de la vie, acier deux fois trempé par la guerre et
par le commerce. Il fallait ce raisonnement froid, cette sensua-
lité débordante, qui rend les hommes sans rivaux dans les
affaires aussi bien que dans les plaisirs. 11 fallait enfin qu'une cité
naquit au point de rencontre de trois mondes, le païen, l'oriental
et le chi'etien, et portât la marque de cette triple origine dans l'or
sombre de ses mosaïques, dans la nudité superbe de ses statues,
dans la splendeur riante et mesurée de ses palais, dans les altières
figures des grands tableaux de combat et des grands tableaux de
fête.
Mais il s'en faut que ce magnifique génie ait été aussi fécond
qu'il est imposant. Ses plus belles conceptions sont entachées de
ruse et ses bienfaits de jalousie. Venise a fait renaître la cité an-
tique, mais c'est la cité close et dédaigneuse, qui, en dehors de
son enceinte, n'aperçoit que des barbares ; c'est la Rome aristocra-
tique, avide et conquérante, où Verres coudoie Paul-Émile : ce
n'est point la Rome agrandie, bienfaisante, humanisée des Anto-
nins. Pendant que les dépouilles de l'Orient s'entassent à Venise, et
que toute cette richesse coule le bronze, taille le marbre, couvre les
murs d'un réseau d'or, les cités dalmates restent pauvres, les bles-
sures des invasions ne se ferment pas, et les forêts s'en vont au
fond de l'eau. C'est que les vertus civiques, à Venise, restent con-
finées dans une caste. Cette ville puissante, qui donnait la main à
l'Ah-ique, à l'Asie, aux Grecs, aux Slaves, sut mélanger le sang des
races et les plier à son service, mais elle ne put jamais fondre les
classes. Les nobles, à la fois marchands et guerriers, ressemblent
à l'Antonio de Shakspeare : grands, généreux, magnifiques, mais
seulement avec leurs pairs. Leurs beaux sentimens ne les empê-
chent pas d'insulter les Shylock, juifs, esclavons ou plébéiens.
Sa politique extérieure porte le même vice originel. Sans doute,
pour maintenir des possessions si précaires, il fallait être deux fois
prudent. On ne pouvait se permettre les fohes des peuples jeunes.
LA DALMATIE. 867
qui dépensent au hasard le trop-plein de leur sève. Aussi Venise,
la première, a jeté par-dessus bord l'idéal chevaleresque du moyen
âge. Elle avait inventé le machiavélisme avant Machiavel. Les pa-
piers secrets du fameux conseil ont été publiés : c'est une lecture
édifiante, et qui montre quelles armes Venise employait contre les
rois ses voisins, particulièrement ceux de Hongrie et de Croatie.
L'assassinat est l'expédient le plus ordinaire. On y discute le pro-
cédé, les conjonctures favorables, la qualité et la rapidité des poi-
sons, dans un latin bien étudié, du même ton froid que l'on exa-
mine les affaires courantes. On fixe les primes d'encouragement
pour les meurtriers ; et dans le cas où il leur arriverait malheur,
on règle d'avance, avec un soin touchant, le sort de la veuve et
des enfans. Ce n'est point l'acte désespéré d'un gouvernement aux
abois : ces projets de meurtre et d'empoisonnement remplissent un
gros volume de 7 ou 800 pages. Partout, la polhique afait commettre
bien des crimes : mais jamais avec autant de méthode et de cv-
nisme. IN'en déplaise au grand Itahen de la renaissance qui fit
l'apologie de César Borgia, cette méthode est défectueuse : elle
manque de portée. Pour grandir et pour durer, la raison d'état
toute seule n'est pas suffisante : il faut, aux peuples les plus
forts, une certaine dose de générosité qui leur gagne les cœurs des
hommes. Autrement, l'esprit politique est un diamant qui taille,
qui coupe, qui broie, qu'on entame avec peine, mais qui ne s'amal-
game point.
L'exemple de Venise démontre à la fois les immenses ressources
d'une civilisation maritime, et la vanité d'une prétendue sagesse
qui ne travaille que pour elle-même.
V.
De nouveau les siècles passent. Venise, dépossédée du commerce
du monde, sommeille au fond du golfe Adriatique, et laDalmatie dort
auprès d'elle. L'avenir n'est plus aux petites confédérations mari-
times. Il est aux grands états, dont les rivalités ébranlent le conti-
nent, avec un bruit de canon qui, de temps en temps, se répercute
sur les bords de la Méditerranée. Venise est devenue l'auberge
de Candide, où se rencontrent les rois détrônés, les blessés et les
vaincus de la bataille européenne. Les vaisseaux qui sillonnent la
mer intérieure battent pavillon d'Espagne, de France ou d'Angle-
terre. A mesure que les nations se consohdent, l'horizon de l'Eu-
rope s'élargit. Que lui importent maintenant ce bras de mer et ces
répubUques minuscules! Ne prend-elle pas possession du monde?
Ne couvre-t-elle pas de ses voiles les océans des deux hémisphères?
Aux vieilles maisons féodales qui se disputent l'Europe centrale,
868
REVUE DES DEUX MONDES.
l'Adriatique paraît fort accessoire. Leur grande affaire est de s'an-
nexer des plaines et des montagnes. L'empereur Charles VI, Marie-
Thérèse, Joseph II, n'ont point d'autre souci.
Pour le littoral dalmate comme pour l'Italie, cette époque est
une espèce de trêve, un des rares momens de l'histoire où le
cours du temps paraît suspendu. Les vieilles haines municipales
se sont assoupies; les aspirations nationales ne sont point encore
éveillées. Pendant plus de cent années, pourvu qu'on soit en
règle avec la police, il semble qu'on n'ait plus à s'occuper de la
chose publique. On appartient à la vie aimable, à la société. On ne
prend rien au sérieux : le gouvernement moins que tout le reste.
Le souverain, c'est Gassandre ; et l'opposition, c'est Polichinelle.
Toutes ces anciennes et glorieuses cités glissent dans la co-
médie italienne. La question n'est plus de savoir qui régnera, mais
si Arlequin épousera Golombine. C'est le temps où de bons vieil-
lards en tricorne font retentir sur les dalles des petites villes leur
canne à pomme d'or, tandis que d'entreprenans vauriens leur soui-
llent leurs pupilles. Une dévotion de boudoir a remplacé l'ancienne
croyance âpre et batailleuse. En bas, on pratique sans réfléchir :
dans la haute classe, on réfléchit beaucoup ; mais, si l'on pratique,
c'est pour la forme : régime si commode pour les gouvernemens,
que l'Autriche a employé toute son adresse à le prolonger jus-
qu'au milieu du xix* siècle.
Nulle part, cet âge heureux n'a duré si longtemps qu'en Dalma-
tie. On en trouve la marque dans le style rococo de mainte cha-
pelle, où des courtines de damas rouge se relèvent coquettement
sur des œils-de-bœuf et des panneaux de bois doré ; — dans les vieux
couvons rajeunis par une décoration Pompadour : cloîtres charmans,
aux fines colonnettes, où des cadrans solaires sentencieux, parmi
les rosiers en fleurs , vous avertissent vainement de la fuite du temps ;
où l'on écarte soigneusement l'image de la mort ; où les bons
pères vendent de jolies drogues dans des pharmacies pomponnées
comme la boutique d'un confiseur ; où la bibliothèque, générale-
ment déserte, vous convie au sommeil sur de grands fauteuils de
tapisserie fanée, devant trois ou quatre portraits de théologiens ;
à moins cependant qu'on ne rêve, dans cet asile, une vie d'étude,
en perruque poudrée, en douillette et en mollets, sous la clarté
douce qui filtre à travers les contrevens sculptés.
A chaque instant, tel coin de port, tel détail de la côte, rappelle ces
tableaux de Vernet, calmes, sourians, un peu apprêtés, dans les-
quels des navires contournent gracieusement leur château de poupe,
déploient au soleil d'énormes étendards, et semblent mis là tout
exprès pour le plaisir des yeux. On n'aurait qu'à rétablir les per-
sonnages : une marquise en manteau de soie, tâtant de son pied
LA DAL.MATIE. 869
mignon la passerelle du canot, tandis qu'un beau jeune homme
en cadenette lui tend la main ; sur la rive, une dame orientale
aussi fantastique que les Égyptiennes de Molière, un gros Turc à
côté d'un seigneur en habits de cour, et des pêcheurs à la ligne
qui ne paraissent pas même étonnés de cette rencontre extraordi-
naire ; ou bien des élégantes se promenant au clair de la lune, et re-
gardant tirer des filets, devant le profil d'une citadelle inolïensive.
Ces rapprochemens ne choquaient pas, au xviii^ siècle, dans l'as-
soupissement des fanatismes et des ambitions. De nos jours, les
jolis seigneurs, les marquises, les odalisques, les turbans et les per-
ruques se sont envolés : mais le fond du tableau reste encore et
les pêcheurs n'ont pas cessé d'étendre leurs filets au soleil, avec
la plus tranquille philosophie.
A la fin du siècle dernier, les Français tombèrent comme du
ciel dans ce conservatoire des vieilles mœurs, et y firent un grand
remue-ménage. Au milieu de la vieille comédie italienne, dont
l'intérêt devenait languissant, leur entrée forme une péripétie
d'une haute saveur. Ils durent faire dresser les cheveux sur la
tête aux bons \ieillards et même aux jeunes professeurs qui pâlis-
saient sur les chartes. J'ai trouvé l'expression de leur terreur et de
leur colère dans une histoire de Raguse, imprimée à Vienne
vers 1807. Songez donc ! jusque-là, dans l'Adriatique, on n'avait
touché ni aux abus, ni aux privilèges. Pour tout l'or du monde,
on n'aurait point arraché un brin d'herbe sur le sommet d'une
ruine. On marchait sur la pointe du pied, comme dans la chambre
d'un malade. Les Français se montrent, et sabrent tout. Ces révo-
lutionnau-es ne respectent rien : ni les droits féodaux, ni l'enche-
vêtrement des juridictions, ni la vénérable paresse des corpora-
tions. Ces contempteurs de l'histoire s'assoient carrément sur les
fauteuils branlans, au risque de se rompre le cou, proclament
l'égalité devant l'impôt, la justice pour tous. Ils font plus encore,
les misérables : ils ouvrent des routes, réunissent les groupes,
favorisent les complicités dangereuses, en un mot, renversent
toutes les règles de la chimie politique, telle qu'on l'enseignait à
l'école de Kaunitz. Et le plus curieux, c'est qu'après leur départ
ces populations qu'ils ont secouées, taxées, passées au niveau, leur
vouent une reconnaissance éternelle. Le branle est donné. Les ma-
rionnettes du siècle passé rentrent dans leur boîte. Ces hommes,
qui se mouraient de mort lente et douce, se mettent sérieusement
en quête de leurs archives et de leur nationalité. Vainement le ré-
gime Metternich leur administre des narcotiques à haute dose. Les
fonctionnaires de Metteruich eux-mêmes sont forcés d'emboîter le
pas dans les traces du bon sens.
Sans doute, ces revendications nationales sont fort arbitraires.
>
870 REVUE DES DEUX MONDES,
Dans le vaste amas des faits, chacun choisit ceux qui hii convien-
nent, néglige les autres, enjambe les siècles, et en réalité n'obéit
qu'à la passion du jour. Mais qu'importe le prétexte dont on colore
la volonté de vivre? Qu'importe même le choix du drapeau? Telle
prétention historique qui n'était, à l'origine, qu'une illusion d'op-
tique, devient à la longue une vérité parce qu'elle est un mobile
d'action.
Le difficile, pour les Dalmates, c'est l'embarras du choix : faut-il
ressusciter les légendes slaves de leur jeunesse ou les traditions
italiennes de leur âge mûr? Peuple ampliibie, race ambiguë: long-
temps l'italien fut la langue de la haute classe ; mais à deux pas de
Ragusc, les paysans ne comprennent que l'idiome serbe. Qui devait
l'emporter, la forme ou la matière? La culture latine qui assura
jadis la suprématie rehgieuse, pohtique, maritime des cités libres,
ou la vieille parenté slave qui les rattache aux peuples de la pénin-
sule? Entre les deux sentiers, l'Hercule dalmate a beaucoup hésité.
Réflexion faite, il s'est décidé pour le chemin slave, et voici par
quels motifs.
Itahenne, la Dalmatie devenait une annexe insignifiante du
royaume voisin, qui possède des côtes et des ports plus favorisés.
Elle restait satellite. Slave, elle prenait la tête du mouvement,
grâce à une civilisation supérieure, et gardait à peu près le mono-
pole de la navigation d'un grand empire. Elle n'était séparée de
ses frères consanguins que par des limites arbitraires que le temps
pouvait modifier.
Les Dalmates éprouvèrent d'abord un grand entraînement vers
leurs frères de Croatie. On ne jurait, à Zara, que par le royaume
tri-unitaire (Dalmatie, Croatie, Slavonie), cette création baroque du
moyen âge, qui exerça si peu d'influence sur les destinées de
l'Adriatique. A Vienne, on fit la sourde oreille, et je crois qu'on
eut raison. Le gouvernement des Habsbourg agit avec ses peuples
comme un sage père avec ses fils quand ils veulent faire, avant
l'âge, des mariages d'inclination : « Repassez, dit-il, dans cinquante
ans! Cette union n'est pas de mon goût. Mais si votre mutuelle
ardeur dure encore, nous verrons. » Je me demande ce que répon-
draient aujourd'hui les Dalmates à qui voudrait marier de force
Agram avec Zara. Hs diraient peut-être que l'occupation de la Bos-
nie leur ouvre d'autres destinées, que cette contrée sauvage, mais
presque vierge, leur était de tout temps réservée par la Provi-
dence, qu'avec elle ils tiendront les clés de la maison, qu'ils se-
ront du moins les maîtres dans leur ménage. Il ne faudrait pas les
presser beaucoup pour leur faù*e avouer que leur grand désir
de devenir Croates était un feu de jeunesse, et que quelquefois
les parens ont la vue plus longue que les enfans.
LA DALMATIE. 871
Souder ensemble la Dalmatie et la Bosnie, rendre à la péninsule
le libre accès de son littoral, c'est revenir au plan romain; c'est
restituer à l'Adriatique son cadre naturel, c'est abaisser les fron-
tières de l'orient. Les conceptions des Romains ressemblent à leurs
murailles: il n'en reste que les tronçons; mais ces débris sont de
force à soutenir plus d'une bâtisse moderne. Ce qu'on peut faire de
mieux, partout où le travail des siècles n'a pas ensablé les ports,
c'est de revenir à leur méthode, et de jeter des rails sur le tracé
des anciennes voies militaires.
Depuis que la maison d'Autriche a dû. faire le sacrifice de ses
ambitions itahennes et allemandes, elle exploite avec beaucoup
plus de conscience et de talent son propre domaine. On dirait qu'à
la veille de perdre Venise elle a mieux compris l'importance de
l'Adriatique. La fortune de Trieste est d'hier et l'arsenal de Pola
n'a été iondé qu'au milieu du siècle. L'industrie, le commerce des
provinces autiichiennes, longtemps gênés par les mœurs féodales,
ont pris un magnifique essor. On s'est aperçu que ce bras de mer,
qui s'avance en pointe au cœur de l'Europe centrale, n'était point
à dédaigner. La Hongrie, les pays héréditaires, l'Allemagne elle-
même, ont trouvé là leur soupape. Les progrès de la marine à
vapeur, en permettant de traverser rapidement ce long golfe, le
percement de l'isthme de Suez, en rouvrant au long cours des
mers qui semblaient vouées au cabotage, tout contribue à réveiller
l'Adriatique.
Seulement cette activité renaissante n'est pas toujours du goût
des Dalmates. De même qu'un unique vapeur accumule dans ses
flancs la charge de trente voihers, de même Fiume et Trieste
accaparent tout le mouvement. Les ports de la Dalmatie les regar-
dent avec envie. C'est une faible consolation pour eux de recevoir
la visite périodique des bâtimens du Lloyd. Ils voudraient faire
comme les Grecs, vivre aux dépens des autres, devenir les rouliers
de la mer. Ce n'est pourtant pas la faute des Habsbourg s'ils ont
reçu de Venise un héritage mutilé, des montagnes déboisées, des
villes privées de communication. Ils avaient tout à fake : ils ont
déjà fait beaucoup. En attendant mieux, les deux grands ports de
l'Adriatique ofirent aux Dalmates de belles occasions de fortune.
L'enrôlement sur les navires de letat entretient leurs qualités ma-
ritimes, et les force à resph'er des brises un peu plus salées que
celles de leur golfe. C'est une vie d'emprunt si l'on veut, mais
glorieuse encore, et digne d'une race intelligente. Trieste et Pola
sont aux matelots dalmates ce que le Havre et Brest sont à nos
Ponaniais. Rêver un état slave indépendant, séparer Trieste de ce
littoral qui est sa réserve et son soutien, ce serait revenir à la fâ-
cheuse anai-chie du moven â^c. On briserait encore une fois cette
>
872 BEVUE DES DEUX MONDES.
unité de l'Adriatique si laborieusement reconstruite, et si avanta-
geuse pour le littoral tout entier, puisque la côte opposée, de Ve-
nise à Brindisi, n'offre que peu de ressources à la navigation.
Telles sont les réflexions qui se présentaient à mon esprit
pendant que je visitais la résidence de Miramar. Ce château,
bâti, comme on sait, par l'infortuné Maximilien sur un pro-
montoire de la baie de Trieste, montre de loin ses tours blan-
ches, d'un gothique peu féroce. L'Autriche ne renonce pas facile-
ment au décor féodal : mais c'est une féodalité souriante, accessible,
qui ne rappelle en rien les prisons de Silvio Pellico. Des bois
de cyprès, de camélias et d'orangers descendent jusqu'à la mer.
De la terrasse, on aperçoit Trieste au fond du golfe, les premiers
ports de l'Istrie, puis, à droite, l'horizon fuyant du large. Quand on
est fatigué de cette contemplation, les allées couvertes, où pen-
dent des grappes de glycine, vous offrent un promenoir frais et odo-
rant. Une mythologie un peu timide a semé les massifs de sta-
tues un peu maigres. Jusque dans ce caprice coûteux, — car il a
fallu vaincre une nature ingrate, — on retrouve les traditions de
prudence et de pudeur bourgeoise particulières à la maison d'Au-
triche, mais aussi le sens inné de la vie intime, si remarquable chez
la grande Marie-Thérèse, et cette horreur du grandiose, ce goût du
joli, que sa fille, Marie-Antoinette, apporta jadis en France. On
voit aussi que ces princes, après avoir si longtemps négligé la mer,
se sont pris pour elle d'un amour tardif. Ils ont voulu baigner
leurs pieds dans les flots. Puis, se souvenant d'une autre grande
passion qui, pendant tant de siècles, a poussé leurs ancêtres vers
la brune Italie, ils ont accumulé le long des balustrades, autour des
escaliers de marbre, tous les parfums, tous les souvenirs de l'infi-
dèle; mais en même temps, ils lui tournent résolument le dos. Le
château regarde l'orient. Lorsque Maximilien le fit bâtir, il venait
de perdre la vice-royauté de Lombardie. Ses yeux se fixaient sur
Trieste, c'est-à-dire vers l'avenir. Plût à Dieu, pour son bonheur
et pour le nôtre, qu'il se fût toujours contenté de cet horizon,
sans aller chercher, par-delà des mers, la couronne sanglante du
Mexique !
Je doute que les membres de la famille impériale viennent sou-
vent s'asseoir sur la terrasse de Miramar : elle leur rappelle de
trop tristes souvenirs. Cependant on serait bien, dans ce heu tran-
quille, pour méditer sur les destinées de la maison de Habsbourg,
cette famille si favorisée d'abord, puis si maltraitée par la fortune^,
qui, au faîte même de la puissance et de la gloire, n'a pu se main-
tenir que par une vigilance infatigable et des combats continuels;
et qui, au comble du malheur, sa capitale prise, ses provinces
occupées ou menacées, a déployé la plus rare constance et la rési-
LA DALMATIE. 873
gnation la plus héroïque, enseignant aux peuples, et à nous parti-
culièrement, ce que peuvent le courage et la ténacité, même dans
les revers; — famille unique, et sans parallèle parmi les maisons
régnantes, car il est impossible de la remplacer par une autre. Elle
est une institution, la plus originale peut-être de l'Europe moderne,
la clé de voûte d'une grande fédération. Tel on voit Charles-Quint,
sur la fameuse cheminée de Bruges, armé de pied en cap, dominer
les blasons de cinquante provinces, et porter avec aisance cette
pyramide d'états qui s'effondrerait si sa main venait à laiblir, tels
ses lointains successeurs, dans le domaine plus étroit que l'his-
toire leur a laissé, maintiennent un laisceau de peuples qui tom-
berait en pièces s'ils relâchaient leur étreinte. Vingt lois, on a pré-
dit la dissolution de cette monarchie: vingt fois elle a trompé tous
les médecins et déjoué les calculs de ses héritiers. A plusieurs re-
prises dans le cours du siècle et dans les plus fortes crises, elle a
modifié le pacte fédéral, c'est-à-dire changé de tactique en présence
de l'ennemi, et présenté au monde étonné un nouveau front de
bataille.
Or, les lieux où nous sommes rappellent son plus heureux
changement de front. Ailleurs, à Prague, à Pesth, à Cracovie, la
maison d'Autriche a éprouvé bien des traverses. Son nom a été tour
à tour exécré ou béni. Mais Trieste lui doit tout. Nulle part ses
bienfaits ne sont plus palpables. S'il était encore de mode, comme
au temps de Louis XIV, de célébrer ses propres bienfaits par des
inscriptions fastueuses, les Habsbourg auraient le droit de frapper
une médaille avec ces mots : « l'Adriatique ressuscitée. — Tergeste
relevée, vivifiée. — La montagne jointe à la mer. — L'Illyrie re-
constituée. » On graverait au milieu la figure de Trieste, recevant
du Doge le fameux anneau, symbole de son mariage avec la mer.
Trieste doit devenir le centre de toutes les provinces qui conver-
gent vers l'Adriatique ; et le nœud d'intérêts qu'elle tient entre ses
mains est aussi solide que les affinités de langues et de races.
Viribus unilis! dit l'ancienne devise de la maison; je la pré-
fère au Félix Auslria nnbc, dont on saluait autrefois sa rapide
ascension. Le drame de Queretaro, dont les murailles de Miramar
nous parlent encore, a guéri pour jamais la maison d'Autriche des
aventures et des coups de fortune. C'est par l'union des forces
qu'elle doit régner dans l'avenir. C'est aussi par leur équilibre.
Tout ami de la civilisation doit souhaiter qu'elle comprenne de
mieux en mieux la beauté de ce rôle d'arbitre, et qu'elle tienne la
balance égale entre les ambitions rivales de ses peuples.
***
L'ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
DEPUIS
LA FOjNDATION DE L'INSTITUT
vr.
L'ACADÉMIE DEPUIS L'AVÈNEMENT D" CHARLES X JUSQU'AUX PREMIERS
JOURS DU RÉGN2 DE LOUIo-PHlLIPPE.
Au moment où le comte d'Artois devenu le roi Charles X suc-
cédait à son frère, le nombre des membres de l'Académie des
Beaux-Arts élus antérieurement à l'époque de la Restauration se
trouvait déjà réduit à treize ; et, parmi ces treize représentans des
premiers temps de la compagnie, quatre seulement, — Regnault,
Taunay, Houdon et Gossec, — appartenaient à l'Institut depuis 1795.
Ainsi, pendant les dix années du règne de Louis XVIII (mai 181ZI,
septembre 182/i), vingt-sept académiciens, sans compter un secré-
taire perpétuel et dix académiciens libres, avaient été choisis par
leurs confrères ou nommés par ordonnance royale. En d'autres
termes, au bout d'un quart de siècle, plus de la moitié de l'Aca-
démie se trouvait déjà renouvelés, et des artistes, relativement
jeunes, occupaient maintenant les places réservées d'abord aux
(1) Voyez la Bévue du 1" et du 15 juillet, du 15 août, du l"^ et du 15 sep-
tembre 1889.
l'académie des beaux-arts. 875
vétérans de l'ait. Gros, Guérin, Gérard, le sculpteur Dupaty, Boïel-
dieu, d'autres encore étaient entrés à l'Académie lorsqu'ils avaient
à peine atteint ou dépassé l'âge de quarante ans. Dès le commen-
cement du règne de Charles X, Horace Vernet, David d'Angers,
Pradier, se voyaient appelés, encore plus jeunes, à faire partie d'un
corps qui venait déjà de s'attacher Ingres (juin 1825) par un acte
d'autant plus hardi d'indépendance et de justice que, dans le publie,
les mérites du nouvel académicien étaient alors moins généralement
reconnus.
Jusqu'à cette époque en effet, Ingres, raillé par les uns à la suite
des expositions où ses œuvres avaient figuré, traité par les autres
avec une indiiïérence que l'administration des Beaux-Arts semblait
elle-même partager, — Ingres n'était guère apprécié à sa valeur
que par un petit nombre d'hommes assez clairvoyans pour discer-
ner ce qu'il y avait d'originalité saine dans la prétendue bizarrerie
de son talent, de science robuste et de sincérité dans sa manière,
qualifiée à tout hasard par les critiques du temps de « chinoise »
ou de « gothique. » Le beau tableau, le Vœu de Louis XIII, exposé
au Salon de 182^, avait, il est vrai, eu raison jusqu'à un certain
point des distractions accoutumées de la foule et même trouvé
gi'âce auprès des détracteurs habituels du peintre de l' Œdipe et
de l'Odalisque. Toutefois, malgré ce succès relatif, Ingres n'en
demeurait pas moins en dehors du groupe des artistes auxquels
l'opinion attribuait une importance principale; à peine commen-
çait-il à n'être plus relégué dans la classe des rêveurs ou des im-
puissans. En appelant à elle un peintre si peu populaire, si réso-
lument contraire au faux classicisme jusqu'alors en honneur, l'Aca-
démie des Beaux-Arts prenait donc une initiative qu'allaient bientôt
justifier de reste V Apothéose d'Homère et le Martyre de saint Sym-
pliorien, mais qui, dans les circonstances présentes, avait tout l'à-
propos d'une leçon donnée à l'esprit de routine et presque le carac-
tère d'un coup d'état.
Par un contraste étrange au premier aspect, et qui pourrait paraître
un impardonnable déni de justice si l'insuffisance des informations
lournies aux juges ne l'exphquaittout naturellement, un peu avant le
jour où l'Académie accueillait Ingres avec cet empressement, elle
avait sans hésitation refusé de s'adjoindre un des plus grands, sinon
le plus grand parmi les artistes du siècle, un maître aujom'd'hui
glorieux entre tous. 11 s'agissait alors de pourvoir dans la section
de musique au remplacement d'un correspondant étranger. La com-
mission chargée, suivant l'usage, de dresser une liste de candidats,
avait inscrit les noms de trois compositeurs italiens : Fiora\ aiiti, l'au-
teur de plusieurs spirituels ouvrages, parmi lesquels l'opora-bouire.
876 REVUE DES DEUX MONDES.
le Cantatrice villane, représenté à Paris avant la fin de l'empire; un
autre compositeur dramatique, Portogallo, enfin un savant contre-
pointiste, le père Mattei, de qui Rossini s'honorait d'avoir reçu les
leçons. A ces trois noms, un académicien qui avait apparemment
voyagé en Allemagne ou plutôt en Autriche, proposa d'ajouter celui
de « monsieur Beethoven. » L'Académie agréa la proposition de
confiance; mais, l'heure du scrutin une fois venue, le père Mattei
n'en fut pas moins élu presque tout d'une voix. Certes, la préfé-
rence accordée à celui-ci a de quoi nous faire sourire, maintenant
que les incomparables productions de son compétiteur nous sont
devenues familières ; personne pourtant n'aurait le droit de s'en
scandaliser. A l'époque où ce semblant d'iniquité était commis,
aucun des chefs-d'œuvre du Michel-Ange de la musique n'était
connu en France ; il fallait encore que plusieurs années s'écoulas-
sent avant qu'ils nous fussent révélés par la Société des concerts du
Conservatoire. Si au lieu d'être exécutées pour la première fois à
Paris au mois de mars 1828, c'est-à-dire un an après la mort du
maître, les Symphonies de Beethoven eussent, de son vivant, trouvé
chez nous la publicité que recevaient à la même époque les opéras
de Rossini, nul doute que l'Académie n'eût été unanime pour ouvrir
ses rangs à l'homme de génie qui les avait écrites, comme, dans un
tout autre ordre d'art, elle s'était hâtée de consacrer par ses suf-
frages la gloire de l'auteur du Barbier de Séville. On serait donc
bien mal venu à s'indigner, à s'étonner même de la froideur que
rencontra la candidature de Beethoven à l'heure où elle se pro-
duisit. Ce qui, quelques mois plus tard, eût été de la part de l'Aca-
démie un aveuglement sans excuse n'était alors qu'une méprise
tout involontaire , la simple conséquence de l'impossibilité pour
elle d'apprécier dos titres qui n'apparaissaient qu'à distance, et,
en quelque sorte, hors de portée.
Quant aux membres de l'Académie, qui, au commencement du
règne de Charles X, personnifiaient avec le plus d'éclat les progrès
de l'art français accomplis dans le cours des années précédentes, ils
confirmaient chacun la réputation acquise par l'importance de leurs
nouveaux ouvrages et faisaient ainsi justice, comme leurs succes-
seurs continuent de le faire aujourd'hui, de ces plaisanteries tradi-
tionnelles sur l'engourdissement fatal où tombe quiconque s'assied
dans le fauteuil académique (1). Gros venait d'achever ses vastes
(1) L'usage a consacré ce mot ; mais, soit dit en passant, sans qu'il se trouve justifié
en fait. Les prétendus fauteuils réservés aux membres des diverses classes de l'Insti-
tut sont, en réalité, de simples chaises, renouvelées de celles dont s'étaient contentés
à l'origine les membres de l'Académie fondée par Richelieu. Vers la fin du règne de
Louis XIV, il est vrai, en 1713, l'Académie française, qui tenait alors ses séances au
l'académie des beaux-arts. 877
peintures de la Coupole de sainte Geneviève, et Gérard, son por-
trait en pied de Charles X, revêtu de ses habits royaux ; Cheru-
bini avait écrit pour les solennités du sacre, à Reims, cette célèbre
Mesiie classée, comme sa Messe de Requiein pour l'anniversaire de
la mort de Louis XVI, parmi les chefs-d'œuvre de la mu-
sique religieuse; Boïeldieu faisait représenter sa Dame blanche,
un chef-d'œuvre aussi dans son genre. Avant de partir pour Rome
où il allait succéder à Guérin dans les fonctions de directeur de
l'Académie de France, Horace Vernet justifiait sa nomination à ce
poste d'honneur par l'exécution de son brillant tableau, la Bataille
de Fontenoy, qui devait remplacer, au plafond d'un des salons des
Tuileries, la Bataille d'Austerlitz de Gérard. Enfin, depuis les
architectes chargés d'approprier les salles du premier étage du
Louvre à leur double destination de siège du Conseil d'État et de
musée pour les collections d'antiquités récemment acquises par le
roi (1), jusqu'aux peintres et aux sculpteurs auxquels on avait
confié le soin de compléter la décoration intérieure ou extérieure
du palais, d'autres membres de l'Académie des Beaux- Arts tra-
vaillaient activement à soutenir, en même temps que leur renom-
mée personnelle, la gloire collective du corps auquel ils apparte-
naient.
Cependant, en regard de ces représentans officiels d'un art beau-
coup moins uniforme déjà dans ses manifestations, beaucoup moins
« académique » au sens fâcheux du mot, qu'il ne l'avait été sous
l'influence de David, certains artistes, les uns fort près encore de
leurs débuts, les autres, avant même d'avoir publiquement fait leurs
preuves, commençaient à afficher d'étranges prétentions au rôle de
réformateurs; à prendre tout au moins vis-à-vis de la foule des en-
Louvre, reçut du roi le don de « quarante fauteuils, » soit, tout uniment, comme
l'écrivait un contemporain, pour « les plus grands aises » de la compagnie, soit, comme
le rapporte d'Alembert, pour consacrer matériellement l'égalité entre les académi-
ciens et condamner ainsi les prétentions de certains prélats qui s'étaient crus en droit
de réclamer des sièges où ils pussent trôner à part et au-dessus de leurs confrères.
Toujours est-il que, de nos jours, les « fauteuils du palais Mazarin » ne sont plus
qu'une forme de langage, un pur symbole de la dignité académique.
(1) Installé en 1827 au Louvre, qu'il devait quitter peu après la révolution de juil-
let, le Conseil d'État occupait, dans l'aile dont le pavillon de l'Horloge forme le centre,
la partie comprise entre ce pavillon et l'aile en retour, parallèle à la rue de Rivoli :
plus, la moitié de cette seconde aile jusqu'à la salle consacrée, depuis le second empire,
à l'exposition des pastels. En d'autres termes, les locaux attribués au Conseil d'État
étaient ceux-là mômes oii sont réunis aujourd'hui les dessins des maîtres de toutes
les écoles. Quant aux salles composant l'ensemble de ce qui s'appelait à l'origine le
« Musée Charles X, » c'est-à-dire celles qui se succèdent, dans Taile du midi, depuis
le salon dit « des sept cheminées » jusqu'au palier du grand escalier à l'angle de la
colonnade, elles ont changé de nom, sans pour cela changer de destination.
878 KEVDE DES DEUX MONDES.
gagemens assez téméraires, et, vis-à-vis de l'Académie, des atti-
tudes d'opprimés passablement ridicules. Il va sans dire qu'en
relevant ici les premiers symptômes du mouvement qui, sous l'éti-
quette romantique, allait bientôt éclater avec la turbulence que
l'on sait, nous n'avons garde de confondre dans la même réprobation
les jactances des révolutionnaires de rencontre et les hardiesses
légitimes de quelques talens hautement inspirés. Ceux-ci d'ailleurs
n'avaient pas attendu pour se produire que les docteurs de la foi
nouvelle eussent publié leurs manifestes et proclamé, comme un
droit à conquérir, la liberté de l'art et de l'esprit modernes. Géri-
cault avait exposé son Radeau de la Méduse en 1819, Delacroix son
Dante au Salon de 1822 et, au Salon suivant (1824), son Massacre
de Scio. C'était donc en réalité après coup que l'on s'avisait de
déployer le drapeau de l'indépendance et d'entrer bruyamment en
guerre. En tout cas, c'était bien à tort que l'on s'en prenait à
l'Académie des résistances que l'on pouvait rencontrer et des
étroites doctrines où s'entêtaient, en dehors d'elle, quelques dis-
ciples d'une tradition surannée.
Lequel des membres de la compagnie s'était montré hostile
aux tentatives iaites, avant la fin du règne de Louis XVIII, pour
renouveler les conditions et pour vivifier les procédés de la
peinture française ? Plusieurs d'entre eux, au contraire, n'avaient-
ils pas ouvertement reconnu l'opportunité de l'entreprise et les
mérites de ceux qui s'y dévouaient? a Un peintre nous est né, »
s'était écrié Gérard en face du tableau de Géricault, et Gros, en
signalant à ses confrères certaines parties an Massacre de Scio, —
notamment la figure nue de jeune fille attachée au cheval qui se
cabre, — n'avait pas hésité à qualifier de « Rubens châtié, » l'au-
teur de ces remarquables morceaux de peinture. Bien plus : ce
même Gros, dans ses propres ouvrages, — comme à sa manière^
Prud'lion, dans les siens, — n'avait-il pas, longtemps avant les no-
vateurs de l'heure présente, cherché et réussi, au milieu des ser-
vilités de l'école de David, à faire la part, et une large part, à la
libre expression du sentiment personnel, à réhabiliter dans la pein-
ture la verve de l'exécution, l'animation du coloris, la franchise ou
la poésie de l'effet? Certes, les Pestiférés de Jaffa et la Bataille
d'Ahoukir, le Champ de bataille d'Eylau et l'esquisse du Combat
de Nazareth, n'ont rien de commun avec les toiles où la plupart
des peintres d'histoire contemporains se contentaient de grouper,
suivant la formule, un certain nombre de statues coloriées. Par un
sentiment de na'ïve vénération pour son maître. Gros pouvait bien,
de la meilleure foi du monde, déclarer qu'il n'aspirait à être que
u le reflet » de celui-ci et, de son côté, David pouvait, avec une
l'académie des beaux-arts. 879
bonne foi égale, mais avec un singulier aveuglement, ne tenir
qu'assez peu de compte des aptitudes particulières de son ancien
élève et du genre de mérite dont il avait fait preuve (1) : toujours
est-il que, consciemment ou non, Gros avait donné des exemples
d'émancipation dont Géricault et Delacroix s'étaient sans doute au-
torisés pour agir conformément à leurs propres instincts et dans
la mesure de leurs forces.
Les survenans à leur tour trouvaient donc le terrain bien pré-
paré. Il leur suffisait, pour avoir raison des erreurs ou des préju-
gés qui pouvaient subsister encore, de les combattre par des témoi-
gnages positifs de leurs talens personnels, sans recourir aux pro-
grammes ambitieux, encore moins au dénigrement systématique
des travaux antérieurs. En un mot, tout se réduisait au fond à
une question de rénovation par des exemples pratiques. Une levée
en masse d'artistes consultans pour ainsi dire, de théoriciens im-
provisés et de discoureurs par incapacité de produire, ne pouvait
aboutir qu'à une agitation stérile. Tel fut en eiïet le résultat le plus
clair du mouvement que les doctrinaires du romantisme s'effor-
çaient d'opérer dans notre école, il y a environ soixante ans.
Lorsqu'on pèse aujourd'hui de sang-froid les promesses faites
alors et les prétendus progrès célébrés par les sectateurs ou les
avocats du romantisme, lorsqu'on rapproche du langage tenu par
les journaux du parti les œuvres qui devraient le justifier, il est
difûcile de ne pas être frappé de l'insuffisance de celles-ci, eu
égard à la signification esthétique qu'on leur attribuait et à la por-
tée des intentions qu'elles étaient censées traduire. Qui sait même?
sauf Delacroix, qui d'ailleurs déclina toujours soigneusement le
rôle de chef d'école qu'on prétendait lui imposer et la responsabi-
lité attachée à ce titre (2), — sauf encore Eugène Devéria, quoique
(1) Gros avait, depuis plusieurs années déjà, produit tous les ouvrages qui honorent
le plus son nom lorsque, dans une lettre qu'il lui écrivait en 1820 de Bruxelles, David
lui reprochait « de n'avoir pas fait encore ce qu'on appelle un tableau d'histoire » et
de s'en être tenu « à des sujets futiles, à des tableaux de circonstance... Vous con-
vient-il d'attendre toujours? ajoutait-il. Vite, vite, mon bon ami, feuilletez votre Plu-
tarque... et produisez du grand pour vous mettre à votre juste place. » Malheureuse-
ment, pour le peintre des Pestiférés de Joffa et d'autres scènes « futiles » de cette
espèce, les exhortations de David n'eurent d'autre résultat que d'énerver, en le détour-
nant de sa voie, le beau talent qu'elles prétendaient stimuler. Loin d'ajouter à la gloire
de Gros, les tableaux peints par lui sur des thèmes empruntés à l'antiquité courraient
le risque aujourd'hui de la compromettre, s'il était possible, en face de ces ouvrages
plus ou moins faibles, d'oublier les chefs-d'œuvre sertis antérieurement de la même
main.
(2) Entre autres témoignages du dédain intime qu'inspiraient à Delacroix les entre-
prises de ses soi-disant sectateurs, il suffira de citer ces lignes écrites par lui sur un
cahier de notes : « Les romantiques modernes sont restés fanfarons avec la prétention
880 KEVUE DES DEUX MONDES.
son tableau, la ISaissiinre d'Henri IV, ait du premier coup épuisé
sa veine et donné une fois pour toutes la mesure de son talent as-
sez superficiel, — enfin, sauf Ary Scheffer, quelque contraires à sa
première manière qu'aient été les efforts tentés par lui dans la se-
conde moitié de sa vie, — peut-être n'est-il pas un seul des repré-
sentans les plus prônés jadis du dogme et de la peinture romanti-
ques dont la grande majorité d'entre nous n'ait aujourd'hui oublié
jusqu'au nom.
Quoi qu'il en soit, à mesure que se multipliaient les entreprises
de la nouvelle école en face des essais de résistance et des protes-
tations de l'ancienne, les sentimens divers qu'elles provoquaient se
manifestaient avec une vivacité croissante. Engagée dans le do-
maine littéraire avec autant d'ardeur pour le moins que dans le
domaine de l'art, la lutte en se généralisant ne tarda pas, — nous
avons eu déjà l'occasion de le rappeler ailleurs, — à dégénérer en
aventure ; à n'être plus qu'une mêlée confuse, ou plutôt un vain
tumulte de paroles : si bien que les qualifications mêmes dont on
s'était servi d'abord pour définir deux ordres de doctrines n'avaient
déjà plus d'autre objet que d'étiqueter les inclinations, réfléchies
ou non, de certains esprits et les afïections ou les aversions per-
sonnelles de certains hommes.
On sait quelle est la puissance des mots dans notre pays et avec
quelle facilité la foule se dispense d'en scruter le sens pour s'ac-
commoder naïvement de ce que les intéressés leur font dire. Dans
un autre champ que celui de l'art, les exemples ne manqueraient
pas de concessions ou d'abus de cette sorte, et l'on pourrait citer
tel terme courant du vocabulaire philosophique ou politique dont
l'emploi, à force d'interprétations arbitraires, est devenu aujour-
d'hui bon à toutes fins. A l'époque où elles étaient le plus usitées,
les èpithètes de « classique » et de a romantique » avaient , sui-
vant les besoins de chaque cause, une semblable élasticité. Si,
pour se donner raison à peu de frais, bon nombre d'adversaires du
classicisme faisaient purement et simplement de ce mot le syno-
nyme de l'esprit de routine, combien de classiques, sans y regarder
de plus près, ne voulaient voir dans le romantisme que l'extrava-
gance érigée en système, et dans les affiliés à la nouvelle secte que
des paresseux ou des fous ! Il arrivait même parfois que les ques-
tions se trouvaient plus simplifiées encore et les solutions plus
radicales : témoin certaine comédie, le Classique et le Ro?nantique,
de revenir à plus de naturel. En littérature, ils sont descendus jusqu'à la trivialité,
et ils n'ont pas cessé d'être ampoulés. » Voyez Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres
(par son ami M. Piron); Paris, 1865, p. 411.
Il
l'académie di:s beaux-arts. 881
représentée un peu avant 1830 sur la scène de l'Odéon. Dans cette
pièce dont la moralité, si peu convaincante qu'elle lût, avait au
moins le mérite de se formuler sans équivoque, le classique, c'était
l'honnête homme; le romantique, c'était le fripon. Et comme ces
procédés de justice distributive étaient pratiqués avec un égal em-
pressement dans les deux partis, comme de chaque côté on se
croyait à peu près tout permis contre l'ennemi dont il s'agissait de
se défaire, les spectateurs de la querelle ne savaient trop à qui
imputer de préférence les excès qui la signalaient de jour en
jour.
Sans avoir peut-être les mêmes incertitudes, l'/Vcadémie des
Beaux-Arts éprouvait les mêmes dégoûts en face des violences
auxquelles on ne craignait pas de recourir et des injurieuses atta-
ques qui parfois s'étendaient jusqu'à elle. Naturellement, dans ce
conflit d'ambitions effrénées et de tentatives rétrogrades, elle s'était
abstenue de toute intervention directe ; de là son impopularité à peu
près égale dans les deux camps, sauf cette différence toutefois que
les classiques lui reprochaient d'abandonner, en se désintéressant de
leur cause, la défense des hautes traditions, tandis que les accusa-
tions du parti adverse portaient sur son opposition systématique
aux aspirations les plus légitimes de l'esprit moderne, à la moindre
velléité d'innovation et de progrès.
A la vérité, le progrès, tel que l'entendaient les artistes et les
critiques de la nouvelle école, n'était pas de nature à séduire faci-
lement des hommes convaincus que, en matière d'art, la fantaisie
ne saurait dispenser de l'étude et de l'expérience technique, et,
que la volonté de remettre en honneur telle époque oubliée de
l'histoire ou tel ordre de sentimens particulier n'affranchit nulle-
ment du respect de certaines lois immuables. Pour opérer utilement
une réforme, il ne suffisait pas à leurs yeux de remplacer tant bien
que mal sur la toile les dieux de l'Olympe par des personnages em-
pruntés aux fabliaux ou aux chroniques, les Grecs et les Romains
parles seigneurs ou les truands du moyen âge : encore fallait-il q-ae,
sous l'imprévu des apparences, se retrouvât ce qui constitue le
fond nécessaire de l'art et que, sous prétexte de renouveler le
style pittoresque, on n'en arrivât pas à sacrifier délibérément la
grammaire. Mais, cela n'est pas moins certain, ces mêmes hommes,
d'origines d'ailleurs et de talens si divers, ces membres d'une
compagnie qui, en dehors de tout système préconçu, venait d'ad-
mettre dans son sein Ingres et Rossini, Horace Vernet et David
d'Angers, ne pouvaient, sans démentir les doctrines libérales du
corps et leur propre passé, faire cause commune avec les apôtres
de l'immobilité à outrance. Aussi les professions de foi opposées
TOME xcvni. — 1890. 56
882 REVDE DES DEUX MONDES.
par ceux-ci aux défis de leurs adversaires ne trouvaient-elles pas
plus d'écho dans l'Académie que les prédications tapageuses des
romantiques. Quatremère de Quincy lui-même, en qui semblait se
personnifier l'esprit de dogmatisme et de réglementation esthé-
tique, ne faisait-il pas une juste part aux influences relatives de la
théorie et de la pratique, lorsqu'il écrivait à la première page de
son livre sur V Imitation dans les beaux-arts : « Je pense que les
beaux ouvrages doivent plutôt donner naissance aux théories que
les théories aux beaux ouvrages? » Le tort des classiques, comme
celui des romantiques, dans le combat qu'ils soutenaient les uns
contre les autres, était de renverser les deux termes de la propo-
sition et de subordonner l'action des talens à l'autorité préalable
des conventions et des préceptes.
Entre les belligérans, au surplus, tout ne se bornait pas, il faut
le redire, à ces attaques ou à ces résistances sur le terrain de la
spéculation pure. De la guerre aux idées, on en était venu assez
vite aux outrages envers les personnes. Même avant les scan-
dales de la première représentation ôUJernani, où les admira-
teurs par anticipation accueillaient avec des quolibets injurieux
l'entrée de ceux qu'ils soupçonnaient d'apporter des dispositions
hostiles, les insultes par la voie de la presse aux corps acadé-
miques, à l'Académie française en particulier, étaient entrées dans
les procédés quotidiens de discussion. Un article de journal dont
Sainte-Beuve était l'auteur, et qu'on a bien fait de ne pas réim-
primer dans ses œuvres, dénonçait à l'indignation publique « cette
poignée d'hommes médiocres et usés,., obéissant à un triste esprit
de rancune liltôrah*e ou philosophique, » et tout prêts, lors de la
prochaine élection, <c à laisser encore une fois le génie sur le seuil,
pour s'attacher à quelque candidat bénin et banal qui fait des
visites depuis quinze ans. » Ces violences de langage et ces accu-
sations passionnées jusqu'à la calomnie qui rappellent les moyens
employés, une quarantaine d'années auparavant, pour battre en
brèche les anciennes académies, ces appels à la révolte contre les
représentans légitimes de l'aristocratie dans les lettres et dans les
arts, — tout cela, sans doute, était excessif et au fond très blâ-
mable; mais, au moins en ce qui concerne les assauts livrés alors à
la grande « citadelle littéraii-e, » les assiégeans ne trouvaient-ils pas
un prétez'.t.e, et, à la rigueur, une excuse, dans quelques-uns des
procédés de défense dont les assiégés avaient fait choix, — dans
certaine démarche, par exemple, tentée au commencement de l'an-
née 1829 et à laquelle plusieurs membres de l'Académie française
n'avaient pas craint de s'associer?
Jusqu'alors les plus ardens champions de la cause classique:
s'étaient contentés d'opposer à l'invasion des « barbaa^es » leur in-
l'académie des beaox-arts. 883
trépidité personnelle et de répondre aux entreprises de la nouvelle
école, tantôt par des vers satiriques, comme ceux qui sortaient de
la plume naïvement irrit-ée de M. Viennet, tantôt par des brochures
plus ou moins didactiques, comme celles qu'avaient publiées coup
sur coup M. Jay et quelques autres croyans invétérés à la toute-
puissance de la tradition. Un moment vint pourtant où de telles
armes parurent insuffisantes aux combattants qui les avaient ma-
niées, puisque, pour mettre fin à la lutte, ils crurent devoir recou-
rir au roi lui-même et le conjurer formellement d'intf^n^enir. 'Par
une pétition au bas de laquelle figuraient les noms de MM. Ar-
naiilt, Etienne, de Jouy, tous trois membres de rAcadémie française,
et les noms, — y compris bien entendu celui de M. Viennet, —
de quatre autres écrivains appartenant à la même religion litté-
raire, Charles X était mis en demeure d'user de son autorité souve-
raine pour (( écarter la tempête dramatique dont la scène fran-
çaise se voyait de plus en plus menacée; » pour « repousser les
incursions anglaises ou allemandes au-delà de cette scène, illus-
trée depuis deux siècles par les chefs-d'œuvre du génie national ; »
en d'autres termes, pour en interdire l'accès à quiconque, dans
notre pays, ne se montrerait pas observateur fidèle des lois en
vigueur ou des usages établis, au temps de Racine comme au temps
de Voltaire, et même au temps des plus pâles continuateurs de
•celui-ci.
' En demandant au roi de restaurer par ordonnance le culte de
la tragédie traditionnelle et de sévir contre les auteurs dramati-
ques coupables de manquement à la règle des trois unités, les si-
gnataires de cette étrange requête ne se donnaient pas seulement
un ridicule; ils commettaient une assez vilaine action, puisqu'ils
en appelaient du droit à l'exercice arbitraire de la force, et, de
plus, ils se heurtaient à une ÛTipossibilité. Que serait-il arrivé, en
effet, si leur appel eût été entendu et si, d'un autre côté, l'opi-
nion eût résisté? Aurait-on envoyé la garde royale contre les spec-
tateurs applaudissant au Tliéàtre-Français le drame d'Alexandre
Dumas, Henri 111 et m Cour (1), et quelques mois plus tard,
VHernani de Victor Hugo?
Beaucoup mieux inspiré que ceux qui s'adressaient à lui,
Charles X comprit qu'il n'avait pas plus le pouvoir de briser le
romantisme d'un coup de son sceptre que le devoir dp se déclarer
le patron officiel de la doctrine contraire. Aux doléances des péti-
tionnaires sur les périls que courait la dignité de notre théâtre,
comme aux exliortations par lesquelles ils le pressaient de la
(1) Henri IfJ fut représenté, pour la première fois, le 13 février 1829,.quelques- jours
après eehii où les signataires de la pétition avaient été reçus aux Tuileries.
884 REVIE DES DEUX MONDES.
sauvegarder, il répondit avec autant de bon goût que de bon sens :
« Que voulez-vous que j'y fasse, messieurs? Je n'ai, comme cha-
cun de vous, que ma place au parterre. » 11 n'y avait donc plus
pour les réclaraans et pour ceux qu'ils représentaient qu'à conti-
nuer la guerre à leurs propres risques, faute de ces lettres de ca-
chet au moyen desquelles ils avaient rêvé de se débarrasser com-
modément de l'ennemi.
D'ailleurs, le « vandalisme romantique » ne tendait pas seule-
ment à envahir le théâtre; ses ravages, — et même c'était par là
qu'ils avaient commencé, — ne désolaient pas moins douloureuse-
ment, aux yeux des classiques, le champ de la poésie proprement
dite. Aussi la nécessité semblait-elle urgente de porter de ce côté
des efiorts tout spéciaux de résistance, c'est-à-dire des efforts
tentés par ceux que, en raison de leurs antécédens, on jugeait, ou
qui se jugeaient eux-mêmes, les plus autorisés pour cela. Si les suc-
cès passés de Germanirua, de Si/lla, et de quelques autres tra-
gédies taillées sur le vieux patron consacré, avaient paru à MM. Ar-
nault et de Jouy les qualifier suffisamment pour le rôle qu'ils
s'étaient attribué de vengeurs de la saine littérature dramatique,
n'était-il pas tout naturel qu'un autre académicien, poète lyrique
du même temps et de la même école, M. Baour-Lormian, se crût
de la meilleure foi du monde dans l'obligation de prendre à partie
le poète des Odes et Ballades et des Orientales, et de le condam-
ner, lui et les siens, au nom d'Erato et de Calliope, comme d'au-
tres intraitables nourrissons des Muses condamnaient, au nom de
Tlialie et de Melpomène, les modernes réformateurs de la comédie
et du drame? La satire en vers publiée sous ce titre : le Canon
d'alarme, n'était pas, il est vrai, de nature à servir fort utilement
la cause chère à l'auteur et à ses amis, ni à jeter beaucoup d'efiroi
dans le camp des séditieux : toujours est-il que ce petit écrit, si
suranné dans le fond et dans les formes qu'il puisse nous paraître
aujourd'hui, montre aussi bien que les pamphlets romantiques, à
quel degré d'intolérance, on dirait presque de fureur, on était
arrivé de part et d'autre, et, — pour parler la langue des co-
reUgionnaires de M. Baour-Lormian, — quelle Némésis littéraire
agitait jusqu'aux esprits naguère les plus calmes et, d'habitude, les
plus inoffensifs.
Nous sommes loin maintenant de ces controverses enfiévrées et
de ces luttes : si loin même, que la plupart d'entre nous en ont à
peu près perdu le souvenir ou n'en gardent plus qu'un souvenir
désintéressé. Chacun sans doute honore comme il convient les
noms et les talens qui ont mérité de survivre à l'époque troublée
dont nous venons d'essayer en quelques mots de résumer l'his-
toire ; mais qui serait tenté aujourd'hui de reprendre à son compte
l'académie des beaux-arts. 885
les prétentions ambitieuses, si bien démenties par l'événement, ou
les doctrines rétrogrades de cette époque? Qui songerait à en
épouser après coup les querelles? Depuis que le classicisme, tel
qu'on le définissait il y a soixante ans, est devenu pour tout le
monde un non-sens, et que, d'un autre côté, les promesses et les
spéculations du romantisme ont abouti à la faillite, le mieux est
de s'en tenir aux ftiits accomplis, de laisser là les questions épui-
sées et les passions mortes, pour apprécier, sans acception de
parti, les œuvres mêmes et les mérites qui peuvent s'y rencon-
trer.
Or, à ne considérer ici que les productions de la peinture et de la
sculpture, celles que nous ont léguées les années comprises entre
le commencement et la fin du règne de Charles X ne sauraient en
général exiger un bien long examen, ni rendre les choix fort dif-
ficiles. Si, parmi les ouvrages exécutés à une date un peu anté-
rieure par de jeunes artistes plus ou moins dociles à la tradition
classique, plusieurs gardent une très sérieuse valeur, — l'Amour
et Psyché de Picot par exemple, le Martyre de sainte Juliette et
le Martyre de saint Hippolyte de Heim, certains tableaux ou por-
traits de Léon Cogniet et de Drolling, certaines statues de Ramey
et de Cortot (1), — pourrait-on, en revanche, trouver rien de plus
que des témoignages d'engourdissement et d'impuissance dans les
travaux où s'obstinent, aux approches de l'année 1830, quelques
disciples vieillis de David, débiles imitateurs de sa manière? Et
quant aux œuvres de ces faux prophètes qui, pour régénérer l'art
français, croyaient suffisant d'enchérir sur les audaces et, le plus
souvent, sur les défauts de Delacroix, n'accusent-elles pas, aux
yeux de quiconque les examine impartialement aujourd'hui, des
intentions aussi vaines au fond, des infirmités de jugement et
d'imagination aussi radicales que celles dont les œuvres des clas-
siques les plus indigens portent l'empreinte ? La différence ne con-
siste en réalité que dans les formes, ici conventionnelles et mornes
jusqu'à l'effacement absolu de la vie, là violentes ou incorrectes
jusqu'à l'impertinence.
Il ne sera pas superflu d'ailleurs de faire remarquer que le ta-
lent de Delacroix lui-même, si personnel et si vivace qu'il fût, ne
semble avoir subi qu'à son propre préjudice l'influence du milieu
qui l'environnait alors. Les ouvrages du peintre qui avaient juste-
ment attiré sur son nom l'attention publique, — Dante et Virgile,
le Massacre de Scio, — appartiennent à une époque antérieure à
celle où se forma la secte romantique; tandis que ses œuvres les
(1) Ces ouvrages avaient successivement paru aux Salons de 1819, de 1822 et
de 1824.
^r86 REVUE DES DEUX MONDES.
plus défectueuses, — la Mort de Sardanapale, Justinien dictant
ses Pandectes, Marino Faliero, la suite des compositions lilho-
graphiées sur le Faust de Goethe, etc., — ont été produites entre
les années 1825 et 1830, c'est-à-dire dans la période de temps où
le parti révolutionnaire payait le plus ouvertement d'audace pour
s'emparer de l'opinion. Les œuvres au contraire qui constituent
les meilleurs titres de Delacroix et qui devaient un jour lui ouvrir
les portes de l'Académie, — les peintures du Salon du roi, à la
chambre des députés, et de la Galerie d'Apollon au Louvre, l'En-
trée des croisés a Constcmtinople, Médée, d'autres encore, moins
importantes par les dimensions, mais certainement aussi remar-
quables, la Noce juive par exemple et le Naufrage de don Juan, —
n'ont été conçues et exécutées qu'après l'apaisement des querelles
et le licenciement des troupes enrôlées pour les soutenir.
On peut donc sans exagération affirmer que le mouvement ro-
mantique, impuissant à rien fonder, a eu cet unique avantage de
déblayer le terrain au profit d'artistes capables de l'occuper et de
s'y maintenir à égale distance des deux partis qui venaient de s'y
livrer bataille. Contrairement à ce qui s'était passé dans le domaine
politique vers la fin du siècle dernier, ce furent les montagnards
de l'art, pour ainsi dire, qui cédèrent la place et procurèrent le
succès à des girondins comme Paul Delaroche et Decamps, ou comme
ces jeunes paysagistes dont le talent sincère, affranchi une lois
pour toutes du joug de la vieille école et des conventions, a revi-
vifié un genre de peinture qui devait, de nos jours encore, fournir
à l'art français une part de ses meilleurs titres.
Quant aux attaques dirigées contre l'Académie des Beaux-Arts au
nom de ses prétendues victimes, quant à ces accusations de des-
potisme à l'égard des talens incompris, des génies indépendans
dont elle prenait à tâche, disait-on, d'entraver l'essor, — tout céda
ne réussit guère à compromettre auprès du public la bonne re-
nommée de la compagnie. Ce ne fut qu'un peu plus tard, à l'occa-
sion des Salons successivement ouverts après 1830, que l'opinion
s'émut ou parut s'émouvoir de certaines exclusions, parfois regret-
tables en effet, prononcées par l'Académie constituée alors en jury.
Jusqu'à cette époque, personne, excepté les meneurs ou les com-
plices de la sédition, ne fit mine de suspecter l'impartialité d'un
corps dont un passé déjà long avait d'ailleurs hautement révélé les
coutumes et justifié de plus en plus les privilèges. Enfin, — on ne
saurait trop le répéter, — les choix faits par l'Académie avant ou
pendant les luttes engagées au dehors entre les partis n'étaient-^ils
pas la meilleure réponse à ceux qui lui reprochaient ses doctrines
et ses pratiques intolérantes ? S'il fallait aux noms que nous avons
cités plus haut en ajouter d'autres d'une signification aussi peu
l'académie des beaux-arts. 887
équivoque, nous nous contenterions de rappeler que, en même
temps qu'elle donnait pour successeur à Rondelet un architecte de
la vieille école, Jacques Molinos (1), l'Académie remplaçait dans la
section de composition musicale Gossec par Auber, c'est-à-dire
par un artiste fort loin apurement de se montrer liostile à l'esprit
d'innovation et aux Irancliises de l'imagination personnelle.
Gossec, né en 1733, était âgé de quatre-vingt-seize ans lorsqu'il
mourut en 1829. 11 avait donc eu cette singulière fortune d'assister
dans sa jeunesse à la renaissance de la musique en France
sous l'influence de Rameau, peut-être d'approcher le maître lui-
même, et, dans les dernières années de sa vie, d'être témoin
des succès de Rossini, devenu à l'Académie son confrère. Membre
de l'institut dés la fondation de ce grand corps, Gossec était depuis
longtemps le doyen de la section de composition musicale, et, de-
puis la mort de Houdon (15 juillet 1828), le doyen de l'Académie
tout entière. C'était maintenant au peintre Regnault que revenait
ce titre, mais pour quelques mois seulement, puisque avant la fin
de cette même année 1829, Regnault succombait à son tour, bien-
tôt suivi dans la tombe par Taunay, le dernier survivant jusqu'alors
des membres nommés en 1795.
Le titre que Regnault avait du à sa longévité académique n'était
pas au reste le seul qui le distinguât de ses confrères. Avant de
parvenir au décanat, il avait été créé baron par le roi Charles X,
continuateur en cela d'une tradition fondée au temps de son pré-
décesseur. Jusqu'au règne de Louis XVlll, en elïet, — sauf Vien, .
nommé comte de l'empire à l'âge de quatre-vingt-douze ans, et.
encore parce qu'on entendait sans doute honorer en lui le séna-
teur plutôt que le peintre; sauf, à la rigueur, Denon, créé baron à^
l'époque où il était appelé aux fonctions de directeur des musées-
impériaux, — aucun artiste, même parmi les plus célèbres, même
parmi les membres les plus éminens de l'Académie des Reaux-
Arts, n'était devenu l'objet d'une décision analogue à celles qui
avaient anobli des savans comme Monge, Rerthollet, Lagrange
et Laplace, par exemple (2). Napoléon avait bien consenti à faire
de quelques peintres ou sculpteurs des chevaliers de la Légion
d'honneur, et, par une exception unique d'ailleurs dans tout le
cours de son règne, à élever successivement David aux grades
(t) Molinos avait, en collaboration avec Legrand, construit la remarquable coupole,;
renouvelée des exemples de Philibert Delorme, qui s'élevait au-dessus des murs de la
Halle au Blé.
(2) Monge avait reçu, en 1804, le titre de comte de Peluse. BerthoUet, Lagxange,.
Laplace, Bougainville, Chaptal, plusieurs autres membres encore de la première classe
de l'Institut, avaient été créés « comtes de l'empire » en 1808 et en 1809.
888
REVUE DES DEUX MONDES.
d'officier et de commandeur du même ordre (1) ; mais, à tort ou à
raison, il n'avait pas voulu que les récompenses décernées par lui
aux artistes pussent jamais dépasser la mesure de ces distinctions
toutes viagères, et qu'un titre transmissible consacrât dans l'ave-
nir le souvenir de leurs talens, comme le titre qu'il conférait à
d'autres devait perpétuer la mémoire de grands services militaires
ou même de services rendus dans l'ordre purement administratif.
N'y avait-il pas là en réalité une inconséquence, une sorte de dé-
menti pratique à la pensée qu'avait eue Napoléon lui-même en
instituant la Légion d'honneur, et en créant un peu plus tard, à
côté de l'ancienne noblesse, cette noblesse impériale dans les rangs
de laquelle les représentans de tous les genres de mérite devaient
également entrer?
Quoi qu'il en soit, le gouvernement de la restauration n'avait pas
jugé à propos de maintenir, à l'égard des membres de l'Académie
des Beaux-Arts, ce principe d'inaptitude légale à recueillir pour leur
propre compte ce qu'il avait paru juste d'attribuer à d'autres
membres de l'Institut. Dès l'année 1819, Louis XVIIl accordait à
Gérard, outre le brevet de « premier peintre du roi » qu'il lui
avait antérieurement donné, le titre de baron. Cinq ans plus tard.
Gros recevait le même titre (182/i) (2), et, dans le cours des cinq
années suivantes, Charles X le conférait successivement à cinq
autres académiciens, dont deux peintres, — Guérin et Regnault;
deux sculpteurs, Lemot et Bosio ; un graveur en taille-douce, Bou-
cher-Desnoyers. D'où vient, toutefois, qu'aucun architecte, aucun
compositeur de musique n'ait été, à cette époque, traité avec la
même faveur? que Percier, par exemple, que Cherubini ou Boïel-
dieu se soient vus exceptés d'une mesure destinée apparemment à
récompenser les plus dignes? Cela semble d'autant moins expli-
cable que le crédit de ces trois maîtres était plus grand auprès du
public et que les fonctions remplies par deux d'entre eux avaient
(1) Quelques bii'graphes de David ont prétendu que l'empereur lui avait conféré,
pendant les Cent-Jours, le titre de baron et que cette nomination fut annulée par le
gouvernement de la Restauration. M. Jules David, petit-fils du peintre, et, par consé-
quent, mieux placé que personne pour être renseigné à ce sujet, déclare que « rien
dans ses recherches n'est venu confirmer cette double assertion. » (Voyez le Peintre
Louis David, p. 516.)
(■2) A l'occasion des peintures récemment achevées de la coupole de Sainte-Gene-
viève. Quatremère de Quinc}^ rapporte le fait en ces termes dans sa Notice sur Gros,
lue à l'Académie en 1836 : « Le roi (Charles X) voulut voir de près le travail et il con-
sentit à monter à une hauteur de près de trois cents pieds. Après s'être fait expli-
que;* par l'artiste l'ensemble de l'ouvrage et avoir parcouru les détails de la composi-
tion : « Monsieur Je baron, lui dit-il en le quittant, recevez mes félicitations et mes
remerclmens. » Et Quatremère de Quincy ajoute : « Peu de titres de noblesse ont été
en ce genre acquis par plus de mérite et conférés avec plus de grâce. »
L ACADKVIIE DES BEAUX-ARTS, 889
presque le caractère de charges de cour (1). Peu importe, au
surplus. Peut-être auraient -ils eu leur tour, si la révolution
de 1830 n'était venue abolir, en matière d'anoblissement comme
sur bien d'autres points, les traditions de l'ancienne royauté. En
tout cas, à défaut d'un titre nobiliaire, propre surtout à faire hon-
neur à l'équité du gouvernement qui l'eût conféré, les trois maîtres
dont il s'agit ont amplement laissé de quoi recommander leur mé-
moire, et parce qu'elle n'aura pas été, comme d'autres, officielle-
ment sanctionnée par une ordonnance royale, leur renommée n'en
sera pour cela ni moins solide, ni moins durable.
Il n'y a donc pas lieu, à ce qu'il semble, de regretter beaucoup
que l'usage d'anoblir quelques-uns des membres de l'Académie des
Beaux-Arts ne se soit pas maintenu après la fin du règne de
Charles X; mais on serait mieux fondé à tenir pour fâcheux l'aban-
don d'un autre mode d'encouragement pour les artistes que le
gouvernement de la restauration avait adopté. Nous voulons parler
de la suppression de l'ordre de Saint-xMichel, qui présentait cet
avantage sur l'ordre de la Légion d'honneur de ne comporter qu'un
nombre fixe de dignitaires, et par là de rendre les actes de pure
faveur au moins difficiles, le régime de la prodigalité des récom-
penses, tel qu'on le verrait installé plus tard, absolument impos-
sible. A l'origine, il est vrai, les conditions avaient été tout autres.
Non-seulement, dans la pensée de Louis XI, qui l'avait institué
en 1A69, l'ordre de Saint-Michel devait rester un ordre militaire,
mais le nombre de ceux à qui le roi se réservait le droit de le con-
férer ne pouvait excéder trente-six. Les choses changèrent complè-
tement sous les règnes suivans. Le nombre des chevaliers de Saint-
Michel étant devenu illimité, l'ordre, à force d'avoir été prodigué,
finit par tomber dans un tel discrédit que Louis XIV, préoccupé des
moyens de le relever, jugea nécessaire de restreindre pour l'avenir
à cent le chiflre des nominations; avec la faculté, toutefois, pour le
roi de choisir les éligibles non plus exclusivement, comme Tarait
voulu Louis XI, dans les rangs de l'armée, mais parmi les magis-
trats, les gens de cour ou les fonctionnaires de l'État, quels qu'ils
fussent.
Aboli en 1789, l'ordre de Saint-Michel fut rétabli d'abord dans
les mêmes conditions en J815, puis, par une ordonnance royale en
date du 16 novembre 1816, réformé sans modification, il est vrai,
fl) Cherubini, qui, d'ailleurs, était depuis 1821 directeur du Conservatoire, avait été,
dès l'année 1816, nommé surintendant de la musique du roi. Quant à Percier, il avait,
comme son collaboratenr Fontaine, conservé sous le gouvernement de la restau-
ration ses anciennes fonctions d'arcùitecte du jalais du Louvre et du palais des
Tuileries.
690 REVUE DES DEUX MONDES.
quant au nombre des membres, mais avec cette destination expresse
de récompenser « les hommes qui se seraient particulièrement
distingués dans les lettres, les sciences et les arts. » Pour ne
citer que des artistes appartenant à l'Institut parmi ceux dont les
noms figuraient sur les premières listes de promotion, Gérard, Re-
gnault, Gros, Guérin, Bosio, Cherubini, Lesueur avaient été, sous
le règne de Louis XVIII, créés chevaliers de Saint-Michel, en
même temps que plusieurs de leurs confrères de l'Académie des
Sciences et de l'Académie des Inscriptions (1). Charles X, à son
tour, en accordant, dès le commencement de son règne, cette haute
distinction au sculpteur Cartellier, au peintre Garle Vernet (2), et
un peu plus tard à l'architecte Fontaine, Charles X tenait à hon-
neur de respecter, dans sa lettre comme dans son esprit, une
institution d'autant plus profitable à la dignité de l'art et des
artistes que, en raison même du chiffre fixé pour les nominations,
elle était plus sûrement défendue contre l'invasion des talens mé-
diocres.
Lorsque la révolution de Juillet eut brisé le trône de Charles X
et, du même coup, détruit jusqu'aux institutions les plus inolïen-
sives ou, comme celle dont nous venons de parler, les plus fonciè-
rement libérales de l'ancienne monarchie, on pouvait craindre que
les Académies elles-mêmes ne fussent au moins ébranlées par des
attaques directes, conséquence toute naturelle, en apparence, des
assauts livrés, et livrés victorieusement, ailleurs. Il n'y eut cepen-
dant rien de bien dangereux, ni même de bien sérieux, dans les
sentimens d'hostilité témoignés alors et dans les entreprises tentées
contre elles. En ce qui concerne l'Académie des Beaux-Arts, tout à
peu près se borna à des articles de journaux où l'on ne faisait guère
que reprendre, en les paraphrasant, les prétendus griefs formulés,
quelques années auparavant, par les romantiques; à des carica-
tures d'un caractère assez peu blessant au fond et d'un comique
(1) Aux termes des statuts primitifs, les insignes de l'ordre de Saint-Michel consis-
taient, comme ceux de l'ordre du Saint-Esprit, dans un collier porté par-dessus l'habit
à la cour ou aux cérémouies publiques. Sous le gouvernement de la restauration, et
même avant la révolution, on avait substitué à ce collier un grand cordon noir, passé
en sautoir sur le gilet, et. que les chevaliers ne devaient jamais quitter. La plupart
.d'entre eux pourtant s'affranchissaient de cette obligation en remplaçant, dans l'habi-
tude de la vie, ce grand cordon par un simple ruban noir attache à la boutonnière;
mais d'autres se monti-aient plus scrupuleux, et l'on pourrait citer un peintre célèbre
qui avait poussé la conscience jusqu'à se Caire fabriquer un cordon en métal, pour ne
pas se séparer de ses insignes réglementaires, même quand il prendrait un bain.
(2) Dans cette séance roja/e de la distribution des récompenses, à la suite du Salon
de 1824, dont le charmant tableau de Heim, aujourd'hui au musée du Louvre, a si
bien consacré le souvenir.
1
\
l'académie des beaux-arts. 891
déjà passablement usé, sur la caducité intellectuelle et physique
des membres de k compagnie; enln, dans les ateliers, à quelques
criailleries sans beaucoup d'écho au dehors, en tout cas sans
influence sur le nouveau gouvernement. Celui-ci, d'ailleurs, en rai-
son de son origine même, avait, — on le comprend de reste, — trop
de difficultés politi |ues ù vaincre, trop de périls extérieurs ou inté-
rieurs à conjurer pour être en mesure, dès les premiers jours, d'écou-
ter fort attentivement les plaintes de quelques mécontens récla-
mant des réformes dans l'organisation actuelle et dans le mode d'en-
seignement des beaux-arts, ou les argumens que les hommes d'un
avis contraire auraient voulu faire valoir à leur tour. Aussi laissa-
t-il de ce côté les choses suivre leur cours accoutumé. On avait
bien pu, pour donner d'abord une certaine satisfaction aux aspira-
tions, sinon aux exigences de l'esprit démocratique, supprimer
outre l'ordi-e de Saint-Michel, quelques fonctions officielles dont le
gouvernement précédent avait revêtu des artistes, — celles, par
exemple, de premier peintre, de premier sculpteur et de premier
graveur du roi (l); on avait bien pu, pour la forme, réunir quel-
ques commissions chargées d'examiner de plus ou moins près des
questions de détail; mais aucune question de fond n'avait été mise
à l'ordre du jour, aucun projet relatif aux attributions de l'Acadé-
mie des Beaux -Arts, à l'organisation de l'Académie de France à
Rome ou à celle de l'École des Beaux-Arts à Paris, n'avait été dis-
cuté, ni même produit. En un mot, on n'avait rien abordé encore
de ce qui pouvait, dans la théurie ou dans la pratique, sauvegarder
ou compromettre les intérêts essentiels de l'ari; français; on s'était
contenté d'en soutenir tant bien que mal la vie présente, en ajour-
nant à des temps plus calmes l'étude des moyens propres à en
assurer le renouvellement ou les progrès.
Henri Delaborde.
(1) Encore la suppression de ces charges de cour s'opéra-t-elle delle-même en
quelque sorle. je veux dire par l'abanxion spontané des titulaires; C'est ce que prouve,
au moins quant à Gérard, la lettre suivante adressée par lui, presque au lendemain
de la révolution de 1830, à l'un des administrateurs provisoires de la maison du roi :
« Je n'ai pas cru, écrivait-il avec autant de dignité dans les sentimens que de modé-
ration dans les termes, devoir signer l'état d'émargement de l'administration du Mu-
séum, qui m'a été présenté aujourd'hui. Le titre de premier peintre du roi. dont
Louis XVIII avait bien voulu m'honorer. et le traitement qu'il y avait attaché ne me
semblent guère en harmonie avec le nouvel ordre- de choses. Je n'ai aucune idée» du
parti qui sera pris à cet égard; mais j'éprouverais un certain embarras à toucher les
honoraires d'une place qui, n'ayant nulle sorte d'attributions, est, plus que toute
autre, passible des. réformes qui peuvent êU'C pnojetéeaj »
CATHERINE II
D'APRES DES MEMOIRES INEDITS
11 y avait une fois une petite princesse que de bonnes fées avaient
comblée de dons merveilleux. Son enfance, cependant, s'écoula
assez tristement, dans une petite ville d'Allemagne oii son père était
en garnison. Ce dernier, rejeton d'une minuscule famille princière,
était général prussien et tirait de sa solde le plus clair de son re-
venu. Il vivait bourgeoisement avec sa femme à Stettin, où notre
petite princesse vit le jour en 1729. Quand elle eut quatorze ans, on
songea à la marier. Sa mère se souvint d'un sien cousin qui, chef
d'une petite principauté allemande, se trouvait être, par sa mère,
le petit-fils de Pierre le Grand, et, en conséquence, neveu de l'im-
pératrice régnante Elisabeth, qui gouvernait la Russie depuis plu-
sieurs années, sans avoir songé à se marier. Pierre, duc de Hol-
stein, avait été appelé à Moscou et élevé comme héritier présomptif
de la tsarine. Ce fut donc à Moscou que la princesse d'Anhalt-Zerbst
conduisit sa fille, où l'impératrice Elisabeth ne tarda pas à la fian-
cer à son neveu. Celui-ci, mal élevé, fantasque et bizarre, mal-
traita sa femme et passa sa vie à jouer avec des soldats de plomb et
à exécuter militairement les rats qui assaillaient ses forteresses
en carton. Catherine, tout en subissant les traitemens les plus
CATHERINE II. 893
odieux, profila des loisirs qu'on lui laissait pour s'instruire et pour
étudier à fond l'art de gouverner.
Ceci n'est pas un conte de fées. Tout le monde sait qu'à la mort
d'Elisabeth Pierre III monta sur le trône, sauva Frédéric II d'une
perte certaine en tournant brusquement contre les ennemis du
roi de Prusse les troupes russes, qui l'avaient combattu jus-
qu'alors. Tout le monde sait aussi que ce brusque revire-
ment et d'autres excentricités amenèrent la chute du maniaque
couronné. Un beau malin, Catherine, accompagnée d'une demoi-
selle d'honneur de dix-sept ans, monta à cheval, se rendit à Péters-
bourg, fit battre le rappel et lut proclamée impératrice autocrate
de toutes les Russies. On sait aussi que cette femme étonnante,
surnommée Catherine le Grand par le spirituel prince de Ligne,
gouverna la Russie durant trente-quatre ans d'une main de fer
gantée de velours, qu'elle acheva l'œuvre de Pierre I" et fit de son
empire, encore passablement asiatique, une puissance européenne
de premier ordre. Elle construisit des routes, des centaines de
villes, rédigea de sa propre main un code de lois, créa des acadé-
mies, fonda des écoles, piolégea les arts et les sciences, annexa la
Crimée, partagea la Pologne, et fut célébrée sous le nom de la
Sémiramis du Nord, ayant choisi Voltaire, Diderot, Grimai et au-
tres comme trompettes de sa renommée.
On connaît ses qualités comme ses défauts et on sait que,
tout en écoutant tout le monde, elle ne suivait que les con-
seils de son propre génie. Sa ^ie privée ne nuisait en rien à
son prestige, et elle en imposait à tout ce qui l'approchait, grâce à
un charme tout particulier qu'elle savait donner à ses paroles et à
ses moindres actions. Ses ministres ne furent que des commis.
Elle avait, il est vrai, introduit pour son propre usage, dans son
palais, la polyandrie, cette institution étrange qui llem'ii encore
dans les montagnes du Thibet; mais jamais elle ne partageait
\ son autorité avec ses favoris. Soltikof, qui passe pour le pre-
mier, ne conserva pas longtemps ses faveurs. Le prince et le
comte Alexis Orlof faisaient horreur à Catherine après la mort de
Pierre III. Celui que, dans sa jeunesse, elle a aimé le plus tendre-
ment peut-être fut Poniatowski, qui lui était fort dévoué. Catherine
le consola en le faisant roi de Pologne, mais le détrôna dès qu'il lit
mine de prendre son rôle au sérieux. Le vaniteux Potemkin fut le
seul qui rendit des services à l'État. Son luxe efïréné, tout orien-
tal, coûtait des sommes folles, et la Crimée, sa seule conquête,
ajouta aux pieds d'argile du colosse russe le talon d'Achille, comme
on l'a vu par la guerre de lS5'i. Lanskoï fut l'amant préfère de la
vieillesse de Catherine. Elle le pleura, — ses lettres à Grimm
89 /i REVUE DES DEUX MONDES.
en loiit foi, — comme Vénus pleure Adonis dans le poème de
Shakspeare. Platon Zoubof n'avait que vingt-deux ans quand Tim-
pératrice sexagénaire lui jeta le mouchoir. Il s'était fait une cer-
taine position à la cour; mais, dans le conseil d'État, il n'eut jamais
voix au chapitre. 11 assista aux derniers instans de Catherine, lut
exilé en Sibérie, puis rappelé, et joua un rôle dans le drame san-
glant de la mort de Paul l^"".
On possède, sur Catherine et son long règne, de nombreux do-
cumens, des mémoires authentiques et des correspondances des
plus hitéressantes. Cependant, cette impératrice a joué un si grand
rôle dans l'histoire de l'Europe que tous les témoignages de con-
temporains qui ont vécu dans son intimité ont toujours de la va-
leur. Nous allons invoquer un témoin oculaire qui n'a pas encore
été entendu et qui mérite de l'être, puisque sa véracité ne saurait
faire doute, bien que son impartialité ne soit pas à toute épreuve.
Ces mémoires, dont nous pouvons garantir l'authenticité, nous
ont été confiés à condition de taire le nom de l'auteur. Si des rai-
sons de famille nous obligent à respecter cet incognito, nous pou-
vons affirmer, cependant, que notre témoin oculaire était une très
grande dame appartenant, par sa naissance, à une des plus illustres
familles de Russie. Mariée à un grand seigneur de la cour de Ca-
therine, la comtesse ***, qui avait été admise, dès l'âge de qua-
torze ans, dans l'intimité de l'impératrice, eut l'occasion de voir de
près les hommes et les choses et de noter, avec une véracité abso-
lue, tout ce qu'elle avait vu et entendu. Sa beauté, sa grâce, son
parfait naturel, le haut rang et la grande fortune de son mari lui
valurent une position exceptionnelle dans cette société de Saint-
Pétersbom-g dont M""^ Vigée-Le Brun nous a laissé une description
si attrayante. Élevée dans les principes les plus sévères, mais
indulgente pour les faiblesses d'autrui, la comtesse "** a traversé,
aimée et respectée comme une hermine sans tache, les trois règnes
de Catherine 11, Paul P'" et Alexandre P'.
Selon la mode du temps, la comtesse *** a voulu tracer le por-
trait de sa souveraine. Peut-être n'a-t-elle réussi qu'à produire un
croquis; mais ce ci'oquis est vivant et empreint du cachet de la
vérité. Les anecdotes inédites et oubhées, que la comtesse a re-
cueillies aux meilleures sources, sont caractéristiques et peignent
Catherine telle qu'elle était, ou du moins telle qu'elle apparaissait
à ses intimes. C'est le comte Ivan Ivanovitch Schouvalof (1) qui
a fourni à la comtesse quelques souvenirs intimes que Catherine
elle-même avait confiés à ce favori.
(l) Né eu 1727, mort en 1798, grand-chambellan, fonda l'Université do Moscou et
l'i^adémie des beaux-arts à Saint-Pétersbourg.
I
CATH£RL\E II. 895
I.
(( La postérité juge et jugera Catherine avec toutes les passions
des hommes. La nouvelle philosophie (1), dont malheureusement
elle lut atteinte, et qui fut le principe de ses défauts, couvre comme
d'un voile épais ses grandes et belles qualités. Il paraît juste de
remonter à son aurore avant de la condamner, afin de ne pas étouf-
fer la renommée de sa gloire et de son ineffable bonté.
« L'impératrice fut élevée à la cour du prince, son père, le
prince d'x\nhalt, par une gouvernante ignorante et de basse condi-
tion, qui sut à peine lui apprendre à lire. Ses parens ne s'occu-
paient ni de ses principes, ni de son éducation. Elle fut amenée en
Russie à l'âge de seize ans, belle, remphe de grâces naturelles,
de génie, d'âme et d'esprit, avec le désir de plaire et de s'instruire.
On la maria au duc de Holstein, alors grand-duc et destiné à suc-
céder à l'impératrice Elisabeth, sa tante. Il était laid, faible de ca-
ractère, petit, minutieux, ivrogne et débauché. La cour d'Elisabeth
n'offrait que le tableau de la débauche, dont elle donnait l'exemple.
Le feld-maréchal comte Munich, homme d'esprit, fut le premier à
deviner Catherine; il l'engagea à s'instruire. Cette proposition fut
acceptée avec empressement. Le maréchal lui donna pour première
lecture le Dii'tiowmire de Bayle, ouvi'age empoisonné, dangereux
et séduisant, surtout pour celle qui n'eut jamais aucune idée de la
vérité divine qui terrasse le mensonge. Catherine lut cet ouvrage
trois fois de suite dans l'espace de quelques mois. C'est ainsi que
son imagination enflammée l'amena à se mettre en rapport avec les
sophistes de l'époque.
« Ce fut dans ces dispositions que Catherine devint la femme
d'un prince dont la plus haute ambition était de devenir caporal
au service du roi de Prusse. Empereur, Pierre imposa à la Rus-
sie le joug de sa faiblesse. Catherine en souffrait; ses idées,
grandes et nobles, semblaient franchir les obstacles qui s'oppo-
saient à son éducation. La nation était révoltée de la dépra-
vation de Pierre III et du mépris qu'il témoignait à ses sujets. Une
révolution générale était sur le point d'éclater, on demandait une
(1) Inoiile de dire que la « nouvelle philosophie » dont il est question, c'est la phi-
losophie de Voltaire et des encyclopédistes. Catherine, on le sait, avait voué un culte
au patriarche de Fernej'. Après sa mort, la maison qu'il avait habitée en Suisse fut re-
construite telle qu'elle était dans le parc de Tsarslco-Sélo, et Catherine y fit placer la
bibliothèque de Voltaire, bibliothèque qu'elle avait achetée à M"'-" Denis, nièce du phi«
losophe.
896 REVUE DES DEUX MONDES.
régence. L'impératrice, qui avait déjà un fils de dix ans (depuis
Paul P'),se décida à renvoyer son époux dans le Holstein. Le prince
Orlof et son frère, le comte Alexis, qui jouissaient alors des faveurs
de l'impératrice, furent chargés de le faire partir. On prépara à cet
efïet plusieurs bâtimens à Cronstadt. On était résolu d'embarquer
Pierre III avec les bataillons qu'il avait fait venir du Holstein. Il
devait coucher à Ropcha, près d'Oranienbaum, la veille de son dé-
part. Je n'entre pas dans les détails du tragique événement qui
suivit. On n'en a que trop parlé et trop souvent méconnu le prin-
cipe ; mais je dois à la vérité de rapporter ici le témoignage authen-
tique que je tiens du ministre comte Panine.
« Ce témoin mérite d'autant plus de créance qu'on sait qu'il
n'était guère personnellement attaché à l'impératrice. Ayant di-
rigé l'éducation de Paul I", il avait espéré de tenir les rênes
d^u gouvernement sous la régence d'une femme et s'était vu
trompé dans son attente. L'énergie avec laquelle Catherine s'em-
para du pouvoir coupa court aux projets ambitieux de Panine, qui
toute sa vie en garda rancune à Sa Majesté. Un soir que nous
étions chez lui, entouré de ses parcns et de ses amis, il nous ra-
conta beaucoup d'anecdotes intéressantes et arriva insensiblement
à l'assassinat de Pierre III. — J'étais, dit-il, dans le cabinet de l'im-
pératrice lorsque le prince Orlof vint lui annoncer que tout était
fini. Elle était debout au milieu de la chambre. Ce mot fini la
frappa. — 11 est parti? répliqua- t-elle d'abord; mais après avoir
appris la triste vérité, elle tomba raide évanouie. Elle eut d'af-
freuses convulsions qui firent craindre un instant pour sa vie. Re-
venue de ce pénible état, el'e versa les larmes les plus amères. —
Ma gloire est perdue! répétait-elle; jamais la postérité ne me par-
donnera ce crime involontaire. — La faveur avait étoulVé, dans
l'esprit des Orlof, tout autre sentiment que celui d'une ambition
démesurée. En faisant disparaître l'empereur, le prince Orlof s'était
imaginé qu'il le remplacerait et que l'impératrice le couronnerait.
Il se trompa.
« Douée d'un grand caractère et d'une volonté de fer, Catherine,
cependant, ne dédaignait pas les bons conseils et savait se plier
aux circonstances. Voici une anecdote qui lui fait le plus grand
honneur et que je tiens du comte Pierre Panine lui-même.
« L'impératrice avait composé un code de lois et avait chargé les
sénateurs de l'examiner. Elle assistait encore aux séances du sénat
à cette époque. L'examen de son ouvrage avait occupé plusieurs
séances. Elle vint demander le résultat de ces délibérations. Tous
les sénateurs approuvèrent ce travail. Panine seul garda le silence.
L'impératrice lui demanda sa pensée. — Faut-il répondre à Votre
CATHERINE II. 897
Majesté en sujet fidèle ou en courtisan? demanda-t-il. — Comme
le premier, sans aucun doute. — Le comte ayant témoigné le désir
de parler en particulier à Sa Majesté, elle s'éloigna des personnes
qui l'entouraient, prit le cahier et lui permit d'efîacer sans aucun
scrupule ce qu'il ne trouvait pas convenable. Panine eflaça tout.
L'impératrice déchira son ouvrage, le remit sur la table et dit aux
sénateurs : — Messieurs, le comte Panine vient de me donner la
preuve la plus éclatante de sa fidélité.
«Infatigable dans les soins qu'elle donnait à son empire, f impé-
ratrice était ambitieuse, mais elle a couvert la Russie de gloire. Sa
sollicitude maternelle s'étendait jusqu'au moindre individu, l'intérêt
du dernier de ses sujets touchait son âme. Nul n'était plus impo-
sant que l'impératrice dans les momens de représentation, per-
sonne n'était plus aimable et indulgent dans son intimité. A peine pa-
raissait-elle, que toute crainte faisait place au plus tendre respect.
Tout le monde se disait : « Je la vois, je suis heureux, c'est mon
appui, c'est ma mère. » Avant de s'établir à sa table de jeu, elle
promenait ses yeux autour du salon pour voir si chacun avait
ce qu'il lui fallait. Elle poussait l'attention jusqu'à faire baisser un
store, si le soleil dérangeait quelqu'un. Sa partie de boston se
composait de l'aide- de-camp général du jour, du comte Strogonof
et de M. Stercof, un vieux chambellan qu'elle aimait beaucoup. Le
grand chambellan comte Schouvalof en était souvent, y assistait
du moins ainsi que Platon Zoubof. La soirée durait jusqu'à neuf
heures ou neuf heures et demie.
« Un soir Stercof, qui était mauvais joueur, s'impatienta de
ce que l'impératrice lui avait fait manquer un coup. 11 jeta les
cartes sur la table, et Sa Majesté lut blessée de ses manières.
Elle ne dit rien, mais cessa le jeu, se leva et prit congé de
nous. Stercof demeura anéanti. Le lendemain était un dimanche,
il y avait ordinairement ce jour-là grand couvert pour tous les
membres de l'administration. Le grand-duc Paul et la grande-
duchesse Marie y assistaient ordinairement arrivant de Pavlovsky,
château situé dans le voisinage de Tsarsko-Selo. Quand ils
ne venaient pas, l'impératrice dînait sous la colonnade (galerie
vitrée) et le maréchal de la cour, le prince Bariatinsky, nommait
après la messe les personnes qui devaient avoir l'honneur de dîner
avec Sa Majesté. J'avais été conviée ce jour-là. Stercof, qui avait
ses petites entrées, se tenait dans un coin, malheureux au possible
de la scène de la veille. Il n'osait presque pas lever les yeux sur
celui qui devait prononcer son arrêt. Quelle lut sa surprise quand
il entendit son nom. Il ne marchait pas, il courait. Nous arrivons
TOME xcvm. — 1890. 57
893 REVUE DES DEUX MONDES.
à la colonnade. Sa Majesté se leva, vint prendre Stereof par le
bras, lui fit faire le tour de la colonnade sans dire un mot. Re-
venu à l'endroit où elle l'avait pris, elle lui dit en russe : « N'avez-
vous pas honte d'avoir pu imaginer que je vous bouderais? Avez-
vous donc oublié qu'entre amis les querelles n'ont jamais de suite? »
Jamais je n'ai vu un homme dans l'état de ce vieillard. Il fondit
en larmes et répéta sans cesse : « 0 ma mère ! comment te parler ?
comment répondre à tant de bonté ? On voudrait sans cesse mourir
pour toi... » L'impératrice avait le don d'ennoblir tout ce qui l'ap-
prochait, elle donnait de l'esprit à tout le monde. L'homme le plus
inepte cessait de l'être auprès d'elle. On la quittait toujours con-
tent de soi-même^, puisqu'elle se mettait à la portée de chacun et
n'embarrassait personne...
« Je fus témoin d'une scène que je n'oublierai jamais et qui me
donna la mesure de la magie de l'impératrice. On venait de pren-
dre Varsovie €t de conclui'e le dernior partage de la Pologne. Une
députation polonaise devait être présentée à Sa Majesté à Tsarsko-
Sélo. Nous attendions tous l'impératrice dans le salon. L'air go-
guenard et irrité des Polonais frappait tout le monde. Sa Majesté
parut. Son air de grandeur et de bienveillance leur en imposa, et
toutes les têtes se courbèrent. Elle avança de deux pas, on lui
présenta ces messieurs qui tous se mirent à genoux pour lui baiser
la main. La soumission était peinte sur tous les visages. Quand
l'impératrice leur adressa la parole, ils turent ravis. Au bout d'un
quart d'heure elle se retira. Les Polonais en perdirent la tête, ils
s'en allèrent en criant: « Non, ce n'est pas une femme! c'est une
sirène, une magicienne, on ne saurait lui résister! »
II.
Pour compléter ce portrait, nous reproduisons les anecdotes
que la comtesse *** nous a conservées sur le voyage en Tauride.
A peine Potemkin avait-il battu les Turcs, pris leurs forteresses
et soumis les Tartares, qu'il voulut iaire valoir sa conquête et mon-
trer la Tauride, comme on appelait alors la Crimée, à sa souveraine.
Ce célèbre voyage, que l'impératrice entreprit en 1787 dans la vingt-
cinquième année de son règne, lut un événement dont l'Europe
parla. Catherine non-seulement s'était entourée des représentans
des grandes puissances, la Prusse exceptée, mais elle avait donné
rendez-vous à l'empereur Joseph II, qui, voyageant sous le nom du
comte de Falkenstein, rejoignit l'impératrice à Kaïdaki. Ce voyage
lut un triomphe, des ovations frénétiques témoignèrent partout de
l'immense popularité dont jouissait Catherine.
CATHERINE II. 899
Potemkin n'avail rien épargne pour jeter le plus grand éclat sur
cette marche triomphale. Il fit voir les étoiles en plein midi à cette
illustre compagnie, décora les steppes incultes de villages en car-
ton, fit élever des palais en bois qu'il orna de magnifiques étofles
de tapis d'Orient, de vases et de bibelots dont il avait dépouillé les
Turcs, organisa des bals et des festins et réussit à éblouir tout le
monde, avant tout l'impératrice elle-même. Malgré toutes ces fa-
tigues, elle trouva le temps de décrire, avec cette verve dont
elle possédait le secret, les incidens de ce voyage à Grimm, son
fidèle souffre-douleur, comme elle l'appelait. Les madrigaux qu'on
lui adressait, les croquis que « l'habit rouge, » le comte de Schou-
valof, faisait d'elle, les conversations avec Joseph II, les mots du
prince de Ligne, rien ne lui oublié dans cette correspondance.
Nous n'en extrayons que quelques passages pour donner une idée
de: cette lantasmagorie qui dura des mois et qui coûta des miUions.
L'impératrice écrit de Kherson le 15 mai:
Le sept de ce mois, j'appris sur ma galera, au-delà de Kaïdaki, que
M. le comte de Falkenstein (l'empereur Joseph II) courait à moi à toute
bride; aussitôt je m'en fus à terre pour courir aussi au-devant de lui,
et nous courûmes si bien que nous nous rencontrâmes au milieu des
champs nez à nez; la première parole qu'il me dit fut que voilà tous
les politiques bien attrapés : personne ne verra notre rencontre; lui, il
était avec son ambassadeur, et moi avec le prince de Ligne, l'habit
rouge, et la comtesse Branicka. Les majestés, réunies dans les mêmes
voitures, coururent d'une traite trente verstes à Kaïdaki; mais, ayant
couru tout seuls par les champs, lui, comptant sur mon dîner, moi,
sur celui du maréchal prince Potemkin; et celui-ci s'étanl avisé de
jeûner pour gagner du temps et préparer une érection d'une nouvelle
ville, nous trouvâmes bien le prince Potemkin revenu de son expédi-
tion, mais point de dîner; mais comme on est expéditif dans le besoin,
le prince Potemkin s'avisa de devenir lui-même chef de cuisine, le
prince de Nassau marmiton, le grand général Branicki pâtissier, et
voilà que, depuis le couronnement des deux majestés, elles n'avaient
jamais été aussi grandement et aussi mal servies; malgré cela, on
mangea, on rit et on se contenta d'un dîner tant bon que mauvais. Le
lendemain, on dîna mieux, et le surlendemain on s'en alla à Yékateri-
nograd
A Baktchi-saraï, ancienne résidence des khans, et dans leur maison,
où toute la pacotille des deux Impériales Majestés est logée, ce
21 mai 1787.
900 REVUE DES DEDX MONDES.
Nous avons passé les lignes de Pérécop avant-hier, et hier, vers les
six heures de l'après-dîner, nous sommes arrivés ici tous bien portans
et fort gais ; pendant tout le chemin, nous avons été escortés par des
Tartares, et à quelques verstes d'ici, nous avons trouvé tout ce qu'il y
a de mieux en ïauride à cheval. C'était un superbe coup d'œil : ainsi
précédés, entourés et suivis dans un carrosse ouvert, qui contenait
huit personnes, nous sommes entrés à Baktchi-saraï, et nous sommes
descendus tout droit dans la maison des khans ; là, nous sommes logés
entre les minarets et les mosquées, où l'on crie, prie, chante et se
tourne sur un pied cinq fois dans les vingt-quatre heures. Nous enten-
dons tout cela de nos fenêtres, et, comme c'est la fête de Constantin
et d'Hélène aujourd'hui, nous entendrons la messe dans une cour où
l'on a dressé une tente à cet effet. Ah ! le singulier spectacle que ce
séjour dans cet endroit! Qui? Où? Le prince de Ligne dit que ce n'est
pas un voyage, mais des fêtes continuelles et variées d'une façon
comme on n'en voit ni peut voir nulle part. 11 est flatteur, ce prince de
Ligne, dira-t-on ; mais peut-être n'a-t-il pas tort.
Demain, nous partons d'ici pour Sévastopol.
Revenu à Saint-Pétersbourg, le comte Schouvalof et les ambas-
sadeurs donnèrent à la comtesse *** quelques détails que l'on ne
trouve pas dans les lettres de l'impératrice et que nous reprodui-
sons :
a Le voyage que l'impératrice fit en 1787 en Grimée fut très
remarquable. M. Fitz-Herbert, plus tard lord St. Helens, ministre
d'Angleterre, M. de Ségur, ministre de France, le comte Louis de
Cobentzel, ambassadeur d'Allemagne, le comte de Schouvalof, les
comtesses de Protasof et Branicka, accompagnèrent Sa Majesté. Le
prince Potemkin,qui la précédait, lui avait préparé une escorte
nombreuse. Elle la refusa. L'empereur Joseph, qui vint la rejoindre,
parut plus qu'étonné de ce manque de précautions. L'impératrice ne
répondit rien à la remarque qu'il lui en fit, mais l'événement jus-
tifia sa conduite. Les Tartares, ses nouveaux sujets, la reçurent avec
enthousiasme. Un jour que la voiture de Sa Majesté se trouvait
sur une montagne fort escarpée, les chevaux prirent le mors aux
dents; elle allait être renversée quand leshabitans, accourus des
villages voisins pour voir lem* souveraine, se jetèrent sur les che-
vaux et parvinrent à les arrêter. Plusieurs personnes furent tuées,
d'autres blessées, mais l'air ne retentissait que des cris de joie.
— Je vois bien, s'écria Joseph II, que vous n'avez pas besoin
d'escorte.
« Les ministres étrangers furent enthousiasmés de ce voyage. Le
CATHERINE II. 901
comte de Gobentzel me raconta, entre autres choses, l'anecdote
suivante : L'impératrice voyageait dans une voiture à six places.
L'empereur, son ambassadeur et le comte Schouvalof s'y trou-
vaient toujours. Les ministres et les deux dames étaient admis à
tour de rôle. L'impératrice avait une très belle pelisse en velours.
Le comte de Gobentzel lui en fit compliment, h C'est un de mes
valets de chambre, répondit-elle, qui est chargé de cette partie de
ma garde -robe ; il est trop imbécile pour tout autre emploi. » Le
comte de Ségur, qui, distrait, n'avait entendu que l'éloge de la
pelisse, s'empressa de dire : a Tel maître, tel valet. » Cet à-propos
fut salué d'éclats de rire.
ft Ce même jour, à dîner, lecomtedeCobentzel se trouvant, comme
toujours, à côté de l'impératrice, celle-ci lui dit, en plaisantant,
qu'il devait être fatigué de se trouver toujours à côté d'elle. « On
ne choisit pas ses voisins, » répliqua l'ambassadeur. Cette seconde
distraction fut accueillie avec la même gaîté que la première.
« Après le souper, Sa Majesté ayant raconté une anecdote, lord
St. Helens, qui était sorti pour un moment, rentra lorsqu'elle
finissait de parler. Les autres ministres lui témoignèrent leurs re-
grets du plaisir dont il avait été privé. L'impératrice proposa de
recommencer \ mais à peine en était-elle à la moitié de son récit,
que lord St. Helens s'endormit profondément. « Il ne manquait
plus que cela, messieurs, leur dit-elle, pour compléter votre obli-
geance; je suis entièrement satisfaite. »
On sait que ce voyage eut des conséquences fâcheuses pour
l'Autriche. La charmeuse moscovite avait tellement ensorcelé Jo-
seph II, qu'il conclut une aUiance avec la tsarine, dont le but était
le partage de la Turquie. Mollement soutenues par Potemkin, les
armées autrichiennes firent une campagne désastreuse, perdant
par les maladies plus d'hommes que par l'ennemi. Généralement
désapprouvée, cette guerre désastreuse abrégea les jours de Jo-
seph II, qui mourut en 1790, en laissant à son frère Léopold le
soin de sauver l'empire. La Russie aussi renonça à ses projets
ambitieux après la mort de Potemkin (1791) et se contenta des
uccès dus à l'épée de Souvarof.
III.
Les mémoires de la comtesse *** ne jetant pas un jour nouveau
sur les événemens qui suivirent, sur le troisième partage de la
Pologne, sur les guerres contre la république française et la paix
de Bàle, nous passons sous silence ces événemens bien connus.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous ne nous arrêterons qu'à la dernière négociation politique
que Catherine dirigea en personne.
Pendant les derniers mois de sa vie, Catherine, entre la
guerre qu'elle poursuivait sur les bords de la mer Caspienne et
celle qu'elle préparait contre la république française, travaillait,
comme on sait, au mariage de sa petite-fille, la grande-duchesse
Alexandrine, qui devait épouser le jeune roi de Suède Gustave IV.
Ce prince, encore mineur, vint à Pétersbourg le 13 août 1796. Il
était accompagné de son oncle, le duc de Sudermanie, alors ré-
gent, le même qui, en 1809, monta sur le trône et prit le nom de
Charles XIII. Les lettres de l'impératrice à Grimm prouvent com-
bien ce projet lui tenait à cœur.
Le 18 août, Catherine écrivait :
M. le souffre-douleur verra, par rexpédition que lui porte le courrier
de ce jour, ce qui lui est arrivé de bien ou de mal : c'est selon qu'il lui
plaira de trouver la chose à son goût.
Nous autres, nous n'avons pas infiniment de temps de reste pour
faire dans ce moment de longues pancartes; car, depuis le 13 de ce
mois, nous sommes à faire les honneurs de chez nous aux comtes de
Haga (Gustave IV) et de Wasa (duc de Sudermanie), avec une suite
immense de plus de cent quarante personnes, depuis les maîtres jus-
qu'aux domestiques. Ils arrivèrent le susdit 13 au soir... Le 15 d'août,
à six heures du soir, MM. les comtes vinrent à l'Ermitage, où, dans
un quart d'heure, ils firent la connaissance de tout le monde. Le comte
de Haga s'est attiré non-seulement l'approbation, mais même l'affec-
tion de tout le monde d'emblée; ceci encore, notez cela, n'est jamais
arrivé chez nous qu'à lui. C'est une figure très distinguée ; il est ma-
jestueux et doux; physionomie charmante où l'esprit et l'agrément
sont peints ; c'est un bien précieux jeune homme, et assurément, dans
l'Europe présentement, aucun trône ne peut se vanter de rien de pareil
en espérance. Il a le cœur bon et est d'une politesse extrême, à
laquelle il joint une prudence et une mesure au-dessus de son âge; en
un mot, il est charmant, je vous le répète... Portez-vous bien; pour
moi, je suis leste comme un oiseau.
Ce 30 août 1796.
Je commence cette lettre par vous dire qu'étant, depuis le 15 d'août,
dans les lêtes continuelles depuis le matin jusqu'au soir, et du soir au
matin, à cause du séjour du roi de Suède, et occupée avec cela, de
trois ou quatre affaires de la plus haute importance, il m'a été impos-
CATHERINE II. 903
sible de répondre encore à vos numéros 21 et 22, quoique ceux-ci
soient très importans aussi ; mais il n'y a que vingt-quatre lieures dans
la journée. Tout le monde raffole du jeune roi, grands et petits... Un
des principaux matadors de la suite du roi, questionné par quelqu'un
si la demoiselle plaisait au comte de Ilaga, répondit brusquement :
« Il faudrait qu'il eût le diable au corps si elle ne lui plaisait pas. »
Ce 5 septembre 1796.
C'est aujourd'hui la fête de sainte Elisabeth, dont l'épouse de
M. Alexandre porte le nom ; il y aura messe, puis diner chez ledit
M. Alexandre, et le soir grand bal. Je vous assure qu'il me paraît que
le meilleur de mes contemporains, dans ce moment, et celui qui pro-
met le plus, c'est le jeune roi de Suède : il ne lui manque que plus
d'expérience et de meilleures têtes autour de lui...
On le voit, le jeune roi de Suède avait fait la conquête de l'im-
pératrice, qui avait suivi toutes les phases de ce roman préparé de
longue main avec une sollicitude maternelle. On comprendra mieux
maintenant l'effet que dut produire le dénoùment que la com-
tesse *** va nous raconter, puisque Catherine se garda bien de s'en
vanter à Grimm.
«... Les jours semblaient voler pour moi, j'éprouvai plus de
peine que jamais en quittant Tsarsko-Sélo. Je sentais au fond de
mon cœur une voix qui me disait : « C'est le dernier été que tu
y as passé. »
« On rentra en ville, on parla hautement de l'arrivée du roi de
Suède, on se prépara à des fêtes et à des réjouissances qui se chan-
gèrent en tombes et en pleurs.
a Le roi arriva peu de temps après que la cour fut rentrée en
ville. Il avait pris le nom de comte de Haga et logeait chez le ba-
ron de Steding, son ambassadeur. Sa première entrevue avec l'im-
pératrice fut très intéressante. Elle le trouva tel qu'elle avait désiré
de le trouver. Nous lûmes présentés au roi à l'Ermitage. L'entrée
de Leurs Majestés dans le salon fut remarquabie. Elles se tenaient
par la main. La dignité et l'air noble de l'impératrice ne firent au-
cun tort à la bonne tenue que le jeune roi sut conserver. Son habit
noir suédois, ses cheveux tombant sur ses épaules ajoutaient à sa
noblesse un air chevaleresque. Tout le monde fut frappé de ce
spectacle.
« Le duc de Sudermanie, oncle du roi, n'était rien moins qu'im-
posant. Il est haut comme la jambe, il a les yeux un peu louches
et rians, une bouche en cœur, un petit ventre pointu et tout de
904
REVUE DES DEUX MONDES.
côté, et des jambes comme des cure-dents. Ses mouvemens sont
prompts et agités. Il me prit en gré et me taisait une cour assidue
partout où je le rencontrais. L'impératrice s'en amusait beaucoup.
Un soir, à l'Ermitage, il me conta fleurette plus qu'à l'ordinaire.
Sa Majesté m'appela près d'elle et me dit en riant : « Vous con-
naissez le proverbe, il ne faut croire qu'à la moitié de ce qu'on
dit; mais avec votre amoureux, ne croyez qu'au quart. »
« La cour était au palais de la Tauride. Pour varier les soirées,
on donna un petit bal, composé des personnes de la société de
l'Ermitage. Nous nous rassemblâmes dans le salon, l'impératrice
parut et vint s'asseoir à côté de moi ; nous causâmes quelque temps.
On attendait le roi pour ouvrir le bal. « Je crois, me dit Sa Ma-
jesté, qu'il vaut mieux commencer la danse quand le roi arrivera,
il sera moins embarrassé de trouver tout en mouvement, au lieu
de ce cercle qui a l'air d'attendre son entrée. Je vais dire qu'on
joue la Polonaise. — Ordonnez-vous que je le dise, madame? lui
demandai-je. — Non, répondit-elle, je vais faire signe au page de
chambre. » Elle fit un signe de la main, que le page ne vit pas, et
que le vice-chancelier, comte Ostermann, prit pour lui. Le vieillard
accourut aussi vite qu'il put avec sa longue canne vers l'impéra-
trice, qui se leva, le conduisit à la fenêtre et lui parla très sérieu-
sement pendant environ cinq minutes. Elle revint ensuite à moi en
me demandant si j'étais contente d'elle. « Je voudrais, lui dis-je,
que toutes les dames de Pétersbourg vinssent prendre des leçons
de Votre ^Majesté sur la manière de faire les honneurs de leur mai-
son avec tant de délicatesse. — Mais comment voulez-vous que
je fisse autrement? reprit-elle, j'aurais atïligé ce pauvre vieux en
lui découvrant sa méprise. Au lieu de cela, en lui parlant de la
pluie et du beau temps, je lui ai persuadé que je l'avais réellement
appelé. 11 est content, vous êtes_ contente, et moi aussi par consé-
quent. ))
« Le roi parut; l'impératrice fut affable et pleine d'attentions
pour lui, mais elle conserva toute sa dignité. Leurs Majestés s'exa-
minèrent et tâchèrent mutuellement de se pénétrer. Quelques jours
après, le roi parla de son projet d'alliance. L'impératrice répondit
avec réserve. Elle tenait à se ménager les moyens d'arrêter les ar-
ticles principaux du contrat de mariage avant de se prononcer dé-
finitivement. Les pourparlers et les discussions se succédèrent, les
allées et venues des ministres se multiplièrent en excitant la curio-
sité de la cour et de la ville.
u II y eut un bal paré dans la grande galerie du palais d'hiver.
Le roi était soucieux, n'étant pas encore iniormé des dispositions
de la grande-duchesse Alexandrine. Le surlendemain, pendant une
CATHERINE II. 905
grande fête au palais de la Tauride, j'étais assise près de l'impéra-
trice, le roi se tenait debout devant nous. La princesse Radziwill
apporta à Sa Majesté un médaillon en cire représentant le roi de
Suède. « Il est bien ressemblant, dit l'impératrice, mais M. le comte
de Haga y paraît triste. » Le roi répondit avec vivacité : « C'est
qu'hier j'étais encore bien malheureux. » Or la réponse favorable
de la grande-duchesse ne lui avait été annoncée que le matin
même.
« Après que la cour se fut installée au palais d'hiver, ordre fut
donné d'arranger des fêtes et des bals en ville. Ce fut le procu-
reur-général comte Samoylof qui inaugura ces festins. Le temps
était encore beau. Plusieurs seigneurs russes et suédois attendaient
sur le balcon l'arrivée de l'impératrice. Quand sa voiture parut, on
vit un météore s'élever et disparaître au-dessus de la forte-
resse. Ce phénomène donna lieu à des conjectures superstitieuses.
Après les premières danses, l'impératrice se retira avec le roi dans
un petit salon et eut avec ce dernier sa première conférence rela-
tive au mariage. Elle lui remit un papier en le priant de le lire
chez lui.
« Le comte de Stroganof aussi donna un bal que l'impératrice
honora de sa présence. La négociation du mariage marchait au
mieux, ce qui rendait Sa Majesté très gaie et encore plus aimable
qu'à l'ordinaire. Elle m'ordonna de me placer en face des amou-
reux pendant le souper. Après que nous nous étions levés de
table, l'impératrice me questionna et m'ordonna de lui faire part
de mes observations. « La grande-duchesse, lui dis-je en riant,
est tout à fait pervertie, le roi ne mange ni ne boit et se rassasie
uniquement des yeux. » Ces folies amusèrent l'impératrice.
« Elle assista également à un bal donné par le comte de Cobent-
zel, ambassadeur d'Autriche, et à une fête qui eut lieu à la cam-
pagne du vice-chancelier, comte Ostermann. »
IV.
Pour expliquer la marche de la négociation, la comtesse*** inter-
rompt ici son récit, afin d'insérer des pièces de la plus haute
importance. Elle les copie sur les originaux de la main même de
l'impératrice et de celle du roi de Suède en ajoutant que ces docu-
mens lui avaient été confiés après la mort de Catherine. Pour bien
comprendre la valeur historique de ces pièces inédites, nous re-
marquerons qu'on y voit l'impératrice à l'œuvre. Le but qu'elle
906
REVUE DES DEUX MONDES.
poursuivait ne saurait échapper à personne. Elle voulait d'abord
établir sa petite-fille et lui assurer une couronne, mais ce que ce
grand diplomate en jupons avait surtout en vue, c'était d'assurer
à la Russie une influence prédominante à StockJiolm. Si Catherine
avait réussi, il est assez probable que l'histoii'e moderne eût pris
dans le Nord une toute autre tournure. Protégé par la Russie, le
malheureux Gustave IV n'eût probablement pas perdu la Poméra-
nie, la Finlande et sa couronne, et Bernadotte, le seul Ueutenant
de Napoléon qui fonda une dynastie, n'eût jamais été roi de Suède.
D'autre part, la pjrande- duchesse Alexandrine, qui évidemment ai-
mait le jeune roi, eût été vraisemblablement plus heureuse qu'elle
ne le fut en épousant plus tard l'archiduc Joseph, palatin de Hon-
grie. Quoi qu'il en soit, le mémoire que Catherine traça de sa
propre main fixera l'attention de l'historien, puisqu'il y devinera
l'art consommé et le talent hors ligne que Catherine a déployé dans
toutes les négociations politiques de son long règne.
Nous donnons ce mémoire in extenw avec ses annexes en priant
le lecteur de se rappeler que c'est Catherine elle-même qui parle :
« Le 1h d'août, le roi de Suède, avec moi sur un banc, dans le
jardin Taurique, me demanda Alexandrine. Je lui dis qu'il ne pou-
vait me la demander, ni moi l'écouter, parce qu'il avait des enga-
gemens avec la princesse de Mecklembourg. Il m'assura qu'ils
étaient rompus. Je lui dis que j'y penserais. Il me pria de sonder
si ma petite-fille n'aurait pas de la répugnance pour lui, ce que je
promis bien de faire et lui dis qu'au bout de trois jours je lui don-
nerais ma réponse. Effectivement au bout de trois jours, après
avoir parlé à père, mère et à la demoiselle, au bal du comte de Stro-
ganof, je dis au comte de Haga que je consentirais à son mariage,
à deux conditions- La première, que les engagemens mecklem-
bourgeois fussent finalement arrangés, la seconde que ma petite-
fille Alexandrine restât dans la religion dans laquelle elle est née
et élevée. Sur la première, il dit que ceci ne souffrait aucun doute;
pour la seconde, il fit tout au monde pour me persuader que c'était
impossible, et nous nous séparâmes, chacun restant de son avis.
Ce premier entêtement dura dix jours, et toutes les Excellences
suédoises n'étaient pas de l'avis du roi. Enfin, je ne sais comment
ils parvinrent à le persuader. Au bal de l'ambassadeur, il vint me
dire que l'on avait levé tous les scrupules qui s'étaient élevés dans
son esprit au sujet de la religion. Voilà donc que tout paraissait
arrangé! En attendant j'avais dressé l'écrit numéro 1, et, comme
je l'avais en poche, je le lui remis et lui dis : « Je vous prie de
lire avec attention cet écrit, il vous confirmera dans les bonnes
dispositions dans lesquelles je vous trouve, m
4
CATHERINE TI. 907
N*' 1. — Conviendrez-vous, mon cher frère, avBC moi, qu'il est non-
seulement de l'intérêt de votre royaume, mais même de votre intérêt
personnel, de contracter le mariage que vous m'avez dit désirer?
Si Votre Majesté en convient et en est persuadée, pourquoi faut-il
que la religion fasse naître les difficultés à ses désirs ? Qu'elle me per-
mette de lui dire que les évêques même ne trouveront rien k redire à
ses volontés et se montreront empressés à lever tout scrupule à cet
égard.
L'oncle de Votre Majesté, ses ministres et tous ceux qui par leurs
longs services, leur attachement et leur fidélité pour sa personne ont
le plus le droit d'en être crus, se réunissent à ne trouver dans cet ar-
ticle rien de contraire à sa conscience, ni à la tranquillité de son
règne.
Vos peuples, loin de blâmer votre choix, y applaudiront avec trans-
port et il's continueront à vous bénir et à vous adorer parce qu'ils vous
devront un gage assuré de leur prospérité et de leur tranquillité pu-
blique et particulière.
Ce même choix, j'ose le dire, prouvera la bonté de votre jugement
et de votre discernement et contribuera à augmenter les suffrages de
votre nation.
En vous accordant la main de ma petite-fille, j'ai l'intime convic-
tion que je vous fais le plus précieux don qu'il soit en mon pouvoir de
vous faire et qui puisse le mieux vous convaincre de la vérité et de
l'étendue de ma tendresse et de mon amitié pour vous. Mais au nom
de Dieu, ne troublez point son bonheur et le vôtre en y mêlant des ob-
jets tout à fait étrangers, et sur lesquels il sera sage que vous impo-
siez un profond silence à vous-même et aux autres, sans quoi vous
ouvrirez la porte à des chagrins, à des intrigues et à des clabaudages
•sans fin.
A la tendresse maternelle que vous me connaissez pour ma petite-
fille, vous pouvez juger de ma sollicitude pour son bonheur. Je ne puis
ne pas sentir qu'il deviendra inséparable du vôtre, aussitôt qu'elle
vous sera unie par les liens du mariage. Pourrai-je jamais consentir
à les former si j'y voyais le moindre sujet de danger ou d'inconvénient
pour Votre Majesté, et si je n'y voyais pas au contraire tout ce qui peut
assurer votre bonheur et celui de ma petite-fille ?
A tant d'autorités réunies qui doivent influer sur la décision de
Votre Majesté, j'en ajouterai une dont le poids a plus de droit à sa con-
sidération. Le projet de ce mariage a été conçu et nourri par le feu roi
■son père, de glorieuse mémoire. Je ne citerai sur ce fait avéré ni les
'témoins de votre nation ni ceux de la mienne, quoiqu'il y en ait quan-
tité, mais je nommerai les princes français et les gentilshommes de
leur suite dont le témoignage est d'autant moins suspect qu'ils sont tout
908 REVUE DES DEUX MONDES.
à fait neutres dans cette affaire. En se trouvant à Spa avec le feu roi,
ils l'ont entendu s'entretenir souvent de ce projet, comme l'un de ceux
qui paraissaient lui tenir le plus à cœur et dont l'accomplissement
pouvait le mieux cimenter la bonne harmonie et la bonne intelligence
entre les deux maisons et les deux États.
Or, si ce projet est la conception du feu roi votre père, comment ce
prince aussi éclairé que rempli de tendresse pour son fils aurait-il pu
imaginer ce qui tôt ou tard aurait pu nuire à Votre Majesté dans l'es-
prit de son peuple ou lui aliéner l'affection de ses sujets?
Que ce même projet fût l'effet d'une longue et profonde méditation
de son esprit, toutes ses actions ne le prouvent que trop. A peine eut-il
raffermi l'autorité dans ses mains, qu'il fit porter à la diète la loi so-
lennelle d'une tolérance universelle de toute religion, de manière à
dissiper à jamais, à cet égard, toutes ces obscurités enfantées par les
siècles de fanatisme et d'ignorance, et qu'il ne serait ni sage ni glo-
rieux de renouveler dans le temps présent. A la diète de Gèfle, il mit
ses desseins encore plus à découvert en libellant et en décidant avec
les plus affidés de ses sujets que, dans le mariage de son fils et de son
successeur, la considération de la splendeur de la maison à laquelle il
s'allierait devait l'emporter sur tout autre, que la différence de reli-
gion n'y porterait aucun obstacle.
Rapporterai-je ici une anecdote de cette même diète de Gèfle qui
est parvenue à ma connaissance et que tout le monde certifiera à Votre
Majesté? Lorsqu'il a été question de fixer une contribution à ses sujets à
l'époque de son mariage, on avait mis dans l'acte rédigé à cet égard :
lors du mariage du prince royal avec une princesse luthérienne. Les évê-
ques, faisant lire le projet de cet acte, y firent effacer de leur propre
mouvement les mots : avec une princesse luthérienne.
Daignez enfin vous fier à l'expérience de trente ans de règne, pen-
dant lesquels j'ai réussi dans la plupart de mes entreprises. C'est cette
expérience jointe à l'amitié la plus sincère qui ose vous donner un
conseil vrai et droit sans aucune autre vue que de vous faire jouir d'un
avenir heureux.
Voici mon dernier mot :
Il ne convient point à une princesse de Russie de changer de reli-
gion.
La fille de l'empereur Pierre I" épousa le duc Charles-Frédéric de
Holstein, fils de la sœur aînée du roi Charles XII. Elle ne changea pas
de religion pour cela. Les droits de son fils à la succession du royaume
de Suède n'en furent pas moins reconnus par les Etats, qui lui en-
voyèrent une ambassade solennelle en Russie pour lui offrir la cou-
ronne. Mais l'impératrice Elisabeth avait déjà déclaré le fils de sa
sœur grand-duc de Russie et son héritier présomptif. On convint donc
CATHERINE II. 909
par les préliminaires du traité d'Abo que le grand-père de Votre Ma-
jesté serait élu pour successeur au trône de Suède, ce qui fut exécuté.
Ce sont donc deux princesses de Russie qui portèrent sur le trône la
ligne dont Votre Majesté est descendue et qui ouvrirent aux qualités
brillantes qu'elle annonce la carrière d'un règne qui ne sera jamais
trop prospère et trop beau au gré de mes vœux.
Qu'elle me permette d'ajouter avec franchise qu'il est indispensable-
ment nécessaire que Votre Majesté se mette au-dessus des entraves et
des scrupules que toutes sortes de raisons se réunissent pour écarter,
et qui ne pourraient que nuire à son bonheur et à celui de son royaume.
— Je ferai plus; mon amitié personnelle pour elle, qui ne s'est point
démentie dès sa naissance, lui représentera que le temps presse et que,
si elle ne se détermine pas dans ces momens si précieux à mon cœur,
où elle se trouve ici, la chose pourra manquer totalement par mille em-
pêchemens qui se présenteront de nouveau dès qu'elle sera partie, et
que, si d'un autre côté, malgré les raisons solides et irréfragables qui
lui ont été alléguées tant par moi que par tous ceux qui méritent le
plus sa confiance, la religion doit servir d'obstacle invincible aux en-
gagemens qu'elle a paru désirer il y a huit jours, elle peut être per-
suadée que dès ce moment-là il ne sera jamais plus question de ce
mariage, tout cher qu'il puisse être à ma tendresse, pour vous et pour
ma petite-fdle.
J'invite Votre Majesté à méditer avec attention tout ce que je viens
de lui exposer, en priant Dieu, qui dirige les cœurs des rois, d'éclai-
rer le sien et de lui inspirer une résolution conforme au bien de ses
peuples et à son bonheur personnel.
« Le lendemain, au feu d'artifice, il me remercia de mon écrit,
et me dit qu'il était seulement fâché que je ne connusse pas son
cœur. Au bal, au palais Tauiique, le roi de Suède lui-même pro-
posa à maman (la grande-duchesse Marie, mère de la grande-
duchesse Alexandrin e) d'échanger les bagues et de faire les pro-
messes (fiançailles). Elle me le dit. J'en parlai au régent et nous
primes jour pour jeudi. On convint qu'à porte close cela se ferait
selon le rite de l'église grecque.
« En attendant, le traité se réglait entre les ministres ; l'article
sur le libre exercice de la religion en faisait partie. Il devait être
avec le reste du traité signé ce jeudi. Quand on en fit la lecture
entre les plénipotentiaires, il se trouva que cet article séparé n'y
était pas. Les nôtres demandèrent aux Suédois ce qu'ils en avaient
fait. Ils répondirent que le roi l'avait gardé chez lui pour m'en
parler. On vint me faire rapport de cet incident. Il était cinq heures
du soir, à six devaient se faire les promesses. J'envoyai tout de suite
910
REVUE DES DEUX MONDES.
chez le roi pour savoir ce qu'il voulait me dire à ce sujet, parct
qu'avant les promesses je ne le verrais pas et' qu'après ce serait
trop tard de reculer. Il me fit répondre de, bouche, qu'il m'en par-
lerait. jNullement contente de cette réponse, pour raccourcir, jej
dictai au comte Marcof (1) le numéro 2, afin que, si le roi signait
ce projet d'assurance, je pusse faire le soir les promesses. »
N° 2. — Je promets solennellement de laisser à Son Altesse impé-
riale M'"'" la grande-duchesse Alexandrine Paulowna, ma future épousej
et reine de Suéde, liberté entière de conscience et d'exercice de la re-
ligion dans laquelle elle est née et élevée, et je prie Votre Majesté im-
périale de regarder cette promesse comme l'acte le plus obligatoire quej
j'aie pu passer.
« Il était sept heures lorsque ce projet partit. A neuf heures, le]
.comte Marcof revint avec le n» 3, écrit de la main du roi et signéj
où, au heu des termes très clairs et nets que j'avais proposés, jôl
n'en trouvais que de vagues et obscurs. Alors je fis dire que j'étais|
tombée malade, d
N -' 3. — Ayant déjà donné ma parole d'honneur à Sa Majesté impériale]
que M™*" la grande-duchesse Alexandrine ne sera jamais gênée dans saj
conscience en ce qui regarde la religion et Sa Majesté m'en ayant paru!
contente, je suis assuré qu'elle ne doute nullement que je connais]
assez les lois sacrées que cet engagement m'impose pour que tout
autre écrit ne soit entièrement superflu.
(Signé) Gustaw-Adolphe.
Ce 1t/22 septembre 1796.
(( Le reste du temps qu'ils ont été ici s'est passé en allées et]
venues. Le régent a signé et ratifié le traité tel qu'il devait étre.j
Le Toi doit le ratifier en deux mois après sa majorité. Il a envoyé]
consulter son consistoire. »
Après avoir pris copie de ces autographes impériaux et royaux,1
la comtesse *** ajoute, pour terminer ce récit, quelques pages qui]
font deviner que Catherine, malgré la signature et la ratification duj
régent, duc de Sudermanie, ne se faisait pas la moindre illusion.
L'afïaii'e était manquée.
(1) Alors directeur au département des affaires étrangères, accrédité plus tard parj
Alexandre V comme ambassadeur près du premier consul.
CATHERINE II. 911
Écoutons la comtesse "* "^ :
« Le comte Marcof m'a dit que l'impératrice fut tellement affli-
gée de la conduite du roi qu'à la seconde réponse on avait tout
lieu de craindre un coup d'apoplexie.
« Le lendemain était un jour de fête. Un bal paré fut ordonné
dans la galerie blanche. Le roi de Suède y parut triste et très em-
barrassé. L'impératrice avait une contenance parfaite et lui parla
avec toute l'aisance et la noblesse possibles. Le grand-duc Paul
était furieux et jetait des yeux foudroyans au roi, qui partit quel-
ques jours après. »
Quelque profonde que fût la mortification que l'échec de sa di-
plomatie personnelle lui avait fait éprouver, Catherine ne parla pas
à Grimm du brusque départ du jeune roi de Suède. L'énergie in-
domptable de cette femme étonnante ne parut cependant pas abat-
tue par cette déconvenue. Après un silence de six semaines, elle
reprit la plume une dernière fois, et adressa à son souffre-douleur
la lettre suivante, dans laquelle s'exhalent son mépris pour Fré-
déric-Guillaume II, roi de Prusse, et la haine que lui inspiraient les
républicains français. Cette lettre curieuse révèle les idées noires
qui assombrissaient les derniers jours de cette altière souveraine.
Ce 20 d'octobre 1796.
.l'ai reçu hier et avant-hier pai' Kolitchef et Jakovlef les lettres que
vous m'avez adressées; je n'ai pas le temps d'y répondre, parce que
j'en ai reçu aussi d'Angleterre et de Perse, qui, quoique très satisfai-
santes en tout point, ne laissent pas de donner de l'occupation. Le roi
de Prusse arme; qu'en pensez-vous? Contre qui? contre moi. Pour faire
plaisir à qui? Aux régicides, ses amis, sur lesquels il ne peut comp-
ter un moment. Il faut convenir qu'on compromet singulièrement
l'honneur et la gloire de ce prince, en lui donnant d'aussi perfides con-
seils. L'honneur et la gloire n'ont qu'un chemin. J'ai pris la liberté de
le lui proposer; on va le rendre le très humble serviteur des scélé-
rats arrogans, qui, au bout du compte, ne visent qu'à sa destruction. Si
par ces armemens on croit me détourner de la marche de mes troupes
aux ordres du maréchal Souvarof, on se trompe très fort, car malgré
cela je resterai ferrée de tous les côtés possibles, sans exception au-
cune. Je prêche et prêcherai cause commune à tous les rois contre les
destructeurs des trônes et de la société, malgré tous les adhérens du
misérable système contraire, et nous verrons qui prendra le dessus :
la raison ou le déraisonnement des perfides partisans d'un système
exécrable, qui par lui-même exclut et foule au pied tout sentiment
de religion, d'honneur et de gloire. En voilà bien assez pour \x)us dire
912 REVUE DES DEUX MONDES.
que j'ai reçu vos lettres. Adieu, portez-vous bien, je vous ai dit ce qui
est venu se placer au bout de ma plume. 11 est bon que vous sachiez
ma manière de penser et d'envisager les choses. .
V.
La comtesse *** nous donne sur les derniers jours et la mort
de Catherine un récit émouvant que nous copions textuelle-
ment :
« Il est dans la vie des prcssentimens plus forts que la raison.
Tout en nous disant qu'il faut les éloigner de notre pensée, nous
n'en sommes pas moins troublés ni assez forts pour nous vaincre.
Un pressentiment pareil me poursuivait comme une ombre depuis
que l'impératrice, après un bal chez le grand-duc Alexandre, avait
placé sa belle main sur mon épaule pour me dire adieu.
« Le 5 novembre, étant à dix heures à déjeuner avec ma mère,
un laquais de la cour entra et nous dit : « L'impératrice a eu un
coup d'apoplexie, il y a environ une heure. ) Je jetai un cri afireux
et je courus chez mon mari. J'eus toutes les peines du monde pour
trouver la force de lui dire : l'impératrice se meurt. Mon mari fut
atterré et courut au château. M. de Toursoucof, neveu de la pre-
mière femme de chambre de Sa Majesté, nous confirma la funeste
nouvelle. « Tout est fini, nous dit-il, elle et notre bonheur. » Nous
passâmes jusqu'à trois heures du matin les momens les plus affreux
de ma vie. Toutes les deux heures mon mari m'envoya un petit
mot. Il y eut un instant d'espoir, une lueur au milieu des ténè-
bres qui ne rendit que plus pénible la certitude de notre malheur.
L'impératrice resta trente-six heures paralysée, son corps vivait
encore, mais la tête était morte. Une veine s'était rompue dans le
cerveau. Elle cessa de vivre le 6 novembre.
« Le chagrin qu'avait causé à l'impératrice la non-réussite de
ses projets sur le roi de Suède influait sur elle d'une manière bien
visible pour tous ceux qui l'approchaient de près. Elle avait changé
ses habitudes, elle ne paraissait guère que le dimanche à la messe
et au dîner, n'admettait que rarement ses intimes dans la chambre
des diamans ou à l'Ermitage. Elle passait presque toutes ses soh'ées
dans sa chambre à coucher avec quelques personnes qu'elle hono-
rait d'une façon toute particulière. Le grand-duc Alexandre el son
épouse, qui d'ordinaire passaient toutes leurs soirées chez l'impé-
ratrice, ne la voyaient plus qu'une ou deux fois par semaine hor-
mis le dimanche. Ils recevaient souvent l'ordre de rester chez eux
ou d'aller au théâtre.
« Le dimanche 2 novembre, l'impératrice parut pour la dernière
CATHERINE II.
913
fois en public. On eût dit qu'elle venait dire adieu à ses sujets.
Tout le monde a été frappé de l'impression qu'elle fit ce jour-là.
Ordinairement l'impératrice entendait la messe d'un appartement
intérieur dont une fenêtre donnait sur le sanctuaire de la chapelle.
Le 2 novembre, Sa Majesté, pour se rendre à la messe, traversa la
salle des chevaliers-gardes, où comme toujours toute la cour était
assemblée. Elle était en deuil pour la reine de Portugal et avait
meilleure mine qu'on ne lui avait vu depuis longtemps. Après la
messe elle fit cercle. M""* Vigée-Le Brun venait d'achever le portrait
de la grande-duchesse Elisabeth. Sa Majesté le fit placer dans la
salle du trône, l'examina longtemps et en parla aux personnes qui
devaient dîner avec elle. 11 y eut grand couvert comme d'habitude
les dimanches. Les grands-ducs Alexandre et Constantin ainsi que
leurs épouses furent du dîner. Ce fut la dernière fois que l'impé-
ratrice les vit. Ils eurent ordre de ne pas venir chez elle le soir.
Lundi le 3, et mardi le A, le grand-duc Alexandre et la grande-
duchesse Elisabeth allèrent à l'Opéra. Mercredi le 5, à onze heures
du matin, le grand-duc était sorti avec le prince Gzartoryski
quand on vint dire à la grande-duchesse que le comte Soltikof de-
mandait le grand-duc. Elle ne put dire quand il rentrerait. Peu de
momens après, le grand-duc revint fort agité, puisque Soltikof
l'avait fait chercher dans tous les coins de Pétersbourg. Il savait
déjà que l'impératrice s'était trouvée mal et que l'on avait envoyé
le comte Nicolas Zoubof à Gatchina pour prévenir le grand-duc
Paul.
« Le jeune couple fut atterré ; enfin à cinq heures du soir, le
grand-duc Alexandre, qui jusque-là avait eu peine à résister au
premier mouvement de son cœur, obtint l'autorisation de voir l'im-
pératrice. Cette consolation lui avait été refusée d'abord sans au-
cune bonne raison, mais par des motifs faciles à démêler quand
on connaît le caractère du comte Soltikof. Or, du vivant de l'impé-
ratrice le bruit s'était répandu qu'elle priverait son fils de la suc-
cession pour laisser la couronne à son petit-fils Alexandre. Jamais,
j'en suis sûre, l'impératrice n'a conçu ce projet, mais on en avait
parlé, et cela suffit à Soltikof pour ne pas laisser entrer le grand-duc
Alexandre avant l'arrivée de son père. Celui-ci ne pouvant tarder, le
grand-duc Alexandre et la grande-duchesse Elisabeth entrèrent dans
la chambre de l'impératrice entre cinq et six heures du soir. Ils ne
rencontrèrent dans les premiers salons que quelques gens de service
profondément affligés. Le cabinet de toilette qui précède la cham-
bre à coucher offrait le spectacle du désespoir. L'impératrice,
sans connaissance, gisait par terre sur un matelas entouré d'un
paravent. La chambre était faiblement éclairée. Les sanglots de ses
lOME xcYiii. — 1890. 58
914 BEVUE DES DEUX MONDES.
femmes se mêlaient au râle de l'impératrice, seul bruit qui inter-
rompait le profond silence. Profondément émus de ce spectacle, le
grand-duc et la grande-duchesse se retirèrent bientôt. En traver-
sant l'appartement, le bon cœur d'Alexandre le porta à penser
au prince Zoubot, qui demeurait dans le voisinage. Le grand-duc
alla le voir, tandis que la grande-duchesse demeura avec la grande-
duchesse Constantin, sa belle-sœur. Le grand-duc Paul arriva vers
sept heures. Sans passer chez lui, il s'établit avec sa femme dans
l'appartement de l'impératrice. Il ne vit que ses fils : ses belles-
filles eurent l'ordre de rester chez elles. L'appartement de l'impé-
ratrice se remplit sur-le-champ. Les serviteurs dévoués au grand-
duc encombrèrent les salons. C'étaient pour la plupart des gens
obscurs à qui ni le talent ni la naissance ne donnaient le moindre
droit d'aspirer aux grâces qu'ils voyaient déjà tomber sur eux. La
foule augmentait. Les gat chinois, c'est ainsi qu'on appelait les
individus dont je viens de parler, heurtaient et bousculaient les
courtisans qui se demandaient avec étonnement qui étaient ces
Ostrogoths que jusqu'alors on n'avait jamais vus, pas même dans
les antichambres.
« Le ffrand-duc s'établit dans un cabinet attenant à la chambre
à coucher. Tous ceux à qui il donna ses ordres durent passer près
de l'impératrice agonisante comme si elle n'était déjà plus. Cette
profanation de la majesté choqua tout le monde et jeta un jour
bien défavorable sur le prince qui l'autorisait. La nuit se passa jl
ainsi. Il y eut un moment d'espoir, les remèdes semblaient pro-
duire de l'effet, mais l'illusion fut courte. Cependant toute la jour-
née se passa encore en attente. L'impératrice eut une agonie longue
et cruelle sans un moment de connaissance. Le 6 novembre, à onze
heures du soir, on vint chercher les grandes-duchesses. L'impéra-
trice n'existait plus !
« Le grand-duc Alexandre, qui avait déjà endossé l'uniforme de
Gatchina, vint à la rencontre des princesses et leur dit de se mettre
à genoux pour baiser la main du nouvel empereur. Celui-ci se tenait
avec l'impératrice Marie dans la chambre à coucher de la défunte,
qui fut placée sur un lit et habillée. La famille impériale assista au
service funèbre, puis se rendit à la chapelle où Paul P^" reçut la
prestation du serment. Ces tristes cérémonies durèrent jusqu'à
deux heures du matin.
« Trois semaines après, l'empereur ordonna un semce funèbre
au couvent de Newsky, près du tombeau de son père. Il y assista
avec toute sa famille et sa cour. On ouvrit le cercueil de Pierre HT,
on n'y trouva que de la poussière et des os, que l'empereur ordonna
de baiser. Il fit préparer un magnifique enterrement accompagné
de toutes les cérémonies rehgieuses et militaires, transporta le cer-
CATHERINE II. 915
cueil au château, suivit le convoi à pied et obligea le comte Alexis
Orlof à l'accompagner.
« Après qiie j'eus fait le service auprès du corps dans la chambre
du trône, je fus nommée pour le faire dans la grande salle où se
donnaient ordinairement les bals. \]n castrum doloris avait été érigé
au milieu. L'impératrice était dans le cercueil à découvert, une
couronne d'or sur la tète. Le manteau impérial couvrait le corps.
Six candélabres étaient placés autour. En face, un prêtre lisait
l'Evangile. Sur les degrés , les chevaliers-gardes tristement ap-
puyés sur leurs carabines. Ce tableau était beau, religieux et im-
posant, mais le cercueil avec la poussière de Pierre III, placé à
côté, révoltait l'âme. Celte insulte même que la tombe ne peut éloi-
gner, ce sacrilège d'un fils envers sa mère, déchirait le cœur. Le
couvercle du cercueil était posé sur une table près du castrum
doloris. Les paroles divines de l'Évangile me pénétraient, tout me
paraissait néant autour de moi; Dieu était dans mon âme et la mort
devant mes yeux. La lune donnait en plein par les fenêtres. Cette
clarté douce et calme contrastait avec le foyer de lumière concen-
tré au milieu de cette spacieuse galerie. Tout le reste était ombre
et obscurité.
« A huit heures du soir, la famille impériale arriva à pas lents,
se prosterna devant le corps et s'en alla dans le plus profond
silence. Puis vinrent les femmes de chambre de la défunte,
elles dévoraient sa main de baisers et pouvaient à peine s'en
détacher. Des cris et des sanglots interrompaient par moment le
calme solennel. L'impératrice était adorée de tout ce qui l'appro-
chait. Des prières de reconnaissance s'élevaient pour elle vers les
cieux. Quand le jour parut, j'en fus affligée. On s'arrache avec peine
des restes de ce qui nous est cher! Après l'office des morts, les cer-
cueils de l'impératrice et de Pierre III furent portés à la forteresse
et déposés dans le caveau de leurs prédécesseurs. »
La comtesse *** n'a pas déposé sa plume sur la tombe de celle
qui faisait l'objet de son culte et qu'elle a peinte d'après nature
sans prétention, avec cette grâce inimitable et ce parlait naturel
qui est le parfum d'une grande dame du xviii^ siècle.
Nous nous bornons à ces extraits des mémoires inédits que le
hasard a fait tomber entre nos mains.
L'histoh-e juge Catherine peut-être avec plus de sévérité que les
contemporains qui l'ont approchée. Toutefois, ceux-ci pomTaient
nous répondre : « Libre à vous de nous taxer d'optimisme, vous
n'avez pas subi le charme de notre grande hnpéralrice. »
Comte V1TZ.THUM.
LA
CRÉMATION
Depuis une vingtaine d'années, il s'est produit, en Europe, un
mouvement d'opinion des plus accentués en faveur de l'ancienne
coutume qui consistait à brûler les morts. La crémation, pour lui
donner le nom sous lequel elle tend à s'introduire parmi nous, a
ses prosélytes ardens, comme elle a ses adversaires résolus. Elle a
été discutée dans toutes les sociétés d'hygiène et dans tous les con-
grès scientifiques; la presse s'en est occupée; l'opinion s'en est
émue; les pouvoirs publics sont intervenus, et enfin l'Église s'est
prononcée à son égard. C'est donc une question qui a son impor-
tance et dont on ne peut pas se désintéresser aujourd'hui. Elle est
encore assez mal connue et, pour la juger sainement, il faut d'abord
dissiper l'atmosphère de préjugés et d'erreurs dont elle est enve-
loppée. C'est ce que je vais essayer de faire.
L
La coutume de brûler les morts n'est pas nouvelle, puisqu'elle
remonte aux temps héroïques. C'est Hercule qui a commencé.
Dans un de ses aventureux voyages, il perdit l'ami qui l'ac-
compagnait, son cousin Argée, et le fit brûler pour rapporter
ses cendres à son père. Il lut lui-même, comme on le sait, inci-
néré par Philoctète sur le sommet du mont OEta. Les Grecs sui-
LA CKEAlATlOiN,
917
virent cet exemple au siège de Troie et, depuis cette époque, on
retrouve, chez tous les peuples, l'habitude de brûler les corps des
guerriers illustres et des grands personnages, avec un cérémonial
conforme à l'importance de la situation qu'ils avaient occupée. Le
faste déployé dans ces circonstances était arrivé à son comble sous
les derniers empereurs romains, en dépit de la loi des douze tables.
L'incinération était en honneur dans toutes les familles patri-
ciennes et n'a cessé de l'être que vers le vi® siècle de notre ère,
époque à laquelle le christianisme, devenu le maître, a supprimé
ce dernier vestige du paganisme.
Les transformations que cette coutume a subies, en traversant
les siècles, pour s'accommoder aux mœurs des différens peuples
qui l'ont adoptée, ont donné lieu à des études du plus haut intérêt;
mais cet historique a été fait tant de fois qu'il est devenu quelque
peu banal, il est du reste à peu près étranger, comme on le verra
plus tard, à la question qui fait l'objet de cette étude. Je vais donc
passer sans transition à l'époque contemporaine.
C'est en France que la pensée de revenir à l'incinération s'est
manifestée pour la première fois, après douze siècles d'oubli com-
plet. Pour comprendre une aspiration semblable, il faut se repor-
ter à l'époque qui l'a vue se produire et se rappeler le singu-
lier courant d'idées qui entraînait alors les hommes de notre
pays.
Ils venaient de fonder, au sein de l'Europe monarchique, une
forme de gouvernement qui n'avait d'analogue nulle part. Pour la
constituer, ils n'avaient eu d'autres modèles que les républiques de
l'antiquité et ils s'étaient épris d'une passion enthousiaste pour les
mœurs, les institutions et les usages de ces sociétés disparues,
qu'ils entrevoyaient à travers le prisme de leurs souvenirs classiques
et des illusions nées sur les bancs du collège. Et puis, ils ve-
naient de fermer les églises et de proscrire les prêtres, et toute
mesure hostile au christianisme avait pour elle les faveurs de l'opi-
nion.
C'est au nom de ces souvenirs et de ces rancunes que Legrand
d'Aussy vint déposer, le 21 brumaire an v, sur la tribune du
conseil des Cinq-Cents, un projet de loi autorisant tout citoyen à
faire brûler ou inhumer, à son choix, les corps de ses proches et
des personnes qui lui furent chères, en se conformant aux lois de
police et de salubrité. Ce projet fut renvoyé à une commission,
remanié par elle, et représenté de nouveau; mais jamais il n'a
donné heu à un vote.
Deux ans après, l'administration centrale du département de
la Seine reprit l'affaire pour son compte et, sur son invitation,
918 REVUE DES DEUX MONDES.
le citoyen Cambry lui présenta un projet d'arrêté relatif aux sé-
pultures et dans lequel l'incinération tenait la première place.
L'exposé des motifs est un modèle du style emphatique et théâ-
tral de l'époque. La description du Champ du repos est un chef-
d'œuvre du genre. On devait y accéder par quatre grandes portes
dédiées à V Enfance, à la Jeunesse, à la Virilité, à la Vieillesse, et
conduisant par quatre routes sinueuses au monument central,
image du dernier terme de la vie, représentée par une pyramide
de 28 mètres de base, couronnée par un trépied et renfermant
dans son intérieur d'ingénieux fourneaux disposés par la chimie
moderne.
L'administration centrale approuva ce projet, mais il n'y lut pas
donné suite. Il présentait, en effet, dans l'application, des difficul-
tés qu'on n'avait pas prévues. La science n'était pas aussi avancée
que le croyait le citoyen Cambry. On s'adressa à Tlnstitut, et ses
recherches commencèrent ; mais elles ne fournirent pas la solution
demandée, et le l^"" floréal an viii, le comte Frochot, préfet de la
Seine, mis en demeure par la citoyenne Dupré-Geneste de lui accor-
der l'autorisation de brûler le corps de son fils mort la veille, ne
crut pas pouvoir la refuser : « Les soins à donner aux dépouilles
humaines, dit-il dans son arrêté, sont un acte religieux dont la
puissance publique ne pourrait presciire le mode, sans violer le
principe de la liberté des opinions, » L'incinération se fit suivant
l'ancien procédé et les cendres furent recueillies tant bien que
mal. Cet acte d'indépendance ne trouva pas d'imitateurs. On était
du reste au lendemain du 18 brumaire; un nouvel ordre de choses
venait de surgir; le consulat ne tarda pas à rétablir les prati-
ques du culte catholique, et personne ne songea plus à la créma-
tion.
Il en fut de nouveau question au commencement du second em-
pire. L'opposition reprit les propositions de l'anviii et commença la
campagne dans la presse médicale. Ce n'était plus, il est vrai, par
amour de l'antiquité, c'était au nom de l'hygiène qu'on demandait
le retour à ces pratiques disparues. Cette tentative n'eut aucun
succès, et l'opinion publique y demeura complètement indifiérente.
C'est alors que le mouvement passa de France en Italie. En 1857,
le professeur Coletti ouvrit le feu par un mémoire qu'il lut à
l'académie des sciences et lettres de Padoue et qui n'eut aucun
retentissement. Dix années s'écoulèrent; les événemens politiques
qui changèrent la face de la péninsule donnèrent essor à une
foule d'aspirations nouvelles au milieu desquelles on vit reparaître
la crémation. Elle fut cette fois accueillie avec la plus grande
laveur par le monde scientifique. Florence, Milan, Kaples, Venise
LA CRÉMATION, 919
organisèrent des congrès; la presse médicale, les journaux poli-
tiques firent campagne en faveur de la nouvelle méthode, et les
poètes eux-mêmes se mirent de la partie.
L'occasion de passer do la théorie à la pratique ne tarda pas à
se présenter. Un prince indien, Rayach-Maharaya, rajah de Kella-
pore, vint à mourir à Florence et y fut brûlé le 2 décembre 1870,
sur les bords de l'Arno, suivant les rites usités dans l'Inde. Bien
que le bûcher fût composé de matières très inflammables et mal-
gré l'impétuosité du vent, il fallut huit heures pour consumer un
corps tout imprégné de naphtaline et de substances résineuses.
Cet exemple n'était pas encourageant pour la nouvelle cou-
tume.
L'incinération à l'air libre est un mode absolument défectueux.
Les immenses bûchers de Rome formés de bois précieux ensevelis
sous les fleurs et les aromates et sur lesquels le corps reposait
dans son linceul de pourpre, répandaient dans le voisinage une
odeur infecte et allumaient parfois des incendies, ainsi que cela
arriva aux funérailles de Glodius ; aussi avait-on été obligé de les
éloigner de l'enceinte de la ville. Dans ces conditions, la combus-
tion est toujours lente, incomplète et n'arrive en général qu'à car-
boniser les corps qu'on lui confie. C'est dans cet état qu'on les
retrouvait après les autodafés, et c'est ainsi qu'on les rencontre
encore souvent à la suite des incendies, bien qu'ils aient séjourné
pendant de longues heures dans un immense brasier. Un pareil
procédé est aussi dispendieux que peu pratique, et la crémation
n'aurait jamais repris faveur, si la science et l'industrie n'étaient
pas venues à son aide, en mettant à sa disposition des appareils
perfectionnés qui en ont fait disparaître les principaux inconvé-
niens.
La première de ces incinérations scientifiques a eu lieu à Dresde
le 10 octobre 1875. Ce jour-là les novateurs eurent la satisfaction de
brûler le corps de M"'^ Dilke dans un four Siemens ; le fait passa ina-
perçu, tandis que la crémation du baron Albert Keller, qui eut lieu
à Milan quelques mois plus tard, eut un retentissement considérable.
Il avait laissé par testament, à la viile, la somme nécessaire pour y
élever un monument crématoire, à la condition que son corps y
serait brûlé le premier. La cérémonie eut lieu le 22 janvier 1876.
Ce jour- là, dit George Fini, un grand manifeste affiché dans toute
la ville apprit à la population que trois cents citoyens venaient de
se réunir, dans le dessein d'encourager et de propager, en ItaHe, la
réforme dont Albert Keller avait pris l'initiative dans ses disposi-
tions testamentaires.
La société de Milan ainsi constituée fit bientôt sentir son action
920 BEVUE DES DEUX MONDES.
dans l'Italie tout entière. Toutes les grandes villes voulurent en
avoir de semblables. Au bout de sept ans, 6,000 adhérens s'y
étaient fait inscrire. Toutefois, la nouvelle méthode faisait plus
de progrès en théorie qu'en pratique et, à la fin de 1882, on n'avait
encore pratiqué que 239 crémations, dont 219 à Milan et 20 à Lodi.
Dans les vingt-six autres villes qui avaient pris part au mouvement,
on se bornait à tenir des réunions et à formuler des vœux.
11 est vrai qu'il s'était élevé quelques obstacles sur la route des
novateurs. A diverses reprises, le conseil d'état avait été obligé
d'intervenir dans la question, et la mort de Garibaldi fut un véri-
table échec pour la nouvelle méthode.
Le général, qui était un homme de progrès, avait accepté les
offres obligeantes du docteur Prandina et l'avait chargé de brûler
son cadavre. 11 avait lui-même réglé la cérémonie, dans une lettre
qui peint trop bien le caractère du personnage pour que j'hésite à
la reproduire. En voici le texte :
« Caprera, 27 septembre 1877.
« Mon cher Prandina,
« Vous avez l'amabilité de vous charger de brûler mon cadavre
et je vous en remercie.
« Sur le chemin, qui, de ma maison, se dirige au nord vers la
plage, il y a, à gauche, à la distance de trois cents pas, une dé-
pression de terrain bornée par un mur.
(( Sur cet angle, on élèvera un bûcher de 2 mètres, formé d'aca-
cias, de lentisques, de myrtes et autres bois aromatiques. On pla-
cera sur le bûcher un petit lit de fer, et, sur celui-ci, le cercueil
découvert contenant ma dépouille mortelle revêtue de la chemise
rouge.
« Une poignée de cendres sera mise dans une urne quelconque
qu'on placera dans le lieu où sont conservées les cendres de mes
filles. Rose et Anita.
« Tout à vous à jamais,
« J. Garibaldi. »
Il était impossible d'exprimer plus nettement une intention mieux
arrêtée; aussi, lorsque le général eut rendu le dernier soupir, le
ministre de l'intérieur chargea le docteur Pini, secrétaire de la
Société de crémation, de se rendre à Caprera en compagnie du
docteur Todaro et de l'honorable député, J. Crispi, pour y procé-
der à la cérémonie, dont le défunt avait lui-même tracé le pro-
LA CRÉMATION. 921
gramme ; mais sa famille et ses amis s'y opposèrent formellement
et les trois délégués, après avoir assisté à l'embaumement du
corps, furent forcés de revenir à Milan pour rendre compte de leur
insuccès à la Société de crémation renforcée, pour la circonstance,
de toutes les associations politiques et populaires de la ville. L'as-
semblée, dans son indignation, exprima le vœu qu'on passât outre
et qu'on exécutât les volontés du général ; mais la famille tint bon
et tout se réduisit à ces protestations platoniques.
Cet échec n'empêcha pas la crémation de faire son chemin et de
se répandre dans toute l'Europe. En Allemagne, la question se dis-
cute depuis 18/i9 et est entrée dans la voie des réalisations par
l'incinération de M""" Dilke, dont j'ai parlé plus haut. L'Autriche-
Hongrie en est encore à la théorie; mais la Suisse est entrée dans
le mouvement. Le crématoire installé à Zurich par M. L. Boury, et
dont nous avons vu le plan à l'Exposition, fonctionne depuis un an,
et, lors du dernier congrès d'hygiène, on y avait déjà pratiqué une
dizaine d'incinérations. En Angleterre, le crématoire deWokingest
en activité depuis 1875. Chaque opération ne coûte que 10 guinées
tout compris. Celui de Saint-Jean-en-Surrey est un modèle d'élé-
gance, et le duc de Bedford y a son four particulier annexé à celui
du public.
IL
La France n'a pas mis son empressement habituel à s'emparer
de cette innovation. Il n'y a que neuf ans qu'elle est entrée dans
la voie tracée par l'Italie. La Société française de crémation ne date
que du congrès de Turin (1880). Elle a pour président M. Koechlin,
pour vice-président le docteur Bourneville et pour secrétaire-géné-
ral M. Salomon. Elle compte âOO membres titulaires et 200 adhé-
rens. Depuis sa création, elle poursuit son idée avec persévérance
et elle a fini par triompher des résistances de l'opinion et de celle
des pouvoirs publics.
Elle a trouvé son principal point d'appui au sein du conseil mu-
nicipal, qui, dès le début, s'en est fait le défenseur. La commission
qui fut chargée, en 187/i, d'étudier le projet du grand cimetière
qu'il s'agissait d'établir à Méry-sur-Oise, profita de la circonstance
pour se prononcer en faveur de la crémation. L'année suivante, le
conseil municipal, sur la proposition de M. Level, institua un con-
cours spécial pour récompenser l'auteur du meilleur procédé d'inci-
nération. De 1875 à 1880, il est revenu trois fois sur la question et l'a
toujours tranchée dans le même sens. Enfin, le 2A décembre 1880, il
922 REVUE DES DEUX MONDES.
transmit au préfet de la Seine une délibération invitant le gouver-
nement à présenter à bref délai, à la chambre, un projet de loi dans
ce sens, et, en attendant, à autoriser des expériences d'incinéra-
tion sur les corps ayant servi de sujets de dissection. Le ministre
de lïntérieur y répondit par un relus catégorique; mais le conseil
municipal ne se tint pas pour battu et il finit par obtenir gain de
cause. Au mois de décembre I8SZ1, le préfet de la Seine autorisa
la construction d'un crématoire destiné au service des hôpitaux et
des amphithéâtres. Aussitôt l'autorisation obtenue, un ingénieur de
la ville fut envoyé en Italie pour y étudier les différons systèmes
mis en usage dans le pays.
L'année suivante, le conseil adopta le projet de MM. Barthet et
Formigé et décida qu'il serait mis à exécution dans la 87® divi-
sion du Pôre-Lachaise. Le monument devait contenir trois fours
du système Gorini; mais on n'en installa d'abord qu'un seul. Les
premières expériences y furent faites, le 22 octobre 1887, en pré-
sence du conseil municipal. Deux varioleux apportés la veille du
cimetière d'Ivry y furent brûlés l'un après l'autre. La combustion
fut lente, incomplète et dispendieuse. C'était un échec, il fallait
trouver un appareil plus efficace et plus expéditif.
En attendant, la chambre des députés n'avait pas voulu se laisser
distancer par le conseil municipal. Dès le mois de novembre 1883,
M. Casimir Périer avait déposé un projet de loi pour rendre la
crémation facultative. Il n'y avait pas été donné suite; mais le
30 mars 1885, au cours de la discussion de la loi sur la hberté
des funérailles, M. Blatin fit adopter par la chambre un amende-
ment aux termes duquel « tout majeur ou mineur émancipé, en
état de tester, peut opter pour l'inhumation ou l'incinération,
léguer tout ou partie de son corps à des établissemeus d'instruc-
tion publique ou à des sociétés savantes et régler les conditions
de ses funérailles, notamment en ce qui concerne le caractère civil
ou religieux à leur donner. »
Le sénat adopta cet amendement avec une modification sans
importance et la loi fut promulguée le 15 novembre 1887. Un
règlement d'administration publique devait fixer ultérieurement les
conditions applicables aux differens modes de sépulture. Le décret
du 27 avril 1889 y a pourvu. Son titre m est consacré à l'inciné-
ration et détermine les justifications à produire et les conditions
auxquelles il faut se conformer.
Pendant que l'affaire suivait ainsi les voies légales, la question
des appareils avait fait son chemin, et l'on avait substitué au four
Gorini, installé en 1887, dans le monument du Père-Lachaise, un
crématoire du système Toisoul et Fradet. C'est celui qui fonctionne
LA CRÉMATION. 923
depuis huit mois et que les membres du congrès d'hygiène et de
démographie de 1889 sont allés visiter à diverses reprises pendant
qu'il était en action. Cet appareil n'est peut-être pas le dernier mot
de la perfection ; mais il réalise un progrès sensible sur celui qui
l'avait précédé.
Depuis vingt ans, en effet, on a imaginé et mis à l'essai bien des
types de fours à crémation. Leur description serait sans intérêt et
paraîtrait déplacée dans une étude comme celle-ci. Ils diffèrent
surtout par la nature du combustible employé. On s'est d'abord
servi de bûchettes et de fascines. C'était encore le moyen usité à
Milan en 1885, à l'époque où j'y ai assisté à une crémation; c'est
également celui qu'on a employé à Paris lors des premiers essais
et qu'on n'a pas trouvé assez expéditif. Plus tard, on a eu recours
à la flamme du gaz d'éclairage dont on se sert depuis longtemps
dans l'industrie métallurgique pour produire de hautes tempéra-
tures. Dans l'appareil Toisoul et Fradet, c'est de l'oxyde de car-
bone extrait du coke et dont la combustion est activée par des cou-
rans d'air chaud.
Le monument dans lequel ce four est installé et qui s'élève sur
les hauteurs du Père-Lachaise est moins vaste et moins décoratif
que celui de Milan. C'est un petit édifice sans prétention et sans
style, qui a un dôme comme une église et une cheminée comme
une usine. Le gazogène où se produit l'oxyde de carbone est placé
dans le sous- sol. Au-dessus de lui se trouve le récupérateur danp.
lequel l'air est chauflé par le calorique qui se dégage pendant la
distillation du coke. Le tout est surmonté par le laboratoire. Cette
dénomination scientifique sert à désigner le four en briques réfrac-
taires dans lequel on plonge le cercueil et son contenu. Au fond
de sa cavité se trouve un dispositif spécial de brûleurs de gaz ; sur
les côtés débouchent les tubes par lesquels arrive l'air chaud ; en
avant sont les descentes de fumée. La paroi inférieure, la sole, est
creusée, dans toute sa longueur, de deux profondes rainures des-
tinées à recevoir les bras du chariot qui transporte la bière. Le
laboratoire est fermé par deux portes dont l'une est munie d'une
garniture réfractaire. Devant elles se dresse le chariot monté sur
ses rails et tendant, vers le four, deux longs bras mobiles et creux
qui contiennent de l'eau destinée à modérer la chaleur excessive à
laquelle ils sont soumis quand ils entrent dans la fournaise.
A côté de la pièce sombre et voûtée qui renferme tout cet appa-
reil, se trouve une sorte de chapelle nue, sans autel et sans attri-
buts religieux. Un catafalque se dresse au milieu des tentures noires
qui tombent des voûtes. C'est là que se place le cercueil en sortant
du char funèbre. Entre le catafalque et la porte, on a disposé des
924 BEVUE DES DEDX MONDES.
banquettes pour les assistans. D'épais rideaux séparent ces deux
pièces contiguës.
Le crématoire fonctionne tous les jours pour le service des
hôpitaux. On le chauffe jour et nuit, pour éviter la perte de calo-
rique ; il est par conséquent toujours en marche. Lorsqu'un cor-
billard arrive, le cercueil en est retiré; on le monte dans la salle
d'attente que je viens de décrire et où tous les assistans sont ad-
mis. Il est ensuite transporté dans la chambre d'incinération, où
les plus proches parens du décédé, au nombre de cinq au plus,
sont seuls autorisés à accompagner le corps et à assister à l'opé-
ration.
Les rideaux se referment derrière eux. La bière est placée sur
les bras du chariot; on suspend, pour quelques instans, l'arrivée
de l'oxyde de carbone et de l'air chaud dans le laboratoire ; on en
ouvre les portes ; l'intérieur de la fournaise apparaît. Tout le monde
recule devant la chaleur qui en sort. Le chariot glisse alors sur les
rails; ses bras entrent dans le four, puis ils s'abaissent à l'aide
d'une manivelle et disparaissent dans les rainures dont la sole est
creusée, en déposant sur celle-ci la bière dont ils étaient chargés.
Le chariot recule, les portes se referment, et l'on n'aperçoit plus
qu'une lueur d'un rouge vif qui filtre à travers leurs interstices.
Cette manœuvre ne dure pas plus de trente secondes ; et, avant
qu'elle soit terminée, la bière a éclaté et disparu au miUeu des
flammes qui la dévorent ; cependant l'appareil ne dégage pas d'odeur
et ne fait pas de bruit.
Lorsque l'opération est terminée et qu'on ouvre les portes, on
aperçoit, à l'endroit où on a vu déposer la bière, dont il ne reste
plus de vestiges, quelques débris d'os d'un aspect étrange et d'un
rouge de feu, épars sur une surface incandescente. On fait avancer
de nouveau le chariot, et cette fois ses bras portent, à leur extré-
mité, un racloir formé par une glissière verticale garnie de coton
d'amiante et épousant la forme de la sole. Ils s'abaissent, le cha-
riot recule comme la première fois, et le racloir parcourt la plate-
forme d'arrière en avant, en ramenant vers l'ouverture les os
calcinés. Ceux-ci tombent dans un cendrier placé au-devant de
l'appareil et dans lequel on les laisse refroidir. Ils ne représentent
qu'une très petite partie du squelette et sont en général d'un blanc
très pur. Quelques fragmens ont cependant pris une couleur ocreuse
et sont vitrifiés sur certains points. Gela tient à ce qu'ils ont été
soumis trop longtemps à une température trop élevée.
Le poids de ces débris varie entre 1,000 et 1,500 grammes.
Lorsqu'ils sont refroidis, on les renferme dans une urne, si toute-
fois on peut donner ce nom au récipient que la ville a adopté.
LA CRÉMATIOX. 925
C'est une sorte de cassette en grès-cérame, ayant la forme d'un
petit cercueil et mesurant O'^jûô en longueur, 0'",25 en largeur
et 0'",27 en hauteur. Elle coûte 10 francs; mais les tarailles sont
libres de se fournir ailleurs et d'adopter la forme qui leur con-
vient. Lorsque les cendres sont renfermées dans cette petite caisse,
on la scelle avec un ruban dont les deux extrémités sont réunies
par une plaque de plomb aux armes municipales et portant pour
exergue : Ville de Paris. Ces cassettes funéraires sont destinées à
être renfermées un jour dans un columbarimn ; mais il n'est pas
encore construit, et, en attendant, lorsqu'on ne peut pas les dé-
poser dans une sépulture de famille, on les enfouit tout simple-
ment dans la fosse commune.
On ne s'est pas borné à autoriser la crémation, on a tout fait
pour aplanir les difficultés qu'elle pouvait rencontrer dans la pra-
tique. Le décret du 27 avril 1889 a rédu't au minimum les forma-
lités à remplir. Aux termes de son article 17, « l'autorisation d'in-
cinérer est donnée par l'officier de l'état civil du lieu du décès, sur
la demande écrite du membre de la famille ou de toute autre per-
sonne ayant qualité pour pourvoir aux funérailles. » Cette demande
doit être accompagnée d'un certificat du médecin qui a traité le
défunt dans sa dernière maladie et d'un rapport d'un médecin
assermenté commis par l'officier de l'état civil pour vérifier les
causes du décès. Ces deux pièces doivent attester que la mort est
le résultat d'une cause naturelle. A Paris, la préfecture de la Seine
a commissionné un médecin spécial pour cette certification. Sa
mission consiste à s'enquérir s'il n'existe aucun indice qui permette
de soupçonner un crime et qui puisse motiver une expertise mé-
dico-légale. C'est la seule formalité particulière à la crémation.
La municipalité de Paris s'est attachée, de son côté, à mettre la
nouvelle coutume à la portée de tout le monde. Elle a fait rédiger
une notice très détaillée où tout ce qui concerne la crémation est
exposé en termes précis et qu'on remet dans les mairies à toute
personne venant y déclarer un décès (1). Elle a fixé à 50 francs la
taxe uniforme à payer par les familles, indépendamment du prix
de l'urne et des frais décoratifs, qui varient de 12 à 200 francs,
suivant la classe dont on a fait choix. Cette redevance donne droit
à la jouissance, pendant cinq ans, d'une case dans le columbarium
à construire. Elle n'est exigible que des personnes qui ont les
moyens de les acquitter. Quant aux indigens, ils sont brûlés pour
rien. Tout est gratuit pour eux, même le certificat médical. La ville
a supprimé les frais d'exhumation pour les corps qui seront retirés
(1) Délibération du conseil municipal du 30 décembre 1889,
926 REVUE DES DEUX MONDES.
des cimetières parisiens, en vue d'une incinération rétrospective ;
elle a exempté de la taxe de transport ceux qui seront apportés de
l'extérieur aux monumens crématoires de Paris.
Il est impossible, on le voit, de se montrer plus libéral et, si la
crémation ne se généralise pas, les promoteurs ne pourront pas en
accuser les pouvoirs publics. Cette coutume est maintenant sortie
de sa période d'élaboration. Elle a une existence légale, et tout le
monde peut en user. C'est là qu'il fallait en venir, car, ainsi que
je l'ai dit dès le jour où la question s'est agitée en France, il faut
des raisons très graves pour entraver la liberté des gens ; et, dans
l'espèce, je n'en vois aucune. Maintenant que toute satisfaction a
été donnée aux partisans de l'incinération, c'est le moment de la
juger et de rechercher s'il y a lieu de lui donner des encourage-
mens. Je vais essayer de le faire, en me plaçant au point de vue de
l'hygiène et de l'intérêt social. Quant à la question religieuse, les
controverses qu'elle a jadis soulevées n'ont plus leur raison d'être;
elle a été tranchée d'une manière définitive par l'autorité devant
laquelle tous les catholiques s'inclinent.
Au mois d'octobre dernier, la congrégation du saint-office, régu-
lièrement consultée par le clergé des différens pays qui reconnais-
sent la juridiction spirituelle du saint-siège, sur la question de
savoir s'il était permis aux fidèles de s'afiîlier aux sociétés de cré-
mation et de consentir à l'incinération de leurs corps ou de ceux
de leurs proches, a répondu par la négative à ces deux questions.
Le saint-père a approuvé et confirmé ces résolutions, en ordon-
nant de les transmettre aux évêques, pour que ceux-ci puissent
diriger la conduite de leur clergé et instruire les fidèles. Les prê-
tres catholiques ne peuvent donc plus rendre les derniers devoirs
aux personnes dont les corps doivent être brûlés. Les autres cultes
n'ont ni les mêmes scrupules ni la même sévérité. Les pasteurs
protestans accompagnent leurs coreligionnaires jusqu'au monu-
ment crématoh'e, et les Israélites jouissent de la même liberté. Ce
n'est donc plus qu'une question d'hygiène et de convenance so-
ciale.
IIL
Les partisans de la crémation ont surtout mis en avant les inté-
rêts de la santé publique, et ils ont été conduits à exagérer les
inconvéniens de l'inhumation. Ce sont eux qui ont créé la légende
des cimetières, les émanations infectes se répandant dans l'at-
mosphère, la nappe souterraine souillée, les rivières et les puits
empoisonnés, les- épidémies propagées, etc. 11 y a dix ans, cette
LA CRÉMATION. 927
croisade fut menée avec un entrain sans égal et une ardeur de
néophytes, par les sociétés italiennes et par les crémateurs français
qui aspiraient à suivre leur exemple. L'administration municipale
s'en émut alors et nomma une commission de douze membres pour
étudier la question (l). Le rapport, rédigé par le docteur 0. du
Mesnil, et adopté le 7 mars 1881, a fait justice de toutes ces exa-
gérations.
Les émanations n'arrivent pas à la surface du sol, et la preuve,
c'est qu'elles n'affectent pas l'odorat dans les cimetières bien te-
nus, tandis qu'on trouve, dans Paris, nombre de rues exhalant
une odeur infecte surtout dans l'été. Les gaz provenant de la décom-
position ne sortent pas de terre et, dans les cas exceptionnels où
cela peut advenir, ils sont sans danger, parce qu'ils se dégagent
à l'air libre.
Les infiltrations qui peuvent atteindre la nappe souterraine sont
insignifiantes, lorsqu'on les compare à celles qu'y déversent les
habitations et la voie publique. Pettenkofer, de Munich, qui fait au-
torité en matière d'hygiène urbaine, a calculé que les élémens
putrescibles, provenant de ces deux sources, qui pénètrent dans
le sol de Munich, équivalent à ceux que produirait l'inhumation an-
nuelle de 50,000 personnes. Or, la ville n'a qu'à que 200,000 habi-
tans.
L'eau des puits creusés dans les cimetières n'est pas plus char-
gée de matières organiques que celle des autres, et d'ailleurs il
n'est pas d'agglomération urbaine de quelque importance qui n'ait
aujourd'hui sa distribution d'eau de source prise en dehors de son
enceinte, et l'eau des puits ne doit jamais servir aux usages ali-
mentaires. La contamination des rivières est encore moins vrai-
semblable ; enfin, le reproche d'engendrer des maladies infec-
tieuses est tout aussi gratuit. Il n'a jamais reposé que sur des
argumens théoriques et des expériences de laboratoire. On est en-
coi'e à citer une épidémie qui soit sortie d'un cimetière.
Est-ce à dire que leur présence au sein des villes soit une chose
indifférente à l'hygiène ? non sans doute ; mais on n'a rien fait pour
qu'il en soit autrement. Ils sont presque partout dans de mau-
vaises conditions. Les prescriptions du décret du 23 prairial an xi
sont radicalement insuffisantes et celui du 27 avril 1889 qui en a
reproduit, sans y rien changer, les dispositions les plus fâcheuses,
ne vaut pas mieux que son prédécesseur. La profondeur des fosses,
leurs dimensions, leur écartement, sont beaucoup trop faibles.
(1) MM. de Ilcredia, docteur G. Marlin, docteui' Boucliardat, Bourgoiu, A. Carnot,
Feydcau, Huct, Le Roux, docteur 0. Du Mesnil, Pasquier, Schutzenberger, Caffort.
928 REVUE DES DEUX MONDES.
Il en est de même de la distance fixée pour les constructions,
pour le creusement des puits et le renouvellement des sépultures.
Les cimetières sont trop près des villes, trop petits, trop encom-
brés ; mais je ne veux pas m'étendre sur cette question, qui a déjà
été traitée à fond dans la Revue (1) ; je me borne à en retenir ce
qui appartient à mon sujet, à savoir que les inconvéniens inhé-
rens aux cimetières ont été exagérés, qu'il est possible de les faire
disparaître et que la santé publique n'exige pas la suppression de
ces champs de repos. Des trois reproches qu'on leur adresse : l'in-
fection de l'air, l'empoisonnement des sources et l'encombrement,
les deux premiers ne reposent sur aucune démonstration suffi-
sante et pour ôter toute valeur au troisième, il n'est pas néces-
saire de recourir à un expédient aussi radical.
Le préjudice causé à l'agriculture, par la perte du terrain que
les inhumations réclament, n'est pas beaucoup plus sérieux. Un
champ d'un hectare qui ne produit pas assez de blé pour nourrir
cinq personnes, suffit à la sépulture d'une ville de 10,000 habitans.
Quand il faut à l'homme tant de terre pour vivre, on peut bien lui
en accorder un peu pour reposer en paix après sa mort.
Depuis que les sociétés existent, c'est à la terre qu'on a confié
les corps de ceux qui ne sont plus. L'incinération n'a jamais été
u'une exception, qu'un luxe réservé aux grands de la terre et
qu'on n'a jamais essayé de démocratiser. L'inhumation est encore
aujourd'hui le moyen le meilleur et le plus pratique. Je ne connais
que l'immersion en eau profonde qui lui soit préférable. Elle est
plus prompte, plus discrète, plus solennelle. Je n'ai jamais pu as-
sister sans émotion à cette imposante cérémonie. Le navire est en
panne, le pavillon en berne, l'équipage assemblé sur le pont, tête
nue. Le corps de celui dont on va se séparer est enseveh dans un
linceul de toile à voiles, avec un boulet aux pieds et enveloppé
dans le drapeau national. On l'apporte devant un sabord; le com-
mandant fait un signe, un coup de canon retentit, et le mort
plonge dans ces profondeurs inconnues qu'habitent les ténèbres,
le silence et l'immobilité. C'est bien l'éternel repos dans l'éternelle
nuit ; mais ce genre de funérailles ne peut pas se généraliser. La
mer restera la tombe privilégiée du marin, de même que la terre
est le meilleur asile pour ceux qui vivent à sa surface.
Ce qui précède ne s'applique qu'à l'immersion en pleine mer.
Les fleuves ne conviennent pas pour un pareil usage. La coutume
des populations de l'Inde qui consiste à jeter leurs morts dans le
Gange est déplorable à tous les points de vue. Je ne connais pas
(1) Voyez la Bevwe du 15 avril 1874.
LA CREMATIO>f. 929
de spectacle plus lugubre et plus odieux que celui qu'ofïre ce
fleuve dans le parcours de 80 lieues qui sépare Calcutta de son
embouchure. C'est une nappe fangeuse coulant entre deux berges
de vase qui s'élèvent à la hauteur des hunes du bâtiment. Sur ce
courant sans profondeur, glissent des cadavres gonflés qui se re-
nouvellent sans cesse. De grands vautours chauves planent sans
bruit au-dessus d'eux et s'abattent lourdement sur cette proie,
tandis que les museaux noirs des alligators émergent de temps en
temps autour du navire et cpi'on entend la nuit rugir les tigres,
dans les profondeurs des jungles. Lorsqu'on est retenu à l'embou-
chure du fleuve, en attendant une grande marée pour franchir la
barre et gagner la haute mer, et qu'on a le choléra à son bord, les
journées paraissent longues. C'est du moins l'impression que j'ai
éprouvée jadis, dans ces conditions, au mouillage de Saugor; elle
était partagée par ce qui restait de l'état-major et de l'équipage du
bâtiment.
En somme, l'immersion dans les fleuves est une coutume détes-
table. J'aime encore mieux la crémation. Dans l'Inde, la comparai-
son est facile à faire. Lorsqu'on remonte ou qu'on descend le
Gange, on aperçoit de temps en temps un bûcher sur la rive; la
nuit, la lueur rouge des flammes se reflète dans le fleuve et ajoute
sa note au sinistre concert dont j'ai tâché de donner une idée.
Au milieu de ces solitudes et de ces marécages, une pareille
coutume est sans danger. La bois ne fait pas défaut et le temps ne
compte pas pour les populations de l'Inde. Il n'en est pas de même
dans nos villes européennes ; la crémation y présente des incon-
véniens qu'il est indispensable de signaler.
En premier heu, c'est une façon dispendieuse de se débarrasser
des dépouilles humaines. Le prix de l'opération proprement dite a
sensiblement diminué. Il s'élevait, dans le principe, à 100 francs ;
il est tombé à 30 avec les appareils perfectionnés, et aujourd'hui,
dans le crématoire du Père-Lachaise, il suffit d'un hectolitre de
coke, d'une valeur de 3 francs, pour détruire un cadavre; mais les
frais de premier établissement et d'entretien sont considérables.
Le crématoire du Père-Lachaise coûtera 629,274 francs quand il
sera complètement terminé. C'est le chiffre prévu et voté par le
conseil municipal, lequel a décidé, de plus, qu'on en exécuterait
un second à Montparnasse, et qui a invité l'administration à réser-
ver, dans ces deux cimetières, des emplacemens pour les monu-
mens collectifs destinés à renfermer les cendres des personnes ne
})ossédant pas de concessions perpétuelles (1). Si la crémation se
(1) Délibération du 27 décembre 1889.
TOME XGVIII. — 1890. 59
930 REVUE DES DEUX MONDES.
généralisait, tout cela ne suffirait pas, puisqu'un four ne peut con-
sumer que vingt corps par jour, en fonctionnant pendant vingt-
quatre heures, et que le chiffre des décès s'élève en moyenne, à
Paris, à cent quarante-six par jour.
L'entretien de l'appareil est coûteux. Il se détériore rapidement
sous l'influence des hautes températures auxquelles il est soumis,
et la sole a besoin d'être très souvent renouvelée. Enfin, il exige
un personnel spécial, qu'il faut rétribuer largement. Il se compose,
pour le moment, de quatre ouvriers, dont le salaire est de 6 francs
par jour. Une indemnité supplémentaire de 1,500 francs par an
est allouée pour le service de nuit. En résumé, le chiffre inscrit au
budget municipal de 1890, pour l'entretien et le fonctionnement du
système, s'élève à /i5,260 francs. En y joignant l'intérêt de la somme
déjà dépensée pour la construction du monument, cela fait
57,560 francs. Or comme, l'année dernière, le nombre des bières
livrées au crématoire n'a pas dépassé 518, chaque opération est
revenue à 113 francs. Ce chiffre s'abaisserait, sans doute, si le
nombre des incinérations augmentait, parce que les frais généraux
resteraient les mêmes; mais le prix serait toujours de beaucoup
supérieur à celui des inhumations.
11 est évident que les grandes villes pourront seules supporter
les frais de pareils étabhssemens. Les petites localités devront se
priver de ce luxe; elles se contenteront, comme par le passé, d'un
modeste cimetière, avec un fossoyeur à 3 francs par jour.
Le second reproche qu'on a fait à la crémation, c'est celui de
rendre les recherches médico-légales impossibles. Aujourd'hui,
lorsque la justice est sur la trace d'un crime et qu'il s'agit d'en
acquérir la preuve matérielle, elle peut exhumer le corps de la vic-
time pour le soumettre aux recherches nécessaires; la crémation
lui enlève cette ressource. Le professeur Brouardel a fait ressortir,
avec l'autorité que lui donne sa compétence spéciale, les dangers
sérieux qui peuvent en résulter (1).
Le décret du 1 7 avril a cru les écarter, en exigeant qu'un méde-
cin, désigné par l'officier de l'état-civil, certifie, au préalable, que la
mort a été le résultat d'une cause naturelle ; mais cette attestation
ne constitue qu'une formalité de plus et ne donne pas une garantie
sérieuse. La plupart des expertises médico-légales se rapportent
à des empoisonnemens, ainsi que le fait observer M. Brouardel. Or,
dans ce cas, ce n'est pas l'examen du cadavre, ce ne sont pas les
(1) Rapport au conseil d'hygiène publique et de salubrité du département de la
Seine, par M. P. Brouardel, professeur de médecine légale à la Faculté de Paris, lu
et adopte le 17 août 1883.
LA CRÉMATION. 931
renseignemens pris près des intéressés qui peuvent mettre sur la
trace d'un crime, et la preuve, c'est que, la plupart du temps,
lorsque la justice intervient, ce n'est que longtemps après la mort
et quand son attention a été éveillée par la rumeur publique ou
par des révélations inattendues.
Pour constater, avant la crémation, l'absence ou la présence
d'un poison, il faudrait procéder à l'autopsie et à l'expertise chi-
mique des organes essentiels. Ces recherches sont extrêmement dé-
licates; elles n'ont de valeur que lorsqu'elles sont faites par des
hommes ayant acquis à cet égard une véritable expérience scienti-
fique, alors même que le champ des recherches est limité par une
instruction judiciaire; à fortiori, lorsqu'elles ont lieu en l'absence
de toute indication préliminaire.
On pourrait, à la rigueur, donner ces garanties à la justice, s'il
s'agissait d'opérations rares, exceptionnelles; cela serait déjà diffi-
cile dans les conditions actuelles et deviendrait impossible si les
demandes d'incinération se multipliaient quelque peu. « Dans ce
cas, dit M. Brouardel, les criminels pourraient trouver dans la cré-
mation une sécurité qu'ils ne rencontrent pas dans les procédés
actuels et qu'il importe de ne pas leur assurer, car elle serait pour
les populations une source de dangers plus graves que l'insalu-
brité reprochée aux cimetières. »
Cet argument a paru prépondérant, en F/ance comme à l'étran-
ger. Sa valeur est incontestable, et cependant ce n'est pas celui
qui me touche le plus. J'attache plus d'importance aux raisons
d'ordre moral, que j'exposerai lorsque j'en aurai fini avec les diffi-
cultés matérielles que présente la crémation.
11 en est une dont on ne paraît pas s'être préoccupé et qui, cepen-
dant, a son importance; c'est celle qu'entraînera la conservation
indéfinie des cendres. Les morts qui reposent dans les cimetières ne
gênent guère que les apôtres de la crémation; il n'en serait pas
tout à fait de même des restes de leurs prosélytes , s'ils parve-
naient à faire accepter leurs idées à la majorité de la populadon.
Supposons, pour un moment, que la nouvelle méthode a remplacé
l'inhumation d'une manière complète, ainsi que l'espèrent ses par-
tisans. Les cimetières sont fermés; une quinzaine de fours fonc-
tionnent en tout temps et les urnes s'entassent dans les heux de
dépôt. J'ai donné plus haut le chilïre moyen des décès de la ville
de Paris et les dimensions des cassettes adoptées par la ville. Eh
bien! j'ai calculé qu'en les arrimant avec le plus grand soin, en les
serrant comme des boîtes de conserves dans un magasin de comes-
tibles, elles formeraient chaque année un massif de 1,332 mètres
cubes. En les disposant sur des étagères, comme des objets de
932 REVUE DES DEUX MONDES.
collection, elles tiendraient une telle place qu'au bout d'un siècle,
il faudrait, pour les contenir, un monument deux fois plus grand
que le Louvre.
On aurait, il est vrai, la ressource de les enterrer dans la fosse
commune, comme on le fait aujourd'hui, en attendant le columba-
rium ; mais ce n'est pas là une solution et ce n'est pas la peine de
faire tant de frais pour en arriver là. Il y aurait bien plus d'incon-
véniens encore à permettre aux familles de les emporter à domi-
cile. Avec l'étroitesse de nos logis, nos habitudes errantes, la fièA^e
de locomotion qui nous emporte et qui ne peut que s'accroître, les
urnes funéraires constitueraient un bagage des plus encombrans.
Il faudrait les emporter avec soi, dans tous les déplacemens qu'im-
pose la vie moderne, et, comme ce serait chose à peu près impra-
ticable, on en viendrait à ne plus savoir que faire de ce lugubre
héritage. Les cendres provenant de parens depuis longtemps dis-
parus n'inspireraient aucun intérêt à leurs détenteurs actuels, qui
chercheraient évidemment à s'en débarrasser.
La promptitude avec laquelle on oublie les morts est une de ces
tristes réalités dont il faut prendre son parti. Quand on visite un
cimetière, on est frappé de l'abandon dans lequel sont laissées les
tombes anciennes. Personne ne songe plus à ceux qu'elles recou-
vrent; mais ils dorment en paix et ne sont pas un sujet d'ennui
pour ceux qui les ont oubliés. Il n'en serait pas ainsi s'il fallait en
encombrer son existence. On arriverait alors à des profanations
déplorables. On verrait figurer à l'étalage des brocanteurs les
urnes funéraires ayant quelque valeur marchande ou artistique et
dont les cendres auraient été depuis longtemps jetées au vent.
Ce ne sont pas là de simples suppositions. La translation des
restes du général Marceau au Panthéon, laquelle a eu lieu, comme
on le sait, au mois de juillet dernier, nous a donné un exemple de
ce que peuvent devenir les cendres d'un grand homme, moins d'un
siècle après sa mort. Lorsqu'il tomba sur le champ de bataille
d'Altenkirchen, le 2/i septembre 1796, Marceau était âgé de vingt-
sept ans. Ses soldats l'enterrèrent sous un tumulus couvert de
gazon, aux environs de Coblentz ; mais Kléber, dont il était l'intime
ami, avait déclaré à plusieurs reprises que, s'il avait été sur les
lieux, il aurait fait brûler son corps pour en rapporter les restes
en France. Plus tard, le général Hardy, commandant à Coblentz,
voulut réaliser le vœu de Kléber. On exhuma le corps du général
républicain, encore revêtu de son uniforme et on le livra aux
flammes.
Les cendres furent recueillies et renfermées dans deux urnes.
L'une fut envoyée à la sœur de Marceau, M'"® Sergent, qui demeu-
LA CRÉMATION. 933
rait alors à Nice ; l'autre fut renfermée dans un mausolée élevé à
Goblentz. Cette dernière fut brisée, quelque temps après, par des
malfaiteurs qui espéraient y trouver des valeurs considérables, et
les cendres furent perdues. L'autre subit d'étranges vicissitudes.
Quand IVP® Sergent reçut l'urne qu'on lui avait réservée, elle par-
tagea son contenu en trois lots. Elle garda le premier, envoya le
second à un aide de camp du général, qui le légua en mourant
au musée de Chartres, et fit don du troisième à une jeune fille de
Château giron, que Marceau devait épouser. Celle-ci ne demeura
pas fidèle à la mémoire de son fiancé : elle se maria et renvoya les
cendres à la famille, qui les conserva jusqu'à la mort de Sergent,
dans le tombeau duquel on les déposa. C'est ce dernier lot, repré-
sentant à peine le sixième des cendres, qu'on a exhumé en grande
pompe, au mois de juillet dernier, pour le transporter au Pan-
théon. En voyant les vicissitudes par lesquelles ces restes ont
passé, les pérégrinations qu'ils ont subies, on se demande, si tel a
été le sort des cendres d'un héros, ce qu'il adviendrait de celles
des personnages vulgaires.
Les inconvéniens qu'il y aurait à laisser les cendres à la dispo-
sition des familles ont, du reste, frappé tous les bons esprits. C'est
en Italie que la question a été soulevée pour la première fois, à
propos de l'instance formée, en 1881, par Cuniberti, à l'effet de
conserver chez lui les cendres de sa fille. Le ministre de l'intérieur
déféra la demande au conseil d'État; elle fut repoussée comme étant
en opposition avec la loi, qui enjoint de déposer les restes humains
dans les cimetières, loi que les décrets relatifs à la crémation
n'avaient pas pu abroger. L'année suivante, le ministre, après avoir
pris l'avis du même conseil, autorisa la conservation des urnes fu-
néraires dans les instituts de bienfaisance, dans les églises et autres
édifices consacrés au culte (1). En France, la législation est tout
aussi précise, et le décret du 27 avril 1889 dispose que les cen-
dres ne peuvent être déposées que dans les lieux de sépulture ré-
gulièrement établis.
Le columbarium est donc l'aboutissant nécessaire de toutes les
urnes qui ne peuvent pas trouver place dans les sépultures de
famille, et son encombrement est fatal. C'est une simple question
de temps, et nous ne savons pas quelles conséquences pour-
ront en résulter un jour. Nous sommes à une époque où les idées
pratiques sont en faveur. Déjà la pensée d'utiliser les produits de
l'incinération s'est fait jour plus d'une fois. A l'époque où la ques-
tion commençait à passionner les esprits, M. Xavier Rudler écri-
(1; Arrêté du 9 juillet 1?82.
93/i REVUE DES DEUX MONDES.
vait au docteur Gaffe : « Je n'ai rien trouvé de plus simple que de
placer les corps dans une cornue à gaz et de les distiller jusqu'à
réduction en cendres, et j'ai ajouté que le gaz provenant de la
distillation pourrait servir à l'éclairage^ sauf à' avoir des appa-
reils de lavage assez puissans. » « Ainsi, disent MM. Lacassagne et
Dubuisson dans leur important travail sur la crémation, il ne s'agit
pas, pour M. Rudler, de savoir s'il pourrait sembler dur à un fils
de voir transformer son père en gaz d'éclairage; non, c'est tout
simplement une afiaire d'appareils de lavage à inventer. »
Les mêmes auteurs ont emprunté, à une brochure de la même
époque, la citation suivante, qui me paraît tout aussi topique :
« Cette combustion dégage des vapeurs qu'il s'agit de rendre aussi
peu nuisibles que possible, en attendant qu'on les utilise, comme
la science ne manquera pas de le faire un jour. » C'est toujours,
comme on le voit, une simple affaire de progrès scientifique à ac-
complir, et les partisans de la crémation doivent se réjouir à la
pensée qu'ils pourront encore être bons à quelque chose après
leur mort. C'est qu'en efïet les os calcinés constituent un produit
précieux pour l'industrie et pour l'agriculture. On l'a bien com-
pris en Angleterre, et le propagat-^ur de la crémation dans ce pays,
le célèbre Thompson, a fait parfaitement ressortir tout le bénéfice
qu'on pourrait retirer des cendres de ses compatriotes.
L'incinération soustrait au sol des quantités énormes de matières
organiques dont il a fourni les èlémens, et cette perte constante
l'appauvrirait à la longue, si l'on n'y prenait garde. Il faut donc
au moins lui rendre le résidu de l'opération, car il est insensé, dit
Thompson, de perdre chaque année les 200,000 livres de bon en-
grais que pourrait fournir la population de Londres, lorsque l'An-
gleterre est obligée de tirer de l'étranger 800,000 livres d'os
par an.
En France, de pareilles propositions nous font bondir et il faut
reconnaître que les partisans les plus résolus de la crémation pro-
testent énergiquement contre toute idée d'industrialisme; mais
peuvent-ils répondre de l'avenir? peuvent-ils affirmer que ceux
qui viendront après eux seront animés des mêmes sentimens de
réserve et qu'ils n'invoqueront pas un jour l'intérêt social, la né-
cessité de faire de la place dans les monumens encombrés par les
urnes et de rendre à la terre les élémens qu'elle aura fournis? Qui
sait alors s'ils n'obtiendront pas des pouvoirs pubUcs l'autorisation
d'utiliser les cendres qui ne seront réclamées par personne. Quant
aux autres, on pourra traiter avec les familles. Ce sera un com-
merce comme un autre. Ce jour-là, disent les deux auteurs que
j'ai cités plus haut, le culte des morts aura vécu. Je crains bien que
LA CRÉMATION. 935
son existence ne se prolonge pas jusque-là et qu'il n'attende pas
que ce dernier coup lui soit porté.
IV.
Quoi qu'en disent les partisans de la crémation, elle répugne à
nos mœurs. En France, nous tenons à ce qu'on touche le moins
possible à nos morts. L'aulopsie, les opérations de l'embaume-
ment nous répugnent; pour beaucoup de personnes, elles ressem-
blent à des profanations. Lorsque nous avons assisté nos proches
à leurs derniers instans et reçu leur dernier soupir, lorsqu'après
avoir contemplé leurs traits dans la beauté sereine dont la mort les
illumine pour quelques instans, nous les avons pieusement déposés
dans leurs bières et conduits au champ de repos, nous savons
qu'ils sont là, qu'ils y resteront à tout jamais tranquilles et que
lentement, à travers les années, ils y subiront leur dernière méta-
morphose, sans que rien vienne la troubler. Avec la crémation,
la transformation se fuit en une heure. On arrive avec la bière qui
renferme ce qu'on avait de plus précieux au monde. Hier c'était
une personne vivante et on a la conscience qu'elle est encore in-
tacte dans ce cercueil qu'on vient d'apporter. On la voit dispa-
raître dans la iournaise, au milieu des flammes ; puis, au bout d'une
heure, le four est vide et on vous rend un kilogramme d'os cal-
cinés. Voilà tout ce qui vous reste, et l'illusion n'est plus permise.
En une heure, la flamme a fait sous vos yeux l'œuvre de des-
truction, qui am'ait mis des années à s'accomplir dans les profon-
deurs mystérieuses de la tombe.
L'opération est sinistre. On a pu en juger par la description que
j'en ai faite et que je me suis pourtant efforcé de ne pas assombrir.
Elle est de nature à faire reculer les gens qui n'obéissent pas à un
parti-pris. Je ne peux pas être soupçonné d'une susceptibihté exa-
gérée à l'endroit de pareils spectacles et, quand je vois la bière
entrer dans le laboratoire, je sens que je ne pourrais pas affronter
un pareil spectacle, s'il s'agissait de l'un des miens. Je ne suis pas
le seul, du reste. Tous les journaux ont raconte la scène navrante
qui s'est passée, le 9 février dernier, au Père-Lachaise, lors de la
crémation d'une jeune maîtresse de dessin, morte l'avant-veille et
qui avait témoigné le désir d'être brûlée. Ses malheureux parens
avaient voulu assister à la cérémonie. Au moment critique, ils
n'ont pas pu retenir leurs cris de désespoir et alors, dans l'assis-
tance, composée surtout de jeunes filles, il y a eu une explosion
de gémissemens, de sanglots et même de crises de nerfs qui a vi-
vement hupressionné tout le monde.
936 REVUE DES DEUX MONDES.
De pareilles émotions dépassent la mesure des forces d'un père
et d'une mère et lorsque j'entends une jeune femme manifester
l'intention de se faire incinérer, je ne lui demande qu'une chose,,
c'est d'aller voir une crémation avant de prendre ses dispositions
testamentaires. Je parle des jeunes femmes parce que c'est dans
leurs rangs que la méthode nouvelle recrute le plus facilement ses
prosélytes. Cela leur semble élégant, poétique, fin de siècle, que
sais-je? Elles ne manquent pas d'ajouter : au moins, de cette
façon-là, on n'a pas à craindre d'être enterré vivant. C'est vrai,
mais on court le risque d'être brûlé vif, ce qui est cent fois pis.
Les médecins n'ont pas de ces appréhensions, parce qu'ils con-
naissent l'extrême rareté des inhumations anticipées et qu'ils savent
à quoi s'en tenir sur le compte de ces histoires de gens qui se sont
dévorés dans leur cercueil, comme cette jeune actrice du Gymnase
dont un de nos journaux les plus répandus évoquait tout récem-
ment le lamentable souvenir et qui, par un prodige de souplesse,
ou à la faveur de quelque disposition anatomique encore inconnue,
était parvenue à se ronger l'épaule dans son tombeau.
Il y a bientôt un siècle qu'on a établi en Allemagne des dépôts
mortuaires dans lesquels les morts séjournent jusqu'au moment
où il ne peut plus y avoir de doutes à leur égard. Le premier a été
élevé à Weimar en 1791 par Hufeland. Il en existe aujourd'hui
dans presque toutes les villes d'oulre-Rhin. On en trouve également
en Autriche, en Hollande, en Belgique, en Norvège, en Suisse, en
Italie, en Russie et en Angleterre. Eh bien, depuis que ces obi-
toires existent, on ne dit pas si un de ceux qui y sont entrés s'est
réveillé et a fait tinter la sonnette dont on leur met le cordon
dans la main.
Le danger d'être enterré vivant n'est donc pas sérieux, mais en-
fin, s'il arrivait d'aventure qu'on portât au four à crémation un
malheureux en état de léthargie, on ne peut pas songer sans frémir
à l'horrible torture qui l'y attendrait. Qu'on se le figure se réveil-
lant au milieu des flammes, sous le coup d'une douleur atroce et
en proie à cette vision infernale. Cela ne durerait que quelques
secondes, je le sais; mais quel épouvantable suppUce à côté de
l'asphyxie lente et à peine sentie, dans laquelle doit s'éteindre
celui qui revient à la vie dans la nuit du tombeau.
En France, le culte des morts s'identifie avec la fréquentation
des cimetières et ne peut pas en être séparé. Or, s'il est en France,
un sentiment commun à toutes les classes de la société et pour
lequel on ne saurait avoir trop de respect, c'est bien celui-là. Une
attraction commune à tous les gens de cœur, qu'ils aient ou non
le sentiment religieux, les conduit sur la tombe de ceux qu'ils ont
I
LA CRÉMATION. 937
aimés. Ils y trouvent un apaisement sans égal. Les cimetières contre
lesquels on se déchaîne aujourd'hui et qu'on dépeint sous des cou-
leurs tellement sombres que c'est à croire qu'on se trompe d'époque,
les cimetières n'ont rien d'effrayant, rien qui blesse la vue, au con-
traire. A certaines époques de l'année, on voit s'y presser une ioule
nombreuse et recueillie. L'an dernier, à Paris, 127,000 personnes
en ont franchi le seuil le jour des morts. Le sentiment qui amène
là tant de personnes de condition, d'âge et de caractère dilïérens
est un de ceux qui font le plus d'honneur à l'humanité. Le besoin
de nous rapprocher de ceux qui ne sont plus, la répugnance à ad-
mettre leur disparition complète est peut-être une faiblesse de notre
intelligence, mais qu'importe si ceux qui souffrent et qui se sou-
viennent y trouvent une consolation?
Lorsque nous nous trouvons en face de ces tombes qui recou-
vrent nos chers morts, où leurs noms sont inscrits, c'est tout leur
passé, c'est le souvenir du bonheur qu'ils nous ont donné qui nous
revient en mémoire, et nous nous faisons cette illusion qu'ils peu-
vent nous entendre encore et nous nous surprenons à leur parler
avec des larmes dans les yeux. La crémation supprime tout cela.
L'urne funéraire implique l'idée d'un anéantissement absolu. Je ne
me figure pas un père ou un époux en pleurs ou en prières, devant
un récipient dans lequel il a vu mettre quelques débris d'os calci-
nés. Je me le figure encore moins cherchant, au miUeu de la foule,
dans l'enceinte encombrée d'un columbarium, le numéro de la case
qui renferme les restes de sa femme ou de son enfant.
Les esprits forts, je le sais, se rient de tout cela. Les théoriciens
prétendent même que le culte de la famille et des morts gagnerait
à la substitution qu'ils réclament, que la morale, la religion et l'éco-
nomie domestique y trouveraient également leur compte. Enfin,
les jacobins de l'hygiène, qui ne parlent que de prescrire et de pro-
scrire, et qui prendraient volontiers pour devise : « la salubrité ou
la mort, » ceux-là déclarent qu'il faut passer outre et ne tenir au-
cun compte de ces préjugés populaires. Ce sont des superstitions
d'un autre âge sur lesquelles le progrès moderne doit passer
comme le rouleau sur le macadam. Ces hommes, sévères pour les
autres et impitoyables pour les opinions qu'ils ne partagent pas,
sont heureusement en minorité. Les gens qui jugent les choses
sans parti-pris et avec l'esprit de tolérance qui est la véritable
expression du progrès, estiment qu'il faut tenir compte de l'opi-
nion du plus grand nombre, même alors qu'elle s'égare, a fortiori
lorsqu'elle a ses racines dans les fibres les plus délicates du cœur
humain.
Nous avons été les premiers à réclamer avec instance, pour les
938 REVUE DES DEUX MONDES.
sociétés de crémation, l'autorisation de passer de la théorie à la
pratique et les facilités nécessaires pour s'installer à leur guise;
mais, après avoir demandé la liberté pour elles, nous la réclamons
avec la même énergie pour ceux qui veulent rester fidèles aux cou-
tumes de leurs pères. Je sais que personne, en ce moment, ne parle
de rendre la crémation obligatoire ; mais ces choses-là ne se font
pas du premier coup. On a déjà beaucoup fait à Paris pour l'en-
courager. La taxe imposée par la ville ne représente, comme je
l'ai montré, que la moitié de ce que l'opération lui coûte et les
dispenses qu'elle accorde d'une façon si libérale sont une incitation
évidente à en profiter.
Si l'ardeur des néophytes ne se ralentit pas par la satisfaction
qui leur est donnée, ils obtiendront facilement d'envoyer aux cré-
matoires les indifïérens, ceux qui ne se seront prononcés ni pour
un mode, ni pour l'autre, lorsque les familles ne s'y opposeront
pas. Qui sait si plus tard on n'ira pas plus loin. La loi du 15 no-
vembre 1887 donne, comme nous l'avons montré, à tout majeur
ou mineur émancipé le droit d'opter pour V inhumation ou l'inci-
nération-, n'est-il pas à craindre qu'en s'appuyant sur ce texte, on
n'en vienne un jour à faire violence aux familles, à leur arracher
le corps d'un des leurs pour le brûler, en produisant quelque écrit
signé par un malheureux retenu par le respect humain, ayant con-
tracté en pleine santé un engagement dont il a perdu le souvenir
à ses derniers momens?
L'esprit d'intolérance qui règne dans certaines classes de la
société ne justifie que trop ces appréhensions, et maintenant que
l'église s'est prononcée contre la crémation , il serait déplorable
de voir recommencer, en faveur de celle-ci, la campagne à laquelle
nous avons assisté jadis à propos des enterremens civils. Il ne faut
pas qu'on cherche à laïciser les sépultures. La liberté de conscience
est la plus précieuse de toutes. Il est aussi odieux de vouloir em-
pêcher les gens d'aller à l'église que de les contraindre à y entrer.
La nouvelle coutume ne me paraît pas appelée à prendre une
extension considérable si l'esprit de parti ne s'en mêle pas. En
Italie, à l'époque de la propagande la plus active, on n'a conduit,
en six ans, que 239 personnes aux crématoires, et à Paris, le mo-
nument du Père-Lachaise n'a reçu , du 31 août 1889 au 1^'" jan-
vier 1890, que 35 corps apportés par leurs familles. Il n'y a donc
pas d'engouement. La crémation ne dépasse pas le cercle d'adhé-
rens qu'elle a trouvés dès le début; mais ses promoteurs espèrent
bien qu'elle fera des prosélytes. Le conseil municipal compte sur
200 opérations pour l'année en cours d'exercice. Les prévisions de
son budget sont établies sur ce chiffre.
LA CREMATION.
939
V.
Maintenant que je me suis expliqué sur la valeur de la créma-
tion comme méthode usuelle, et que j'ai prouvé, je le crois du
moins, qu'il n'y a pas à désirer qu'elle se substitue à l'inhumation,
il me reste à rechercher s'il n'y a pas des circonstances dans les-
quelles elle pourrait rendre des services. Beaucoup d'hygiénistes,
même parmi ceux qui n'en sont pas fanatiques, sont d'avis qu'il
y aurait avantage à brûler les corps des personnes mortes de ma-
ladies contagieuses et que l'incinération serait utile en temps d'épi-
démie ainsi que sur les champs de bataille.
Il est incontestable que la destruction par le feu des corps des
contagieux donnerait en théorie plus de garanties que l'inhuma-
tion. Les recherches bactériologiques ont montré que les germes,
auxquels il est permis d'attribuer aujourd'hui la production des
maladies de cette nature, se conservent longtemps dans le sol, se
multiplient dans les eaux, peuvent être entraînés par elles et pro-
pager la maladie qui leur a donné naissance ; mais ce ne sont là
que des argumens théoriques et, jusqu'ici, pas un seul fait ne per-
met d'aiïirmer que la contagion puisse ainsi sortir de terre. On ne
cite pas une épidémie qui ait eu un cimetière pour point de dé-
part. Dans ces conditions, pour parer à un danger dont on ne peut
ni démontrer, ni même affirmer l'existence, je trouverais bien
grave de décréter la crémation obligatoiie et de faire violence aux
sentimens et aux convictions des iamilles.
Pour porter une atteinte semblable à la liberté individuelle, il
faut un intérêt public de premier ordre, une nécessité bien démon-
trée et ce n'est pas sur des expériences de laboratoire qu'on peut
baser une pareille nécessité. Où s'arrêterait-on d'ailleurs? On com-
mencerait par la variole et la diphtérie ; puis on passerait à la scar-
latine et à la rougeole ; et la fièvre typhoïde viendrait à son tour
réclamer sa place dans le four à crémation. Ces cinq maladies réu-
nrës ont fait en 1888, à Paris, /i,25t) victimes. C'est une année
moyenne. On pourrait donc compter par jour, sur une douzaine de
crémations, pour la plupart obligatoires. Se rend-on bien compte
des résistances que rencontrerait l'application de pareilles mesures
et de la réprobation qu'elles ne tarderaient pas à inspirer?
Dans les grandes épidémies, la situation n'est plus la même. Les
populations sont terrifiées et ne réagissent plus ; l'autorité peut
faire alors à peu près ce qu'elle veut, dans l'intérêt de la santé
9/l0 REVUE DES DEUX MONDES.
publique. Aussi, est-ce en vue de ces circonstances exception-
nelles que les partisans de l'incinération ont d'abord demandé l'ap-
plication de leur méthode.
En 1883, au moment où le choléra venait d'éclater en Egypte
et menaçait l'Europe, la société de crémation, par l'organe de son
président, et le conseil municipal de Paris sollicitèrent l'autorisation
d'établir, dans les cimetières, des appareils crématoires destinés,
pour le moment, à ne fonctionner qu'en temps d'épidémie. Ce vœu
semblait assez rationnel ; mais ni le conseil municipal ni la société
de crémation ne s'étaient rendu compte des difficultés que son
application présenterait dans la pratique. Personne ne s'était de-
mandé combien il faudrait construire de fours et à quelle dépense
on se trouverait entraîné. C'est cependant un calcul facile à taire,
en s'appuyant sur l'expérience du passé.
Lorsqu'une épidémie sérieuse éclate dans une ville, elle atteint
rapidement son apogée, et pendant quelques jours la mortalité est
excessive. Le nombre des décès est parfois décuplé. Cette proportion
a même été dépassée, à Paris, pendant l'épidémie de 1832. Le 9 dé-
cembre, il mourut du choléra Sih personnes et la population n'était
alors que de 945,698 âmes. Aucune mesure de prévoyance n'avait
été prise en vue d'une pareille catastrophe. Le service des pompes
funèbres fut promptement débordé et les enterremens réguliers ne
furent plus possibles. Paris présenta alors l'aspect le plus lugubre.
Les nuits surtout étaient sinistres. De grands feux allumés dans les
carrefours projetaient des lueurs d'incendie sur les maisons voi-
sines. Dans les rues désertes on voyait passer des tapissières, des
tombereaux et des fourgons d'artillerie. Au bruit qu'ils faisaient
en roulant sur le pavé, on sortait des maisons pour déposer les
cadavres dans ces voitures qui les emportaient aux différens cime-
tières. De profondes tranchées y avaient été creusées à l'avance ;
les morts y étaient couchés côte à côte et recouverts d'une légère
couche de chaux vive sur laquelle on amoncelait la terre préala-
blement rejetée sur les côtés.
Ces inhumations collectives ont souvent été depuis imposées par
la nécessité. Quand on entre dans le cimetière de Toulon, où les
dernières épidémies de choléra ont été particulièrement meur-
trières, on y voit de longs tumuli parallèles dont chacun corres-
pond à l'une d'elles et en porte la date sur un écriteau. Les bières
y ont été déposées côte à côte, et c'est le seul moyen pratique
quand la mortalité est considérable. Ce qu'il y a d'urgent, en pa-
reil cas, c'est d'en finir promptement avec les morts : on sait ce
qui advint à Marseille, pendant la peste de 1720, pour avoir mé-
connu ce précepte. L'inhumation seule permet de s'y conformer.
LA CREMATION. Qlll
La crémation demande trop de temps. Il faut espérer que nous
ne reverrons plus de mortalité comme celle de 1832, parce que le
choléra diminue de violence à chaque épidémie; mais si nous étions
appelés à en subir une plus faible de moitié, nous verrions encore des
journées de plus de mille décès, et cinquante fours ne suffiraient pas
pour brûler les morts. D'après ce qu'a coûté celui du Père-Lachaise,
on peut évaluer la dépense qu'il faudrait inscrire au budget muni-
cipal, — et ces dépenses devraient être faites à l'avance, — car de
pareilles installations ne s'improvisent pas et le choléra tombe sur
un pays comme la loudre. En admettant que le conseil municipal
de Paris ne recule pas devant les frais, il ne trouverait vraisem-
blablement pas d'imitateurs. Pas une autre ville ne consentirait à
s'imposer des sacrifices aussi considérables, en vue d'une éventua-
lité à laquelle on espère toujours échapper et pour se garantir d'un
danger qu'on serait en droit de qualifier d'imaginaire, en s'ap-
puyant sur l'opinion des médecins les plus autorisés.
M. Brouardel, dans le rapport qu'il a adressé, le 17 août 1883,
au conseil d'hygiène et de salubrité de la Seine, sur la crémation
dans les cimetières de Paris, en temps d'épidémie, s'exprime de
la façon suivante : « Il n'est pas démontré qu'une fois inhumé, un
cadavre de cholérique puisse être un agent de propagation de cette
maladie. Nous n'avons pas trouvé une seule observation signalant
ce fait. Que le corps soit détruit par le feu, ou lentement par la
combustion dans le sein de la terre, le résultat définitif semble
donc le même; on ne peut pas invoquer le danger de l'inhumation
des cholériques pour faire adopter la nécessité de la crémation de
leurs cadavres. )>
M. Brouardel fait observer, de plus, qu'en temps d'épidémie la
crémation ne peut pas être précédée de l'autopsie et de l'exper-
tise qu'on regarde comme indispensables, et cependant le choléra
est la maladie qu'il est le plus facile de confondre avec les empoi-
sonnemens par l'arsenic, par le sublimé et par certains alcaloïdes.
Les criminels le savent bien ; tout fait supposer qu'ils en profitent
et il serait fâcheux de leur donner une chance d'impunité de plus.
L'emploi de la crémation sur les champs de bataille compte des
partisans même parmi les personnes qui la verraient avec regret
se généraliser dans les conditions ordinaires. Ils peuvent invoquer
de nombreux exemples en faveur de leur opinion. On a souvent été
conduit à brûler les morts, même dans les guerres récentes.
En 1812, les Russes ont détruit par le feu les monceaux de
cadavres que la grande armée laissait derrière elle dans sa funèbre
retraite. En 181 /i, les Allemands transportèrent à Montfaucon les
corps des 4,000 soldats tués dans cette afiaire et les y firent brûler
942 REVUE DES DEUX MONDES.
pour prévenir l'infection qui allait se produire aux portes de Paris.
L'opération dura quatorze jours.
La crémation s'est une troisième fois associée à nos désastres.
Après la bataille de Sedan, on avait enfoui les morts dans des
fosses remplies jusqu'à fleur de terre. Au printemps suivant, sous
l'influence des premières chaleurs, des exhalaisons infectes s'en
échappèrent, et le gouvernement belge, d'accord avec les auto-
rités françaises, nomma une commission pour* étudier les moyens
de prévenir ce danger. Celle-ci ne trouva rien de plus sur, de plus
expéditif et de plus économique que l'emploi du feu. M. Gréteur,
le chimiste chargé de cette besogne, y procéda sur place et sans
exhumation, en versant dans les fosses du goudron de houille qui
s'insinuait jusque dans leur profondeur, et en y mettant le feu. Ce
moyen réussit d'une façon complète. Les Allemands voulurent aussi
puriher par les flammes les champs de bataille des environs de
Metz; mais, après quelques essais infructueux, ils y renoncèrent.
Ils ont du reste de la répugnance pour ce mode de destruction.
Lors des opérations faites par M. Gréteur sous les murs de Sedan,
ils s'opposèrent à ce qu'on appliquât les mêmes procédés aux
corps de leurs compatriotes.
Les Anglais, dans les guerres de l'Inde, ont habituellement re-
cours au feu pour détruire les cadavres, et cela se conçoit dans
un pays aussi chaud et aussi insalubre. Pendant la lutte terrible
qu'ils ont eu à soutenir contre les cipayes révoltés, ils allumaient
de grands feux après chaque afïaire et y faisaient jeter les morts
par les prisonniers. Enfin, les Serbes dans leur dernière guerre
contre les Turcs ont eu souvent recours au même moyen.
Ge sont là, je crois, les seuls cas dans lesquels on ait eu recours
à la crémation en temps de guerre, et les circonstances justifiaient
pleinement son emploi. En Russie, sous les murs de Paris comme
à Sedan, les hostilités avaient cessé et on disposait des .moyens né-
cessaires pour procéder sans précipitation à ces opérations délicates.
En serait-il de même en cours de campagne, au miheu des opéra-
tions rapides, des collisions gigantesques d'une guerre européenne?
Les partisans de la crémation le pensent. Ils ont même imaginé
des crématoires ambulans destinés à suivre les armées, comme
les fours de campagne. On en a vu figurer plusieurs à l'exposition
de Bruxelles, et celui du docteur Hyacinthe Kuborn y a surtout été
remarqué. C'est une grande caisse métallique contenant tout l'ap-
pareil à incinération, montée sur un châssis à deux essieux suscep-
tibles de s'adapter à des roues de chemins de fer, ou a des roues à
jantes plates pour circuler sur les voies ordinaires.
Ces crématoires ambulans sont très ingénieux sans doute, mais
LA CRÉMATION. 9^3
je ne les crois pas pratiques. 11 faudrait en traîner un trop grand
nombre à la suite des armées. La guerre prend des proportions de
plus en plus effrayantes. Le chiffre des combattans, la promptitude
des évolutions favorisée par les chemins de fer, la longue portée,
la précision, la puissance destructive des armes modernes, tout
conspire à rendre, dans l'avenir, les batailles aussi meurtrières
qu'elles seront rapides.
Personne ne peut prévoir ce qui se passera à la première colli-
sion. Les généraux qui sont appelés à commander les armées
n'osent pas eux-mêmes se prononcer à cet égard. Ce qu'il y a de
certain, c'est qu'il faut s'attendre à des pertes énormes de part et
d'autre. Le service de santé des armées, malgré les eflorts qu'il
fait depuis vingt ans pour se mettre à même de faire face à cette
éventualité, malgré les progrès qu'il a réalisés au matériel comme
au personne], n'est pas sûr de pouvoir suffire à toutes les nécessi-
tés du premier moment. 11 faudra pourtant bien s'occuper des bles-
sés avant de songer aux morts ; mais en admettant que les deux
services puissent marcher parallèlement, combien faudrait-il d'ap-
pareils crématoires pour accomplir, dans les délais convenables
leur funèbre besogne? Dans l'impossibilité de calculer ce qu'il y
aura de morts sur les champs de bataille de l'avenir, il faut prendre
pour base les affaires les plus récentes.
Dans les trois batailles qui se sont livrées autour de Metz les
ili, 16 et 18 août 1870, le grand état-major allemand a relevé les
pertes suivantes: les Français ont eu 3,790 morts, 19,470 blessés,
10,975 disparus; les Allemands: 10,8/i7 morts, 28,/i22 blessés,
1,587 disparus. Après ces fatales journées, l'armée qui est restée
maîtresse du champ de bataille et dont les pertes excédaient de
plus d'un tiers celles de l'autre, s'est trouvée en face de
62,529 hommes étendus sur trois champs de bataille distans de
quelques kilomètres. Il y avait dans le nombre 1/1,637 morts. Il
aurait fallu au minimum 150 crématoires ambulans pour les inci-
nérer dans l'espace de cinq ou six jours, qu'on peut considérer
comme l'extrême limite, surtout lorsqu'il s'agit de batailles livrées
pendant les chaleurs de l'été, comme celles que nous avons prises
pour terme de comparaison.
Ce funèbre convoi, dont l'aspect, pour le dire en passant, n'au-
rait rien de bien réconfortant pour nos jeunes troupes, occuperait
plus d'un kilomètre de voie ferrée et augmenterait, dans une pro-
portion inacceptable, les imjjedimenta qu'il faut diminuer à tout
prix dans les conditions de rapidité où la guerre se fait aujourd'hui.
Et puis, où placerait-on ces pesantes voitures? On ne pourrait évi-
demment les caser que dans les convois administratifs, et personne
I
9hll REVUE DES DEUX MONDES.
ne les laisserait passer avant le pain, les munitions, les réserves
d'ambulance, etc. Ils encombreraient les gares de chemins de fer
dans la zone des opérations et ne pourraient atteindre le champ de
bataille que lorsque l'armée l'aurait abandonné depuis plusieurs
jours. En arrivant sur ce terrain dévasté, le convoi de la crémation
n'y trouverait ni chevaux pour traîner ses immenses voitures, ni
personnel pour lui venir en aide ; la plupart du temps, le com-
bustible lui-même ierait défaut. Le commandement, j'en suis con-
vaincu, n'acceptera jamais, en France du moins, cette innovation
encombrante ; les généraux se contenteront comme autrefois d'en-
terrer les morts dans les tranchées et d'en finir le plus vite pos-
sible, pour continuer leur marche en avant.
En résumé, la crémation telle qu'on la pratique aujourd'hui,
avec ses appareils perfectionnés et les précautions dont on l'en-
toure, n'offre aucun inconvénient au point de vue de l'hygiène. On
a bien fait de l'autoriser et de donner toutes les facilités néces-
saires à ceux que la tombe épouvante et qui préfèrent être brûlés ;
mais il n'est pas à désirer que ce mode de destruction se généra-
Use et qu'il prenne la place de l'inhumation. Il faut éviter surtout
qu'on exerce une pression en sa faveur et que cette question de
sépulture ne devienne une affaire de parti et un prétexte pour
froisser les consciences.
On peut sans inconvénient livrer aux appareils crématoires les
sujets qui succombent dans les hôpitaux, sans avoir manifesté de
préférence, et quand ils ne sont pas réclamés. Cela diminue d'au-
tant l'encombrement des cimetières.
Il y aurait avantage à incinérer les sujets morts de maladies
contagieuses, si les familles y consentaient. Quant à l'emploi de
la crémation dans les épidémies, il n'est possible que lorsque
la mortahté est très faible, et ce cas rentre alors dans le précédent.
En ce qui a trait aux champs de bataille, je crois qu'il faut y re-
noncer, au moins pendant le cours des opérations.
Jdles Rochard.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 avril.
Si les partis qui divisent la France n'étaient pas éternellement in-
corrigibles; si ceux qui les représentent au Palais-Bourbon et au Luxem-
bourg ne perdaient pas tout sentiment de la réalité dans l'atmosphère
factice qu'ils se créent dès qu'ils sont réunis; s'ils gardaient à demi
le don de voir clair autour d'eux, de démêler la vérité des sentimens
publics, ils s'apercevraient bien vite que depuis six mois, depuis les
élections dernières, ils ont perdu leur temps.
Ils l'ont assez misérablement perdu parce qu'ils n'ont su que recom-
mencer leurs œuvres vaines. Les plus hardis, qui sont toujours les
radicaux, ont essayé de ressaisir l'ascendant qu'ils sentaient leur
échapper. Les timides, les prudens, qui sont toujours les modérés, ont
craint de se montrer impatiens et d'être suspects de réaction. Les ha-
biles ont louvoyé. Les uns et les autres ont tout paralysé par leurs
divisions et leur impuissance. Ils n'ont su, dans ces derniers cinq mois
de session, ni avoir une politique ni répondre aux vœux du pays, si
bien que les vacances de six semaines qu'ils viennent de se donner
pour se reposer de ce qu'ils n'ont pas fait, ressemblent à un soulage-
ment. C'est peut-être triste à avouer pour ceux qui gardent le senti-
ment viril des libertés parlementaires, mais c'est ainsi; on ne retrouve
une certaine tranquillité, une tranquillité apparente et intermittente,
si l'on veut, que lorsque les chambres sont séparées : au moins, pen-
dant ce temps, on n'a pas les crises ministérielles pour les raisins
secs, les interpellations qui ne font qu'embarrasser les affaires, les
invalidations qui ne sont que des iniquités de parti, le spectacle per-
pétuel des incohérences de majorité et des faiblesses de gouverne-
ment. On respire ! C'est l'histoire d'aujourd'hui. Au lieu de s'épuiser en
débats décousus et stériles, les députés vont dans leurs conseils géné-
raux, où ils peuvent retrouver l'induence calmante du pays. M. le pré-
TOME xcviii. — 1890. 60
Qh6 REVUE DES DEUX MONDES.
sident de la république lui-même profite de l'occasion pour reprendre
le cours de ses voyages. Il va en Provence, il doit aller faire sa visite à
la Corse; il est toujours sûr d'être bien accueilli, parce qu'on voit en
lui le représentant de la France. Le monde ofliciel et parlementaire,
dispersé depuis quinze jours, a encore deux ou trois semaines de
liberté. Rien de mieux, c'est la trêve de Pâques ; mais ce n'est évi-
demment qu'une trêve, un répit qui finira le jour où sénateurs, dé-
putés et ministres, revenus de leurs voyages ou de leurs provinces, se
retrouveront en présence de tout ce qu'ils ont laissé en suspens, des
problèmes de politique, de finances, de commerce, d'ordre moral, qui
sont restés sans solution. La question est de savoir si les vacances, qui
sont venues à propos nous donner quelques semaines de tranquillité,
auront été une occasion de réflexions salutaires pour ceux qui peuvent
avoir une influence sur les affaires publiques.
Jusqu'ici on a passé cinq mois à s'agiter, à invalider, à aller du mi-
nistère Tirard au ministère Freycinet sans plus de résultat. On n'a rien
fait, c'est évident, et on ne pouvait rien faire, parce qu'on s'est obstiné
à méconnaître la signification intime et vraie des élections dernières,
parce qu'au lieu de s'inspirer du mouvement d'opinion qui venait de
se manifester, on a voulu rajuster à tout prix une vieille majorité, pro-
longer le régne d'une politique malfaisante et épuisée. S'il y a cepen-
dant un fait clair et sensible, c'est que ces élections dernières, d'où
tout découle, ont créé une situation nouvelle, et que, dans cette situa-
tion nouvelle, on ne peut rien, on ne peut pas surtout avoir un gou-
vernement sérieux si on ne tient compte des vœux du pays, des
forces modérées et modératrices révélées par le scrutin universel. Le
fait positif, c'est que dans ce parlement nouveau sorti du dernier scru-
tin, il y a les élémens de combinaisons nouvelles qui en sont peut-être
encore à s'essayer, qui n'en sont pas moins possibles et deviendront
nécessaires. C'est là le problème auquel on n'échappera pas un jour
ou l'autre. C'est justement aussi ce qui donne un intérêt particulier à
ce programme récemment publié par un certain nombre de députés
de l'opposition conservatrice. Est-ce un programme précis et définitif?
le groupe de députés disposés à se rallier au nouveau manifeste s'ap-
pelle-t-il la droite indépendante, la droite constitutionnelle, ou même
la droite républicaine, comme le voulait, il y a déjà des années, un
homme à l'esprit résolu, mort prématurément, M. Raoul Duval? Peu
importe le nom, l'étiquette ne fait rien à l'affaire. Ce qu'il y a d'essen-
tiel et de significatif, c'est cette révélation avérée, cette sorte de con-
statation authentique de l'existence d'un groupe parlementaire auquel
se rallient des hommes comme M. Piou, M. Hély d'Oissel et bien d'au-
tres, qui entreprend de donner à la politique conservatrice une expres-
sion nouvelle, une forme plus pratique. Les « indépendans » du nou-
veau groupe mettent toujours sans doute les intérêts conservateurs au
REVUE. — CHRONIQUE. 947
premier rang dans leur programme, ils ont été élus pour les défendre :
c'est précisément pour mieux en assurer la défense pratique qu'ils
n'hésitent pas à entrer, pour ainsi dire, dans la légalité existante, sans
marchander avec la force des choses, sans mettre en doute les « insti-
tutions établies. » Leur dessein, ils ne le cachent pas, est « d'aider à
la formation dans l'avenir d'une nouvelle majorité de gouvernement, »
de s'abstenir de toute « opposition systématique, » de « seconder les
tentatives de ceux qui essaieraient de donner satisfaction aux griefs
de l'opinion. » C'est après tout la politique de la raison, de la néces-
sité, et, on le remarquera, c'est la politique de tous les modérés qui,
rapprochés sur ce terrain, appuyés sur le pays, représentent ensemble
une force avec laquelle on sera bien obligé de compter.
Les « indépendans, » puisqu'ainsi on les nomme, devaient bien s'y
attendre : ils n'ont pas tardé à essuyer le feu des partis extrêmes, ils
n'ont rencontré dès leur premier pas que des contradictions, des raille-
ries et même quelques colères mal contenues dans les camps les plus
opposés. Les uns les ont accusés de manquer à leur mandat conserva-
teur, de passer à la république, d'être des schismatiques, des défec-
tionnaires, de recommencer les aventures ou plutôt les mésaventures
du centre gauche ; les autres raillent leur timidité et les accusent de
n'être que des républicains attardés, et honteux de n'entrer qu'avec des
arrière-pensées et un déguisement dans la république, pour la trahir.
C'est tout simple, c'était inévitable.
Il est clair que le manifeste des « indépendans » n'a pas eu de suc-
cès parmi les conservateurs partisans de toutes les monarchies, qui
mettent au-dessus de tout la forme de gouvernement, ([ui ont pour
premier mot d'ordre la guerre irréconciliable et implacable à la répu-
blique et aux républicains, aux plus modérés comme aux radicaux;
mais enfin, à quoi a-t-elle servi, cette politique de l'irréconciliabilité
et de l'inféodation à une forme de gouvernement? Depuis vingt ans,
ces conservateurs, doctrinaires ou polémistes passionnés, sont à
l'œuvre. Ils ont été longtemps au pouvoir. Ils se sont épuisés en efforts
inutiles pour des restaurations toujours fuyantes, toujours impossibles,
parce que, s'ils se rapprochent dans leurs opinions conservatrices, ils
sont divisés par les conflits dynastiques. Ils ont essayé de tout, même,
récemment, d'une alliance hasardeuse, inavouable, où ils ont risqué la
bonne renommée de leur parti. Ils n'ont réussi à rien, si ce n'est à mon-
trer l'impuissance de leur politique. Et puis, vraiment, n'y a-t-il pas
une certaine naïveté dans cette tactique obstinée des conservateurs, ad-
versaires de toutes les transactions? Qu'ils le veuillent ou qu'ils ne le
veuillent pas, ils ne sont pas moins sous la république et dans la répu-
blique. Ils sont dans les assemblées, dans les conseils généraux, dans
les conseils locaux. Ils supportent le poids de « l'institution existante, »
ils en subissent les lois et les duretés; ils paient leurs impôts à la ré-
958 REVUE DES DEUX MONDES.
publique. Ils ont, bon gré mal gré, tous les inconvéniens du régime, et
ils s'en refusent les avantages! Ils se mettent quelquefois dans l'im-
possibilité de défendre utilement les intérêts conservateurs qui leur
sont justement chers, tandis que cette politique plus modeste, plus
pratique, avouée aujourd'hui par les « indépendans, si elle eût été sui-
vie résolument depuis longtemps, eût sans doute bien mieux servi ces
intérêts. Ce qu'il y a de curieux, c'est que ces malheureux « indépen-
dans, « suspects aux conservateurs à outrance, ne le sont pas moins
aux républicains eux-mêmes. Les radicaux n'ont pas assez de foudres,
assez de railleries contre ces modérés qui ont la naïveté d'invoquer la
garantie des « institutions existantes. » De même que certains conser-
vateurs se retranchent dans un non possumus perpétuel, ces républi-
cains privilégiés ont leur forteresse dont ils prétendent garder les
portes. Pour eux, la première chose à faire, si on veut entrer dans le
régime, c'est d'abdiquer toute indépendance, de souscrire aux lois sco-
laires, à la loi militaire, de subordonner la volonté de la France elle-
même à leur orthodoxie. Le premier article de leur programme, c'est
que la république est au-dessus de tout, même au-dessus des votes du
pays, et la république se résume dans une domination de secte. Hors
de là, il n'y a place pour personne, ni pour libéraux, ni pour conserva-
teurs, pas plus pour M. Léon Say que pour M. Piou. A la bonne heure,
on ne s'attendait pas à moins!
En réalité, que signifie tout ce tapage soulevé un moment dans le
monde où on s'agite par le récent manifeste des « indépendans ? » Ces
contradictions mêmes prouvent que l'acte de modération sensée ac-
compli par des hommes de bonne volonté a frappé juste et lui donnent
tout son caractère. Il ne répond pas aux impatiences et aux exigences
des partis extrêmes, c'était à prévoir. Il est né du sentiment de cette
situation nouvelle créée par les élections dernières; il répond à ce
mouvement d'opinion qui s'est manifesté, qui se manifeste encore un
peu partout, à cet instinct profond du pays qui a dit aussi clairement
qu'il le pouvait, qu'il ne voulait ni révolution ni politique révolution-
naire et sectaire dans la république, qu'il ne demandait que l'apaise-
ment, l'ordre dans ses affaires morales comme dans ses finances. C'est
là tout et c'est assez, si les modérés de toutes nuances, qui sont plus
nombreux qu'on ne le croit, savent se conduire. Ce qu'ils ont de mieux
à faire aujourd'hui, tous ces modérés encore un peu épars, assez dis-
posés à se rallier, c'est de ne se laisser décourager ni par les raille-
ries, ni par les prétentions des partis, de se refuser à toutes les com-
plicités périlleuses; c'est de maintenir avec fermeté la position qu'ils
ont prise en s'appuyant sur l'opinion et le pays.
Au milieu de ce bruit de polémiques, de ces questions stériles qui
l'occupent, la divisent et l'épuisent, cependant, la France, sans y son-
ger, serait-elle près de recommencer quelque campagne coloniale?
REVUE. — Clir.ONTQlE. 9Û9
Va-t-elle, encore une fois, céder à cet instinct qui pousse les grandes
nations européennes à se jeter sur les continens inexplorés, dans les
déserts africains, à la recherche d'une extension de puissance ou d'in-
lluence? Pour aller droit au fait, serions-nous sur le point de voir re-
naître, à propos du Dahomey, les beaux jours du Tonkm?
Cette question imprévue et bizarre, elle a fait une petite apparition
dans nos débats parlementaires, à la veille des vacances; elle repa-
raîtra sûrement au retour des chambres. Évidemment, il se prépare
quelque chose dans cette partie occidentale de l'Afrique qui s'appelle la
côte des Esclaves, non loin des bouches du Niger, dans ce golfe de Bé-
nin où la France a, comme d'autres puissances, comme l'Angleterre,
comme l'Allemagne elle-même, quelques postes, quelques factoreries.
La France a vécu longtemps en paix sur cette côte, établie dans le petit
poste de Kotonou, exerçant une sorte de protectorat sur le petit État de
Porto-Novo, entretenant des relations, consacrées par des traités, avec
le royaume plus vaste du Dahomey, qui s'étend à l'intérieur. On ne
parlait guère du Dahomey, lorsqu'il a plu à ce petit potentat nègre, qui
se livre à des sacrifices humains dans son royaume et a une armée
fantastique d'amazones, de se jeter sur nos possessions, de renier ses
traités, de contester nos droits, notre protectorat à Porto-Novo. La
France s'est bornée d'abord à temporiser, en repoussant toutefois les
agressions des bandes armées qui ont assailli nos postes. Elle a eu
même la condescendance d'envoyer dans la capitale du Dahomey, à
Abomey, le gouverneur de nos possessions, qui a été berné, humilié et
n'a rien obtenu. La guerre a recommencé, avec tout son cortège de
pillages, d'incendies, de razzias, enlevant femmes, vieillards, enfans,
destinés à d'horribles holocaustes. C'est alors que le gouvernement
français s'est cru obligé de prendre des mesures plus énergiques. Il
avait envoyé déjà quelques compagnies de tirailleurs sénégalais qui,
sous un vigoureux officier, se sont bravement conduits. Ces jours
derniers, il vient d'expédier une petite escadre, pour appuyer la
défense de nos postes et mettre le blocus devant la côte des Es-
claves, de façon à interdire les débarquemens d'armes. Un premier pas
est donc fait dans la voie des opérations de guerre. Que fera-t-on mainte-
nant? Se contentera-t-on d'assurer la protection de nos postes, de nos
nationaux, de nos cliens, de réprimer les insultes des hordes daho-
méennes? Se décidera-t-on à organiser une véritable expédition, à pé-
nétrer dans le Dahomey, à procéder, comme l'a dit le sous-secrôtairo
d'État des colonies, « non par de petits efforts successifs, mais par un
effort vigoureux et décisif, d pour mettre à la raison un roi barbare?
C'est la question que les chambres auront à résoudre.
Que les pouvoirs publics français tiennent à sauvegarder nos inté-
rêts, la dignité du drapeau et même, s'ils le peuvent, à mettre un terme
à ces boucheries des sacrifices humains accomplis aux portes de nos
950 REVUE DES DEUX MONDES.
possessions, rien certes de plus naturel, de plus légitime. On sait, d'un
autre côté, comment ces expéditions s'engagent, on ne sait jamais com-
ment elles finissent, ce qu'elles peuvent coûter dans ces régions meur-
trières, dans des pays où l'on est entraîné, sans le vouloir, à la conquête,
où la seule garantie est le plus souvent l'occupation à main armée. On
pourra se prêter à ce qui sera strictement nécessaire; on ne se prêtera
sûrement pas à recommencer le Tonkin au Dahomey. C'est assez d'une
fois. — Chose curieuse cependant que cette sorte d'assaut livré à l'heure
qu'il est de toutes parts au continent africain ! Tandis qu'à l'Occident
la France en est encore à délibérer sur une campagne dans le Daho-
mey, voilà, à l'Orient, l'Angleterre et l'Allemagne récemment alliées
pour attaquer le continent noir par Zanzibar, maintenant tout près de
se quereller pour une conquête bien incertaine. Il y a même des inci-
dens presque comiques. L'Angleterre multipliait naguère les efforts
pour délivrer Emin-Pacha, qu'on croyait perdu ou captif dans l'Afrique
équatoriale. Aujourd'hui, Emin-Pacha, qui a été retrouvé et ramené
presque malgré lui, sur qui l'Angleterre comptait, passe au service de
l'Allemagne et reprend le chemin des grands lacs avec la mission
d'assurer la suprématie allemande dans l'Afrique équatoriale. Les
Anglais ne voient pas sans ombrage et sans dépit cette extension de
la puissance allemande qu'ils ne peuvent pas arrêter comme ils ont
arrêté les malheureux Portugais; ils poussent les hauts cris! L'Alle-
magne laisse crier les Anglais ; elle poursuit sa marche, reprenant
plus que jamais, à ce qu'il semble, l'exécution de sa politique colo-
niale, qui paraissait un peu interrompue.
Après cela, il faut l'avouer, l'Afrique est loin, et ces démêlés africains
se perdent un peu dans le tourbillon européen, dans ce vaste mouve-
ment où l'Allemagne est engagée, dont la disparition de M. de Bismarck
n'a été qu'un des incidens. Ce qui se passe sur la route du lac Nyanza
pâlit un peu devant cette transformation qui s'accomplit à Berlin même,
qui n'a sûrement pas dit son dernier mot. Les changemens qui vien-
nent de se réaliser dans l'empire allemand ne sont, en effet, d'après
toutes les apparences, qu'un commencement. Le premier acte est joué.
M. de Bismarck, après toutes les péripéties intimes qui paraissent avoir
précédé sa retraite, a définitivement regagné Friedrichsruhe, escorté
par les ovations qui l'ont suivi de Berlin jusque dans ses forêts du
Lauenbourg. Il a trouvé partout des députations empressées à le com-
plimenter, et il aurait, à ce qu'on assure, semé sur son chemin bon
nombre de mots plus ou moins piquans, plus ou moins significatifs.
Tantôt il aurait dit qu'il était vieux, qu'il avait quitté la scène, qu'il ne
lui restait plus maintenant qu'avoir la pièce de sa loge; tantôt il aurait
laissé entrevoir qu'il pourrait bien un jour ou l'autre reparaître au
Reichstag. On ajoute môme que dans un dialogue familier avec des
employés de chemins de fer, il aurait laissé échapper quelques paroles
REVUE. — CHRONIQUE. 951
humoristiques qui allaient sans doute à une autre adresse, sur le dan-
ger de déchaîner la vapeur et de trop aller de l'avant. Tous ces mots
plus ou moins vrais et d'autres encore ne sont plus que des détails.
L'homme s'est éclipsé, et avec l'homme, c'est une politique qui a dis-
paru. L'empereur Guillaume II reste seul, occupant la scène, impatient
de mettre la main à tout et demeurant une énigme pour ses contempo-
rains, pour l'Allemagne comme pour l'Europe.
Quels seront les résultats de cette action souveraine qui ne connaît
ni conseils ni limites? Que deviendra ce régne après de si bruyans dé-
buts? On ne peut rien prévoir. Une seule chose est certaine, c'est que
cet empereur émancipé se jette dans l'inconnu avec une étranro déci-
sion et ne paraît nullement disposé à s'arrêter. Il va devant lui, éton-
nant chaque jour le monde par quelque hardiesse nouvelle. A peine
la conférence réunie par ses soins à Berlin a-t-elle clos ses délibéra-
tions plus platoniques que pratiques, il a fait exposer dans le Monileur
de l'empire un véritable programme de réformation sociale. A entendre
son langage sur ceux qui souffrent, sur les revendications ouvrières,
sur les classes nouvelles, sur ce « quatrième état, » qui à son tour as-
pire à monter sur la scène, on le prendrait pour un chef de révolution.
On pourrait s'y tromper, si on ne sentait aussitôt que celui qui parle
ainsi entend rester le maître et l'arbitre de tout, que, dans sa pensée,
la royauté est la souveraine régulatrice qui tient la balance. Pour lui,
les partis doivent disparaître. Il le dit : « Il faut qu'ils enterrent leurs
armes de combat, qu'ils renoncent à se disputer le pouvoir, et qu'ils se
groupent autour du protecteur de toutes les classes de la société, au-
tour de celui qui porte la forte et puissante couronne. » C'est fort bien !
la difficulté sera peut-être de concilier tout cela, ce monarque qui peut
tout, qui prétend décider de tout et les masses populaires qui ne pa-
raissent pas se détourner de leur but, qui se mettent partout en grève,
qui s'associent plus que jamais à un mouvement universel de socia-
lisme. Ce qu'il y a de plus caractéristique peut-être encore, c'est que
ce jeune empereur ne se borne pas à se faire le César des ouvriers; il
vient, par un nouveau rescrit, de porter une main hardie sur la no-
blesse militaire et ses privilèges, sur la constitution exclusive du corps
d'officiers. Il ouvre la carrière des grades militaires aux fils des bour-
geois, et ici encore, à la vérité, il laisse percer son arrière-pensée ; il
ouvre la porte aux u fils de familles bourgeoises — qui aiment le métier
de soldat et qui nourrissent des sentimens chrétiens. » Tout se mêle dans
cet esprit tumultueux, enivré de pouvoir et de mouvement. On a raconté
jadis que le pape Pie IX, ce grand et naïf précurseur des révolutions
de 1848, se comparait lui-même à un enfant qui, ayant vu un magicien
faire apparaître ou disparaître le diable à volonté, avait voulu l'imiter;
malheureusement l'enfant, après avoir évoqué le terrible fantôme, avait
952 REVUE DES DEUX MONDES.
oublié le secret magique pour le chasser. C'est peut-être aussi l'histoire
des empereurs trop volontaires !
Tel est l'état du monde qu'il n'est guère aujourd'hui, du nord au
midi, un pays qui n'ait ses ébranlemens, ses embarras, ses difficultés
de vivre. La Russie elle-même avait récemment ses troubles universi-
taires qui, sans être précisément dangereux, dénotent cependant une
certaine effervescence mal définie et paraissent préoccuper le gouver-
nement du tsar. A l'extrémité opposée du continent, au-delà des Pyré-
nées, à Madrid, à Lisbonne, les affaires se compliquent d'incidens
inattendus, de scissions violentes. Bref, il y a un peu partout assez d'élé-
mens discordans pour qu'on puisse encore s'attendre à de l'imprévu.
; Évidemment, tout devient, depuis quelques jours, assez obscur, assez
difficile à Madrid. La paix intérieure de l'Espagne, sans être jusqu'ici
absolument menacée, paraît assez précaire. Le ministère présidé de-
puis quatre ans par M. Sagasta, et si souvent renouvelé, quoique tou-
jours sous le même chef, a fini par se faire une situation de plus en
plus contestée, de plus en plus laborieuse entre les partis. Il ren-
contre des oppositions passionnées, qui se manifestent sous des
formes redoutables. Le chef du cabinet, M. Sagasta, a eu, à la vé-
rité, il n'y a que quelques jours, un succès qu'il a poursuivi avec une
patiente obstination, qui semblait prouver qu'il restait toujours maître
du congrès. Il a réussi à obtenir de la docilité peu convaincue de beau-
coup de ses amis et de la lassitude de ses adversaires de l'opposition
le vote d'une réforme électorale qui va jusqu'à l'établissement du suf-
frage universel en Espagne, — un suffrage universel mitigé, réglementé,
assez compliqué, mais enfin le suffrage universel! C'était la partie de
sa politique à laquelle M. Sagasta tenait le plus, c'était aussi, à ce qu'il
semble, la rançon de ses alliances avec le libéralisme le plus avancé,
avec les républicains modérés. Il a fini par amener le congrès à son
opinion. Il ne lui restait plus, pour couronner son œuvre, qu'à con-
vaincre le sénat. Il comptait évidemment réussir au sénat comme au
congrès, lorsque, sur ces entrefaites, il s'est trouvé en face d'un de ces
incidens qui sont précisément le signe des situations tendues.
A dire vrai, M. Sagasta, depuis qu'il est au pouvoir, n'a pas été tou-
jours habile dans ce qu'on pourrait appeler sa politique militaire. Il a
usé déjà trois ou quatre ministres de la guerre et il n'a cessé de flotter
entre toutes les résolutions, entre tous les systèmes. Il a laissé s'agiter
autour de lui toute sorte de projets de réformes faits pour ébranler
l'organisation de l'armée. Tout récemment, il laissait passer au con-
grès une proposition qui ne tendait à rien moins qu'à diminuer ou à
subordonner les commandemens militaires dans les Antilles. Le mal-
heur de toutes ces propositions, de cette politique décousue, a été de
mettre l'incohérence dans les affaires de la guerre, de réveiller les sus-
r
REVUE. — CHRONIQUE. 953
ccptibilités militaires, de diviser peut-être, d'offusquer et d'irriter en-
core plus les chefs de l'armée. Qu'est-il arrivé ? L'animadversion a
fini par éclater. 11 n'y a que quelques jours, un chef militaire, juste-
ment un de ceux qui ont le plus contribué, il y a quinze ans, à la res-
tauration du roi Alphonse, le général D. Luis Daban, a pris sur lui
d'écrire une lettre confidentielle à quelques-uns de ses compagnons de
l'armée pour leur demander leur concours contre des projets qu'il ju-
geait dangereux. Cette lettre n'avait pas sans doute le caractère abso-
lument révolutionnaire qu'on lui a prêté; elle ne parlait que de moyens
légaux à employer pour sauvegarder les droits de l'armée. L'auteur
n'avait aucun commandement actif, — il était de plus sénateur et c'est
comme sénateur qu'il prétendait défendre l'intégrité des institutions
militaires. Par elle-même, néanmoins, il est bien certain que cette
lettre, malencontreusement mise au jour, ressemblait à une propagande
d'hostilité et d'indiscipline qui n'avait rien de militaire. Le gouverne-
ment s'en est ému, et il s'est décidé à infliger au général Daban deux
mois de forteresse ; mais le général Daban était sénateur, et le mi-
nistère s'est trouvé plein de perplexité. Il n'a trouvé rien de mieux que
de demander au sénat l'autorisation d'envoyer le général Daban aux
arrêts. C'est ici que tout s'est compliqué, que la question militaire est
devenue une question politique, parlementaire.
Le danger, en effet, était de provoquer un débat public difficile à
limiter, de livrer à des controverses nécessairement passionnées toutes
ces questions délicates de la discipline militaire et de l'inviolabilité
parlementaire, du droit ministériel et de l'indépendance de l'officier
sénateur ou député. A peine cette lutte a-t-elle été ouverte, tout le
monde s'y est précipité. Au congrès, le général Cassola a violemment
mis en cause le ministre de la guerre, le général Bermudez de Reina,
et le président du conseil lui-même, en contestant la légalité de leur
action disciplinaire. Au sénat, les militaires les plus marquans, le
général Martinez Campos en tête, le général Jovellar, qui a récemment
donné sa démission de président du tribunal suprême de la guerre, le
général Primo de Rivera, les principaux chefs de l'armée, ont pris la
défense du général Daban. On le remarquera : les plus ardens à sou-
tenir le général Daban n'ont pas précisément défendu la lettre qui a
provoqué tout ce bruit; ils n'ont mis en doute ni la nécessité de l'obéis-
sance militaire, ni les devoirs de la discipline, ni même, d'une ma-
nière générale, les droits du gouvernement. L'habile chef conserva-
teur, M. Canovas del Castillo, en intervenant avec une éloquente auto-
rité dans les débats du congrès, s'est gardé de compromettre son parti
pour la défense des généraux trop mêlés à la politique. On a accusé le
ministère d'avoir manqué de jugement et de mesure, d'avoir fait trop
ou trop peu. On lui a dit que. si la lettre du général Daban n'était
qu'une faute légère d'irréflexion ou d'imprudence, une simple admo-
95 /i REVUE DES DEUX MONDES.
nestation suffisait; que, s'il y avait une faute plus grave, un véritable
délit, c'était à un tribunal militaire de prononcer sur le coupable; que
dans tous les cas, par ses procédés, le ministère méconnaissait l'invio-
labilité parlementaire. Le ministère, il faut l'avouer, s'est défendu de
son mieux; il a maintenu son droit à l'égard du général Daban. Il n'a
pas moins accompli un acte bien singulier en commençant par infliger
une peine disciplinaire pour finir par aller demander au sénat la per-
mission d'aller jusqu'au bout de ses répressions, comme s'il doutait
de son droit.
Eh! sans doute, cette intervention des généraux dans la politique est
un fait toujours périlleux, quoique peu nouveau au-delà des Pyrénées.
Le mal est déjà ancien, il devient en certains momens d'autant plus
redoutable qu'il est contagieux; mais évidemment ce qui se passe de-
puis quelques jours à Madrid est en partie la faute du ministère, de sa
politique flottante et incohérente à l'égard de l'armée, de la direction
indécise et mobile qu'il a donnée aux affaires militaires. Qu'on remarque
bien que depuis trois ou quatre ans chaque nouveau ministre de la
guerre n'a été à peu près occupé qu'à défaire ce que son prédécesseur
avait fait, en subissant lui-même toutes les fluctuations de la politique.
Le résultat est un affaiblissement d'autorité malheureusement assez en-
courageant pour tous les mécontens. Aujourd'hui, l'éclat est fait! Les
choses en sont venues à ce point que, quel que soit le dénoûment des
débats qui s'agitent à Madrid, que le général Daban aille faire ses ar-
rêts ou qu'il ne les fasse pas, le ministère n'est pas moins atteint. On
ne peut guère échapper à une crise ministérielle dont tout le monde a
le pressentiment à Madrid. M. Sagasta paraît être au bout de son règne,
et quel que soit son successeur, il est certain qu'il héritera de bien des
difficultés accumulées dans les affaires espagnoles.
Depuis longtemps aussi le pays le plus voisin de l'Espagne, le Por-
tugal, ne s'était trouvé dans une situation plus délicate, qui pourrait
aisément devenir critique. Les élections qui viennent de s'accomplir,
les derniers actes inspirés au cabinet de Lisbonne par le scrutin d'hier
laissent entrevoir en partie cette situation. Il y a évidemment un cer-
tain ébranlement, des fermentations plus ou moins révolutionnaires,
des malaises qui commencent à devenir inquiétans.
Cet état a surtout deux causes: la première, la plus grave, est la vio-
lence que l'Angleterre a faite il y a trois mois à ce bon petit pays au sujet
des affaires d'Afrique et que le Portugal a été obligé de subir, comme
la faiblesse subit fatalement la loi de la force. Le Portugal, c'est bien
clair, ne pouvait résister à l'impérieux ultimatum anglais du 11 jan-
vier et braver les conséquences d'un conflit par trop inégal. Il a dé-
voré l'affront et ne l'a pas oublié ! L'opinion portugaise a gardé son
ressentiment qu'elle a manifesté de toute façon, autant qu'elle l'a pu.
Elle n'a pas seulement essayé de se dérober à l'influence anglaise en
REVUE. -— CHRONIQUE. 955
organisant spontanément une sorte de grève au détriment du commerce
britannique; on sent do plus qu'elle a gardé quelque rancune à son
gouvernement, — au ministère qui a essuyé la bourrasque et au minis-
tère qui s'est formé depuis, — de l'humiliation infligée à la fierté natio-
nale. Ces malheureuses circonstances enfin ont été exploitées par les
partis extrêmes, par les républicains, peu nombreux en Portugal, mais
ardens, qui se sont déchaînés contre le gouvernement, contre la monar-
chie elle-même en l'accusant d'avoir livré la dignité et les intérêts du
pays à l'étranger. Il est certain que l'épreuve était dure, surtout au dé-
but du règne d'un jeune souverain qui venait à peine de ceindre la cou-
ronne, du roi dom Carlos I". Lord Salisbury n'a probablement pas
calculé l'effet du coup qu'il allait porter à la sûreté de la monarchie
portugaise et à la paix intérieure d'un brave petit peuple. Une autre
cause de la situation difficile du Portugal, une cause qui a même pré-
cédé le conflit diplomatique avec l'Angleterre, a été la révolution du
Brésil. Il y a longtemps, sans doute, que tout lien est rompu entre le
Portugal et son ancienne colonie. Les événemens de Rio-de-Janeiro
n'ont pas moins retenti sur les bords du Tage. Ils ont réveillé les es-
pérances des républicains portugais, rendu l'audace aux propagandes
révolutionnaires, et le désastre des Bragance régnant à Rio-de-Janeiro
n'a pas laissé de paraître menaçant pour les Bragance régnant à Lis-
bonne. C'est dans ces conditions que les élections récentes se sont ac-
complies, et elles se sont nécessairement ressenties de toutes ces com-
plications.
Au fond, ce n'est pas que le scrutin soit défavorable au ministère
de M. Serpa-Pimentel qui s'est formé après l'acceptation de l'ultima-
tum anglais et qui a voulu consulter le pays. Le Portugal, avec les Açores
et les colonies, compte un peu plus de 150 députés, et, parmi les nou-
veaux élus, le ministère aurait déjà, dit-on, une majorité de près de
100 voix. La lutte cependant paraît avoir été vive dans les principales
^ilIes du royaume, à Porto, à Coimbre, à Setubal, à Santarem. Le res-
sentiment national s'est fait jour par la nomination de quelques hommes
comme le major Serpa-Pinto qui s'est récemment signalé dans les dé-
mêlés africains, et à Lisbonne particulièrement, trois républicains ont
été nommés ; les progressistes qui ont formé jusqu'ici un parti dynas-
tique ont fait cette fois alliance avec les républicains et ont eu, eux
aussi, un de leurs candidats élu à Lisbonne. Ils ont eu de plus une
trentaine de nominations dans les provinces. Que faut-il croire en dé-
finitive ? Ces élections, malgré la majorité qu'elles sembleraient assu-
rer au ministère Serpa-Pimentel, n'ont-elles qu'une signification dou-
teuse ? Le gouvernement lui-même a-t-il peu de confiance dans son
succès ? Toujours est-il que dès le lendemain, sans attendre la réunion
des cortés, il a pris l'initiative et la responsabilité d'une série de me-
sures qui ne sont pas, si l'on veut, un coup d'état, qui ne ressemblent
956 REVUE DES DEUX MONDES.
pas moins à des actes de dictature et de défense. En même temps qu'il
a créé un nouveau ministère de l'instruction publique sous le prétexte,
un peu naïf, d'éclairer le peuple portugais pour le préparer à exercer
utilement ses droits, il a promulgué toute une législation nouvelle de
répression sur la presse, sur les réunions. Il vient de fermer les cercles
républicains, les loges maçonniques. ;
Voilà bien des choses à la fois ! Le gouvernement a cru, sans doute,
à îa nécessité de se défendre, de défendre la monarchie. On peut aller
loin dans cette voie ! Si le gouvernement de Lisbonne rencontre des
résistances, si les protestations qui ont déjà commencé prennent un
caractère plus sérieux, que fera-t-il? C'est une expérience de plus qui
s'ouvre, elle peut être périlleuse pour la paix intérieure du Portugal,
pour la monarchie elle-même qui semble avouer ainsi qu'elle n'a d'autre
défense que la dictature contre des révolutions nouvelles !
en. DF, MAZADE.
LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE,
La liquidation de fin mars s'est passée dans les conditions les plus
favorables, comme nous le faisions prévoir à cette place il y a quinze
jours. Argent très abondant, nouvelles politiques rassurantes, bonne
tenue des places étrangères, découvert local à exploiter, tout contri-
buait à rendre possible un mouvement de hausse sur la rente fran-
çaise, immobile depuis trois mois aux approches du cours rond de
88 francs. Le report, qui était déjà très bas, a fait place à un déport
de 0 fr. 05 à 0 fr. 06; les spéculateurs, qui s'étaient mis à la baisse
sur les conséquences éventuelles de la démission de M. de Bismarck,
ont dû racheter. La réponse des primes s'est faite au-dessus de
88 francs, le cours de compensation a été établi à 88.50, et la progres-
sion s'est continuée jusqu'au cours de 89 francs, déjà dépassé dans la
Bourse du 12 courant.
Des achats considérables, en partie pour le compte de caisses pu-
bliques, ont aidé à cette avance si importante des cours de notre
grand fonds d'état, avance à laquelle se sont associés les deux autres
types de rente française, 3 pour 100 amortissable et k 1/2 convertis-
sable en 1893. La grande abondance des capitaux disponibles, et le
REVUE. — CIinONîQUE. 957
peu de goût que manifestent leurs détenteurs à courir les aventures,
sont les principaux facteurs de cette hausse et expliquent l'absence de
toute réaction après des poussées si brusques.
La Banque d'Angleterre a abaissé le taux de son escompte de h pour
100 à 3 1/2 pour 100. La période d'argent cher qui, chaque année,
coïncide avec les mois d'hiver, est maintenant close. La Banque a suffi-
samment reconstitué son encaisse métallique pour faire face aux de-
mandes éventuelles d'or pendant les mois d'été.
A Berlin, le marché financier s'est raffermi à la suite de la dernière
liquidation, qui, non moins laborieuse que les deux ou trois précé-
dentes, a cependant accusé une situation notablement engagée. Ses
valeurs minières et métallurgiques, ramenées à des prix raisonnables,
semblaient sur la voie d'une reprise modérée, mais le mouvement a
été enrayé par la baisse du prix des fers à Glascow. C'est en Angle-
terre en effet maintenant que la situation commerciale paraît peu
satisfaisante. Les statistiques du mois de mars, publiées par le Board
of Trade, ont apporté un réel démenti aux espérances fondées naguère
sur l'activité industrielle pendant le premier trimestre de 1890. Cette
déconvenue agit non-seulement sur le marché des fers, mais aussi sur
l'ensemble des valeurs minières qui se traitaient au Stock-Exchange,
les avis du Transvaal, pour les mines d'or, de Kimberley pour les dia-
mans, n'étant pas plus satisfaisans que ceux de Buenos-Ayres pour les
valeurs argentines.
Le gouvernement portugais émet à Paris, par l'intermédiaire de plu-
sieurs de nos principaux établissemens de crédit, un nouvel emprunt
de 63 millions de francs, dont le produit, annonce le prospectus, est
destiné à des travaux d'utilité publique. Le type adopté est l'obliga-
tion de 500 francs, rapportant 20 francs nets de tout impôt. Le prix
d'émission, 335 francs, fait ressortir un rendement de /j.60 pour 100.
C'est un fonds amortissable, l'obligation étant remboursable au pair
en soixante-quinze ans. Le 3 pour 100 perpétuel valant 6/i francs, il
faudrait 426 francs de ce fonds en capital pour obtenir un intérêt de
20 francs. La nouvelle rente k pour 100 ne présente donc qu'un avan-
tage difficilement appréciable sur l'ancienne. Ce cours même de 6/i francs
a été perdu quelques jours avant l'émission sur la nouvelle de l'émo-
tion causée à Lisbonne par la publication de récens décrets et de l'agi-
tation que le parti républicain s'efforce d'entretenir dans le pays.
L'Extérieure d'Espagne est restée assez ferme à 72.50, coupon tri-
mestriel détaché, malgré les violentes discussions auxquelles l'inci-
dent du général Daban a donné lieu au sénat, et la gravité des dé-
sordres qui ont éclaté à Valence à l'occasion du passage d'un agitateur
carliste.
En Portugal, comme en Espagne, les pouvoirs publics paraissent ré-
solus à opposer à la propagande républicaine et aux tentatives d'émeute
958 REVUE DES DEUX MONDES.
une énergique résistance, ce qui encourage la spéculation engagée sur
les fonds de ces deux pays à ne pas concevoir de trop vives appré-
hensions.
La rente italienne a été très vivement relevée, de 92.75 à 93.50, par
la nouvelle de la constitution, à Berlin, d'un syndicat composé de puis-
santes maisons de banque allemandes pour la négociation de nouvelles
valeurs italiennes. Le syndicat dont nous venons de signaler la forma-
tion aura pour objet le placement des rentes provenant de la caisse des
pensions et celui des obligations du Crédit foncier projeté.
La capitale de l'Autriche a été le théâtre de désordres assez graves
que la police, aidée des troupes, a eu quelque peine à réprimer, mais
dont il n'y a pas lieu d'appréhender le renouvellement. Aussi les fonds
hongrois se sont-ils très bien tenus et le k pour 100 s'est rapproché de
88 francs. D'importantes opérations financières sont en préparation,
notamment la conversion de rentes et autres valeurs rapportant encore
plus de k pour 100, Le gouvernement austro-hongrois poursuit son en-
quête sur les conditions du rétablissement de la valuta, c'est-à-dire du
retour aux paiemens en espèces.
La crise monétaire s'accentue dans la République Argentine. La
prime de l'or s'est élevée jusqu'à 190 et même 210 pour 100.
La souscription publique aux obligations de la Ville de Paris, ou-
verte le 29 mars dernier, a été couverte un très grand nombre de fois.
Mais il s'agit là surtout, en ce qui concerne les demandes soumises à
réduction, d'un succès de spéculation. Car les souscriptions d'une à
six obligations, qui avaient été déclarées irréductibles, ont pu être ser-
vies intégralement. Il n'est resté naturellement que peu de titres pour
les grosses souscriptions.
Le marché des titres des établissemens de crédit a été extrêmement
calme depuis la dernière liquidation. Le Crédit foncier, à la suite de
l'assemblée générale, s'est avancé d'une quinzaine de francs à 1,335.
La Banque de Paris a fait publier le rapport de ses commissaires qui
accuse une situation solide et des résultats de l'exercice 1889 per-
mettant la répartition d'un dividende de 40 francs.
Les actions de nos grandes compagnies de chemins de fer ont été
fort recherchées. Ces titres sont aujourd'hui considérés à peu près
comme des obligations d'un genre spécial, bien que la fixité de leurs
dividendes ne soit nullement absolue.
Les valeurs industrielles ont donné lieu à peu de transactions, les
actions des Chemins étrangers sont délaissées. Le Nord de l'Espagne a
même baissé de quelques francs, l'opinion publique étant peu favo-
rable aux combinaisons projetées pour le réseau des Asturies. ;
Le directeur-gérant : C. Buloz.
TABLE DES MATIÈRES
DU
QUATRE-VINGT-DIX-HUITIEME VOLUME
TROISIEME PERIODE. — LX« ANNEE.
MARS. — AVRIL.
Livraison du l*' Mars.
HoNNEnR d'artiste, première partie, par IM. Octave FEUILLET, de l'Aca-
démie française 5
Études d'histoire religieuse. Le Christianisme et l'Invasion des BAnB.\RES. —
II. — Le Christianisme est-il responsable de la ruine de l'empire? par
M. Gaston BOISSIER, de l'Académie française 52
La République et les Conservateurs 85
Une Ambassade en Angleterre ah xvi^ siècle. — M. de Castillon a la cour
d'Henri VIII, par M. le marquis de LA JONQUIÈRE 123
Royer-Collard, par M. Emile FAGUET lo9
M. DE Sybel et son histoire de la fondation de l'empire allemand, par m. g.
VALBERT 190
Revue musicale. — Salammbô au Théâtre de la Monnaie a Bruxelles,
Egmont a l'Odéon, par M. Camille BELLAIGUE 202
RavuE littéraire. — Alexandre Vinet, par M. F. BRUNETIÈRE 213
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 226
Mouvement financier de la quinzaine 238
Livraison du 15 Mars.
Honneur d'artiste, deuxième partie, par M. Octave FEUILLET, de l'Aca-
démie française 241
L'Europe et les Neutralités. — La Belgique et la Suisse devant la Triple
alliance 274
Études diplomatiques. — Fin du ministère du marquis d'Argenson. — V. —
Campagne de 1746, par M. le duc de BROGLIE, de l'Académie française. . 313
Le Feu, le Caloriquk, la Chaleur animale, d'après Lavoisier, par M. Marcelin
BEIITHELOT, de l'Académie des Sciences 3i7
960 REVUE DES DEUX MONDES.
La Propriété littéraire et artistique en France et a L'ÉrnANGEr., par M. C.
T>s VARIGNY 068
La Philosophie catholique en France au xix" sièci.e. — Chateaubriand et le
Génie du christianisme, par M. Paul JANET, de l'Institut de France. . . 391
Un Ouvrage récent sur les États-Unis, par M. A. LAUGEL 424
Un r>OMANCiER anglo-américain. — M''' Franges Hodgson Burnett, par M. Th.
BENTZON 434
Revue musicale. — Un Opéra idéal, par M. Camille BELLAIGUE 460
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 467
Mouvement financier de la quinzaine 478
Livrsdson du l*"" Avril..
Honneur d'artiste, dernière partie, par M. Octave FEUILLET, de l'Acadé-
mie française 481
Études diplomatiques. — Fin du ministère du marquis d'Argenson. — VI. —
Suite de la campagne de 1746, Bataille de Raucoux, Mariage du Dauphin,
par M. le duc de BROGLIE, de l'Académie française 522
Beaumarchais. — L'Homme et l'OEuvre, par M. Gustave LARROUMET 547
L'Empereur Julien et la Flottille de l'Euphrate. — Étude de géographie
moderne et de stratégie antique, par M. le vice-amiral Jurien de LA GRA-
VIE RE, de l'Académie française 576
Le Socialisme d'État dans l'empire allemand. — III. — Les Pensions aux inva-
lides et les Rescrits impériaux, par M. Charles GRAD, député au Reichstag. 593
Le Japon. — L'Éveil d'un peuple oriental a la civilisation européenne, par
M. Paul LEROY-BEAULIEU, de l'institut de France 633
La Démission de M. de Bismarck et l'Opinion allemande, par M. G. VALBERT. 0G9
Revue musicale. — Ascanio de M. Saint-Saens a l'Opéra, par M. Camille
BELLAIGUE 681
Revue littéraire. — La Réforme du théâtre, par M. F. BRUNETIÈRE. . . . 69J
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 707
Mouvement financier de la quinzaine 717
Livraison du 15 Avril.
La Reconstruction de la France en 1800. — Le Défaut et les Effets du
système. — I. — La Société locale, par M. H. TAINE, de l'Académie
française 721
Marcelle. — Correspondance de jeune fille, par M. Charles de BERKELEY. 762
Curiosités historiques et littéraires. — La Duchesse et le Duc de New-
CASTLE. — I. — La Duchesse, par M. Emile MONTÉGUT 80i
Du Danube a l'Adriatique. — V. — La Dalmatie 837
L'Académie des Beaux-Arts depuis la fondation de l'jnstitut. — VI. — L'Aca-
démie depuis l'avènement de Charles X jusqu'aux premiers jours du règne
de Louis-Philippe, par M. le comte Henri DELABORDE, de l'Institut de
France , 874
Catherine II, d'après des mémoires inédits, par M. le comte VITZTHUM. . . 892
La Crémation, par M. Jules ROCHARD, de l'Académie de Médecine 916
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire , . 945
Mouvement financier de la quinzaine 956
Paris. — Maison Quantin, L.-H. May, directeur, 7, rue Saint-Benoit
o
BINDING SECT. JIM 1 mi
^m ;"^ ■i^'^^v^^s^?;^
AP Revue des deux Mondes
20
R5
t.98
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